Le Narval: Thriller
Par Peter D. Mason
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEUR
Peter D. Mason est un auteur français qui vit à Paris. Un passé d’archéologue aventurier puis libraire de livres anciens.
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Aperçu du livre
Le Narval - Peter D. Mason
L’affichette punaisée sur le panneau syndical indique : « À l’occasion de son départ anticipé, le professeur François Brantome, professeur de biologie marine au Muséum national d’histoire naturelle, vous invite à partager un moment amical, amphithéâtre Linné, 18 h. » Une main anonyme a dessiné au feutre rouge la caricature d’un gros et sympathique narval pointant un appendice très long et soufflant un grand jet d’eau de son évent.
Le dessin doit en faire sourire certains, mais moi, cela m’agace. Je n’ai pas un grand sens de l’humour potache. « Le Narval », c’est le surnom que mes étudiants m’ont collé…
Entre nous, départ prématuré à 58 ans, cela sonne comme une fausse couche et le début de ma vraie retraite. Je ne suis pas à l’aise avec cette décision mais c’est mon choix. L’économie est d’abord pour l’État puisque mes nouveaux émoluments sont nettement inférieurs au salaire de « l’actif » que j’étais. Je garde en effet pour un temps toutes mes activités d’enseignant-chercheur, pratiquement rien ne change, je travaille autant et, finalement, je suis moins bien payé !… Seule contrepartie, j’aurai la jouissance d’un bureau au Muséum, côté laboratoire de la rue Buffon. Perspective rassurante, croyez-vous ? Pfff… Plutôt déprimant d’imaginer que l’on va finir sa vie dans la même maison, non ? Soyons philosophe. Il faut bien se plier à la règle et, à y regarder de plus près, être rémunéré par la société civile pour chercher sa vie durant comment les soles sont arrivées à avoir les deux yeux du même côté et pourquoi le narval mâle a laissé pousser une de ses deux incisives supérieures sur trois mètres de long, c’est objectivement un luxe rare et original dans ce monde en perdition. Sans fausse modestie, je suis en effet devenu le meilleur spécialiste au monde de la dissymétrie évolutive chez les animaux supérieurs en milieu marin. Étonnamment, ce sujet, presque totalement occulté depuis Darwin, occupe un espace de plus en plus important : la compréhension fine des mécanismes de l’évolution et de l’adaptation des espèces dans le cadre du bouleversement climatique est devenue un enjeu majeur. Comment aurais-je pu imaginer un tel avenir, moi, le jeune étudiant marginal et mal considéré qui faisait une thèse de doctorat en cladistique sur les pleuronectiformes, plus communément appelés les poissons plats, comme les soles, les flétans ou les plies ? À l’époque, tout le monde s’en fichait éperdument… J’ai toujours été attiré par les formes incongrues de la nature, je ne sais pas pourquoi. Chacun sa révélation. Ne souriez pas : enfant, chez le poissonnier, la découverte de la position asymétrique des yeux et des ouïes des soles a provoqué une remise en cause totale de toutes mes certitudes sur l’ordre de la nature et son destin. Les questions existentielles du sens de la vie ont pris corps dans mon cerveau d’adolescent en maturation. D’où vient-on ? Où allons-nous ? Pourquoi sommes-nous ?… Chacun son chemin ; entre Dieu et la science, j’ai très tôt et définitivement choisi la science.
Aujourd’hui, c’est presque la gloire ! Enfin, j’exagère, plutôt les honnêtes bénéfices de la carrière sans accroc, bien qu’un peu écourtée par les aléas de la vie, d’un chercheur spécialisé… Car, si je quitte mon poste un peu plus tôt que prévu, c’est pour m’organiser et soutenir mon épouse Catherine, handicapée après un grave problème de santé.
Comme je parle très bien de ce que je connais et que mon physique de professeur à la Einstein ou à la Hubert Reeves avec mes cheveux blancs broussailleux convient idéalement aux critères télégéniques des médias, je suis de plus en plus souvent sollicité pour donner mon avis sur la disparition catastrophique des espèces et sur les questions de l’évolution du monde du vivant dans la crise anthropocène du troisième millénaire. J’en reviens obsessionnellement aux soles et aux narvals qui sont des exemples fascinants de ce qu’on ne parvient pas à comprendre totalement en termes d’évolution. Démonter ces mécanismes de transformation et d’adaptation du vivant, c’est aussi essayer d’imaginer notre futur…
Les bouchons de champagne sautent. Tout mon petit monde est là. Je ne pensais pas que tant de gens se déplaceraient pour moi. Je suis flatté. En comptabilisant les appariteurs et autres techniciens et administratifs, mes collègues et confrères universitaires, mes étudiants, mon épouse en fauteuil roulant accompagnée de mes trois enfants et de quelques amis intimes, cela fait finalement une belle assemblée hétérogène. Je suis invité à ouvrir des cadeaux déposés sur la table de l’amphi. Je suis ému. Je me fends d’un petit speech de circonstance. Tout de même, entre mes études et ma vie d’enseignant-chercheur, presque quarante ans que j’arpente ce parquet grinçant, alors, vous pouvez imaginer que toutes les joies et les peines de ma vie sont passées par ici. Tous ces visages familiers m’entourent et je lève mon verre à ma chère épouse que j’ai rencontrée ici, dans ce même amphithéâtre ! Mais, comme toujours dans ce genre de « pot de départ », plane un sentiment obscur, une ombre : on enterre une partie de son histoire. Alors, pour défier cet inexorable destin, on se lâche en groupe et, aidés par les effets de l’alcool, on se remémore les épisodes les plus comiques et les belles réussites, parfois en enjolivant le passé… Les anciens conflits s’évaporent dans l’angoisse du temps. Déjà, certains invités quittent le cocktail, les premiers à partir sont les plus éloignés de moi.
Plus les convives s’éclipsent, plus je me laisse porter par une légère ivresse avec mes vrais amis et ma famille.
Au milieu de cette ambiance chaleureuse et festive, un homme d’une cinquantaine d’années retient mon attention ; je n’arrive pas à lui mettre un nom. Droit dans ses bottes, air sérieux et en retrait, il semble ne connaître personne. Par la nature de mon métier, je suis très physionomiste et observateur, je me vante d’avoir une mémoire visuelle infaillible ! Je m’approche donc de ce mystérieux personnage et lui offre une coupe de champagne. Il claque des talons, effectue un salut militaire et lève son verre.
– Merci, professeur. Colonel Faber de la Gendarmerie nationale.
– Colonel ? Gendarmerie ? Très honoré. Mais ? Je… Vous…
– Je comprends votre surprise.
– On se connaît ?
– Pas le moins du monde. Je devais vous rencontrer et, ayant appris que vous organisiez cette réception, je suis venu vous voir. Ma mission est un peu particulière… Délicate.
– Mission ? Vous seriez ici pour une raison professionnelle ?
– Oui. Mais je suis très honoré de vous rencontrer dans ce sanctuaire scientifique de l’histoire naturelle. J’apprécie beaucoup vos prises de position et vos interventions à la télévision. J’admire votre énergie à défendre les ressources naturelles et votre volonté de préserver les océans. Vous êtes convaincant, vraiment.
– Merci, co… colonel. Mais, venons-en à la raison de votre présence ?
– Oui, pardon… Pouvez-vous abandonner vos invités un moment ? Dans votre bureau ? C’est un peu personnel.
– Ouh là… Que de précautions ! Cela a l’air sérieux. Vous m’intriguez. D’accord. Suivez-moi.
♦
Dans mon bureau, qui ressemble au cabinet de curiosités d’un explorateur farfelu du XIXe siècle, à mon invitation, le colonel s’assoit en face de moi dans l’antique fauteuil en bois à tourniquet. En observant d’un air mi-étonné mi-amusé les poissons conservés dans du formol, les squelettes, les manchots empaillés et autres bestioles, il sort une enveloppe de la poche intérieure de sa veste et la pose sous mes yeux. C’est un courrier officiel.
– Hum… Fascinant votre antre ! Hum… C’est à propos de votre père.
– Mon père ? Qu’est-ce que vous me chantez là ? Mon père ?
– Oui.
– Mon Dieu ! Vous ne savez pas que…
– Si, si… Votre père était bien alpiniste ? Membre de la Compagnie des guides de Chamonix ?
– Oui. Jamais connu. Mort avant ma naissance. En 1960. Une hivernale au mont Blanc qui a mal tourné. Il aurait disparu dans une crevasse de la vallée Blanche. On n’a jamais retrouvé la cordée.
– Eh bien… Justement. Si.
– Hein ?
– Vous êtes bien placé pour savoir que la langue glaciaire recule rapidement, conséquence du réchauffement climatique, et que cela favorise la mise au jour des rejets exogènes du glacier.
– Vous n’allez pas me dire que…
– Si, des restes du corps de votre père, des fragments de vêtements, des objets personnels et même des documents administratifs… Aucun doute.
– Mince alors… Il y a presque soixante ans… Mon père… Pardonnez-moi. Je suis tellement surpris. Si je m’attendais à un truc pareil !
– Il y a en effet de quoi être surpris.
– Han… Ma pauvre mère… Elle aurait été si apaisée. Elle a toujours terriblement souffert de l’absence de preuves de la mort de son mari. Je crois que cela l’a empêchée de faire son deuil… Pour moi, par contre, mon père, c’est à la fois un fantôme et une icône.
– Il a participé aux époques glorieuses de la conquête des plus grands sommets du monde…
– Oui, un peu brève mais impressionnante carrière de montagnard. Bon, remettons les choses à leur place. Ce n’était quand même pas une star de l’alpinisme, il n’a jamais fait la une de Paris Match. Il avait les mains dans le cambouis, comme on dit. C’était un logisticien discret.
– Oui, un homme de terrain.
– Une réputation d’homme droit, aux prétentions simples.
– Oui. Alors, voilà… Comprenez-moi bien. C’est une situation exceptionnelle. Vous devez venir à Chamonix. Il y a des formalités à effectuer. Vous êtes le seul descendant vivant. Après, vous pourrez procéder à une inhumation comme vous le souhaitez, à Chamonix ou ici, à Paris… Prenez connaissance de ce document. Pour les démarches, je vous accompagnerai.
– À Chamonix ?
– Oui.
– Vous viendrez… ?
– Oui. Je vous accompagnerai. Encore une petite chose, s’il vous plaît.
Le colonel sort de sa poche une petite boîte aseptisée avec cotons-tiges, pipette et petits tubes de prélèvement emballés dans des sachets en plastique hermétiques…
– Je dois faire un prélèvement de votre salive. L’ADN… Vous comprenez ? C’est une procédure obligée par la loi dans ce cas. Pour vérifier…
– Ah ? L’ADN ?… Je… Je comprends… Hum… Pardonnez-moi. J’ai bu un peu de champagne. Ce n’est pas gênant ?
– Non, non. Pas de problème.
Le gendarme armé de son coton-tige s’approche de moi. Comme un poisson, je lui offre ma bouche grande ouverte.
♦
Le TGV file comme une flèche vers les Alpes.
Dans sa tenue impeccable de militaire, Faber se montre affable. Sans faire-valoir particulier, il me raconte quelques-unes de ses expériences de terrain, mais sans entrer dans les détails, secret professionnel oblige. C’est un homme cultivé qui a fait Saint-Cyr et, au fil de la discussion, une sympathie réciproque s’installe entre nous. Il me questionne sur mes recherches et les perspectives de l’avenir de l’humanité ; rien que ça. J’essaye de rester modeste et compréhensible. De nos jours, les scientifiques comme moi sont appelés à jouer les prophètes, mais ce n’est pas notre rôle. Aujourd’hui, deux théories s’affrontent sur l’évolution de la biodiversité et la diversification des formes de la vie : celle de Stephen Jay Gould qui affirme que c’est dans le chaos des crises que les formes des êtres vivants disparaissent, s’adaptent ou émergent – le hasard en quelque sorte –, et celle d’une communauté scientifique, dont je