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Du rêve au cauchemar: Genèse de la Constitution tunisienne entre deux campagnes électorales - Chronique de l'Assemblée nationale constituante vécues de l'intérieur.
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Livre électronique477 pages7 heures

Du rêve au cauchemar: Genèse de la Constitution tunisienne entre deux campagnes électorales - Chronique de l'Assemblée nationale constituante vécues de l'intérieur.

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À propos de ce livre électronique

La période historique entre la chute de la dictature de Ben Ali et l’entrée de la Tunisie dans une certaine « normalité démocratique ».

La Parenthèse de la Constituante évoque, à travers ses termes, le caractère exceptionnel de cette période historique entre la chute de la dictature de Ben Ali et l’entrée de la Tunisie dans une certaine « normalité démocratique » après les élections de 2014, où l’euphorie de la Révolution semble bien loin faute d’avoir vu ses promesses tenues, malgré l’adoption d’une Constitution dont peu de progressistes pouvaient rêver en 2011.
Ce tome 1, Du rêve au cauchemar, commence le 14 janvier 2011 et s’achève à la veille de l’assassinat de Mohamed Brahmi. Le rêve est évidemment la Révolution et les espoirs qu’elle a portés. Quant au cauchemar, tel que vu par l’auteur, il commence avec l’affirmation d’un islamisme politique et d’un salafisme jihadiste conquérants, suivi de la victoire d’Ennahdha aux élections de 2011 et des reniements des partis séculiers ayant rejoint la troïka, avant la vague d’attentats terroristes visant militaires et policiers et les assassinats politiques de Lotfi Nagdh et Chokri Bélaïd. Des moments où le pire a été redouté pour la Tunisie, tel un scénario algérien des années 90 et une islamisation du pays par la force qui aurait définitivement tué l’héritage du Président Bourguiba... L’auteur y décrit ce que lui et ses compagnons et compagnes de lutte ont vu, ressenti, redouté et accompli, avant d’enchaîner sur le tome 2, intitulé De la fracture au compromis, qui s’ouvre sur le drame et le tournant historique que fut l’assassinat du martyr Mohamed Brahmi.

Dans ce premier tome, l'auteur décrit ce que lui et ses compagnons et compagnes de lutte ont vu, ressenti, redouté et accompli face à l’affirmation d’un islamisme politique et d’un salafisme jihadiste conquérants.

EXTRAIT

Avant le démarrage des travaux des commissions constituantes, une question s’est posée avec acuité : celle de la méthodologie. En effet, devait-on partir d’un texte précis afin de disposer d’un fil conducteur destiné à être enrichi et modifié au cours de la réflexion, mais dans ce cas, lequel ? Ou de plusieurs textes sélectionnés parmi les projets de constitution élaborés par les partis politiques, les constitutionnalistes, les organisations de la société civile ou des citoyens, et, dans ce cas, devait-on en choisir certains et en écarter d’autres et sur quels critères, ou devait-on les prendre tous en compte afin d’éviter toute distorsion de traitement ? Ou, enfin, était-il préférable de partir tout simplement d’une feuille blanche, afin d’éviter le trop plein de textes, ou d’avoir à choisir parmi ces textes au risque d’en privilégier certains sur d’autres ?

A PROPOS DE L'AUTEUR

Sélim Ben Abdesselem, né le 10 octobre 1970 à Tunis est juriste de formation. Il a été assistant parlementaire, avocat et a travaillé en ONG à Paris, puis en Tunisie après la fin de son mandat à l’Assemblée nationale constituante (ANC). Élu le 23 octobre 2011 avec Ettakatol, parti social-démocrate qu’il quittera un an plus tard pour rejoindre l’opposition, il siégera dans les commissions de la Justice, de la Législation et des Consensus. Cet ouvrage en deux volumes retrace les moments-clés de la période dont il a été un témoin privilégié, donnant aux personnes autant de place qu’aux faits et « humanisant » ainsi ce récit. Après l’assassinat de Mohamed Brahmi, il participera au sit-in du Bardo et rejoindra Nida Tounès qu’il finira aussi par quitter, expliquant à chaque fois les raisons de ses choix.
LangueFrançais
ÉditeurNirvana
Date de sortie29 juin 2018
ISBN9789938940589
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    Aperçu du livre

    Du rêve au cauchemar - Sélim Ben Abdesselem

    !

    Première partie : Quand une parenthèse s’ouvre dans l’histoire… Janvier / Octobre 2011

    1 - Tout commence quand tout finit

    Ça y est, l’annonce est tombée : « Ben Ali s’est barré ! ». C’est par ces mots que ma sœur m’a annoncé la nouvelle à la nuit tombante par téléphone, alors que je finissais ma journée de travail à Paris où j’observais chaque jour, inquiet pour mes compatriotes, ma famille et mes amis, les événements de Tunisie à la télé, à la radio, sur Internet. Mais pas encore sur Facebook auquel j’étais resté réfractaire, sans m’imaginer ce que cet outil allait permettre de faire à la jeunesse tunisienne… Et surtout frustré de ne pas y être…

    L’incrédulité était encore de mise, même si le dernier discours de la veille prononcé par celui qu’on allait désormais appeler « le déchu » pour ne plus utiliser son nom, avait laissé transparaître bien des signes d’impuissance dans la gestuelle et les propos qui annonçaient une fin de règne très proche : à l’image d’un « ils m’ont trompé » résigné ou d’un « je vous ai compris » sans conviction, avec ces folles promesses de création de 300.000 emplois, les mots et l’attitude ne trompaient plus. C’était fini.

    Mais qui aurait cru pour autant, la veille encore, que cette chute allait se produire aussi vite et, qui plus est, sans plus d’escalade sanguinaire ? Le fait est qu’en moins d’un mois, entre le suicide par immolation de Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid et ce 14 janvier 2011, le régime était tombé. Et, à partir de ce jour-là, j’allais me retrouver à Paris où je vivais depuis vingt-deux ans, comme un lion en cage avec pour seul désir de repartir en Tunisie pour voir cette Révolution de mes propres yeux. Et, entre temps, je m’étais mis à Facebook.

    J’ai d’ailleurs éprouvé une émotion particulière en voyant que le Ministre de l’Education nationale et porte-parole du nouveau gouvernement de transition était un homme qui me connaissait depuis l’enfance et auquel je vouais un grand respect : Taïeb Baccouche, avec lequel j’allais, sans le savoir encore, accomplir un bout de chemin...

    Fin février-début mars, je trouvais enfin le moyen de me rendre en Tunisie. Un moment de grande émotion là aussi. Je reviendrai avec les idées plus claires sur ce que je voulais et avec… une photo symbole. En effet, je ne remercierai jamais mon amie qui est l’auteure de cette prise de vue où je surplombais, cheveux au vent, une manifestation à la Kasbah, qui ne quittera plus mon profil Facebook. C’était un vendredi 26 février où tout avait commencé dans la joie et se terminera tragiquement dans la nuit avec la mort d’un manifestant, qui sera suivie par quatre autres les deux jours suivants, avant que le dimanche 27 au soir, ne soit annoncée à la télévision par le Président Foued Mbazzâa la démission du Premier ministre Mohamed Ghannouchi et son remplacement par Béji Caïd Essebsi. Un tournant dont il était alors difficile de mesurer l’importance…

    Revenu en France après quinze jours en Tunisie postrévolutionnaire, j’éprouvais une réelle amertume de ne pas avoir prolongé mon séjour en raison de mes obligations professionnelles, mais j’avais alors pris deux décisions importantes : d’abord, prendre mes dispositions pour en finir définitivement d’ici quelques mois avec mon métier d’avocat qui me liait à Paris et ne me laissait pas un instant de libre pour me consacrer à d’autres activités et, ensuite, m’engager activement dans la politique tunisienne. 

    Mais, ce jour-là et dans les jours et les semaines qui allaient suivre, j’étais à des années lumières de m’imaginer que j’allais, quelques mois plus tard, me lancer dans la course électorale et finir par être élu député de la future Assemblée nationale constituante. Je n’imaginais pas non plus la déception et les doutes que j’allais éprouver très peu de temps après mon élection à l’égard du parti auquel j’avais adhéré et envers les hommes en lesquels j’avais crus, partageant en cela le sentiment amer de la trahison, éprouvé par nombre d’électeurs et de militants. Mais je n’imaginais pas non plus que, malgré ces doutes et ces déceptions, je n’aurais pas regretté une seconde d’avoir participé à ce moment historique. A présent, j’avais la conviction que la construction de l’avenir passait par l’engagement politique. Tout au moins pour ne pas avoir de remords de ne pas avoir essayé d’agir sur le cours des choses dans une période comme celle-ci.

    2 - Un choix partisan imposé par la division des démocrates…

    Au lendemain de la Révolution, une évidence s’imposait : seuls les islamistes d’Ennahdha apparaissaient en ordre de bataille pour les élections à venir, avec un parti touchant toutes les catégories sociales de la population et un réseau tout acquis à leur cause de mosquées et d’associations caritatives religieuses bénéficiant de fonds affluant d’on ne savait où. Qui d’autres pouvait en dire autant ? L’ex-RCD de Ben Ali était le seul parti à disposer de ramifications dans toutes les régions et couches de la société, mais celui-ci était mis hors-jeu et avait sans doute perdu tous ceux qui y avaient adhéré par opportunisme ou pour s’assurer une protection. Enfin, il y avait le syndicat UGTT, unique organisation structurée ayant joué un rôle déterminant dans la Révolution, mais qui, bien que dominé par la gauche, renoncera à se lancer dans l’arène politique.

    Autre avantage de taille pour Ennahdha : aucun autre parti islamiste n’avait émergé et tout sympathisant islamiste souhaitant s’engager n’avait qu’une seule porte où frapper.

    La situation était toute différente pour les partis de l’ancienne opposition progressiste à Ben Ali : les querelles endémiques entre leurs leaders compromettait toute perspective d’union, malgré la faiblesse de leurs effectifs qui aurait dû les y pousser. Les sympathisants du camp démocrate étaient donc forcés de choisir un parti ou un autre sur des distinctions artificielles.

    Parmi les partis historiques de la gauche sociale-démocrate, trois semblaient émerger : le PDP d’Ahmed Néjib Chebbi et Maya Jribi, qui partait avec l’avantage de la plus forte notoriété dans l’opinion, Ettajdid d’Ahmed Brahim, l’ex-Parti communiste tunisien largement recentré et, enfin, Ettakatol, membre de l’International socialiste, de Mustapha Ben Jâafar. Plus à gauche, le PCOT de Hamma Hammami, le Watad de Chokri Bélaïd, qui sera assassiné le 6 février 2013, et la myriade de partis nationalistes arabes, dont le mouvement Ecchâab de Mohamed Brahmi, qui sera élu député en 2011 avant d’être assassiné le 25 juillet 2013. Ceux-ci occupaient le devant de la scène mais feront aussi l’erreur de faire primer leurs divisions pour les élections de 2011, avant qu’ils ne décident judicieusement de s’unir en 2013 au sein de la coalition du Front populaire.

    Très vite, les divisions allaient se faire sentir au sein des trois partis « frères ennemis » socio-démocrates : les chefs du PDP et d’Ettajdid décidaient d’accepter d’entrer au premier gouvernement de transition, gagnant ainsi en visibilité dans l’opinion, alors qu’Ettakatol refusait sous la pression de l’UGTT, qui demandait alors, comme Ennahdha et le PCOT, le départ du Premier ministre Mohamed Ghannouchi, un technocrate qui avait servi treize ans à ce poste sous Ben Ali. Bien qu’objectivement, on ne puisse lui reprocher d’avoir personnellement profité des largesses du régime ni participé à la répression, le symbole était là, en ce sens qu’un ancien Premier ministre de Ben Ali ne pouvait se maintenir à ce poste après la Révolution. Il sera finalement forcé au départ sous la pression du sit-in dit de « Kasbah II », après la tournure tragique d’une manifestation fin février marquée par la mort d’un manifestant. Ce jour-là, le choix de ceux qui avaient décidé de ne pas intégrer ce gouvernement s’était avéré payant. Ettakatol et son chef avaient marqué un point. A mon sens, en tout cas.

    Durant la même période, une violente campagne était lancée dans une partie de l’opinion contre l’UGTT, lui faisant porter la responsabilité des grèves sauvages dans les entreprises, alors même que le contrôle de la base lui échappait en grande partie, tant l’élan révolutionnaire faisait refuser à un nombre croissant de personnes de répondre aux mots d’ordre de toute organisation. Certes l’appareil de ce syndicat pouvait essuyer bien des critiques, mais chercher à l’affaiblir de la sorte à un moment où l’UGTT demeurait la seule organisation, en dehors des islamistes et de l’ex-RCD, disposant de relais dans toute la société, et la seule à pouvoir mettre son réseau au service des progressistes, était sans doute la dernière erreur à commettre. Certains iront même jusqu’à organiser un sit-in anti-UGTT concurrent de celui de la Kasbah dans le quartier résidentiel d’El Menzah. Autre erreur fatale : les partisans du sit-in de la Kasbah avaient désormais beau jeu d’opposer ce nouveau sit-in de la bourgeoisie de l’ancien régime dit de « la Coupole » à leur sit-in devant la Place du Gouvernement, celui du peuple de la Révolution… Or, parmi les rares organisations ayant affirmé une solidarité sans faille vis-à-vis de l’UGTT figurait Ettakatol, autre critère qui détermina en partie mon choix.

    Enfin, quand les prémices de la campagne furent lancés, la plupart des partis de gauche firent, chacun dans son coin, le choix d’une ligne consistant à se présenter comme le parti le plus « anti-Ennahdha », mettant ainsi des islamistes au centre du jeu politique. Certains dans la société civile, certes marginaux, allaient même jusqu’à revendiquer une société laïque, en sous-estimant dangereusement le conservatisme de la plus grande partie de la société tunisienne qui refusait toute remise en cause de l’islam comme marque d’identité, sans se rendre compte que leur campagne allait être judicieusement récupérée par les islamistes au détriment de l’ensemble du camps moderniste... Ce ne fut pas le choix d’Ettakatol, qui, bien que jouant aussi sa partition, se déclarera prêt à intégrer un gouvernement d’union nationale dans lequel siégeraient les islamistes, ce que refusaient la quasi-totalité des autres partis progressistes. Avec du recul, il est certes tout à fait plausible de soutenir que les dirigeants d’Ettakatol étaient de fervents partisans de l’union nationale parce qu’ils avaient déjà passé un accord en bonne et due forme avec Ennahdha pour obtenir quelques portefeuilles dans un futur gouvernement, tout en affirmant le contraire à leurs militants et à leurs électeurs et en se gardant bien de leur dévoiler leurs projets. Pour ma part, je le crois aussi et je reconnais avoir sans doute été trompé comme presque tout le monde...

    Mais, il n’en demeure pas moins que le refus de l’idée de gouvernement d’union nationale reposait sur l’illusion de certains que les islamistes pourraient réaliser un score assez faible pour en être écartés. De plus, à admettre que les islamistes puissent être relégués dans l’opposition, leur capacité de mobilisation aurait représenté une menace constante pour tout gouvernement dont ils auraient été exclus. Quant à refuser toute participation à un gouvernement où les islamistes seraient devenus incontournables en raison de leur poids électoral, cela revenait tout simplement à leur laisser un pouvoir absolu à la tête du pays. C’est donc justement par la crainte que m’inspiraient les islamistes au pouvoir ou dans l’opposition, que je me ralliais à l’idée d’un gouvernement d’union nationale et que je décidais de rejoindre ceux qui n’en écartaient pas l’idée, par réalisme et non par idéalisme et tout en continuant de défendre un programme résolument moderniste. Mon choix difficile était donc fait : ce serait Ettakatol. A une époque, vers la mi-mars 2011, où ce parti était donné d’après les premières études d’opinion pour presque inconnu des Tunisiens et où les futures élections semblaient se résumer à un duel Ennhadha/PDP... 

    3 - Haro sur les binationaux et les francophones !

    Depuis la Révolution, la Tunisie connaissait une forte résurgence de la question identitaire, dont les prémices s’étaient déjà faites sentir depuis une ou deux décennies. Mais avec la Révolution, la libération de la parole autorisait d’alimenter des campagnes de réaffirmation du « cachet » arabo-musulman comme unique héritage historique de trois mille ans d’histoire, en refusant toute référence aux cultures ou religions minoritaires qui faisaient pourtant partie de l’histoire de la Tunisie. Ainsi, islamistes et salafistes réprimés sous Ben Ali pouvaient désormais s’exprimer librement sous couvert de liberté religieuse, sans que cette liberté ne soit toutefois reconnue aux extrémistes d’autres religions. Pour d’autres, prompts à faire vibrer la fibre nationaliste par conviction ou par opportunisme, le principal combat à mener était le rejet de la langue coloniale qu’était le français. Pourtant, Bourguiba, le père de l’indépendance, tout en faisant inscrire à l’article 1er de la Constitution de 1959 que l’arabe était l’unique langue officielle de la Tunisie, au même titre que l’islam était sa religion et la République son régime, s’était toujours refusé à remettre en cause le bilinguisme ou la tolérance religieuse, sachant aussi l’avantage qu’il aurait à tirer d’un pays bilingue.

    Cette campagne avait aussi atteint les binationaux, dont certains venaient à leur contester jusqu’à la possibilité d’occuper des postes ministériels, alors que trois d’entre eux avaient été appelés à entrer au gouvernement de transition : Elyès Jouini, Mehdi Houas, Saïd Aïdi. Il avait sans doute échappé aux orchestrateurs de cette campagne que, d’une part, la diaspora tunisienne à l’étranger, évaluée à plus d’un million de personnes, représentait 10% de la population totale de la Tunisie avec une forte proportion de binationaux et que, d’autre part, ces ministres binationaux avaient souvent abandonné une situation professionnelle très enviable à l’étranger pour répondre à l’appel qui leur avait été fait de participer au gouvernement de transition, une tâche ardue où les coups à prendre étaient sans doute bien plus nombreux que les honneurs à récolter.

    Mais ce type de prise de position identitaire n’était pas uniquement l’apanage de la mouvance étiquetée nationaliste. Ainsi, avec mes nouveaux camarades de parti d’Ettakatol, nous avions eu l’amertume d’en retrouver des échos dans un point de vue publié dans le journal « Mouatinoun », l’organe officiel d’Ettakataol… Une lettre de protestation sera alors adressée à la direction du parti et un droit de réponse sera obtenu, ainsi que la garantie que cette position n’était en aucun cas celle du parti.

    Autre exemple qui m’a été rapporté par une membre de la Haute instance pour la transition démocratique et la réalisation des objectifs de la Révolution, où, peu après la Révolution, un ténor de l’opposition d’extrême gauche à Ben Ali aurait affirmé : « Binationaux, ni électeurs, ni éligibles ! ». En effet, en Tunisie, l’extrême gauche est souvent plus nationaliste qu’internationaliste, contrairement à ce qu’elle est en Occident, où de tels propos ne seraient venus de l’extrême-droite et auraient été quasi-unanimement dénoncés pour leur caractère raciste et discriminatoire, car faisant des personnes de parents étrangers, suspectes de manque de patriotisme, une sous-catégorie de citoyens exclue du droit de vote et d’éligibilité… Mais, se rendait-on compte en Tunisie de la gravité de telles prises de positions, y compris chez des personnes parfois cultivées et altruistes ? Si je dis cela, c’est que l’auteur de ces propos était un homme que j’estime et qui a peut être changé d’avis avant qu’il ne soit lâchement assassiné, car il s’agissait de… Chokri Bélaïd. J’aurais aimé le rencontrer et en discuter avec lui entre autres choses et j’ose espérer que je serais parvenu à le faire évoluer… 

    Ces exemples, qui ne sont pas les seuls malheureusement, illustraient à quel point de tels préjugés étaient diffus dans la société tunisienne, y compris dans les partis censés être progressistes et ouverts. Cela traduisait sans doute aussi une méconnaissance de ce qu’étaient les « binationaux » ou les « immigrés ». Cela nous démontrait aussi toute la pédagogie dont nous allions devoir faire preuve pour parvenir à aborder sereinement cette question auprès d’une partie de l’opinion de Tunisie, sans doute minoritaire mais dont les propos ne manquaient pas de créer un réel malaise au sein de la diaspora. En effet, nombreux étaient ceux, y compris parmi les gens instruits, qui ne pouvaient pas s’imaginer que les Tunisiens de deuxième génération ayant grandi en Occident, ces fameux « 2ème G », puissent souvent être non-arabophones, faute d’avoir pu apprendre l’arabe. La suite allait nous le confirmer…

    Cette campagne nous a ainsi enseigné que l’usage exclusif de l’arabe conduisait à exclure les rares jeunes « 2ème G » qui s’y seraient intéressés. Une anecdote survenue lors d’un de nos meetings de Pantin l’illustrait parfaitement. Ce jour-là, Khémaïs Ksila, tête de liste à Ben Arous, qui quittera Ettakatol quelques mois après son élection, était venu nous soutenir et avait ouvert le meeting en s’exprimant avec le brio qui le caractérise en arabe dialectal. Emporté par l’élan, moi qui intervenais après lui et, contrairement à mon habitude, je décidais de m’exprimer aussi en arabe dialectal. Bien que me sentant moins à l’aise, j’avais décidé de « me lancer ». Et c’est alors que des amis vinrent me prévenir que deux jeunes qui étaient assis au fond de la salle étaient sortis après avoir lâché dépités : « J’espère que ce ne sera pas tout en arabe parce qu’on ne comprend rien ». Et on n’avait pas eu le temps de les retenir ou de leur dire que nous pouvions « switcher » sans problème d’une langue à l’autre… L’épisode de la sortie de ces deux jeunes « 2èmes G », était une leçon à retenir sur cette question de la langue qui n’a rien d’anodin et qui ne doit rien avoir de tabou…

    Au-delà des binationaux en tant qu’individus, des partis comme Ettakatol ou Ettajdid, se voyaient souvent coller l’image de parti « élitiste », « des francophones », ou carrément « de la France », « Hizb França », vu la réputation « francophile » de leurs principaux cadres. Pour Ettakatol, il y avait aussi sa qualité de membre de l’Internationale socialiste (IS), que certains tendaient à présenter faussement comme une organisation dominé par le seul Parti socialiste français (PS). Or, les liens entre Ettakatol et le PS s’expliquaient surtout par la proximité culturelle entretenue depuis l’indépendance entre la Tunisie et la France. Mustapha Ben Jâafar avait d’ailleurs rappelé que le PS était toujours demeuré plus prompt que d’autres à soutenir l’opposition tunisienne, en favorisant notamment l’intégration d’Ettakatol à l’IS, malgré l’opposition du RCD qui en était resté membre jusqu’à la chute de Ben Ali grâce au soutien de partis aussi peu démocrates qui avaient exploité la règle interne à l’IS n’autorisant l’exclusion d’un parti membre qu’à… l’unanimité. Mais, malgré cet état de fait, le mythe d’un parti inféodé à la France avait la peau dure, y compris lorsque le pouvoir y était encore détenu par la droite de Sarkozy, dont la Ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie avait cru bon de proposer peu avant la chute de Ben Ali, d’apporter à celui-ci le « savoir-faire français » pour mieux mater les manifestations… C’était là une autre marque d’incompréhension identitaire propre à certaines élites occidentales persuadées que les Tunisiens qui s’étaient révoltés contre leur dictateur n’étaient pas mûrs pour la démocratie. Et cela valait largement les préjugés nourris à l’encontre des binationaux et de leur supposée déloyauté à leur(s) pays de part et d’autre de la Méditerranée et des océans...

    4 - Construire un parti à partir de presque rien

    De tous les partis de l’opposition progressiste à Ben Ali en France, Ettakatol était le seul à ne pas compter dans ses rangs de militants historiques de l’avant 14 janvier, contrairement à Ettajdid, au PDP ou au PCOT. Au départ, en mars 2011, Ettakatol France reposait sur six personnes, toutes nouvelles dans l’engagement politique tunisien. Mais ce groupe allait rapidement s’étoffer et devenir une véritable équipe de campagne. 

    Les voix de la diaspora sont vite apparues comme un enjeu pour le scrutin à venir, à plus forte raison avec la création de circonscriptions de l’étranger représentant 10% des sièges de la future ANC, soit 18 élus sur 217, dont 10 pour la France qui comptait à elle seule 60% du million de Tunisiens de l’étranger. La France était donc devenu un passage obligé pour tous les dirigeants politiques nationaux tunisiens. Et, pour Mustapha Ben Jâafar, le premier meeting était programmé pour le jeudi 7 avril 2011.

    La mise en place d’une solide organisation de campagne était maintenant posée et avec elle une première question : comment toucher une communauté tunisienne éparse au-delà des maigres réseaux de chacun ? Réponse : d’abord, Internet et Facebook, puis, le tractage devant les consulats de Tunisie à Paris et Pantin pour se garantir 100% de public tunisien, ainsi que les événements culturels ou économiques tournant autour de la Tunisie, et, enfin, l’affichage dans les quartiers à forte concentration tunisienne. C’est donc avec nos tous petits moyens que nous avons jeté toutes nos forces dans la bataille durant trois semaines pour préparer ce meeting. A six ! Un ami vidéaste français, qui faisait un film sur la campagne, nous accompagnait avec sa caméra et allait magnifiquement exploiter son travail pour en faire un fond de scène d’attente avant le début du meeting. Merci du coup de main.

    Devant les consulats tunisiens, l’accueil était plutôt bon, les discussions respectueuses, voire cordiales, avec souvent des mots encourageants, les accrochages rares, mais beaucoup disaient ne connaître aucun parti politique et notamment pas le nôtre, tout en se disant intéressés par la découverte de la scène politique tunisienne, bien que désorientés par la croissance exponentielle du nombre de nouveaux partis. Apparaissaient aussi les premiers « harragas », ces sans-papiers ayant gagné l’Europe par l’île italienne de Lampedusa après la Révolution, qui, à l’évidence, se souciaient moins des élections que de trouver du travail et un logement.

    Nous n’allions pas non plus tarder à constater que les réflexes de l’ancien régime étaient toujours présents, lorsqu’un employé du consulat de Paris nous a demandé de ne pas distribuer de tracts aux abords du consulat, en menaçant d’appeler la police… Au consulat de Pantin, un employé avait demandé à avoir un exemplaire de notre tract et si nous avions une autorisation de la police française…

    Quelques jours avant le meeting, avait lieu un débat organisé par le « Comité Tunisie Dauphine » à la prestigieuse université Paris IX du même nom. Ce comité avait organisé, dans les premiers jours après la Révolution, un débat qui avait eu de l’écho où avaient été invités Ennahdha, le PDP et le PCOT. Mais pas Ettakatol, faute de contact connu. Ce nouveau débat était donc l’occasion de se faire connaître. Le public comptait surtout des jeunes actifs et des étudiants tunisiens, une jeunesse instruite très présente dans les meetings et les réunions-débats, mais à laquelle ne se résumait pas la communauté tunisienne que l’on voyait devant les consulats. En effet, même depuis la Révolution, la partie la plus populaire de la communauté était restée très difficile à toucher, continuant de se tenir à l’écart des réseaux associatifs et politiques. Dès lors, seuls les islamistes avaient, à travers les mosquées, les moyens de toucher ce public.

    Parmi les intervenants figuraient notamment le politologue Vincent Geiser, fin connaisseur de la scène politique tunisienne, et Omeya Seddik, militant historique de l’immigration, de la défense des droits des immigrés, des sans-papiers et de la cause des banlieues. Vincent Geiser me donnera l’occasion rêvée d’intervenir en évoquant, à juste titre, l’impossibilité d’appliquer une grille de lecture occidentale et encore moins française à la Tunisie, ajoutant qu’il ne fallait pas être surpris de voir de « bon socio-démocrates » (sans ironie aucune) ne pas défendre la séparation stricte de l’Etat et du religieux. Ettakatol ayant été visé sans être nommé, je me devais donc d’intervenir pour justifier cette position au regard de l’exigence de maintenir le contrôle absolu de l’Etat sur les mosquées, faute de quoi elles deviendraient inévitablement l’outil de propagande des islamistes, même si, après la Révolution, ceux-ci, profitant de la faiblesse de l’Etat, avaient chassé nombre d’imams désignés par l’ancien régime pour les remplacer par des militants islamistes, et parfois des salafistes ou des jihadistes. Outre l’affirmation de cette position appelant à la restauration urgente de l’autorité de l’Etat, Ettakatol était apparu auprès du public. Mission accomplie.

    A l’issue de ce meeting, je retrouvais aussi une amie tunisienne militante associative et féministe de la première heure avec la quelle nous nous étions perdus de vue depuis des années et qui venait me parler du… meeting du 7 avril ! C’est alors que je lui annonçais que j’en étais l’un des organisateurs… Le reste des discussions étaient cordiales et ce « petit monde » allait bientôt se retrouver dans des manifestations similaires, dont le meeting du 7 avril où certains avaient fait part de leur intention de se rendre.

    La veille du meeting, un dîner entre notre équipe restreinte et Mustapha Ben Jâafar nous permettra de faire plus ample connaissance. Il faut dire que nous avions tous été séduits par la simplicité apparente de cet homme et la pertinence de ses propos, appelant à un projet résolument moderniste de défense des acquis de Bourguiba tout en tenant compte du conservatisme de la société tunisienne. Nous avions alors l’espoir que cet homme et son parti, qui était devenu le nôtre, permettraient peut être d’endiguer en partie le raz-de-marée islamiste que l’on commençait à craindre, au vu de tous les éléments venant nous confirmer que la lutte étaient bien inégale et que nos adversaires les plus redoutés partaient déjà avec plusieurs longueurs d’avance avec, un parti de masse en ordre de bataille, alors que nous, démocrates, étions encore à en constituer le noyau de base... Je dois enfin confesser que nous avions, d’une certaine manière, intégré le fait que nos dirigeants avaient écarté tout idée d’unité des démocrates, et que nous partirions donc en ordre dispersé pour se disputer les mêmes électeurs…

    5 - Engagement confirmé

    Au meeting du jeudi 7 avril, Mustapha Ben Jâafar était le seul intervenant de la soirée. Le mot de bienvenue fut donné par le maire PS du 14ème arrondissement Pascal Cherki, un « vieux camarade » de mes années de militantisme de syndicalisme étudiant et du PS, qui sera toujours présent pour nous aider durant cette campagne, ce qui ne s’oublie pas.

    Ce soir-là, Mustapha Ben Jâafar avait été magistral et avait, à coup sûr, marqué des points auprès du public. Qualifiant les opposants à l’ancien régime de « résistants », il appelait maintenant les Tunisiens à s’investir dans la vie politique. En militant des droits de l’Homme pragmatique, il présentait la séparation du religieux et du politique comme l’objectif, sans en arriver à une séparation de l’Etat et de la religion. Rappelant l’attachement d’Ettakatol à l’identité arabo-musulmane de la Tunisie, il en appelait à défendre une conception tolérante, non discriminante, ouverte aux principes universels, afin de permettre à l’Etat d’assurer la neutralité des mosquées qui ne devaient pas se transformer en lieux de propagande islamo-djihadiste.

    Se posant en défenseur intransigeant de la modernité, des droits de femmes et des acquis du Président Bourguiba, il rappelait néanmoins à demi-mot, mais de manière très clairvoyante, lorsque fut abordée la question de l’héritage inégalitaire entre hommes et femmes dans la loi islamique reprise par la loi tunisienne, ce que la suite des événements nous confirmera : que la société tunisienne restait majoritairement conservatrice et refuserait toute remise en cause du « sacré », aspect dont il fallait tenir compte dans le but même de ne pas compromettre la sauvegarde même de ces acquis. Comme il l’avait exprimé en petit comité avec nos militants, il affirmera qu’il assumait sa position favorable à l’égalité, tout en se déclarant partisan, par souci de prudence, du maintien du statu quo législatif actuel laissant le choix aux parents entre l’égalité totale entre filles et garçons par le jeu des donations ou l’application du principe coranique accordant aux garçons le double de la part des filles, compte tenu notamment de l’obligation faite au mari par la loi tunisienne d’assumer les besoins de la famille.

    Affirmant l’identité sociale-démocrate travailliste d’Ettakatol, il appelait néanmoins au retour au travail et au dialogue social entre Etat, patronat et syndicats, exprimant, à juste titre, sa crainte de voir le blocage de l’économie être fatal au pays. Il ne reniera toutefois jamais son soutien à l’UGTT, malgré la violente campagne déclenchée depuis la Révolution contre la centrale et dont certains dans le public s’étaient fait écho.

    Sur la question des rapports avec les autres partis politiques, il se contentera de parler de la nécessaire rupture avec le passé, la chute de la dictature n’ayant pas supprimé ses fondements, ajoutant qu’Ettakatol n’avait pas d’ennemis mais seulement des adversaires, hormis l’ancien régime. Mais la question d’une coalition ou d’un gouvernement d’union nationale qui allait diviser les démocrates n’était pas encore posée à ce stade…

    C’est donc dans une ambiance plutôt euphorique ponctuée par des applaudissements réguliers, que notre petite équipe restait sagement assise à la tribune après avoir été brièvement présentée au public, où apparaissaient des visages rencontrées lors des tractages ainsi que des militants historiques de l’immigration bien connus de tous. 

    Aucune perturbation à déplorer. Au contraire, l’enthousiasme semblait dominer dans les interventions et les échanges. Tout s’était bien passé et nous avions engrangé de nombreux contacts. L’intervention d’une jeune fille portant sur les droits de la femme m’avait particulièrement impressionné, avant que celle-ci ne vienne m’aborder en fin de meeting me disant qu’elle avait adhéré à Ettakatol à Sfax après la Révolution, qu’elle vivait à Paris et qu’elle était prête à s’investir, même si elle souhaitait donner la priorité à ses activités associatives dans le domaine de la solidarité vers la Tunisie. Elle s’appelait Chema Triki et elle ne savait pas ce jour-là, ni moi d’ailleurs, qu’elle serait seconde sur la liste que j’allais conduire aux  élections…

    Ce meeting avait apporté une certitude : Ettakatol et Mustapha Ben Jâafar suscitaient l’intérêt du public, même si les sondages révélaient toujours un retard de notoriété. Les mauvaises langues ne se passeront toutefois pas de dire que la forte affluence de près de cinq cents personnes n’était pas due à un élan de sympathie envers Ettakatol et son chef, mais juste à la curiosité du public, voire même que la salle aurait été remplie par… le PS… Si la spontanéité des interventions du public confirmait déjà le ridicule de ces supputations, le démenti attendu, s’il en était besoin, allait venir avec les élections quelques mois après.

    Nous savions que les coups-bas allaient être légion pendant cette campagne, que ceux-ci n’en étaient qu’un avant goût et qu’ils allaient malheureusement surtout venir de militants de gauche, plus soucieux d’affaiblir leurs rivaux du même camp que de combattre des adversaires communs... Pour la petite histoire, mon engagement au PS, que je n’avais jamais caché par soucis de transparence, même si j’avais cessé toute activité militante depuis plusieurs années, fut utilisée par certains pour tenter de nous discréditer, poussant la mesquinerie jusqu’à me reprocher d’avoir dénoncé les délocalisations d’emplois dans une profession de foi de candidat suppléant aux élections législatives de 2007 en Seine-Saint-Denis, sous-entendu que les délocalisations hors d’Europe pouvaient bénéficier à la Tunisie… On tentera aussi de faire annuler ma liste sur le motif de mon engagement au PS. Mais, l’auteur de ce recours avait peut être mal lu la loi électorale tunisienne qui n’interdisait en rien le double engagement… Au fond, des arguments aussi pauvres et aussi mesquins prouvent surtout que nos détracteurs n’avaient rien trouvé d’autre.

    Du coup, avec tous ces exemples, comment s’étonner de l’incapacité de cette génération de la gauche tunisienne à s’unir, autant avant qu’après la Révolution, si ce n’est par le manque de volonté de ses militants, minée par leurs rivalités, animosités et égos surdimensionnés ? Mais il fallait faire avec. Ou plutôt sans eux.

    Quoi qu’il en soit, après des semaines d’efforts couronnés de succès, nous étions tous plus sûrs de notre engagement et nous n’allions pas tarder à voir notre groupe s’étoffer avec l’arrivée de nouveaux militants plein d’enthousiasme et d’espoir, dont certains étaient venus ce soir-là. Nous commencions alors à croire que nous étions, nous aussi, en train de participer à écrire ensemble une page de l’histoire…

    6 - Un peuple et une communauté se redécouvrent

    La Révolution avait libéré les esprits et les initiatives, autant en Tunisie qu’au sein de la communauté tunisienne à l’étranger. C’est ainsi que de nombreuses associations ont vu le jour, la plupart composées de jeunes diplômés et touchant surtout un public à haut niveau d’étude, socialement « installé » et sans engagement politique antérieur à la Révolution. D’autres, plus anciennes, touchaient un public plus militant ou plus populaire, telles que la Fédération pour une citoyenneté des deux rives (FTCR), dirigée par Kamel Jendoubi jusqu’à sa désignation comme président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), l’Association des Tunisiens de France (ATF, historiquement proche d’Ettajdid), ou la myriade d’associations réputées proches de la mouvance islamiste telles que « Tunisiens des 2 rives » (T2RIV) ou « La Voix libre ». L’organisation de débats politiques était rapidement devenu l’apanage des associations. Mais, au-delà du public physiquement présent, la diffusion des débats sur Facebook assurait une audience bien plus importante, pouvant peser dans la campagne électorale. Il était donc très important d’être présent à ces débats et de les réussir.

    Un des premiers grands rendez-vous de la saison était les premières « Assises de l’immigration Tunisienne » organisées à l’Université de St-Denis par la FTCR, l’Association des Tunisiens démocrates de France, ATDF, scission de l’ATF) et d’autres associations dont certaines, minoritaires, de tendance islamiste présentes dans des collectifs régionaux. La question de l’influence de ce réseau associatif, animé par des militants de l’opposition à Ben Ali, pouvait alors se poser. Mais la réponse viendra lors des élections de l’ANC : les listes associatives réaliseront des scores très modestes et n’auront pas d’élus, preuve que les réseaux non partisans n’avaient que peu d’influence sur une communauté restée à l’écart de toute activité de peur d’être fichée ou récupérée. 

    Puis l’association nouvellement créée « Les Cahiers de la Liberté » organisa un des premiers débats opposant un militant d’Ettajdid, Rafik Barket, à un historique du CPR, Imed Daïmi, ancien du syndicat étudiant islamiste UGTE (rival du syndicat de gauche UGET), qui allait être tête de liste sur France nord et élu à l’ANC avant de devenir conseiller du Président de la République Moncef Marzouki durant la période de transition. Après ce débat, un deuxième était annoncé pour le 12 juillet et allait opposer Ettakatol au PDP…

    Mais avant ce face-à-face Ettakatol/PDP, un autre débat était organisé le 25 juin à la mairie du Bourget, où mes camarades m’avaient désigné pour être l’orateur d’Ettakatol. Le public était moins nombreux que d’habitude, mais plus divers. Ennahdha était notamment représentée par Houcine Jaziri, futur troisième de liste et secrétaire d’Etat à l’immigration du gouvernement Jébali, ce qui avait sans doute contribué à faire venir des publics n’apparaissant que très peu dans les débats organisés par d’autres associations. Les interventions les plus dures furent réservées aux représentants d’Ennahdha et d’un parti néo-destourien se réclamant du bourguibisme (et non du « novembrisme »). Il fallait en effet du courage pour s’affirmer « destourien » après la Révolution… Quant aux militants d’Ennahdha, ils s’attendaient aux attaques verbales, mais restaient sûrs des soutiens dont ils disposaient et qu’ils savaient plus nombreux que ceux de leurs détracteurs, d’où la sérénité qu’ils affichaient le plus souvent.

    Il était donc temps de déballer ses arguments pour faire la différence, avec quelques salves réservées à Ennahdha, au PDP et au CPR qui venaient de refuser l’adoption d’une loi sur le financement des campagnes électorales visant à limiter les dons des personnes physiques et à interdire ceux des personnes morales. Cela me valut une réprimande d’une militante PDP avec laquelle nos relations se sont néanmoins largement améliorées au fil de la campagne… C’était le jeu politique et il fallait s’y habituer. Après le débat, pour détendre l’atmosphère, je suis allé saluer tout le monde, y compris les représentants d’Ennahdha et des néo-destouriens. Et qu’importe ce que pouvaient penser ceux qui y verraient autre chose que de la courtoisie…

    Puis, arrivait ce 12 juillet tant attendu, jour du face-à-face PDP/Ettakatol qu’il ne fallait pas rater et où j’étais à nouveau en piste. L’intervenant du PDP était Adnène Ben Youssef, un militant historique qui était souvent passé sur les chaînes françaises avant et après la chute de l’ancien régime. Ce soir-là, la salle comptait près de cent-cinquante personnes, avec toujours le même public de jeunes diplômés. J’y remarquerai Houcine Jaziri d’Ennahdha qui viendra me saluer. Sa présence indiquait peut être un intérêt pour l’issue de ce débat, sachant que nous allions être amenés à nous revoir et peut être bien plus souvent que nous ne l’imaginions…

    Les organisateurs avaient opportunément divisé le débat en plusieurs parties et limité le temps de parole de chacun. Les questions étaient pertinentes et ne manquaient pas de mettre les intervenants en difficulté. Du vrai travail de professionnels. La prise de contact avec mon adversaire du jour sera cordiale. Nous ne nous étions jamais rencontrés mais nous avions des amis communs à Tunis qui n’avaient pas manqué de nous dire le plus grand bien de l’un et de l’autre. Tout pour devenir amis nous-mêmes, en somme. Et ça ne manquera pas. Cela n’empêchera pas quelques échanges « piquants » mais néanmoins respectueux dès le premier thème du débat consacré au financement des campagnes électorales. Je ressortais l’argument mis en avant lors du débat du Bourget, en déplorant le refus du PDP, d’Ennahdha et du CPR d’une loi limitant le financement des partis politiques et des campagnes électorales, en agitant l’exemple italien à ne pas suivre où Berlusconi était parvenu, grâce à sa fortune, son empire médiatique et l’absence de plafond légal au financement des campagnes électorales à… « acheter un pays de 60 millions d’habitants ». La formule avait fait mouche tout comme la démonstration. Cet échange n’enlèvera rien à la courtoisie du débat qui sera ensuite largement diffusé sur Facebook. Ce jour-là, nous avions marqué des points.

    Vers la fin, une question du public nous demandait si nous serions candidats pour nos partis respectifs. Adnène Ben Youssef répondit qu’il ne le serait pas. Puis, quand vint mon tour, ne pouvant dire ni oui ni non, je fis une vraie réponse langue de bois, en affirmant que le report des élections du 25 juillet au 23 octobre avait conduit mon parti à reporter la date des investitures. Mais c’était aussi la vérité. Cela dit, ce jour-là, bien que n’ayant pris aucune décision personnelle concernant une éventuelle candidature, il était clair que j’apparaissais pour une bonne partie du public, y compris parmi nos sympathisants et nos militants, comme un

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