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De la fracture au compromis: Genèse de la Constitution tunisienne entre deux campagnes électorales - Chronique de l'Assemblée nationale constituante vécues de l'intérieur.
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Livre électronique457 pages7 heures

De la fracture au compromis: Genèse de la Constitution tunisienne entre deux campagnes électorales - Chronique de l'Assemblée nationale constituante vécues de l'intérieur.

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À propos de ce livre électronique

La période historique entre la chute de la dictature de Ben Ali et l’entrée de la Tunisie dans une certaine « normalité démocratique ».

La Parenthèse de la Constituante évoque, à travers ses termes, le caractère exceptionnel de cette période historique entre la chute de la dictature de Ben Ali et l’entrée de la Tunisie dans une certaine « normalité démocratique » après les élections de 2014, où l’euphorie de la Révolution semble bien loin faute d’avoir vu ses promesses tenues, malgré l’adoption d’une Constitution dont peu de progressistes pouvaient rêver en 2011.
Ce tome 2, De la fracture au compromis, s’ouvre sur le drame de l’assassinat du martyr Mohamed Brahmi et le tournant que fut la décision des députés de l’opposition de quitter l’ANC pour lancer le sit-in du Bardo. La rupture, qui couvait depuis le départ entre islamistes et démocrates, était là. Puis, le compromis se fit entrevoir à travers le Dialogue national pour aboutir à la Constitution du 27 janvier 2014. Saluée de par le monde pour la protection des droits de l’Homme et des libertés qu’elle garantit, elle fut surtout le fruit de concessions mutuelles des deux camps, forcées par les événements, faisant que tout ne pouvait y être parfait, même si le spectre d’une constitution islamiste a été écarté et là est l’essentiel. C’est ce cheminement que l’auteur retrace à travers les luttes du camp démocrate, rassemblant député(e)s, militant(e)s et citoyen(ne)s, dans les coulisses de la Place du Bardo et de l’ANC avec leurs doutes, leurs craintes, mais surtout leur unité dans la force de ce en quoi ils croyaient.

Découvrez ce second tome, dans lequel l'auteur retrace le cheminement et les luttes du camp démocrate, dans les coulisses de la place du Bardo et de l'ANC, décrivant les doutes, les crainte et l'unité dans la force de ses membres.

EXTRAIT

A la reprise, il n’y avait que 153 députés au premier comptage des présences, ce qui était peu et ne garantissait aucunement le passage des articles, en ôtant pratiquement toute chance aux amendements d’être adoptés. Et, là, l’ambiance fut d’entrée électrique, Mahmoud Baroudi, d’At’tahaluf, accusant Ennahdha de vouloir « bloquer l’adoption de la Constitution ». Mais, les députés Ennahdha ne furent pas les seuls à réagir à ces paroles, puisqu’ils reçurent le renfort « musclé » de… Brahim Gassas qui hurlera à Baroudi devant la caméra que « la Constitution ne passerait pas » et qu’il était « prêt à venir lui casser la gueule », en éructant que c’était comme si « c’était les femmes allaient nous diriger maintenant ! ». Sans commentaires. La vice-présidente du groupe Démocrate, Salma Baccar, demanda alors la parole et exigea des excuses de la part de Gassas. Et celui-ci de se lever de son siège et de hurler en levant les bras : « Moi, je suis un homme ! »… Sans plus de commentaires.

A PROPOS DEL'AUTEUR

Sélim Ben Abdesselem, né le 10 octobre 1970 à Tunis est juriste de formation. Il a été assistant parlementaire, avocat et a travaillé en ONG à Paris, puis en Tunisie après la fin de son mandat à l’Assemblée nationale constituante (ANC). Élu le 23 octobre 2011 avec Ettakatol, parti social-démocrate qu’il quittera un an plus tard pour rejoindre l’opposition, il siégera dans les commissions de la Justice, de la Législation et des Consensus. Cet ouvrage en deux volumes retrace les moments-clés de la période dont il a été un témoin privilégié, donnant aux personnes autant de place qu’aux faits et « humanisant » ainsi ce récit. Après l’assassinat de Mohamed Brahmi, il participera au sit-in du Bardo et rejoindra Nida Tounès qu’il finira aussi par quitter, expliquant à chaque fois les raisons de ses choix.
LangueFrançais
ÉditeurNirvana
Date de sortie29 juin 2018
ISBN9789938940596
De la fracture au compromis: Genèse de la Constitution tunisienne entre deux campagnes électorales - Chronique de l'Assemblée nationale constituante vécues de l'intérieur.

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    Aperçu du livre

    De la fracture au compromis - Sélim Ben Abdesselem

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    Introduction

    Cette période que j’ai qualifiée de parenthèse de la Constituante, a vu se succéder plusieurs phases parfois marquées par des retournements de situation spectaculaires et sentiments contradictoires.

    D’abord, l’espoir suscité par la chute de la dictature de Ben Ali et les perspectives démocratiques qu’elle ouvrait. Puis, le cauchemar des démocrates et des modernistes après la victoire des islamistes aux élections du 23 octobre 2011 qui, conscients de leur toute puissance face à une opposition trop faible et trop divisée, ont cru, au moins jusqu’à la mi-2013, pouvoir imposer une constitution islamique. Entre temps, la peur avait gagné les esprits face au risque de voir se réaliser cette perspective, un sentiment qui sera accentué après l’assassinat de Chokri Bélaïd le 6 février 2013 et encore plus après celui de Mohamed Brahmi le 25 juillet suivant. Ce dernier drame, survenu peu après l’éviction du pouvoir des islamistes en Egypte, fut le point à partir duquel fut traduite en actes la fracture béante qui séparait les deux camps depuis le début, avec la décision des députés de l’opposition de quitter l’ANC pendant trois mois en vue d’établir un rapport de force de l’extérieur face à des islamistes qui commençaient à douter, craignant une transposition du scénario égyptien en Tunisie en réalisant que, l’opposition jusqu’alors faible et divisée, reprenait l’offensive avec le soutien croissant d’une partie de l’opinion qui semblait avoir trouvé l’incarnation de l’alternative aux islamistes en la personne du vieux leader destourien Béji Caïd Essebsi et son nouveau parti Nida Tounès. Paradoxal dira-t-on dans un pays où la Révolution a été faite par les jeunes déshérités, mais les faits confirmeront qu’il en sera ainsi.

    Le Tome 2 de cet ouvrage s’attachera donc à décrire ce que fut ce cheminement vers un retournement inattendu de la situation, qui verra d’abord l’opposition s’imposer à nouveau et les islamistes faire d’énormes concessions pour aboutir à la Constitution du 27 janvier 2014, un résultat proprement inespéré pour les démocrates en 2011. Mais l’antagonisme entre les deux camps continuera de se poursuivre sous une autre forme sous le dernier gouvernement de transition de Mehdi Jomâa et ne disparaîtra pas dans la société tunisienne, malgré la réalisation d’un scénario tout aussi inattendu pour beaucoup, mais prévisible pour d’autres, à travers l’alliance durable ou temporaire des ennemis d’hier, rcdistes et islamistes, que bien des électeurs de l’un ou l’autre camp ont vécu comme une trahison.

    Avec la fin de ce Tome 2 sonnera l’heure de faire un bilan de la période postrévolutionnaire, dont la grande déception restera la non-réponse aux attentes en matière économique et sociale qui avaient pourtant déclenché la Révolution. En effet, début 2018, nombreux sont celles et ceux qui, déçus, se demandent maintenant si cette révolution n’était pas une erreur… Pour ma part, même si je ressens aussi certaines déceptions et que je comprends ce sentiment, surtout chez les personnes ayant la vie dure, ce que je vais vous retracer dans les pages qui viennent ne me permet pas de regretter ce qu’a été cette page de l’Histoire de la Tunisie et encore moins d’avoir participé à son écriture… 

    Troisième partie : Quand le cours de l’histoire s’accélère dans la douleur… Juil. 2013/Jan. 2014

    68 - 25/07/2013 : Mohamed Brahmi assassiné, le drame qui a changé l’histoire

    Inutile de dire que ce jeudi 25 juillet 2013 aura été le jour le plus sombre de ces trois ans passés à l’ANC. Plus pour moi que le jour de l’assassinat de Chokri Bélaïd qui avait aussi été un premier choc majeur. Ceci pour une raison très subjective et affective : j’avais connu, côtoyé et apprécié Mohamed Brahmi, mais je n’avais jamais eu l’occasion ni la chance de discuter ave Chokri Bélaïd. Vers 11h30, en sortant de l’hémicycle après la fin de la cérémonie de célébration de la fête de la République, où je venais d’achever une conversation cordiale avec l’ambassadeur de France, François Gouyette, un homme de grande valeur que j’apprécie beaucoup, instant immortalisé par une photo prise par le photographe de l’Assemblée, je recevais un coup de fil de mon ami Ali Bechrifa qui ne s’était pas déplacé ce jour-là, où il me dit en arabe : « Tu es au courant, Brahmi, ils l’ont assassiné ! », ce qui donne en arabe : « Fi balek, Brahmi i’ghtalouh ? ». Il ajoutait que l’information avait été diffusée par la radio Mosaïque FM. Ces mots résonnent encore dans ma mémoire. Et comme à l’annonce de l’assassinat de Chokri Bélaïd le 6 février de la même année, où je n’avais pas compris ce que voulait me dire au téléphone à 8h du matin ma voisine de banc à l’ANC, Wafa Marzouki, avec sa voie affolée, je n’ai pas compris les premiers mots d’Ali. Je lui alors dit : « Comment, qu’est-ce qu’il a ? ». Et, la deuxième fois, j’ai compris. Quel choc. J’ai alors appelé le directeur de Mosaïque FM. J’espérais, bien sûr, l’impossible. Mais non, sa réponse fut : « C’est vrai, il serait mort, onze balles dans le corps, je crois, il a été transféré à l’hôpital de l’Ariana ». Deuxième choc. 

    Je déambulais alors dans la salle des pas perdus en face de l’entrée de la salle des séances en alpaguant tous les collègues qui passaient en leur disant d’une voix blanche : « Tu sais pour Mohamed Brahmi ? » et tous me répondaient « Non, quoi ? ». Personne n’était au courant. Ou pas grand monde. La première personne informée fut Maherzia Lâabidi, la vice-présidente de l’ANC, à laquelle j’ai demandé : « Vous êtes au courant ? Le directeur de Mosaïque m’a dit que d’après ses infos il serait mort, vous confirmez ? ». D’un signe de la tête avec les lèvres serrées, elle me fit comprendre que oui. Il n’y avait donc plus le moindre espoir. Mohamed Brahmi était mort assassiné. Nouveau choc. 

    A mesure que la nouvelle se diffusait, des collègues se prenaient le visage entre les mains, certains lâchaient des « C’est pas possible… » ou d’autres paroles d’incrédulité. D’autres se mettaient à prier, à réciter des versets de Coran, à implorer Dieu par des « Allahou akbar ! » de désespoir, ou récitaient la profession de foi de l’islam « Là ilaha illa Allah, Mohamed rassoul’Allah ». D’autres encore ne pouvaient retenir leurs larmes. Les journalistes présents se précipitaient pour recueillir les réactions des élus au micro ou à la caméra. Je me souviens avoir donné quelques déclarations sur un ton blême, ce que me confirmeront plusieurs personnes qui me verront à la télévision ou m’écouteront à la radio. Le contraire m’aurait étonné. Mais à la question qui m’a été posée plusieurs fois « D’après vous, qui serait à l’origine de ce crime ? », j’ai tout simplement répondu : « Je ne sais pas, aujourd’hui, comme beaucoup, j’ai perdu un collègue et un ami, mais on ne peut pas lancer d’accusations pour des actes aussi graves, c’est à la police et à la justice de mener l’enquête, mais ce qui est certain c’est que l’ennemi auquel maintenant la Tunisie doit faire face c’est le terrorisme ! ». Hors antenne, j’ai demandé à ces journalistes pourquoi ils me posaient cette question, vu qu’il me paraissait évident qu’on ne pouvait pas savoir, tout en pensant intérieurement que si je savais quelque chose ou que j’avais des indices ou des soupçons, je les aurais évidement réservés à la police et à la justice sans rien en dévoiler à l’antenne. Ils me répondirent tous : « Pourtant plusieurs de vos collègues y vont de leur interprétation là-dessus, et vous, vous n’avez pas d’idée ? ». J’ai répondu que « Non ». Tout cela me semblait édifiant.

    A ce moment-là, il ne devait plus y avoir de parti ni de camp : un de nos collègues avait été assassiné. Néanmoins, certains m’ont rapporté avoir entendu des élus leur dire une chose du genre : « C’est terrible évidemment, Dieu ait son âme, mais il faut dire que ce qu’il disait n’était pas toujours très élégant ». Du genre, il l’a cherché ? Autre choc. Même si je n’ai pas entendu ces paroles, elles m’ont été rapportées par des personnes de confiance que je n’ai aucune raison de ne pas croire… Oui, à y repenser, c’est vrai que Mohamed Brahmi dans les dernières semaines avant sa mort n’avait pas été très tendre avec les islamistes. Peut-être même plus dur qu’il ne l’avait été jusqu’alors. En effet, il avait publiquement affirmé son soutien à la destitution du Président islamiste égyptien Mohamed Morsi par l’armée, survenu le 3 juillet, qui installera immédiatement au pouvoir son chef d’état-major Abdelfatah Sissi. En bon nationaliste arabe nassérien, Brahmi croyait en la force de la Nation arabe et, bien qu’étant un homme authentiquement pieux, il n’aimait pas du tout les islamistes. En prenant la parole dans des meetings et dans l’hémicycle, il avait glorifié cet élan du peuple égyptien dans lequel il avait vu l’expression d’un sursaut de réappropriation démocratique contre la confiscation de la démocratie par les Frères musulmans après leur victoire électorale. Il s’était montré sans concessions face à leur volonté de mainmise sur l’Etat et sur le pays. Il continuait de pourfendre violemment les islamistes restés sourds à la révolte populaire exigeant leur départ alors qu’ils s’accrochaient au pouvoir et à une légitimité électorale qui, du fait de cette révolte, avait perdu tout sens. Brahmi n’a pas hésité à glorifier le geste de l’armée égyptienne, en le comparant à celui des « Officiers libres » conduits par son mentor Gamal Abdennasser qui, il y a un peu plus d’un demi-siècle, avaient su entendre le peuple et réaliser ce qu’il demandait, vu que ce peuple n’avait pas les moyens d’imposer seul sa volonté... Puis, venait le parallèle avec le discours d’Ennahdha, arrivée au pouvoir en 2011 où elle était censée rester un an, mais qui semblait chercher à s’y installer peut-être pour l’éternité. Et, pour achever un de ses discours dans l’hémicycle, il adressera aux islamistes un cinglant : « Et votre tour ne tardera pas à venir, par la volonté du Peuple et par la volonté de Dieu ! »... Effectivement, si les islamistes n’aimaient déjà pas beaucoup Brahmi avant, ils devaient encore moins l’aimer après, alors qu’ils ne perdaient pas une occasion de rappeler leur solidarité avec leurs frères égyptiens, détenteurs de la légitimité des urnes, en arborant le symbole de la « Rabâa » du nom de la place où manifestaient les sympathisants des Frères musulmans égyptiens, avec un autocollant jaune et noir à son effigie ou en en reproduisant le symbole devant les caméras en repliant le pouce sur la paume de la main avec les quatre autres doigts dressés. Néanmoins, un jour comme ce 25 juillet, on devait oublier tout ça, quitte à se le remémorer plus tard.

    Peu après la confirmation de la sinistre nouvelle, je croisais Houcine Jaziri, le premier dirigeant islamiste avec lequel j’avais eu l’occasion de discuter en profondeur depuis nos premières rencontres en France durant la campagne électorale et avec lequel une relation de respect et d’estime mutuels et d’amitié, s’était nouée. Le visage crispé, nous nous sommes donnés l’accolade comme de vieux amis et il m’a alors dit d’un air sincèrement inquiet : « C’est très grave, on peut craindre le pire, que Dieu ait son âme et qu’il nous protège ». Son fils de cinq ou six ans qui l’accompagnait, avait compris qu’il se passait quelque chose d’inquiétant en voyant nos mines et nous a demandé en français, sa langue de communication habituelle, vu qu’il était né et avait grandi en France : « Qu’est-ce qui se passe ? ». Houcine avait alors été interpellé par quelqu’un d’autre l’espace d’un instant et, me trouvant aux côtés de cet enfant qui avait perçu la gravité de la situation et qui attendait une réponse, je me suis forcé à marquer un sourire crispé afin de ne pas l’affoler, en lui disant : « Il s’est passé quelque chose de grave, ton papa va t’expliquer ». En effet, je ne savais pas comment expliquer une situation comme celle-ci à un enfant.

    Le Président de l’ANC, choqué, a tenu une conférence de presse immédiatement après la confirmation de la nouvelle, annonçant la larme à l’œil trois jours de deuil. Au même moment, après avoir retrouvé mes esprits, je prenais mon téléphone pour passer quelques coups de fil à l’étranger à quelques personnes qui m’étaient chères, afin de leur annoncer ce qu’elles n’allaient pas tarder à découvrir, en ajoutant que nous risquions de faire face à des heures très sombres en Tunisie. Et je ne cachais pas non plus le fond de ma pensée : si un député d’opposition avait été assassiné, nous étions tous maintenant des cibles potentielles. Après cela, alors que je m’apprêtais à repartir, Mouldi Riahi, mon ancien président de groupe m’interpela sur un ton presque fraternel qu’il n’avait plus employé à mon égard depuis ma rupture avec mon ancien parti, en me disant : « Après ce drame qui nous bouleverse tous, on peut craindre le pire et il faut maintenant faire appel à notre conscience nationale, car il y a de fortes chances que les appels les plus démagogiques et les plus dangereux soient lancés ! ». J’ai répondu : « Oui, évidemment », sans savoir que ce à quoi il pensait était peut-être de possibles appels à la dissolution de l’ANC et que, de mon côté et avec les députés de l’opposition, nous allions quitter cette assemblée durant trois longs mois de grande tension.

    En quittant l’ANC ce jour-là, sans savoir que je n’y revendrai pas avant longtemps, j’étais informé que les députés de l’opposition se donnaient rendez-vous au domicile de la veuve de Mohamed Brahmi et de sa famille pour présenter nos condoléances, cité Al Ghazala, à l’Ariana, à deux encablures de la maison de… Rached Ghannouchi, située de l’autre côté de la route de Bizerte et placée sous haute protection… Nous allions aussi nous mettre d’accord pour nous réunir le soir même et envisager la suite politique à donner à ce drame. Au domicile de Mohamed Brahmi, nous faisions la connaissance de sa veuve, Mbarka Aouïni et de ses enfants. Il nous fallait réaliser ce qui venait de se passer.

    69 - Cinquante-sept députés de l’opposition se retirent de l’ANC

    Le jour-même de l’assassinat de Mohamed Brahmi, après nous être déplacés chez sa famille pour présenter nos condoléances, les députés de l’opposition et leurs partis se sont réunis en urgence afin de déterminer les positions à adopter face à cette nouvelle donne. Compte tenu de ce qui était arrivé avec l’assassinat d’un député, notre conviction était que le processus constituant qui battait de l’aile était peut être mort, ainsi que tout le système politique issu des élections du 23 octobre 2011.

    Tous les députés de l’opposition s’étaient accordés sur un certain nombre de revendications et étaient décidés à se retirer de l’ANC jusqu’à ce qu’elles soient satisfaites, à savoir : la dissolution du gouvernement de la troïka, l’obtention de garanties pour la finalisation de la Constitution afin que la règle devienne celle du consensus et non plus celle des équilibres majorité/opposition, la dissolution des LPR, la lumière sur les assassinats de Chokri Bélaïd et Mohamed Brahmi. En revanche, deux positions divergentes se faisaient jour quant à l’avenir de l’ANC : la majorité des partis et des députés de l’opposition demandaient sa dissolution à l’unisson d’un mouvement populaire surfant sur son impopularité croissante, y compris Al Jomhouri qui, après avoir soutenu le projet de Constitution du 1er juin, avait opéré une volte face spectaculaire pour rejoindre sa famille d’origine, mais, l’Alliance démocratique, issue d’une scission du PDP menée par le Président du groupe Démocrate Mohamed Hamdi, s’était distinguée en ne s’associant pas à la demande de dissolution de l’ANC, plaidant pour son maintien jusqu’aux élections avec un calendrier clair de fin de ses travaux sur la Constitution avec comme terme le 23 octobre 2013. Cette formule fut finalement à peu près la proposition de sortie de crise que présentera trois mois plus tard le Quartet UGTT / UTICA / LTDH / ONAT. Une position médiane, somme toute, entre celles d’Ennahdha et du reste de l’opposition. J’ai toutefois la conviction que cette proposition n’a été vue comme un compromis que parce qu’une autre position plus radicale avait été défendue, la nôtre, qui avait fait passer celle-ci pour plus modérée. En effet, au bout de deux ans d’expérience de confrontation avec Ennahdha, j’étais tout aussi convaincu que si nous avions d’emblée renoncé à la dissolution de l’ANC en ne demandant que celle du gouvernement, les islamistes auraient enregistré l’accord général sur le maintien de l’ANC et limité la négociation au sort du gouvernement, en vue de s’accorder sur un équilibre entre leur départ intégral du pouvoir et un simple remaniement, afin d’y conserver quelques positions clés.

    Restait enfin la question de nos mandats de députés. Devions-nous démissionner comme nous pressait de le faire une partie de l’opinion publique, pensant que cela discréditerait définitivement l’ANC et pousserait à sa dissolution et à la chute des institutions du 23 octobre 2011 qu’Ennahdha avait confisquées à son profit ? Ou devions-nous garder nos mandats tout en faisant un geste fort qui aurait été un retrait sans limite de temps de l’ANC et une suspension de l’exercice de nos mandats ? Après de longues discussions, notre décision fut de ne pas démissionner jusqu’à nouvel ordre. En effet, la première raison plaidant contre une démission collective était que notre poids et notre image auprès de l’opinion publique, des médias et des chancelleries étrangères, serait peut-être plus importants en demeurant députés. A l’épreuve des faits, c’était évident. Nous n’aurions sans doute pas eu la même audience en tant que députés démissionnaires ou députés retirés. Ensuite, il ne fallait pas oublier que, pour les transfuges de partis de la troïka comme moi ou d’Al Aridha, leur siège aurait échu en cas de démission à de nouveaux élus qui ne rejoindraient pas nécessairement l’opposition. En effet, les chiffres parlaient d’eux-mêmes : les 57 députés retirés comptaient 10 ex-Ettakatol (Mohamed Allouch, Ali Bechrifa, Sélim Ben Abdesselem, Abdelkader Ben Khémis, Salah Choueïb, Jamel Gargouri, Fatma Gharbi, Khémaïs Ksila, Selma Mabrouk, Karima Souid), 5 ex-CPR (Naceur Brahmi, Abdelaziz Kotti, Dhamir Manaï, Hasna Marsit, Mohamed-Ali Nasri) et 3 ex-Aridha (Brahim Gassas, Abdelmonim Krir, Rabiâa Najlaoui). Cela faisait quand même 18 députés qui pouvaient être remplacés par des élus qui ne s’associeraient pas au mouvement de retrait de l’ANC s’ils étaient restés fidèles à leurs partis. De plus, un autre problème se posait aux 15 élus sur 16 de l’ex-PDP (un, Néji Gharsalli, ne s’était pas retiré et avait rejoint le « camp de la légitimité », le seul à faire un parcours en ce sens) : ils étaient partagés aujourd’hui entre Al Jomhouri et At’tahaluf, mais aucun ne voulait voir échoir son siège à un suivant ou à une suivante sur sa liste qui n’aurait pas faite le même choix partisan, ce qui peut se comprendre. Il était donc clair que la démission des députés retirés n’était pas l’option à retenir, car le mouvement y aurait bien plus perdu qu’il n’y aurait gagné. Et, contrairement à ce qui a pu être dit dans l’opinion publique, ce choix de ne pas accompagner le retrait d’une démission n’était clairement pas motivé par une volonté de s’accrocher coûte que coûte à son mandat de député chez la grande majorité de mes collègues retirés de l’ANC. Notre décision fut donc d’annoncer la suspension de notre activité parlementaire sans démissionner.

    Une troisième raison pouvait aussi être invoquée pour appuyer cette décision. En effet, une quinzaine de jours plus tôt, notre collègue Ahmed Kasskhoussi avait fait sensation en annonçant en plein hémicycle et contre toute attente, sa démission de l’ANC. Mais, passé l’effet d’annonce et les appels d’une partie de l’opinion aux députés de l’opposition d’en faire autant, force était de constater que cette démission n’avait pas servi à grand chose pour contrecarrer les dessins des islamistes et de leurs alliés. Nous devions en tirer les leçons. Enfin, une confidence pour finir : malgré ces arguments pertinents plaidant plus pour le maintien de nos mandats que pour la démission, j’avais défendu auprès de mes collègues l’option de la démission collective, en pensant qu’elle était la seule compréhensible pour l’opinion publique. Mais je reconnais que je m’étais trompé et heureusement que je m’en suis tenu à la discipline de groupe. Comme quoi, le discipline a aussi ses vertus lorsque l’on croit en une démarche collective globale, tout en s’étant trouvé minoritaire sur un point donné.

    Enfin, il y avait aussi le thème très sensible de l’indemnité parlementaire. Certains collègues avaient d’ailleurs plaidé en faveur de son abandon et l’avaient fait pour eux-mêmes sans toujours en faire la publicité, ce que pour ma part, je n’ai pas fait. En effet, notre mouvement allait nécessiter un financement conséquent et je mettais donc une partie de mon indemnité à disposition, comme l’ont fait tous les collègues qui n’y avaient pas renoncé. Et, après coup, je dois aussi dire que la situation de « député retiré » était bien plus éprouvante sur les plans du travail et de la fatigue physique et morale que celle de « député siégeant ». En effet, nous allions prendre l’habitude de nous réunir et de passer des communiqués quotidiennement, d’animer le sit-in de la place du Bardo devant l’ANC, de répondre aux sollicitations de la société civile, de la presse et des chancelleries étrangères qui cherchaient à connaître notre vision de la situation, de nous déplacer sur l’ensemble du territoire, etc… Et sans un instant de répit. Il n’y avait pas photo. Enfin, il faut souligner aussi que le Président de l’ANC n’a à aucun moment accepté de souscrire à une suspension des indemnités des députés retirés, malgré les pressions subies en ce sens. Il faut le lui reconnaître. 

    Cependant, cette question de la dissolution ou non de l’ANC, qui avait été marquée par des divergences de positions entre les radicaux et les modérés de l’opposition, avaient laissé des traces. En effet, autant les liens s’étaient resserrés entre le noyau dur de l’opposition composé de Nida Tounès, Al Massar et Aj’jabha Ach’châabia, ainsi qu’Al Jomhouri qui avait réintégré sa famille d’origine, autant la confiance de certains en At’tahaluf avait été mise à mal pour plusieurs d’entre nous qui en venaient même à soupçonner ce parti d’essayer de s’attirer les bonnes grâces d’Ennahdha. Réciproquement, nos collègues d’At’tahaluf, qui ressentaient cette suspicion, avaient marqué leurs distances. Pour ma part, bien qu’adhérant pleinement à la position que je défendais et conscient en même temps que nous pourrions être amenés à faire des concessions, je n’ai jamais pu croire à une « traîtrise » de nos amis d’At’tahaluf en qui je gardais ma confiance. La position de l’UGTT qui rejoindra celle de ce parti ramènera une partie de l’opposition à de meilleurs sentiments, mais sans dissiper tous les doutes.

    Incontestablement, dès les premiers jours de ce retrait, les réunions quotidiennes des députés de l’opposition et le fait de se retrouver ensuite au sit-in de la place du Bardo, pour parfois y passer la nuit, a contribué à renforcer notre unité. Cette nouvelle donne ne faisait maintenant plus de doute et même la troïka n’allait pas tarder à s’en convaincre et à comprendre qu’il faudrait compter avec : l’unité de l’opposition commençait enfin à prendre forme.

    70 - Sit-in conquérant Place du Bardo, le jour le plus long, la nuit la plus longue

    Il y avait eu le temps du recueillement passé auprès de la famille de Mohamed Brahmi, chez qui nous avions pu constater une incroyable foi en les idées qui étaient les leurs et une volonté sans faille de reprendre le flambeau, autant chez sa veuve, Mbarka Aouaini, qui sera élue députée aux élections de 2014, que chez ses enfants, Adnan, Balkis, Sarra et Fida, ainsi que la petite dernière Mountaha (mot qui veut dire « fin » en arabe), qui, étant autiste, n’aura sans doute pas la possibilité de s’exprimer comme sa mère et ses frères et sœurs pour reprendre le flambeau de ce père exceptionnel et aimant, car je l’imaginais aussi comme tel, qui allait tant lui manquer. Ainsi qu’à nous tous, ses amis. Malgré le choc et la peine, il s’agissait là d’une belle leçon de ténacité. A la maison et dans les cercles militants de l’opposition, on parlait déjà du « Chahid » Mohamed Brahmi, le martyr de la Nation. Nous avions encore du mal à réaliser ce qui s’était passé, comme en témoigne cet échange que j’avais eu avec mon ami Ali Bechrifa au domicile des Brahmi rempli de monde, le premier ou le deuxième jour de sa mort, où je lui ai dit : « Vraiment, ça fera bizarre de voir sa place vide quand on va revenir… », ce à quoi, il me répondit d’abord : « Ah, oui, certainement… », avant qu’on se dise en même temps en se regardant incrédules : « Mais, non, justement, on ne va pas revenir ! ».  

    Nous étions tous extrêmement affectés, mais un de nos collègues l’était sans doute bien plus que nous tous. Il s’agissait de Mourad Amdouni, élu de Bizerte et membre du parti de Brahmi « Harakat ach’châab » (« Le Mouvement du peuple ») qui venait de connaître une scission majoritaire pour donner naissance à leur nouveau parti « At’tayar Ach’châabi » (« Le Courant populaire »), en vue de rejoindre la coalition du Front populaire, perspective que la faction rivale avait refusé. Certains en étaient même arrivés à émettre l’hypothèse selon laquelle la violence de la séparation entre ces deux factions pouvait être à l’origine de l’assassinat de Brahmi. Mais aucune preuve n’était jamais venue l’étayer. Toutefois, le fait que le « Hadj » Mohamed Brahmi, comme on s’était mis à l’appeler après sa mort, rejoigne le Front populaire aurait eu un effet majeur : l’accusation d’athéisme et d’ennemis de la religion, constamment opposée à la gauche par les islamistes, tombait tout d’un coup. A savoir qui avait intérêt à supprimer un homme comme Brahmi ? Ou si, pour certains, ce « Hadj » alliés aux « impies » était tout simplement devenu un « traître » à l’islam ? Une autre hypothèse selon la logique d’« à qui profite le crime ? » était que cet assassinat pouvait aussi venir de ceux qui n’avaient rien à voir avec la mouvance jihadiste, comme par exemple les forces liées à l’ancien régime qui auraient cherché à saboter le processus de transition ou à créer un sentiment de peur extrême dans le pays à même de faire regretter l’époque de Ben Ali ? Tout était possible et il était très hasardeux de se prononcer au-delà des hypothèses.

    En un premier temps, il avait été envisagé que Brahmi soit enterré le vendredi après la prière hebdomadaire à Sidi-Bouzid, où il était né et dont il était l’élu. Mais, très vite, vu la portée nationale de l’événement, l’autorisation fut obtenue, avec l’accord de la famille, pour qu’il soit inhumé au cimetière du Jellaz à Tunis au « carré des martyrs » aux côté de Chokri Bélaïd qui y avait rejoint Farhat Hached, le grand leader syndical assassiné dans des circonstances très troubles en 1952 par les terroristes colonialistes de « la Main rouge », et bien d’autres, dont les martyrs du 9 avril 1938 dont la mémoire reste célébrée par une fête nationale qui tournera au drame en 2012, avant que la commission d’enquête parlementaire mise en place sur ce dossier ne soit tout bonnement étouffée et enterrée par le pouvoir islamiste. Cela n’augurait pas du mieux pour l’élucidation de l’assassinat de Brahmi et celui de Bélaïd dont l’enquête n’avait pas avancé.

    Il fut donc décidé que Mohamed Brahmi serait enterré le samedi 27 juillet au carré des martyrs du cimetière du Jellaz à Tunis après la prière du « asr » en début d’après-midi. Il faisait très chaud ce jour-là et une grande procession se préparait. Au fur et mesure que nous montions la butte du cimetière menant au carré des martyrs, la foule grossissait. Il y avait certes moins de monde que pour l’enterrement de Chokri Bélaïd, mais, quand même, les gens s’étaient déplacés. Puis, il fut décidé de manière improvisée, qu’après l’enterrement, la foule se rendrait place du Bardo en face de l’ANC. Nous apprenions dans la foulée que toute manifestation avait été interdite dans le quartier de l’ANC, n’ayant pas été autorisée 72 heures à l’avance comme l’exigeait la loi. Mais Brahmi n’était même pas mort depuis 72 heures... C’est ainsi qu’il a été décidé de braver toute interdiction et d’aller investir la place du Bardo.

    Certains s’y sont rendus directement et d’autres ont fait un détour par chez eux pour se reposer, vu qu’il faisait très chaud et qu’on était à la moitié du mois de Ramadan. Pour ma part, je ne me suis pas directement rendu au Bardo et j’ai appris par un coup de téléphone que ça commençait à barder, la police ayant chargé des manifestants dont les députés Mongi Rahoui, Nooman Fehri et Nadia Châabane. Les médias étaient présents sur les lieux et ont confirmé à l’opinion publique, témoignages et images à l’appui, le degré de violence employé par la police pour réprimer ce mouvement spontané. Sur ordre de qui ? Telle était la question. Un réel malaise n’allait d’ailleurs pas tarder à se faire sentir entre le Ministre de l’Intérieur, l’indépendant Lotfi Ben Jeddou et le Chef du Gouvernement Ali Lâarayedh d’Ennahdha. Mais nous ne savions pas encore que nous n’avions encore rien vu… 

    On m’a alors dit que les députés, militants et activistes de la société civile présents s’étaient retirés de la place pour se réunir dans un local du réseau Dostourna tout près de l’ANC. Je me suis donc dépêché de sauter dans ma voiture pour me rendre sur les lieux et rejoindre mes collègues et les manifestants par solidarité. Et aussi pour voir ce qui se passait. En effet, dans ce genre de situation, il y avait de quoi se sentir très mal à l’aise en restant en sécurité loin du théâtre des opérations, quand nos amis se prenaient des coups de matraque ou des gaz lacrymogènes… « El crymogène », comme on disait depuis la Révolution.

    En arrivant à proximité du Bardo en voiture, je voyais des gens courir dans les petites rues adjacentes et je reconnaissais dans la foule le visage d’une femme que je connaissais. J’arrêtais alors ma voiture et je lui criais de monter ainsi qu’à une autre femme qui l’accompagnait. Elles m’ont alors confirmé que ça chargeait de tous les côtés, tout en gardant le sourire. Etonnant dans ce genre de situation. On avait pris l’habitude depuis la Révolution. Puis, après avoir pu m’approcher de l’endroit où je pensais aller rejoindre les députés, en laissant ma voiture dans une petite rue apparemment calme et loin des grands axes théâtres des affrontements, l’odeur des gaz lacrymogènes venait me chatouiller les narines et la tension se lisait sur les visages.

    Au vu des violences dont avaient été victimes manifestants et députés, il n’était maintenant plus question de se retirer de la place du Bardo, quelles qu’en soient les conséquences. La décision avait été prise en concertation entre députés et activistes présents sur les lieux que nous resterions la nuit place du Bardo et que nous l’occuperions le temps qu’il faudrait. L’endroit symbolique que nous cherchions était maintenant tout trouvé et le mot d’ordre était lancé sur les réseaux sociaux et dans les médias pour appeler celles et ceux qui y adhéraient à nous rejoindre. Nous avions également improvisé un dispositif pour organiser une rupture du jeûne sur place, en nous disant qu’en dépit de toute l’hostilité que pouvait nourrir envers nous le Chef du Gouvernement et son parti, Ennahdha, il aurait du mal à donner l’ordre de charger sur des gens rompant le jeûne place du Bardo ou ailleurs. Mais la suite nous montrera qu’il n’y aurait pas autant de prévenance en dehors de cette situation précise…

    Nous avions alors chacun pour mission de nous débrouiller pour trouver de quoi assurer la rupture du jeûne sur place. Notre crainte était que, si nous désertions l’endroit, celui-ci pourrait être condamné dans ce laps de temps. Il fallait donc y rester et y rompre symboliquement le jeûne. Le mot d’ordre a donc été lancé sur les réseaux sociaux. Et, lors la rupture du jeûne, il y avait donc toujours du monde sur la place et de quoi se désaltérer et se rassasier. Les gens n’étaient pas partis, signe qu’ils n’avaient pas eu peur de la violence avec laquelle certaines unités de police avaient chargé l’après-midi et qu’ils étaient déterminés à tenir bon. Les médias aussi étaient restés, friands de propos pris sur le vif à des élus, des responsables politiques, des figures de la société civile ou des anonymes venus grossir la foule. En effet, la masse augmentait à vue d’œil.

    Puis, entre temps, des tentes avaient été apportées et commençaient à être installées. Un service de sécurité avait été constitué et des matelas en mousse avaient été apportés pour dormir sur place. Les députés étaient tenus symboliquement d’assurer une présence cette nuit et à tour de rôle pour les nuits suivantes. Je m’étais alors porté volontaire pour ce soir-là avec Selma Mabrouk et Nooman Fehri. Mais, entre-temps, un autre rassemblement avait pris place en face du nôtre, de l’autre côté de la place du Bardo, dont nous occupions le côté est. En réponse à notre mouvement, la moitié ouest était à présent occupée par des partisans de la « légalité ». Ennahdha et ses alliés prenaient donc place en face de l’opposition. Leur rassemblement semblait peu fourni mais il était là, symboliquement au moins. Et nous allions nous faire face pendant près d’un mois avant qu’ils ne lèvent le camp. Au départ, les deux camps étaient séparés de quelques dizaines de mètres seulement par des barrières métalliques et un cordon policier avec des canaux latéraux de passages permettant de passer d’un côté à l’autre. Mais ce dispositif ayant été jugé au bout de quelques jours trop difficile à sécuriser en raison des risques d’affrontements entre les deux camps ou de possibles agressions extérieures, la décision sera prise par le gouvernement de « neutraliser » la place du Bardo. Elle deviendra un véritable no man’s land interdit d’accès et encerclé de barbelés, sans canaux de passages latéraux afin d’interdire tout mouvement d’un camp à l’autre et de permettre aux forces de l’ordre postées de part et d’autre de la place de pouvoir parer à des agressions extérieures, le cas échéant. La place du Bardo sera de surcroît déclarée zone militaire et donc placée sous le contrôle du Ministère de la Défense, l’armée pouvant intervenir en cas de besoin même si le maintien de l’ordre était laissé aux forces de sécurité.

    Mais avant ce changement de dispositif, ce premier soir, l’ambiance était réellement festive du côté « contestataire » car nous avions l’impression d’avoir remporté une victoire en parvenant à conquérir la place du Bardo, malgré la répression subie dans l’après-midi. Et nous faisions face à cette assemblée dont nous demandions la dissolution. Les premiers stands avaient été mis en place par des associations de la société civile et les députés. Et, force était de constater que le nôtre ne désemplissait pas, que les gens venaient discuter, questionner, suggérer, encourager, etc… Dès ce premier soir, nous allions mesurer l’endurance dont nous allions devoir faire preuve pour tenir le coup, tant il était usant de rester des dizaines de minutes debout, à parler devant une foule posant des questions et commentant la situation sans s’interrompre… Mais il fallait être là, il était inconcevable de faire autrement face à tous ces gens venus nous soutenir. Il fallait renforcer leur détermination à revenir et pendant très longtemps s’il le fallait, pour obtenir ce que nous voulions, comme y étaient parvenus les égyptiens peu avant avec l’éviction de Morsi et des Frères musulmans. Des slogans à la gloire des martyrs Brahmi et Bélaïd et hostiles à Ennahdha étaient scandés. En face, on entendait des « Allahou akbar » et des slogans à la gloire de la « légalité » et contre le « coup d’Etat » que nous étions accusés de fomenter comme en Egypte. Le face-à-face avait commencé.

    A une heure avancée de la nuit, il ne restait plus grand monde, la plupart des présents étant rentrés se coucher avec la promesse de revenir le lendemain. Nous étions donc restés comme prévu à une poignée de militants, d’activistes et de simples citoyens, avec trois députés pour assurer cette présence très symbolique. Fatigués par cette journée, nous avions décidé de dormir à tour de rôle, conscients qu’il n’était pas prudent de baisser la garde à aucun moment, autant par crainte d’une attaque extérieure ou du camp d’en face, vu que les canaux de passages latéraux n’avaient pas encore été condamnés. Mais, nous pouvions aussi craindre l’intervention d’unités de police comme celles auxquelles nous avions eu affaire dans l’après-midi. Nous nous posions d’ailleurs toujours la question de savoir de qui était venu l’ordre de charger : du Chef du Gouvernement ou d’un responsable policier, ne croyant pas vraiment que le Ministre de l’Intérieur en soit à l’origine ? Et nous ne nous doutions pas à quel point nos craintes étaient fondées…

    Alors que j’avais fermé l’œil sans être parvenu à m’endormir, je me mettais, soudain, à entendre des bruits, comme des cris. Puis, on me réveilla en me disant de me lever et de faire vite, que

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