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Plaisir des Parallèles: Carnet de voyage
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Livre électronique258 pages3 heures

Plaisir des Parallèles: Carnet de voyage

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À propos de ce livre électronique

Récit de voyage en Afrique

Marie Gevers nous invite à franchir l’équateur, à remonter de parallèle en parallèle au pays des « vertes collines ». Nous longeons cette crête qui sépare le bassin du Congo et celui du Nil, nous traversons des forêts de bambous, nous descendons des fleuves encombrés de jacinthes… En route, nous apprenons les secrets de la cuisine indigène, rencontrons des noms aux résonances déjà entendues : Kiwu, Katanga, Bohr, Kagera ; écoutons de vieilles légendes, des poèmes, des anecdotes ; ce n’est pas le lion, mais une loutre que nous chassons. Et en pleine forêt vierge, avec une jeune mariée, nous passons une nuit de Noël inoubliable. C’est en poète et à cœur ouvert que Marie Gevers voyage dans ces hauts lieux de l’Afrique où il arrive que l’homme s’efface pour que les bêtes vivent, c’est en écrivain sûr de ses moyens qu’elle décrit ce qu’elle voit. Pas d’exotisme voulu, pas d’ethnologie savante, mais tous les prestiges de l’invitation au voyage réalisés avec un bonheur incomparable.

Au travers de ses périgrénations, l'auteur nous fait découvrir la nature, les paysages, et la cuisine du Congo

A PROPOS DE L'AUTEUR

Marie Gevers (Edegem, 1883-1975) compte parmi les plus grands écrivains belges de langue française. Elle fut membre de l’Académie de langue et de littérature françaises (1938). D’abord poète, elle publia Missembourg, Les Arbres et le vent (prix Eugène Schmits 1924). Ses autres livres, récits et romans, chantent la sauvage beauté de la Campine anversoise, la « primitivité épique » des gens qui y vivent ou la somptuosité des saisons qui se posent sur les choses. Elle se révèle aussi fine psychologue dans Madame Orpha, ou la sérénade de mai (prix du Roman populiste 1934), Paix sur les champs, La Ligne de vie.

EXTRAIT

Vous m’avez beaucoup parlé des cultures en Californie. Dans les vergers immenses, tous les fruits d’une même espèce sont égaux de forme, de volume, de saveur, tant la science des agronomes y est rigoureusement appliquée. Cette idée me causait une sorte de gêne, comme celle que j’éprouve au cirque, en voyant des animaux faire des simagrées humaines. Vous aviez mentionné les arrosages si abondants que l’eau du sol s’est épuisée. On l’amène d’une distance de plus en plus grande. Vous m’avez raconté aussi l’histoire d’un procès mettant aux prises deux États. L’objet du litige étant les nuages que les avions spécialisés font crever au-dessus de l’un, au détriment de l’autre. La terre, chez vous, est soumise, pis que soumise, humiliée par l’homme. Mais l’homme, me disiez-vous, finit par être lui-même l’esclave de la machine.
LangueFrançais
ÉditeurLe Cri
Date de sortie2 nov. 2015
ISBN9782871066811
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    Aperçu du livre

    Plaisir des Parallèles - Marie Gevers

    Envoi du livre AM. C. B., Santa-Monica, Californie

    Vous m’avez beaucoup parlé des cultures en Californie. Dans les vergers immenses, tous les fruits d’une même espèce sont égaux de forme, de volume, de saveur, tant la science des agronomes y est rigoureusement appliquée. Cette idée me causait une sorte de gêne, comme celle que j’éprouve au cirque, en voyant des animaux faire des simagrées humaines. Vous aviez mentionné les arrosages si abondants que l’eau du sol s’est épuisée. On l’amène d’une distance de plus en plus grande. Vous m’avez raconté aussi l’histoire d’un procès mettant aux prises deux États. L’objet du litige étant les nuages que les avions spécialisés font crever au-dessus de l’un, au détriment de l’autre. La terre, chez vous, est soumise, pis que soumise, humiliée par l’homme. Mais l’homme, me disiez-vous, finit par être lui-même l’esclave de la machine.

    J’ai souvent pensé à vos propos, en Afrique dans un pays de cultivateurs noirs. Le climat y est agréable, car l’altitude de quinze cents à deux mille mètres, tempère la chaleur équatoriale. Là, des faiseurs de pluie appellent les nuages de colline en colline, aux sons obstinés d’une flûte. Là, c’est la terre qui maintient l’homme en esclavage. Il ne possède même pas d’animaux pour l’aider. Ni ânes, ni mulets, ni chevaux, ni bœufs de labour, bien que les pâturages soient habités d’innombrables troupeaux. Le bras humain, seul, armé d’une houe, arrache la nourriture à la terre.

    Colline par colline, les cultivateurs Bahutu se sont procuré champs et pâturages en incendiant la forêt primitive. Quand l’humus accumulé par les siècles avait épuisé sa force de fécondité, quand les pluies rinçaient les collines et entraînaient la terre en ruissellement vers les marécages, on allait plus loin, on incendiait la forêt prochaine et l’on recommençait à la dépecer, puis, à en manger l’humus.

    Les fermes, ou régies de l’Administration des Blancs sont installées dans les collines stériles, abandonnées par les paysans noirs. On parvient à en revaloriser les terres.

    Dans les collines de culture relativement récente, où le sol est encore lourd de l’humus forestier, tout est frais et net. Les champs y verdoient, les bananeraies y fusent. Ainsi sont les alentours du gîte de N. où nous étions installés pour une quinzaine de jours. Denis partait de grand matin pour ses courses lointaines, et nous, les dames blanches qu’on nomme les Basungu, nous allions, avec la petite fille, au hasard des champs. Je n’oublierai pas vite notre première promenade, à la fin de juin, dans ce pays riant et pur. La route avait été rectifiée, à N. L’ancienne, où les camions ne roulent plus est jolie. On la nomme le Vieux Bief. La petite Marie, que le mot amusait, chantonnait « vieux bief, vieux bief… » puis, éclatait de rire. Au bout d’un peu de temps un sentier à gauche nous a tentées. Le soleil nous chauffait doucement le dos : il était huit heures. Tout était délicieusement calme. On entendait seulement de temps en temps un appel de vacher ou le cri d’une perdrix. Le chemin montait à flanc de colline. D’un côté, un champ de fleurs sauvages, des marguerites jaunes, mêlées de scabieuses d’un mauve tendre. À gauche du sentier, vers la vallée, un champ de sorgho¹, tout bruissant d’abeilles. Le chemin conduisait à un rugo ² à l’ancienne mode. Les nouveaux ont de petits murs en torchis. C’étaient de vraies meules de paille, un peu relevées à l’entrée. Le chemin montait, passait sous les bananiers, et voici un rugo encore. Nous voulions le laisser à gauche, mais une femme en sort et dit qu’il n’y a pas de chemin par là, et que nous devons contourner le rugo par en dessous. Nous suivons son conseil, et la femme emboîte le pas.

    Le sentier traversait une seconde bananeraie. L’air y était vert, les feuilles faisaient un bruit de pages que l’on tourne dans un grand dictionnaire. De temps en temps, la femme disait quelque chose d’une voix douce, et nous répondions oui, oui, à tout hasard… À la sortie de la bananeraie, parut l’immense paysage des collines étagées. La plus haute, à l’horizon, déjà un peu embrumée et la crête garnie de forêts. Devant, les montagnes d’un vert tendre extraordinaire, car elles étaient couvertes de cultures de petits pois. Sur leurs sommets, un ou deux arbres isolés, témoins de la forêt qui nourrissait ces montagnes il y a peu d’années encore. À l’endroit où nous nous trouvions, ont été prélevés les arbres destinés à bâtir la Mission de Save. Cinquante ans ont donc suffi pour déboiser jusqu’à l’horizon, et la vue portait loin !

    Le sentier tournait alors à droite. D’un autre sentier débouche une jeune femme portant un bébé sur le dos, et vêtue d’un pagne jaune à pois bleus.

    « Muraho » (bonjour). La femme au pagne noir lui dit aussitôt : « Elles passaient devant ma maison, et voulaient prendre par en haut. Alors, j’ai dit que la route était par en dessous. » Ma fille afin de se mêler à la conversation leur a demandé si par là, à droite, on rejoignait la route des autos. Conciliabule, puis, elles désignent le sentier à droite : « Continue. »

    … Et la femme au bébé marchait à la suite de la femme en noir. Le sentier montait encore. On devait être proche du sommet de la colline. Un ibis passe en criant. Voici un nouveau rugo. Un vieil homme en jaillit. Il s’appuyait à un grand bâton et portait sur l’épaule une couverture usée. « Je balayais dans mon rugo, lui dit la vieille, quand elles ont passé. Elles voulaient prendre par le haut, et je leur ai dit de prendre par le bas, et maintenant, elle a dit qu’elle voulait retourner par la route des motocars. » « Yeè… » dit le vieux. Lui aussi vient avec nous. Un gamin qui jouait par là dans la poussière l’accompagne. « Est-ce la route qui monte, ou celle qui descend ? » « Celle-là… » Et la petite procession se remet en marche. Le chemin était très abrité. Nous avions à peu près accompli le tour de la colline, car le soleil, maintenant, nous faisait presque face. Nous longions de grandes haies d’euphorbes. Des buissons de fleurs, blanches comme des fleurs de cerisiers, avaient un parfum de jasmin. Nous avancions d’un pas tranquille et ceux qui nous suivaient faisaient des commentaires à voix basse. Nous trouvons un champ de petits pois, puis voici un champ de blé. Les épis étaient encore verts. Dans ces hauteurs de près de deux mille mètres, on cultive maintenant le froment. Nous étions un peu émues de rencontrer le blé, ce visage de nos champs d’Europe.

    De derrière une haie, voici que surgit une jeune fille. Et la femme au pagne noir de lui dire : « Elles voulaient passer par le haut, moi, je leur ai dit qu’il n’y avait pas de chemin par là… etc. » Aussitôt, la jeune fille se joint à nous. Nous voici dans une grande bananeraie très touffue. Des pieux soutenaient les régimes trop lourds. Les troncs étaient noirs et luisants, ou jaunes et verts, et les grandes feuilles formaient une arche au-dessus de nous. Du rugo, de gauche sort un enfant. On ne lui explique rien, mais il se joint aussitôt à notre petite troupe.

    Le soleil était maintenant tout à fait devant nous, et les collines à contre-jour semblaient sombres. Moins hautes que celles de l’ouest. Dans le fond de la vallée on voyait briller la petite rivière, et verdoyer le marécage cultivé. Les sillons noyés reflétaient le ciel. Une vache mugit. Il faisait extraordinairement calme et paisible. Le vent se levait un peu et agitait très doucement les bananiers. Dans un champ labouré, deux petits cochons noirs cherchaient des patates douces oubliées. Nous redescendions déjà vers la route, que l’on devinait là-bas parmi les eucalyptus et nous retrouvions les fleurs sauvages. Ma fille dit : « C’est par là, la route, n’est-ce pas ? » Et tout le monde rit et approuve : « Yèèh ! Yèèh ! »

    La petite Marie marchait devant, puis nous, puis la femme au pagne noir, puis la mère et son bébé, puis le vieil homme, l’enfant et la jeune fille, et l’autre enfant. Ainsi sommes-nous arrivés à la route du vieux bief. « Oui, oui, c’est cela, merci beaucoup. » Mais tous continuaient à nous suivre. Survient un homme. Il tenait un long bâton avec, au bout, un papier glissé dans une fente. C’est ainsi qu’ils portent leurs lettres et leurs cartes de consultations médicales. La vieille femme au pagne noir s’empresse de lui dire : « Elles passaient devant ma maison et voulaient prendre par le haut alors… etc… etc. » Voilà l’homme qui nous suit aussi. Marie, à la joie générale, s’était mise à ramasser de petites branches pour faire du feu en rentrant. Quand elle a essayé de lier son fagot, l’homme à la lettre s’est précipité pour arracher une écorce d’arbre et l’aider… « Yèèh ! » Enfin, à un petit sentier à droite, la jeune fille, les enfants et l’homme à la couverture nous ont quittées : « Par là, c’est notre chemin, et voici ta route pour motocars, Muraho ! » « Muraho, et merci. » Un peu plus loin, les deux femmes sont rentrées chez elles. L’homme à la lettre, un barbu drapé d’un beau pagne blanc, nous a accompagnées jusque tout près du gîte, puis a disparu dans un champ de sorgho, en disant : « Muraho. » Le soleil chauffait déjà fort. Nous sommes rentrées prendre un bain. Après, la petite Marie a fait son feu avec le fagot ramassé.

    Nous avions été très heureuses pendant cette promenade. Une intense impression de paix, de calme, de simplicité se dégageait de toutes choses. Pas d’autre bruit que le vent, les abeilles, un homme qui coupe du bois, un appel de vacher, une perdrix, un bébé qui vagit… et des intervalles de silence parfait.

    C’était la fin de juin qu’on nomme gicyurasi. On allait récolter le sorgho et la récolte était bonne. Mais dès septembre, gatumba’, il faudrait reprendre la houe et tous ceux-là qui doucement nous avaient suivies, la vieille en noir, la femme à l’enfant, la frêle jeune fille et l’homme à la lettre, tous auraient à livrer au sol compact le dur combat de la houe, afin de pouvoir planter le haricot.

    Si la vieille colline de Kwamiko gardait des souvenirs du passé, ils reposaient sans doute dans la sourde mémoire du sol comme les striures que l’on voit dans les coupes géologiques. Le plus ancien des souvenirs, le plus beau, comme pour nous, ceux de l’enfance, devait être celui de la forêt primitive. Elle s’agrippait au sol avec des racines puissantes comme des serres d’oiseaux de proie. Les feuilles mortes, les fragments de mousse spongieuse, les branches rompues tombaient comme des fientes, l’humus épais recelait une faune grouillante, que les pygmées noirs et vifs capturaient et mangeaient. Après, il y eut des hommes munis de houes et possesseurs de chèvres. Ils incendièrent les forêts. Après, parurent les géants Batutsi riches en beau bétail, don du dieu Imana. La forêt fuyait de plus en plus loin, en des lieux escarpés, rebelles à la culture. À la fin de la saison sèche, on allumait l’herbe devenue rare et grêle. Des ruisselets de feu serpentaient dans la colline, comme de tristes petites coulées de lave. Les cendres, mouillées par la pluie, rendaient un peu de vie à l’herbe, mais à peine reverdie, les troupeaux l’arrachaient de nouveau. Alors, vinrent les hommes blancs qui nourrirent la terre et bâtirent la ferme. C’est à cette ferme que nous allions passer une quinzaine de jours en Kamina (juillet).

    Tout autour des bâtiments, simples quadrilatères en briques, recouverts de grosses tuiles, la vue porte au loin, sur les vastes pâturages arides des collines voisines. La qualité de l’air, dans ces hauteurs est l’une des choses dont je rêve souvent. Si pure, et pourtant si végétale, mais sans l’inquiétude des forêts équatoriales, toujours oppressantes, charnelles, intransigeantes. Le midi, le soleil est dur, mais l’aubade de rosée qui le précède, à la fin de la nuit, est magnifique. Je ne trouve pas de mots mieux appropriés qu’aubade, tant les choses semblent chanter de joie sous ce perlage d’eau.

    La ferme sortit de l’engourdissement mystérieux où les ténèbres plongent les hommes blancs et leurs travaux. Même nous, les Basungu, les dames blanches, à qui, selon Ronsard, « le dormir de l’aube est gracieux », nous nous levions au moment où le soleil jaillissait de l’est. Il faisait froid à cause de l’altitude, et c’était, astronomiquement, l’hiver, puisque le Ruanda est situé, de justesse, dans l’hémisphère sud. Au moment où le soleil montait tout droit, comme une flamme quand il n’y a pas de vent, le personnel de la ferme arriva. Les hommes, pour les soins au bétail, les filles pour ramasser les semences. Elles riaient, se bousculaient, puis, dociles, comme le sont les femmes noires, se mirent au travail. Ces fillettes ne se souvenaient même pas du temps où elles récoltaient le quinquina pour les blancs. La culture avait été modifiée. Le vieux gardien du Kraal aurait pu se rappeler aisément même le temps où Kwamiko était une colline abandonnée, rouge de latérite, cette maladie du sol, mais il n’y pensait jamais. Maintenant, l’Administration avait décidé de mettre des bœufs au labour. Dans les régies et les missions, on avait, depuis deux ans, procédé à la castration des taurillons, en vue du dressage. Les paysans noirs admettraient certainement de voir le bétail travailler pour les blancs. Les blancs ont aussi des avions et des camions. Mais de là à croire qu’eux, les Bahutu, allaient contraindre les fils de la vache vénérée à faire la besogne de la houe, travail imposé surtout aux femmes… Oublie-t-on que les femmes ne sont pas jugées dignes de traire la mère de ces bœufs ?

    Ici, à Kwamiko, le dressage commencerait aujourd’hui. Vous souvenez-vous du tableau de Breughel, la Chute d’Icare ? À l’avant-plan, un paysan laboure — avec un cheval —, plus loin, un berger conduit un troupeau de moutons. Là-bas, un pêcheur pêche dans une mer calme comme l’est parfois la Méditerranée. Il n’y a ni vent, ni nuages, rien que le soleil couchant, net et dur, le soleil, qui vient de causer la chute d’Icare. Icare nous est montré tombant, la tête la première, au moment où le flot l’engloutit. Il est tout petit et pourtant l’émotion du tableau se concentre sur cette minuscule image humaine. Personne, personne, dans ce vaste et beau paysage ne se doute de l’événement formidable qui vient de se produire : un homme a eu des ailes, il a volé, il a voulu atteindre le soleil, et il est tombé. À la ferme de Kwamiko, l’homme allait charger l’animal de soumettre la terre, et personne, personne, sauf le blanc, au seuil du gîte, ne se doutait de la grandeur de ce moment, de la portée de l’événement : les bœufs labourant pour l’homme. C’était comparable au premier feu, à la première roue, à la première machine à vapeur, à l’électricité domestiquée. Est-ce que l’innovation de la charrue et des bœufs comportait des dangers, comme l’excès des machines ? Est-il prudent de libérer l’homme, même par le truchement des animaux ? Les gens des collines étaient-ils préparés à supporter cette libération ? Dans ce pays où depuis des millénaires, les rapports des hommes et des troupeaux réglaient la vie sociale, agricole et familiale, la mise au labour des bœufs allait troubler l’ordre établi. Cette révolution commençait aujourd’hui.

    Dans nos pays d’Europe, des millénaires ont passé depuis que Jason dompta les taureaux du roi de Colchide, et les obligea à labourer.

    Qu’allez-vous me dire ? Par quelles paroles venant des vergers perfectionnés de Californie allez-vous me répondre ? Je les devine : « Donnez à ces paysans des machines-outils, au lieu de charrues et de l’essence au lieu de bœufs. » Je vous dis simplement que c’est impossible : la configuration du pays, la mentalité des cultivateurs et l’économie de leur vie, s’y opposent.

    Le blanc, au seuil de la ferme de Kwamiko, respira profondément comme un homme qui va plonger du haut du tremplin, et il se dirigea vers le kraal.

    Les huit bœufs de Kwamiko pâturent seuls, pas de vaches avec eux. Ils ne se battent jamais. Ityisse, le petit pâtre, les garde depuis deux ans déjà. L’enfant passe de longues journées solitaires dans les immenses pâturages, avec les grands animaux. Il les ramène, le soir, à la ferme. Alors, il allume un feu d’herbes sèches et les bœufs aiment à s’attarder dans la fumée épaisse qui les débarrasse des parasites.

    Les bœufs aiment aussi Ityisse. Il leur dit les paroles flatteuses que l’on enseigne aux petits gardiens de bétail, et il les appelle par leurs noms. Le plus grand, c’est Rugyamirira, et sa couleur est brune : Ibihogo. Rugyamirira Ibihogo ! de tels cris traînant à la tombée du jour, dans les collines, sont beaux.

    Les bœufs d’Europe, aussi, obéissent à des appels particuliers. Ici, dans mon pays flamand, les chevaux labourent et j’ignore les mots que l’on dit aux bœufs. Mais un de mes neveux, établi dans une ferme en Dordogne, a des bœufs. Il lui a fallu apprendre à moduler les mots auxquels ils obéissent. Il se demandait de quelle langue, depuis longtemps oubliée, ce chant primitif était le vestige.

    « N’goh ! n’goh ! » crie Ityisse. L’ouverture du Kraal est étroite afin de pouvoir la barricader facilement la nuit : « Entre, toi, le plus beau, le plus docile, le plus vaillant. Tes cornes sont belles et puissantes comme des arbres… Entre, toi, le chef, tu sais conduire les autres, ton poil luit comme le ciel… » Ityisse avait pu indiquer à Bwana le patron blanc, les bêtes les plus dociles, qui lui obéissaient le mieux Rugyamirira et Igaju.

    Dans le Kraal, Ityisse se tenait un peu à l’écart, comme étonné de n’être pas au large des pâturages. On avait disposé, dans la grande enceinte de la ferme, une sorte de petit box fait de pieux et se terminant en goulot, afin de pouvoir isoler le bœuf qui entrerait le premier, en mettant un long bâton en travers des pieux. Ne pensez pas aux bœufs d’Europe. Là-bas, ils ressemblent à de grandes antilopes nerveuses, aux cornes immenses et de forme harmonieuse.

    Jamais les vaches ni les taureaux n’ont porté de liens d’aucune sorte, au Ruanda. Il fallait d’abord les habituer au collier. On userait d’une sorte de carcan léger fait de trois pièces de bois, et ressemblant déjà au joug qu’ils devraient subir après.

    Les hommes de la ferme tentèrent de chasser les bœufs vers le box, mais ils s’égaillaient, apeurés, sautaient et frappaient du sabot. Alors, Denis a appelé Ityisse. Le petit garçon est entré le premier dans le box-piège. Il appela doucement Rugyamirira Ibihogo et Igaju, « Ibihogo N’goh ! N’goh ! Tes cornes sont belles, ta robe brille, tes yeux sont grands… N’goh ! » Lentement, les bœufs ont suivi l’enfant. Ni lui ni personne ne pensait qu’il pût y avoir pour Ityisse un danger d’être renversé ou piétiné dans cet espace étroit. N’était-il pas leur gardien ? « N’goh ! N’goh ! Igaju, Ibihogo ! » Ainsi, la mise en servitude des bœufs commença au moyen de leur confiance en cet enfant.

    On a immobilisé Rugyamirira, le chef. Deux hommes lui ont lié les cornes avec une corde, et lui ont mis le collier de bois, mais il s’est violemment libéré et il a sauté la barrière.

    Denis a demandé alors un homme habitué à conduire le bétail. Un grand diable de vacher s’est présenté. Il criait des mélopées du haut de la tête ou bien, penché à l’oreille des bœufs, vociférait un appel strident. Il ne

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