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Louliana: ou le Désert de l'amour
Louliana: ou le Désert de l'amour
Louliana: ou le Désert de l'amour
Livre électronique325 pages5 heures

Louliana: ou le Désert de l'amour

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À propos de ce livre électronique

Après l’effondrement du communisme qui a laissé son pays exsangue, Louliana, jeune femme russe de milieu modeste, ne peut plus supporter la misère qui mine sa famille. Elle espère trouver l’amour et la prospérité sous d’autres cieux.
Son regard se tourne vers la France. Elle consulte les annonces de propositions de rencontres ou de mariages qui en proviennent. Elle établit, tant bien que mal, une correspondance avec Fabricio, un Portugais expatrié, employé au port de Bassens, en Gironde. Celui-ci s’est installé avec sa mère, à Bordeaux.
 Louliana et Fabricio finissent par se marier, et de cette union naît une petite fille, Agnessa. Mais très vite, Louliana déchante. Son mari est jaloux, violent ; il boit.
Louliana décide alors de tout quitter et de retourner en Russie. Le jour même où elle tente de rejoindre l’aéroport de Roissy pour s’envoler enfin vers Moscou, elle croise le chemin de M. G. dans le train Bordeaux-Paris…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Christian Guého est originaire de Touraine. Il est marié et a deux enfants. Docteur en Lettres et docteur en Droit, il a fait carrière dans la Fonction publique. Installé depuis peu en Aveyron, il s’est mis à l’écriture.
LangueFrançais
Date de sortie28 févr. 2020
ISBN9791037706782
Louliana: ou le Désert de l'amour

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    Aperçu du livre

    Louliana - Christian Guého

    Christian Guého

    Louliana

    ou le Désert de l’amour

    Roman

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    © Lys Bleu Éditions – Christian Gueho

    ISBN : 979-10-377-0678-2

    Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

    I

    Ce premier mercredi du mois de mai, G., après avoir vainement cherché une place de stationnement, gara sa Clio III le long du boulevard Heurteloup, sur un espace réservé aux handicapés. Un bref sentiment de honte l’envahit, mais il était pressé et sa détermination ne faiblit pas. Il se résigna à assumer, en outre, le risque probable de contravention.

    Comme il en avait l’habitude, G. se rendit directement au kiosque situé dans le hall de la gare de Tours pour y acheter Le Canard Enchaîné. Il entendit l’horloge centrale sonner 8 heures. Son train partait pour Paris Montparnasse dans moins de dix minutes. Il prit cependant le temps de jeter un coup d’œil sur les titres des journaux déjà exposés : la campagne présidentielle battait son plein et les unes n’en avaient que pour François Hollande et Nicolas Sarkozy. Un quotidien donnait déjà, dans un sondage Louis Harris, le premier largement vainqueur.

    G. poussa un soupir de lassitude et glissa Le Canard dans son vieux cartable fripé. Il rejoignit rapidement le quai de départ. Le chef de gare, debout près de la motrice, lui fit signe de se dépêcher. Il lui fallait changer à St Pierre-des-Corps. La navette, dans laquelle il monta d’un bond, l’y déposerait dans moins de 6 minutes.

    Entre Tours et St Pierre-des-Corps, la navette traverse des territoires désolés : espaces en friche couverts d’herbes folles, monceaux de ferrailles divers et rouillés entreposés ici et là par la SNCF, anciens immeubles d’habitation délavés et couverts de tags. Ce temps de liaison permet donc à l’esprit de s’abstraire du présent, de s’abandonner aux images du passé ou d’imaginer l’avenir.

    G. pensa à sa femme, Carla, qui était restée au lit, ce matin. Elle se plaignait d’avoir du mal à respirer et avait 38° 5 de fièvre. Carla fumait beaucoup. Des Philipps Morris bleues. Au moins, une quinzaine de cigarettes par jour. Comme son métier d’institutrice l’obligeait à se sevrer durant l’essentiel de la journée, elle compensait par une consommation considérable de tabac, avant, pendant et après les repas, y compris le petit déjeuner. Sa deuxième difficulté, disait-elle, était de se prénommer Carla. Car c’était, aussi, le prénom de l’épouse du président de la République, et certains de ses collègues enseignants ne manquaient pas de la moquer souvent en mimant, avec les mains, des accords de guitare. Elle ne comprenait pas ces comportements imbéciles, elle aimait son prénom. De plus, elle devait contenir, presque quotidiennement, les démarches du représentant du principal syndicat enseignant de son établissement, qui l’invitait avec insistance à s’encarter. G. se demanda si l’impression d’étouffement que sa femme éprouvait était seulement liée à la cigarette…

    Un bruit de freinage strident fit comprendre à G. que la navette entrait en gare de Saint-Pierre-des-Corps. Il se souvint qu’il devait occuper la place 56 extérieure de la voiture 7 du TGV en provenance de Bordeaux. Pour une fois, le TGV était à l’heure. G. considéra immédiatement qu’il arriverait à Paris dans les délais prévus, et qu’il pourrait commencer son cours de master 2 d’Histoire du Droit sans se faire attendre de ses étudiants. Il progressa lentement vers sa place dans la file des passagers montés à Saint-Pierre-des-Corps.

    Sur le siège qui lui avait été désigné, G. aperçut, de loin, la poignée d’un sac à main de couleur rouge. Il se rapprocha, puis, toujours debout dans le couloir de la voiture, leva les yeux vers le passager qui se trouvait côté fenêtre. C’était une passagère. Celle-ci regardait obstinément à l’extérieur du train et semblait manifester la plus totale indifférence à l’effervescence qui régnait autour d’elle. G. s’accorda quelques secondes pour la dévisager de profil. Ses cheveux étaient blonds et bouclés. Elle avait un teint pâle qui mettait en relief deux lèvres ourlées, parfaitement recouvertes d’un rouge vif. Sous un gilet sans manches en cuir léger, de couleur mauve, apparaissait un corsage blanc, magnifiquement brodé au col. Une chaîne dorée, à laquelle était rattachée une améthyste, pendait jusqu’à l’entre-seins. Ses jambes, croisées, mettaient en évidence un jean bleu troué au genou. G. remarqua, enfin, que l’une des deux baskets blanches qu’elle portait aux pieds était délacée.

    Sa future compagne de voyage scrutait toujours l’extérieur de la vitre. À ce moment-là, le train s’ébranla, et G. fut projeté, sans résistance possible, sur l’accoudoir de son siège. La jeune femme se retourna alors vers G., l’air surpris. Celui-ci bredouilla quelques excuses, et en profita pour demander si le sac à main posé près d’elle lui appartenait bien. La jeune femme l’enleva aussitôt, sans mot dire, et le mit sur ses genoux. G. put enfin prendre sa place.

    Le train prenait de la vitesse. G. cala son cartable sur le support de restauration, pencha la tête en arrière, croisa les bras, ferma les yeux et s’offrit à l’assoupissement. Carla avait beaucoup toussé, cette nuit, elle avait même vomi un peu, et il avait eu du mal à trouver le sommeil. Il avait plus d’une heure devant lui pour évacuer la fatigue qui, déjà, progressivement, l’envahissait.

    Un coup de coude intempestif de sa voisine de banquette le fit sursauter. Elle demanda pardon, avec un assez fort accent que G. ne put identifier. Il répondit, presque mécaniquement, que cela n’était pas grave. Leurs regards se croisèrent pour la première fois. Il lui sourit. Elle répondit furtivement à son sourire puis, soudain, ouvrit un journal dans toute sa largeur. G. comprit qu’elle l’avait involontairement heurté en voulant en ouvrir les pages.

    La tête de la jeune femme disparaissait complètement derrière son journal tellement elle le tenait haut. Jetant un regard en biais sur les titres, il remarqua immédiatement que le texte était rédigé en russe. La seule chose qu’il put clairement interpréter fut la date chiffrée du quotidien : 14 avril 2012. Or, nous étions le 02 mai 2012 ! G. pencha à nouveau la tête en arrière, les yeux rivés au plafond du wagon. Il prenait le TGV chaque semaine, mais c’était la première fois qu’il voyageait auprès d’une passagère russe. Enfin, était-elle vraiment russe ? Si oui, où allait-elle ? Que faisait-elle ? Pourquoi lisait-elle un journal vieux de 15 jours ? G. se surprit à commencer à raisonner en enquêteur. Il n’avait, pourtant, que faire de la vie de cette femme. Il se demanda un instant si l’attention qu’il lui portait ne révélait pas quelque anomalie mentale. Était-il en train d’être frappé d’une curiosité pathologique ? Devenait-il maniaque ?

    Le train, dans un vacarme étourdissant, traversa la gare de Vendôme à pleine vitesse. G. considéra alors qu’il était sans doute plus opportun de relire les notes qui allaient lui permettre de structurer son exposé du jour sur les Ordalies au Moyen Âge. Il sortit un paquet de feuilles manuscrites de son cartable qu’il tint en l’air, quelques instants. Mais il n’eut pas le courage d’aller jusqu’au bout. Il replaça presque aussitôt, avec lenteur et précaution, ces feuilles dans leur chemise d’origine. Puis, à nouveau, il se tourna le plus discrètement possible vers sa compagne de voyage. Celle-ci avait toujours la tête enfouie dans son journal.

    Dans une quarantaine de minutes, maintenant, le TGV entrerait en gare de Paris-Montparnasse. Une espèce de voix intérieure susurra à G. qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Mais quelle perte et quel temps ? Il se sentait poussé à adresser la parole à cette femme, sans raison objective. Cette pensée de l’écrivain contemporain, Linda Lê, lui traversa l’esprit :

    « J’éprouve de l’attirance pour les êtres funestes ; c’est un désir enfantin que de vouloir rencontrer le loup, d’avoir peur ».

    Mais en quoi cette femme pouvait-elle être funeste ? En quoi pouvait-elle faire peur ? Et le loup, c’était plutôt lui ? La sirène du train retentit. G. perçut cela comme un signal, et il demanda à sa voisine, en anglais, sur un ton chantant qu’il ne se connaissait pas, « if the news were good » Celle-ci baissa son journal, tourna lentement la tête vers lui et le dévisagea. G., le sourire figé, attendit le verdict de son audace. Soudain, elle éclata de rire et lui dit qu’elle parlait français, avec un accent presque voluptueux que G. trouva spontanément attachant. Elle enchaîna en lui indiquant qu’il y avait beaucoup de mauvaises nouvelles et bien peu de bonnes, et que ça n’allait toujours pas bien en Russie, en ce moment. G. s’étonna, avec intérêt, de sa nationalité encore supposée. Elle répondit qu’elle était, en fait, d’origine russe, mais qu’elle avait été naturalisée Française, il y a neuf ans.

    G., tout heureux de ce premier échange, se dit qu’il fallait tout faire pour que la conversation ne cesse pas. Il se perdit en compliments sur le charme slave, fit l’hypothèse qu’elle habitait Paris. Elle fit un signe négatif de la tête. Elle précisa qu’elle vivait à Bordeaux mais, qu’aujourd’hui même, elle retournait dans son pays natal. La surprise non feinte manifestée par G. l’incita à poursuivre.

    Elle lui expliqua qu’elle était native de Nijni Novgorod, une ville de 1 200 000 habitants, située à 400 km à l’est de Moscou, au confluent de l’Oka et de la Volga. Elle y avait passé toute son enfance et même une grande partie de sa vie d’adulte. Elle avait vécu, avec ses deux autres sœurs chez ses parents, jusqu’au jour où elle avait lu une annonce d’offres de mariages à l’étranger exposée sur la vitre d’une agence matrimoniale, en centre-ville. Elle s’était mise à rêver de trouver l’amour ailleurs que dans son pays. Elle avait trente-sept ans. Elle était encore jeune. Elle pourrait encore avoir des enfants.

    Elle s’arrêta de parler, et devint pensive… G. exploita son silence pour lui demander – en faisant précéder sa question d’un « Madame » appuyé –, si elle avait eu un métier, là-bas. Elle lui répondit presque sèchement qu’elle ne voulait pas être appelée « Madame », et que « Louliana » suffirait. G., guilleret de cette marque de familiarité, vanta alors ce prénom en le déclarant chantant et fleuri. Louliana, soupçonnant alors d’être entreprise par une espèce de « dragueur invétéré du rail » lui enjoignit, avec un sourire un peu condescendant, de ne pas en faire trop. G. s’interrompit et rougit. Et comme pour retrouver sa superbe, il lui dit, à son tour, qu’il s’appelait… G.

    .

    Louliana poursuivit en expliquant que son prénom était assez courant en Russie, mais qu’elle ne le détestait pas. Elle précisa qu’il signifiait : qui vient de Jupiter. Elle admit qu’elle ne savait pas qui était ce dieu qu’elle supposait être romain. Elle ajouta que son nom était Maniakine. Puis, elle s’étendit sur son passé. Elle avait longtemps travaillé dans un atelier de tissage, dans la banlieue de Nijni. Elle avait obtenu l’équivalent du certificat d’aptitude professionnelle français de mécanicienne en confection. Mais elle ne s’était jamais faite à cette activité. Elle voulait aussi tenter d’échapper à la misère relative de sa famille. Elle s’était donc renseignée sur ces propositions de mariage qui concernaient la France. L’agence l’avait mise en relation avec un homme d’origine portugaise de 42 ans, grutier de son état, qui travaillait sur le site de Bassens, dans le port autonome de Bordeaux. Ils s’étaient rencontrés, de manière informelle, une première fois, à Paris. En dépit du handicap de la langue – lui ne faisant aucun effort pour comprendre et encore moins pour parler le russe –, ils savaient pourquoi ils avaient entrepris une telle démarche et s’étaient mis rapidement d’accord sur l’essentiel, c’est-à-dire de se revoir et d’approfondir la possibilité d’une relation durable.

    Ils s’étaient écrit, deux ou trois fois, en français. Louliana avait vite remarqué les difficultés d’expression écrite de son correspondant, mais elle était tellement heureuse d’envisager, simplement, de quitter son pays et sa condition, que cela lui apparaissait secondaire. Au mois de juin 2003, ils s’étaient unis en l’église orthodoxe de Bordeaux.

    Soudain, Louliana étouffa un sanglot. Une larme se mit à couler sur sa joue gauche. G. exprima sa confusion et ajouta, en espérant, cependant, que Louliana proteste, qu’il ne l’embêterait plus avec ses questions ridicules. Louliana protesta, en effet, et lui dit avec force que cela lui faisait du bien de pouvoir enfin parler à quelqu’un. Elle parut toutefois regretter que G., qu’elle trouvait un peu désinvolte, ne puisse comprendre son chagrin.

    À cet instant, un contrôleur se présenta très poliment pour vérifier les billets, alors que Louliana écrasait une nouvelle larme sur sa joue. Le contrôleur demanda à Louliana si tout allait bien, tout en jetant un regard interrogateur vers G. Elle répondit que son voisin l’importunait depuis Saint-Pierre-des-Corps par des questions indiscrètes, et qu’elle ne pouvait pas se reposer. Le contrôleur somma aussitôt G. de s’expliquer. G., stupéfait par la réponse de Louliana, et meurtri par la suspicion du contrôleur, demeura bouche bée et la mine défaite. Celui-ci indiqua alors qu’il se voyait obligé de « faire une procédure », car il y avait visiblement un harcèlement caractérisé. Il précisa qu’il allait chercher son collègue, pour lui demander un imprimé d’enregistrement de plainte, et qu’il revenait tout de suite. À ces mots, Louliana sursauta. Elle affirma, d’une voix forte, que cela n’était pas nécessaire et, qu’en réalité, son voisin ne la dérangeait pas vraiment. Elle sollicita l’excuse de la fatigue et l’absolution du contrôleur.

    Les passagers les plus proches observaient la scène. Sous leurs regards amusés, le contrôleur s’emporta en parlant d’une « histoire de fous », et fit remarquer à Louliana que ses accusations étaient aussi graves qu’irresponsables. Celle-ci blêmit puis demeura prostrée, la tête contre la vitre. Le contrôleur, la mine crispée, s’en alla.

    Il s’en suivit un long silence que G. entreprit de rompre. Il demanda à Louliana, d’une voix étrangement basse, pourquoi elle s’était comportée ainsi. Elle répondit, d’abord, qu’elle ne savait pas pourquoi elle avait menti. Puis elle se reprit, et dit qu’elle pensait que le récit qu’elle avait commencé à faire de sa vie allait la libérer un peu, mais, qu’en réalité, cela lui avait fait du mal. Aussi, avait-elle dû, au moins inconsciemment, tenir G. pour responsable de sa souffrance. Serrant avec force le bras de G., elle affirma qu’« elle n’était pas folle », et le pria instamment de ne pas lui en vouloir.

    G. ne répondit pas. Le train s’engouffra dans le long tunnel de Villejust. Il entrerait en gare de Paris Montparnasse dans moins d’un quart d’heure. Le visage de Louliana, sous la lumière des néons du tunnel, paraissait encore plus pâle que nature. G. prit alors conscience de son profond malaise. Pour détendre l’atmosphère, il indiqua que le terminus était tout proche. Louliana lui sourit, cette fois d’une manière franche et apaisée. Elle savait l’incident clos.

    L’intermède du contrôleur l’avait empêchée de poursuivre le récit de sa vie. Elle déclara donc aussitôt, avec un air devenu grave, qu’elle était inquiète pour sa fille, Agnessa, âgée de huit ans, restée à Bordeaux. Car elle ne savait pas si elle reviendrait, un jour, en France. Elle avoua à G. sa lassitude et même son désarroi. Celui-ci l’écoutait attentivement, comme s’il s’agissait de sa propre fille.

    Louliana continua en précisant qu’elle avait dû confier Agnessa à sa belle-mère, qui vivait à Libourne, et avec qui elle avait développé une forte complicité. Agnessa était, en effet, régulièrement brutalisée par son père. Louliana admit qu’elle était, elle-même, parfois, battue par son mari, alcoolique chronique, qu’une longue cure de désintoxication au château de Longues Aygues, en Aveyron, n’était pas parvenue à sevrer. Cependant, et « pour ce qu’elle devait à la France… et à sa belle-mère » qui, maintes fois, l’avait accueillie et réconfortée, elle avait, jusqu’alors, renoncé à porter plainte. Elle avait simplement choisi de s’éclipser, de partir, seule, espérant encore se sauver du champ de ruines qu’elle laissait derrière elle.

    G. restait silencieux. Louliana, elle, était soudain devenue prolixe. Elle reconnut qu’elle s’était trompée, qu’elle avait pensé, à tort, que sa vie allait nécessairement s’améliorer, ici. Elle avait idéalisé les Droits de l’Homme, la qualité de « l’esprit français ». Et puis l’euro, cette monnaie forte, si sécurisante pour ceux qui en détenaient, l’avait fascinée. Elle s’était aussi complu dans la perspective d’un emploi, certes modeste, mais stable. Or, elle n’avait fait que multiplier les intérims, dans des domaines qui n’avaient rien à voir avec sa qualification professionnelle. Elle avait d’ailleurs quitté, sans regret, il y a deux mois déjà, son dernier emploi d’aide-fleuriste, dans un commerce de la rue du Pas Saint-Georges, en plein centre de Bordeaux. Heureusement, sa belle-mère l’avait aidée à tenir bon jusque-là, sinon, elle aurait sans doute fait « une bêtise ».

    Certains voyageurs quittaient déjà leur siège pour gagner les portes de sortie. G. demeurait silencieux. Il se dit qu’il aurait sans doute mieux valu qu’il ne connaisse rien de la vie de cette femme, qu’il s’abstienne, finalement, de l’aborder. Ce récit douloureux contrariait son train-train habituel. Bien sûr, il y avait des hauts et des bas avec Carla, mais cela ne portait jamais sur l’essentiel. Par ailleurs, les doctes discussions qu’il pouvait avoir avec ses collègues enseignants étaient toujours feutrées et ne prêtaient guère à conséquence. En outre, les rares amis qu’il recevait à la maison étaient triés sur le volet, et se targuaient de connaître une vie conjugale plutôt harmonieuse. Bien sûr, G. n’était pas dupe des apparences, mais il s’en contentait. Au fond, il avait peur que sa vie bien rangée ne soit perturbée par des réalités auxquelles il n’était pas préparé.

    Le TGV perdit soudain de la vitesse. G. se contorsionna pour s’extraire de son siège et se tint debout, dans le couloir, empêché qu’il était d’avancer par les autres passagers déjà agglutinés devant les portières. Louliana se leva à son tour. G. l’invita à passer devant lui. Elle s’exécuta. G. observa qu’elle ne portait que le petit sac à main rouge qu’il avait tout de suite remarqué en rejoignant sa place. Louliana le mit en bandoulière. Elle se servit du journal en langue russe comme éventail, pour brasser l’air confiné et la chaleur lourde qui commençait à envahir le train.

    Un changement d’aiguillage, doublé d’un coup de frein puissant, fit vaciller l’ensemble des passagers. Louliana perdit l’équilibre et fut plaquée contre G. Incapable de se redresser, elle lui saisit le bras, en s’excusant. G., instinctivement, avait posé sa main droite sur la hanche de Louliana, pour éviter d’être entraîné, lui aussi. Presque en même temps, les cheveux blonds en bataille de Louliana étaient venus caresser ses lèvres, et un parfum discret mais profond l’enveloppa. G. sentit se presser, sur son sexe, le galbe des fesses de sa compagne de voyage. En moins de trois secondes, il fut accablé de sensations qu’il n’avait plus connues depuis longtemps. Il lui susurra à l’oreille quelques vers qui lui vinrent à l’esprit :

    Je t’ai cherchée à la fenêtre,

    Les parcs en vain sont parfumés,

    Ou peux-tu, ou peux-tu bien être,

    À quoi bon vivre au mois de mai ?

    Louliana, ayant retrouvé son équilibre, se retourna vers lui, le regard interrogateur. G. lui fit signe de la tête que ce n’était rien. Il lui expliqua simplement qu’Aragon venait de lui rendre visite, et qu’il célébrait, avec lui, les parfums du mois de mai. Louliana écarquilla les yeux comme si G. s’était mis à lui parler chinois.

    Les passagers commençaient à descendre du TGV. G. demanda à Louliana si elle avait des bagages. Louliana répondit qu’elle devait récupérer une grosse valise posée dans l’espace réservé à cet effet. Elle précisa qu’il s’agissait d’une valise noire, « comme la couleur de sa vie ». G. repéra de loin la fameuse valise. Elle empiétait sur le couloir. Un enfant était assis dessus et jouait avec la languette de fermeture. G. s’approcha, prit l’enfant par la main, et le remit à sa mère qui sortait des toilettes en finissant de s’essuyer les mains. La valise était volumineuse et sanglée. Dès la première traction, G, considéra qu’elle devait peser vingt à vingt-cinq kilos. Il proposa à Louliana de la lui porter, ce qu’elle accepta immédiatement. Il lui remit, en échange, son cartable, qu’elle saisit en souriant.

    Ils se retrouvèrent tous les deux sur le quai. G. posa la lourde valise pour changer de main. Louliana se figea près de lui, le cartable dans une main, son journal dans l’autre. Durant quelques instants, G. la fixa, l’air sombre, puis il lui adressa un large sourire. Il lui fit remarquer qu’elle ressemblait à une institutrice… ou à un expert-comptable. Il lui demanda même, toujours avec malice, à quelle heure elle devait être à son bureau. Louliana ne réagit pas à la plaisanterie, et répondit avec gravité que son avion devait décoller de Roissy, pour Moscou via Francfort, à 13 h 30. Aussi ne voulait-elle pas perdre trop de temps sur ce quai de gare. Elle entraîna G. vers la sortie. Ils filèrent tous les deux vers la salle des pas perdus. G. s’arrêta à l’entrée du quai, juste au niveau du panneau indiquant le numéro de la voie. Essoufflé, la main meurtrie, Il laissa tomber la valise, et dit à Louliana qu’elle ne parviendrait pas à la traîner jusqu’à l’aéroport. Elle répondit qu’elle n’avait pas le choix et que le moment était venu que chacun reprenne son chemin. Elle remercia chaleureusement G. pour son aide, puis ajouta qu’elle devait, sans tarder, prendre une navette pour Roissy. Mais elle n’en connaissait ni le lieu de stationnement ni la fréquence des passages.

    G. lui précisa qu’il y en avait toutes les demi-heures, mais il recommanda à Louliana, chargée comme elle l’était, de prendre un taxi. Il ajouta que, même le jour, on n’était pas en sécurité à Paris. En outre, regardant la valise de Louliana, il la mit en garde contre le risque d’un surpoids au moment de l’enregistrement de son bagage. Louliana répondit seulement qu’elle craignait de ne pas avoir assez d’argent pour régler le taxi, et, qu’au demeurant, elle n’avait aucune idée, ni du prix, ni du temps qu’il lui faudrait pour se rendre à Roissy par ce moyen de transport. G. l’assura qu’elle serait à l’aéroport dans trois quarts d’heure, et évalua le prix de la course à 70 euros, environ. Louliana, surprise, rétorqua qu’elle se résignerait à prendre la navette, G. fit observer que si c’était une question d’argent, il devait avoir, sur lui, deux billets de 20 euros qu’il lui donnerait bien volontiers, sans contrepartie. Il insista sur le fait qu’il serait heureux de lui rendre service. Louliana hésita. Puis elle bredouilla, les yeux embués de larmes, qu’elle ne le remercierait jamais assez pour sa grande générosité. Elle s’excusa d’être pauvre.

    G., bouleversé, lui prit la main gauche et y déposa les deux billets avec douceur. Puis il lui dit qu’il devait la quitter maintenant, et qu’il allait probablement être, une fois de plus, en retard à son cours. Il ne manqua pas de lui indiquer que les taxis stationnaient côté gauche, en sortant de la gare Montparnasse. II voulut lui donner une poignée de main. Elle refusa. Elle le fixa, au contraire, quelques instants, d’un regard profond et triste. G. craignit alors qu’elle n’ait, à nouveau, à son égard, un comportement inattendu et agressif, comme celui qu’elle avait eu durant le voyage. Il lui sembla qu’elle regardait avec insistance, par-dessus son épaule. Soudain, elle poussa un cri et, désignant, de son index, un homme, au loin, affirma qu’il s’agissait de son mari, Fabricio.

    G. regarda dans la direction indiquée par Louliana. Après quelques secondes d’observation, il put distinguer, entre les allées et venues des passagers, le profil d’un individu de petite taille, aux cheveux noirs abondants enveloppant les oreilles, et portant la moustache. Le col de sa chemise écossaise dépassait d’une veste légère, de couleur bleu pâle, presque trop grande pour lui. L’homme paraissait dévisager systématiquement les personnes empruntant l’escalier de sortie desservant les navettes pour Roissy. G., d’abord méfiant, déclara à Louliana qu’il était impossible que ce soit son mari. Il évoqua une erreur probable ou l’existence d’un sosie. Louliana, tout en se dissimulant derrière le pilier le plus proche, n’en démordit pas.

    G. l’ayant rejointe, elle lui expliqua alors qu’elle avait passé les deux dernières nuits dans un hôtel de Bordeaux. Son mari, constatant sa disparition, avait certainement questionné sa mère, à Libourne. Celle-ci, qu’elle avait imprudemment mise dans la confidence de son départ, avait probablement indiqué à son fils les deux seules possibilités horaires qui s’offraient à elle pour rejoindre Paris-Montparnasse puis Roissy. Lui avait dû prendre le train de 5 h 49 à Bordeaux. Elle avait pris celui de 6 h 14. Depuis qu’il était arrivé, il devait arpenter la salle des pas perdus, afin de l’intercepter. Elle rappela à G. la violence du personnage, et conclut qu’elle avait eu beaucoup de chance à ne pas voyager dans le même TGV que son mari.

    Puis elle adressa à G. un regard de détresse. G. ne réagit pas. Lui et Louliana étaient toujours dissimulés derrière le pilier central de la gare de Paris-Montparnasse. G. prenant progressivement conscience de la situation cocasse qu’il était en train de vivre, éclata soudain de rire, immédiatement suivi en cela par Louliana. Celle-ci, d’un geste nerveux, lui prit, alors, le poignet et sa main coula lentement jusqu’à celle de G. Leurs doigts se croisèrent. G. se dégagea doucement.

    Soudain, l’homme qu’ils observaient depuis plusieurs minutes quitta son emplacement, et se dirigea promptement vers la sortie desservant les taxis, située à l’autre extrémité de la gare Montparnasse. G., désormais, prenait Louliana au sérieux. Il lui dit que, si son histoire était vraie, elle pourrait courir un grave danger. Il lui demanda la permission de rester auprès d’elle encore un peu, au moins le temps de la savoir en sécurité. Elle accepta, encore hébétée. G. avisa qu’ils devraient, pour échapper à la vigilance de cet homme, prendre le métro et, pour cela, rejoindre l’escalator qui se trouvait juste devant eux. Il prévint Louliana qu’il leur faudrait s’élancer, dès que son mari aurait atteint le passage conduisant aux taxis. Il la prévint aussi que, durant tout ce temps, et de façon à ce qu’ils agissent de manière coordonnée, il garderait sa main dans la sienne.

    Louliana fit alors observer, avec véhémence, que ce n’était pas son chemin et elle demanda à G. à quel endroit il avait l’intention de l’emmener. G. le visage fermé, lui répondit qu’ils se rendraient, tous deux, à l’université Panthéon-Sorbonne, où il

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