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Les Contes d'Andersen - Édition complète
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Livre électronique1 492 pages32 heures

Les Contes d'Andersen - Édition complète

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À propos de ce livre électronique

Revisitez les classiques, et découvrez les contes moins connus. Dans ce volume, vous trouverez l'ensemble des contes de Hans Christian Andersen. Suivez les aventures d'un vilain petit canard qui quitte le nid à force de moqueries, d'une princesse qui a du mal à dormir à cause d'un lit inconfortable, d'une sirène qui quitte le royaume de la mer pour trouver l'amour, et bien plus encore. Ces récits plairont tant aux petits qu'aux grands ; il y en a pour tous les goûts et toutes les humeurs.-
LangueFrançais
ÉditeurSAGA Egmont
Date de sortie29 juil. 2020
ISBN9788726240290
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    Aperçu du livre

    Les Contes d'Andersen - Édition complète - H.C. Andersen

    H.C. Andersen

    Les Contes d’Andersen

    Édition complète

    Traduction du danois

    de P. G. La Chesnais

    SAGA Egmont

    Les Contes d’Andersen - Édition complète

    Translated by

    P. G. la Chasnais

    Original title

    H. C. Andersens Eventyr

    Copyright © 1835, 2019 Hans Christian Andersen and SAGA Egmont

    All rights reserved

    ISBN : 9788726240290

    1. e-book edition, 2019

    Format : EPUB 2.0

    All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrievial system, or transmitted, in any form or by any means without the prior written permission of the publisher, nor, be otherwise circulated in any form of binding or cover other than in which it is published and without a similar condition being imposed on the subsequent purchaser.

    SAGA Egmont www.saga-books.com – a part of Egmont, www.egmont.com

    Andersen et ses contes

    Les éditions françaises de contes d’Andersen sont extrêmement nombreuses. Je n’en vois pas moins de dix-huit dans le catalogue de la Librairie française, qui donne seulement les ouvrages en cours de vente. L’exposition Andersen, organisée par la Bibliothèque nationale en 1930, en avait trente-quatre.

    Mais toutes sont très incomplètes. Un des recueils les plus étendus, celui de D. Soldi, préfacé par Xavier Marmier (Hachette, 1856) n’en comprend que vingt-trois. Une seule publication dépasse de beaucoup toutes les autres, si l’on groupe les Contes danois, les Nouveaux Contes danois, et Les Souliers rouges et autres contes, publiés successivement par Ernest Grégoire et Louis Moland, elle contient quatre-vingt-dix contes. Or, Andersen en a publié cent cinquante-six. Il en manque donc près de la moitié. C’est cette lacune que le Mercure a voulu combler. On trouvera ici, en quatre volumes, la collection complète des contes d’Andersen traduits sur l’édition critique de Hans Brix et Anker Jensen.

    Andersen n’a pas écrit que des contes. L’édition danoise de ses œuvres complètes a quinze volumes très compacts, — romans, poèmes, récits de voyages, autobiographie, trois volumes de théâtre (autant que de contes). Mais les contes sont évidemment son œuvre essentielle.

    Toutefois il ne s’est mis que relativement tard à publier des contes. Lui qui a été un écrivain très précoce, qui même, à dixsept ans, avait déjà présenté au théâtre de Copenhague deux tragédies, — et ce n’étaient pas ses premières, — a lancé en 1835 seulement son premier fascicule de contes. Il avait trente ans, et s’était acquis déjà une situation littéraire enviable.

    Ce retard est singulier, si l’on songe qu’il était merveilleusement préparé à sa carrière de conteur à la fois par les circonstances de sa vie et par son extraordinaire ingénuité. Enfant, il avait entendu son père, cordonnier très pauvre, lui lire des comédies de Holberg, des contes des mille et une nuits, la Bible et d’autres histoires. Ce père était un homme triste et peu communicatif qui ne se plaisait qu’à ces lectures et à la fabrication de jouets pour le jeune Hans Christian. Son fils l’écoutait, ou lisait lui-même, ou jouait avec ses poupées. Dans la petite ville ou dans la campagne voisine, il avait souvent aussi l’occasion d’entendre des contes populaires. Et peu d’années plus tard, lorsqu’il fut reçu, à Copenhague, dans quelques familles, il dit les contes ainsi appris aux enfants de ses hôtes, et en ajouta de son cru, car il aimait les enfants, la nature et les fleurs, les thèmes d’histoires lui venaient spontanément à l’esprit, et les propos de ses jeunes auditeurs lui en suggéraient de nouveaux. Il était vraiment destiné à devenir conteur, et toutes les circonstances de sa vie l’y avaient merveilleusement préparé.

    Mais il n’y songeait pas. Ila bien eu, dès ses quatorze ans, l’idée de faire de la littérature, ce qui, pour lui, voulait dire du théâtre. Serait-il acteur, chanteur, danseur, ou écrivain dramatique ? Je crois bien qu’il voulait être tout à la fois. Son père était mort, sa mère remariée, et, plutôt que d’entrer en apprentissage chez un tailleur, il partit pour Copenhague où il arriva en septembre 1819 avec à peine 10 rixdales dans sa poche (28 fr.). Il n’y connaissait personne, son orthographe était détestable, et il n’avait aucun métier. Comment il est parvenu à trouver des protecteurs qui ont vu en lui les germes d’un talent futur, qui se sont cotisés pour l’entretenir — médiocrement, d’ailleurs, — qui lui ont donné gratuitement des leçons de chant, d’allemand, d’orthographe, c’est une histoire très singulière qu’il a lui-même racontée dans le livre qu’il a intitulé : Le conte de ma vie, et qui commence ainsi :

    Ma vie est un joli conte, varié, heureux ! lorsque, jeune garçon, je suis parti dans le monde, pauvre et seul, si j’avais rencontré une fée puissante qui m’aurait dit : « Choisis ta voie et ton but, ensuite, selon le développement de ton esprit, et suivant ce qui doit être raisonnable en ce monde, je te protégerai et te conduirai ! » mon sort n’aurait pu être dirigé de façon plus favorable, plus habile et meilleure qu’il l’a été. L’histoire de ma vie dira au monde ce qu’elle me dit à moi : qu’il y a un Dieu bon, qui mène tout pour le mieux.

    Ce qui me paraît surtout curieux dans ces démarches du jeune fils d’artisan provincial et, ensuite, dans ses relations avec ses bienfaiteurs, c’est l’absence complète de timidité unie à une simplicité modeste et une sincérité parfaite. Et il obtient souvent plus qu’il ne demande, et il pleure de reconnaissance. Ce solliciteur naïf devait avoir beaucoup de charme.

    L’aide invraisemblable lui permit de rester à Copenhague, mais il y mena une vie fort misérable. Il perdit sa belle voix parce que, au moment de la mue, ses souliers étaient percés. Et vers la fin de 1822, il n’eut plus d’espoir que dans le succès de la seconde tragédie qu’il avait envoyée au théâtre royal de Copenhague. Elle fut refusée. Mais le directeur du théâtre, Jonas Collin, homme considérable, que l’on avait renseigné sur l’auteur, voulut le voir, et en eut si bonne impression qu’il lui procura une subvention pour suivre pendant trois ans les cours d’un lycée. Jonas Collin se fit le correspondant assidu de son jeune protégé, qui le considéra comme un père, et demeura toute sa vie le familier de sa maison et l’ami intime de ses enfants.

    Andersen avait près de dix-huit ans lorsqu’il entra au lycée dans une petite classe, avec des enfants de douze ans. Il fut un élève appliqué, d’une conduite exemplaire, et passa son bachot avec d’assez bonnes notes à vingt-trois ans. Entré à l’université, il passa le « second examen », qui correspond à notre philosophie, au printemps de 1829, avec de bonnes notes. Il lui a fallu certainement beaucoup d’énergie pour se contraindre à cette docilité afin de s’instruire selon les règles. Son baccalauréat passé, il se permit la liberté, suivit ses goûts, et, sans se plaindre, ressentit péniblement les bons conseils que Jonas Collin et d’autres continuaient à lui donner. Il publia aussitôt Voyage à pied du canal de Holmen à la pointe Est d’Amager. C’était à peu près comme un voyage de la place Saint-Michel au Bois de Boulogne. Le livre était gai, il eut un vif succès. Et après le second examen parut un recueil de poèmes humoristiques. La jeune réputation d’Andersen lui procura, grâce à l’appui de Jonas Collin, une bourse de voyage ; il partit pour la première fois à l’étranger, et en rapporta Reflets d’un voyage dans le Harz, la Suisse saxonne, etc. (1831).

    Dans tout cela, il n’est pas question de contes. Il en avait écrit un, pourtant, qu’il avait placé à la suite de son recueil de poèmes de 1830, sous le titre « Le Revenant », peut-être pour grossir le volume un peu maigre. Il l’a remanié plus tard, et le conte est devenu « Le camarade de voyage », que l’on trouvera dans le présent volume. Comment n’avait-il pas été entraîné davantage par son goût naturel à cultiver un genre littéraire auquel il était si bien préparé ? Cela tient sans doute à ce qu’il ne considérait pas les contes, surtout les contes populaires, comme un genre littéraire.

    Au moment des débuts d’Andersen, la littérature et la religion étaient les seules affaires d’importance dans la société danoise. Les articles de critique atteignaient parfois les dimensions de fortes brochures. Les grands événements étaient les livres nouveaux, et surtout les pièces nouvelles. Et le monde littéraire danois commençait à être dominé par l’autorité croissante de Johan Ludvig Heiberg, qu’Andersen connaissait bien, car c’était un ami de Jonas Collin. Ce régent du Parnasse avait été professeur de philosophie ; hégélien convaincu, il fourrait du Hegel non seulement dans ses études esthétiques, mais dans ses poèmes, ses drames philosophiques et parfois jusque dans ses vaudevilles. Le contraste était grand entre Andersen tout spontané, pour qui le sentiment était tout, et J. L. Heiberg élégant et courtois, mais formel, réfléchi, et qui considérait les idées comme la seule réalité. Le philosophe vaudevilliste avait pourtant assez bien accueilli les premières œuvres de son jeune confrère. Mais on conçoit que dans l’atmosphère créée par l’ascendant de J. L. Heiberg, la fantaisie d’Andersen débutant se soit sentie un peu gênée.

    Cependant les contes étaient bien pour lui un mode naturel d’expression. Cela se voit dans son récit de voyage dans le Harz, où l’on rencontre maint passage qui semble en annoncer un, et même une fois un véritable conte qu’il n’a pas introduit dans ses recueils. Je le traduis ici parce qu’il complétera la collection, et parce qu’il montre comment se produisait l’invention dans l’esprit du conteur.

    Il dit qu’il est arrivé assez tard à Brunswick, fourbu après une journée très chaude passée en diligence. Il s’informe tout de même de ce que le théâtre donne le soir. C’est Trois jours de la vie d’un joueur¹, et comme il sait que cette pièce a fait sensation dans toute l’Allemagne, il y va.

    La pièce n’était pas coupée en actes, mais en journées séparées par un intervalle de quinze ans. J’en ai supporté deux journées, ensuite je n’ai plus pu. Les spectateurs étaient positivement mis à la torture ; imaginez ma position, à moi, pauvre homme, qui étais déjà étrillé par le voyage.

    La première journée s’achevait sur l’assassinat de son père par le joueur, la seconde journée, la victime était un être parfaitement innocent qu’il tuait d’une balle dans le ventre ;… je sentis mon sang bouillonner, je m’attendais à ce que, la troisième journée, ce fût le tour des spectateurs ; c’était affreux ; je n’ai jamais rien éprouvé de pareil que dans Les Galériens.

    Je rentrai, mais je voyais partout des rebuts de l’humanité, des mères effondrées et des joueurs désespérés.

    J’étais révolté ; j’essayai de chanter des berceuses pour me calmer ; je finis par m’asseoir et me conter à moi-même un conte d’enfant que vous allez entendre, mon lecteur :

    Tant que les Copenhaguois ne sont encore que de petits marmots et n’ont pas été plus loin dans le monde qu’au jardin zoologique et à Frederiksberg, et que leur grand’mère ou leur nourrice leur parle de princes et de princesses enchantés, de montagnes d’or et d’oiseaux qui parlent, leur petite tête rêve de ce charmant pays imaginaire, et ils regardent la mer, qui se confond avec le ciel, entre la côte danoise et la côte suédoise. Ça doit se trouver là, pensent-ils, et ils se représentent magnifique ce monde nouveau, mais ils grandissent, ils vont à l’école, ils apprennent la géographie de Riis, qui leur détruit soudain le pays imaginaire… Mais passons là-dessus, nous voulons rester dans le pays imaginaire. Il y a longtemps, et encore plus longtemps que cela, bien avant que l’on rêvât de mes ouvrages et de Trois jours de la vie d’un joueur, vivait un vieux roi aux cheveux gris d’argent, qui avait une telle foi dans le monde qu’il ne pouvait pas imaginer que personne pût dire un mensonge ; un mensonge lui paraissait même si prodigieusement fantastique, que, dans son conseil, il promit de donner sa fille et la moitié du royaume à celui qui viendrait lui rapporter un fait où il serait obligé de reconnaître un mensonge.

    Tous ses sujets s’appliquèrent à mentir, mais le bon roi prenait tout pour vrai. Aussi finit-il par devenir mélancolique, il pleurait et s’essuyait les yeux dans son manteau royal, en soupirant : « Ne pourrai-je donc jamais dire : C’est un mensonge ! »

    Ainsi passèrent les jours ; un matin, arriva un beau prince, bien fait de sa personne, qui aimait la princesse et en était aimé ; pendant neuf ans, il s’était entraîné à mentir, et il espérait enfin obtenir la princesse et le royaume. Il dit au vieux roi qu’il désirait être engagé comme jardinier.

    — Fort bien, mon fils, dit le roi.

    Et il le mena au jardin.

    — Voilà des choux, mon fils.

    — Des choux ?… Dans le jardin de choux de ma mère, ils sont si grands que l’on peut placer sous chaque feuille un régiment.

    — C’est bien possible, dit le roi ; la nature est très puissante, et il y a une grande variété dans les tailles.

    — Oui, alors je ne veux pas être jardinier, dit le prince ; j’aime mieux être ton premier valet de ferme.

    — Tiens, voici ma grange ; en as-tu vu de plus belle et de plus grande ?

    — Plus grande ? Ah, si tu avais vu celle de ma mère ! Pense donc, lorsqu’on l’a bâtie, et que le charpentier était en haut à donner des coups de hache, celle-ci s’échappa du manche, et avant qu’elle touchât terre, une hirondelle fit son nid dans le trou, pondit des œufs, et couva les petits. Hein, tu crois sans doute que c’est un mensonge, mon roi ?

    — Non, certes, l’art de l’homme va loin ; pourquoi ta mère ne pourrait-elle pas avoir une pareille grange ?

    L’affaire alla ainsi très vite, mais le prince n’eut ni le royaume, ni la charmante princesse ; tous deux furent consumés de douleur et de regret, car le roi avait juré :

    — Nul n’aura ma fille, s’il ne peut me dire un mensonge.

    Mais jamais son bon cœur ne put croire qu’on lui mentait ; même lorsqu’enfin il mourut et descendit dans le grand cercueil de marbre, il ne se tint pas tranquille, et l’on dit qu’il erre encore sur la terre, comme une âme damnée, parce que son désir n’a jamais été satisfait.

    J’en étais parvenu là de l’histoire, c’est-à-dire à la fin, quand j’entendis frapper à ma porte ; je criai :

    — Herein !

    … et … imaginez ma surprise ! le vieux roi était debout devant moi, sa couronne sur la tête et son sceptre à la main.

    — Je t’ai entendu rappeler l’histoire de ma vie, dit-il ; c’est ce qui m’a fait venir. Sais-tu peut-être un mensonge qui pourrait me procurer le repos dans la tombe ?

    J’essayai de reprendre mes esprits, je dis comment j’avais été amené à me raconter à moi-même sa vie et ses exploits, et je vins à parler de Trois jours de la vie d’un joueur.

    — Raconte-moi la pièce, dit-il ; j’aime beaucoup ce qui est effroyable ; je suis, comme esprit, effroyable moi-même sur mes vieux jours !

    Je me mis à lui exposer la pièce, scène par scène, et lui montrai ce tableau de la vie humaine ; alors son visage s’éclaira, il me prit la main, et dit avec transport :

    — C’est un mensonge, mon fils ! Ça ne se passe pas comme ça dans le monde ; mais maintenant je suis délivré.

    Et il disparut.

    Lorsque je me réveillai le lendemain, ce conte m’apparut tout entier comme un rêve.

    Qu’il ait construit cette histoire entièrement dans la soirée, ou qu’il l’ait complétée au cours de son sommeil, Andersen nous fait assister ici à la naissance d’un conte. L’idée ne lui en est pas venue parce qu’il voulait faire œuvre littéraire. Le point de départ est une émotion vive, un sentiment. Il a horreur de la pièce qu’il vient d’entendre. Il chante une berceuse pour en écarter l’idée et se préparer au sommeil. La berceuse le fait penser aux contes pour les enfants, et il en invente un, où il trouve le moyen de marquer fortement l’absurdité du spectacle qui l’a révolté.

    Un grand nombre de ses contes ont une pareille origine, avec cette différence qu’ils proviennent non pas d’une émotion vive et momentanée, mais de quelque sentiment plus profond et durable.

    Toutefois, les premiers qu’il a publiés n’ont pas été conçus ainsi. Le premier de tous, ajouté comme essai à son recueil de poèmes de 1830, était précédé d’une courte préface :

    Enfant, ma plus grande joie était d’entendre des contes, dont un grand nombre sont encore tout vivants dans mon souvenir, et quelques-uns d’entre eux sont peu ou pas connus ; j’en ai raconté un ici, et s’il est bien accueilli, j’en traiterai ainsi plusieurs, et donnerai un jour un cycle de contes populaires danois.

    Et lorsque, cinq ans plus tard, en 1835, il publie le premier fascicule du cycle ainsi annoncé, il l’intitule : « Contes racontés aux enfants », et il y comprend trois contes populaires, mais aussi un quatrième, qui est de son invention : il l’avait conté un jour à la petite Ida, fille d’un de ses amis. C’était donc bien aussi un conte pour enfants. Plus tard, il a écrit à propos de ce fascicule : « Le style devait faire entendre le conteur, la langue devait donc se rapprocher de la forme orale ; le récit était pour les enfants, mais les grandes personnes devaient aussi pouvoir l’entendre. »

    Dans le cadre de ce programme restreint, Andersen avait déjà introduit, dès ces quatre premiers contes, divers thèmes personnels, les contes inventés devinrent plus fréquents dans le second et le troisième fascicules. Après plusieurs volumes, il adopta le titre général : « Histoires ».

    Andersen n’est pas folkloriste, et n’a jamais été tenu pour tel. Lorsque, en 1845, ayant déjà une certaine notoriété en Allemagne, il crut pouvoir se présenter à Jacob Grimm sans recommandation, il fut tout décontenancé de voir que Grimm ne connaissait même pas son nom. Il n’était pas non plus un bon fabricant de livres à l’usage des enfants, habile à trouver une forme qui leur convînt. Il n’écrivait pas spécialement pour eux. C’était avant tout pour lui-même qu’il écrivait. Et, malgré une couleur assez mélancolique répandue dans beaucoup de ses contes, ses histoires plaisaient aux enfants sans qu’il eût à faire effort pour cela, simplement parce qu’il était tout proche d’eux, et qu’il est resté enfant toute sa vie.

    Si, d’ailleurs, certains de ses contes dépassaient leur intelligence, il s’en rendait compte, et dans sa préface au troisième fascicule, en 1837, il écrivit :

    Au cours de la composition d’un plus grand ouvrage, tout différent de ceux-ci, s’imposèrent à moi l’idée et le développement d’un nouveau conte, « La petite ondine »… Il me fallut l’écrire.

    Si je l’avais publié comme un volume à part, il aurait peutêtre visé plus haut, aussi ai-je trouvé préférable de le joindre au cycle de contes commencé ; chacun des précédents convient peut-être aux enfants mieux que celui-ci, dont les grandes personnes comprennent seules le sens plus profond ; j’ose croire, pourtant, que les enfants en seront contents, et que le dénouement même, considéré tout simplement, les touchera.

    Et il a bien raison. Combien de poèmes plaisent — même aux « grandes personnes » — sans qu’elles en aient pénétré le « sens profond ».

    C’est que les contes sont, pour Andersen, ce que sont habituellement les poèmes pour un poète lyrique. Il a écrit des poèmes lui-même, et parfois d’assez bons. Mais ils ne lui auraient pas assuré une grande renommée. C’est dans les contes qu’il a trouvé son mode d’expression naturel. C’est là qu’il donne essor à ses sentiments intimes. L’âme d’Andersen est dans ses contes. C’est là qu’on le découvre.

    Naturellement, il est bon de s’aider pour cela de Le Conte de ma vie, et de ses autres œuvres, surtout L’Improvisateur (1835) et Rien qu’un ménétrier, et de son « Journal », que je ne connais pas (la plus grande partie en est inédite et propriété privée), et des renseignements fournis par les témoins de sa vie. On parvient ainsi à déterminer les circonstances qui ont suggéré chaque conte, et y ont donné une couleur particulière à l’idée générale exprimée. Mais on tombe ainsi dans l’histoire anecdotique du monde littéraire danois, qui ne prend intérêt que si l’on connaît la littérature et la société danoises au XIXe siècle. La très intéressante thèse du professeur Hans Brix dit les origines et le sens d’un grand nombre des contes. Je ne peux malheureusement ici aborder une pareille étude, et dois me contenter de très rapides indications.

    Les souvenirs de son enfance tiennent une très grande place dans les contes et dans toutes les œuvres d’Andersen. Son grand-père y figure, et sa grand’mère aux yeux bleus, on y assiste à la mort de son père, homme intelligent, grand liseur, adroit de ses mains, mais esprit inquiet ; et Andersen prend la défense de sa mère, forte gaillarde laborieuse, superstitieuse, sans aucune instruction, dont il a été la grande affection. Les contes parlent aussi de la maison que sa famille habitait à Odense, et des autres habitants de la maison. Mais ils ne disent rien des dix années qui ont suivi le départ pour Copenhague.

    La vie sentimentale d’Andersen apparaît dans ses contes, bien que Hans Brix n’y ait trouvé aucune allusion directe à son grand amour pour Riborg Voigt, qu’il a demandée en mariage, mais qui était fiancée. On a trouvé sur lui à sa mort la seule lettre qu’elle lui ait écrite. Les autres épisodes amoureux ont laissé des traces importantes dans les contes. Avec Louise Collin, fille de son protecteur Jonas Collin, et avec Sophie Œrsted, qui, enfant, s’était souvent assise sur ses genoux et l’avait caressé pour lui faire dire des contes, il n’est pas allé jusqu’à la demande, et toutes deux se sont fiancées pendant qu’il leur faisait la cour. Ses amours, toujours chastes, n’ont comporté aucun sentiment de reproche à l’égard de celles qui lui préféraient un rival, ni le moindre soupçon de jalousie. Louise Collin et Sophie Œrsted sont restées ses amies, et il savait apprécier leurs maris. En 1843, il a été soudain pris d’un enthousiasme amoureux pour la chanteuse suédoise Jenny Lind, déjà célèbre en Suède, mais qui faisait ses débuts à l’étranger. Son amour aboutit à une demande en mariage, qui fut nettement repoussée, mais de façon très amicale, et, cette fois encore, il est resté l’ami de la chanteuse, son familier dans tous les pays où leur vie errante les a passagèrement réunis.

    Les milieux qu’il fréquentait le plus à Copenhague, c’est-à-dire surtout la famille Collin et son entourage, sont naturellement représentés dans les contes. Il s’agit ici de portraits plus ou moins déguisés. Parmi les plus intéressants sont ceux des Heirbeg, qui fréquentaient chez les Collin. La femme de Johan Ludvig Heiberg, Johanne Luise, était la grande vedette du théâtre royal, et Andersen l’admirait. Et la mère de Johan Ludvig, Mme Gyllembourg Ehrensvärd, était l’auteur anonyme de Une histoire de tous les jours et d’autres nouvelles du même genre, traduites, sans nom d’auteur, sous le titre Nouvelles danoises, par X. Marmier (qu’Andersen a connu à Copenhague). Le conteur n’aimait pas cette littérature qu’il trouvait terre à terre. Un des fidèles de la maison Heiberg était le critique Christian Molbech, la bête noire d’Andersen.

    On trouvera dans les notes sommaires à la fin de ces volumes quelques indications sur les allusions que renferment les contes.

    Mais le lien entre les contes et la vie anecdotique d’Andersen peut seulement être ici mentionné comme un fait général, qui montre combien ces petites « histoires » sont des œuvres personnelles. L’anecdote ou le portrait n’y est d’ailleurs habituellement que l’occasion qui a incité l’auteur à exprimer quelque idée ou quelque sentiment. Les contes, comme il l’observait lui-même à propos de « La petite ondine », peuvent valoir par eux-mêmes et comme tels pour les enfants, — et pour les grandes personnes qui n’y cherchent rien de plus. Mais ils ont aussi un sens plus profond, et l’anecdote est parfois ce qui le révèle ou ce qui aide à le préciser. On pourrait les classer selon les thèmes qu’ils illustrent. Je noterai ici trois des thèmes les plus fréquents.

    L’un est l’opposition entre l’art simple, spontané, « génial », qui émane du sentiment naturel, et l’art réfléchi, peut-être formellement plus parfait, que la raison domine. Andersen est pour le sentiment contre la raison, bien entendu, puisqu’il a été poète avant de savoir l’orthographe. Il l’est d’autant plus que les résistances rencontrées par ses ouvrages proviennent de Johan Ludvig Heiberg, le représentant autoritaire de la raison dans la société danoise alors nourrie de théories esthétiques. Et Christian Molbech est aux yeux d’Andersen le type du critique qui raisonne et ne comprend pas.

    On se tromperait toutefois si l’on prenait Andersen pour un partisan extrême de la génialité intuitive. Il ne faisait pas de théorie et n’a jamais formulé ses idées, qui n’étaient qu’une tendance instinctive, un sentiment développé par réaction contre l’esthétique raisonneuse de J. L. Heiberg. Dans la pratique, on a vu avec quelle docilité il s’est soumis pendant six ans à une scolarité tardive qui lui fut très pénible, s’interdisant même, pendant cette longue période, d’écrire des vers ou des œuvres personnelles. Et il tenait à rester en bons termes avec J. L. Heiberg, qu’il « admirait à beaucoup d’égards ».

    Un petit épisode précise bien la nature de leurs rapports. En 1844, Andersen, écrivain encore discuté, mais qui a obtenu bien des succès au théâtre, en librairie, et surtout à l’étranger, se voit refuser une pièce au théâtre royal. J. L. Heiberg était censeur. Andersen dit qu’il était très ennuyé surtout parce qu’il pensait que le refus provenait d’une mauvaise volonté à son égard, mauvaise volonté dont paraissaient témoigner des articles récents du sévère censeur, et il lui écrit une lettre « cordiale » pour lui demander s’il en est ainsi. Heiberg va tout de suite voir Andersen, ne le trouve pas, et Andersen lui rend sa visite. La conversation fut très amicale. J. L. Heiberg assura Andersen qu’il n’avait aucune mauvaise volonté, le flatta un peu, lui exposa les raisons qui lui avaient fait écarter sa pièce, et lui exprima le désir de le voir plus souvent. Andersen trouva que le jugement de Heiberg était justifié « de son point de vue », et se retira satisfait. Neuf ans plus tard il conclut le récit de cette scène en disant : « J’ai de mieux en mieux compris cette nature de poète, je veux croire qu’il comprend la mienne, nous sommes très différents, mais tout de même nous poursuivons le même but. »

    Heiberg, évidemment, a été très habile dans cette conversation, mais Andersen, si sensible qu’il fût aux louanges, n’était pas un niais qui se laisse berner ; il a su faire avouer par Heiberg combien sa connaissance des œuvres qu’il condamnait était incomplète, et Heiberg dut promettre de lire les romans. Si Andersen s’est laissé enjôler, c’est parce qu’il avait du respect pour la personne et le talent de Heiberg. Avec Molbech il ne se serait pas réconcilié, car il n’estimait ni son caractère ni ses écrits.

    Il n’était donc pas du tout un doctrinaire de l’art intuitif. Être doctrinaire eût d’ailleurs été contraire à sa nature. Il était un artiste qui se fiait à son goût et qui était dominé par le sentiment. Ceci dépassait d’ailleurs le domaine des conceptions esthétiques. Instinctivement, il était amené à opposer le sentiment à la raison, et c’est là le sujet d’un conte comme « La Reine des neiges ». De là vient aussi la teinte religieuse de beaucoup de ses contes, bien qu’il ne fût nullement pieux, ou du moins ne l’est devenu qu’assez tard.

    Un autre thème fréquent dans les contes est ce que l’on peut appeler le motif d’Aladin, ou du Cendrillon masculin des contes nordiques, le pauvre garçon qui semble destiné à une existence misérable, et à qui pourtant tout réussit, — sans doute en vertu de qualités qui étaient bien à lui, et que son entourage ne soupçonnait pas. Andersen se considère évidemment comme un tel Aladin ou un tel Cendrillon.

    Et à ce thème se rattache souvent celui de l’être qui ne se trouve pas à sa place dans la vie, comme « Le vilain petit canard », qui se révèle finalement un cygne. Cet être inquiet et mal à son aise partout, c’est naturellement Andersen lui-même.

    Physiquement, il était grand et maigre, avec des épaules étroites et tombantes, et des bras beaucoup trop longs ; ses yeux bleus, un peu enfoncés sous la voûte de l’orbite, avaient un air mystérieux, l’expression du visage était mobile, et même un peu exaltée, sauf lorsqu’elle devenait rêveuse, le front était assez large et bombé, le nez long et droit, et la figure se terminait par un grand menton mince. Il n’était pas laid ; beau, non plus ; il était étrange. Sa constitution était assez vigoureuse, puisque, depuis son arrivée à Copenhague, à quatorze ans, il n’a jamais eu de maladie grave, sauf le cancer, dont il est mort à soixante-dix ans. Mais cette vigueur relative, qu’il tenait de sa mère, était pratiquement annihilée, dans sa vie quotidienne, par la faiblesse nerveuse qu’il tenait de son père, fils d’un fou. Hans Brix a su découvrir qu’il a eu, en son enfance, une maladie pour laquelle sa mère a consulté une guérisseuse et a fait un voyage dont il n’est pas question dans Le Conte de ma vie. Le professeur a bien vu qu’il s’agissait d’une affection nerveuse, et un médecin, Hjalmar Helweg, a écrit une ample « étude psychiatrique », d’où il résulte qu’il avait subi une attaque d’hystérie, vers l’âge de sept ans, et qu’il a souffert toute sa vie de dégénération nerveuse « d’un type asthénique sensitif, avec un mélange d’éléments hystériques ». Il avait un besoin constant d’activité, mais aussi un sentiment presque continu de fatigue et de dépression. Le psychopathe aimait que l’on s’occupât de lui, et se plaignait volontiers de ses menues misères physiologiques, mais observait un silence absolu sur leur cause principale, que son journal révèle clairement : on est aussi bien renseigné sur sa santé au jour le jour que sur celle de Louis XIV, et Hjalmar Helweg se révèle aussi bon psychologue qu’il me paraît bon médecin.

    Andersen était réellement un être à part comme le vilain petit canard, et il souffrait à la fois de son état morbide et de la singularité qui en résultait. Il avait, comme on dit aujourd’hui, un complexe d’infériorité et un besoin de compensation. Il souffrait d’autant plus qu’il avait un très haut sentiment de sa valeur. Lorsqu’il a quitté sa mère, à quatorze ans, pour aller tenter la fortune à Copenhague, son but n’était rien de moins que de devenir

    célèbre. Il croyait alors que ce serait par le théâtre. Et pour réussir il avait au moins la qualité la plus indispensable, une volonté tenace. On se rend compte de l’énergie qu’il lui a fallu pour suivre en bon élève ses six années de classe tardives, lorsqu’on lit dans son journal cette exclamation écrite en un moment où il a douté de lui-même :

    Oh, Dieu, que ne puis-je mourir ou devenir tout à fait fou, je ne veux pas de cet état intermédiaire, où, comme maintenant, je sens mon impuissance. Oh, donne-moi la force de repousser les bienfaits dont je suis sans droit ! Oh, Dieu, je ne veux que le bien… la lutte est trop dure !

    Sa vie entière a été une lutte, qu’il a trouvée dure seulement lorsqu’il ne réussissait pas, et le moindre succès, ou l’éloge le plus insignifiant, le remplissait d’une joie enfantine. Le succès seul comptait pour lui. Sa situation a été longtemps précaire, même parfois misérable, cela était secondaire à ses yeux, il en parle à peine dans son journal. Il savait disposer de son argent et de son temps avec économie, et régler son existence de façon à y rétablir un équilibre que sa santé semblait lui interdire. C’est dans ces conditions qu’il a pu réaliser une existence qui a fini par lui apparaître comme un conte heureux. Sa vie comme sa personne ont été pleins de contrastes et d’apparentes contradictions.

    Il a eu dès ses débuts, et même avant, beaucoup d’amis, surtout dans la société danoise la plus cultivée. Les enfants l’aimaient, des femmes, jeunes et âgées, lui ont témoigné de l’affection, des hommes de haute valeur, comme Œrsted, causaient longuement avec lui. Évidemment, il avait, avant tout, beaucoup de charme. Et pourtant, sa sensibilité nerveuse le rendait irritable, et il savait peu se dominer. Il aimait parler de lui, soit pour se plaindre de ses petits accidents de santé, sans en révéler la cause, en sorte qu’il a passé parfois pour un malade imaginaire, soit pour signaler ses succès littéraires. Il ne tarissait pas sur ces deux sujets. N’importe, on le prenait tel qu’il était, on s’habituait à ses défauts et à ses caprices, et l’on s’appliquait à ménager sa susceptibilité. Mais à bien des gens il a dû paraître insupportable et ridicule. Edmund Gosse, qui l’a connu en sa vieillesse, pense que cela explique la malveillance qu’il a parfois rencontrée chez ses compatriotes.

    Le formidable égocentrisme d’Andersen n’a pu être toléré par ses amis que parce qu’il était bizarrement uni à une parfaite absence d’égoïsme. Andersen était foncièrement bon et désintéressé. Il cachait avec soin sa misère, alors qu’il savait bien que ses amis seraient venus à son aide, s’ils l’avaient connue. Il était bon avec les enfants et envers les animaux, il aimait à rendre service. Il avait les hautes qualités morales de franchise, de dignité, dans des circonstances parfois difficiles, et de reconnaissance durable. Tout cela explique que l’on se soit contenté de sourire de ses défauts dans un milieu d’un niveau moral aussi élevé que celui des Collin et de leur entourage.

    Andersen ignorait la politique. Elle tenait d’ailleurs peu de place dans les esprits, dans le Danemark d’alors. En matière sociale, il était certainement pour la bonne entente entre patrons et salariés, qui serait si facile si les uns et les autres étaient des Andersen. Personnellement, il était heureux de vivre parmi des gens d’une haute situation sociale, et il raconte avec satisfaction ses relations avec le roi et d’autres princes. Mais il ne cache jamais son humble origine, pas plus qu’il n’aurait l’idée de s’en vanter. Il est adroit de ses mains et curieux de technique, en sorte qu’il aurait pu être un bon artisan, mais il s’était senti appelé à un autre métier, voilà tout.

    Il avait pu faire son premier voyage à l’étranger, en 1831, grâce à une bourse. Dès que ses livres lui rapportèrent un peu plus d’argent, il économisa de quoi repartir, et depuis lors sa vie fut un voyage perpétuel, il visita presque tous les pays d’Europe, du Portugal à Constantinople, et poussa même, d’un côté jusqu’en Asie Mineure, et de l’autre jusqu’à Tanger. Un écrivain circulant ainsi, dans ce temps-là, était un phénomène extraordinaire. Nul ne connaissait comme lui le monde littéraire européen. En Allemagne, il fut particulièrement lié avec Chamisso ; en Angleterre avec Dickens, et il y fut le lion d’une saison ; en France, il a connu Balzac et Heine, et il a fréquenté surtout chez Mme Ancelot, mais aussi chez Victor Hugo, Lamartine et Alexandre Dumas. En Danemark, où la critique lui était peu bienveillante, beaucoup de gens pensaient qu’il voyageait dans le double but de répandre son œuvre et de trouver matière à de nouveaux volumes. Et il est bien certain que ses relations à l’étranger ont contribué à l’expansion rapide de ses contes et même de ses autres livres, et qu’il a écrit toute une série de récits de voyages, qui sont peut-être ce qu’il a fait de mieux, après ses contes. Mais son vrai but était de satisfaire un besoin de sa nature. Il avait le goût de l’observation et une intense curiosité, voir du nouveau était sa façon de s’enrichir l’esprit ; il aimait la vie, et vivre, pour lui, c’était cela. Dans une lettre, à propos d’un enterrement qu’il vient de suivre, il écrit : « J’aime la vie, et la vie, c’est prendre son essor, voler avec le train autour de la terre, où l’on est assez tôt descendu. »

    Ce goût de l’observation, bien qu’il prît chez Andersen des formes assez puériles, montre tout de même un certain esprit d’objectivité. Ce serait une erreur de trop le considérer comme un grand enfant. Mais c’était l’impression qu’avaient de lui beaucoup de ceux qui le connaissaient le mieux. Edvard Collin, fils de son bienfaiteur Jonas Collin, et pour qui Andersen était une sorte de frère adoptif, a écrit un gros livre, H. C. Andersen og det collinske Hus, où il rend compte avec une remarquable sincérité de ses relations parfois difficiles avec cet hôte capricieux et facilement irritable. Il ne cache pas les défauts d’Andersen, et les excuse parce qu’il voit en lui un enfant. Il parle longuement de sa prodigieuse vanité, qui était célèbre, et qui pouvait aller parfois jusqu’à le rendre heureux de l’insuccès de ses confrères. Mais il ne voit dans la satisfaction que lui causait le moindre éloge qu’une joie enfantine. Et il insiste davantage sur deux dispositions en apparence contradictoires : la profonde mélancolie d’Andersen et son sens de l’humour. Il atrribue la tristesse du conteur à son sentiment de solitude, parce qu’il n’avait pas de famille. Nous savons qu’il faut ajouter à cela le souci qu’il avait de son état de santé. Son manque d’équilibre nerveux lui faisait d’ailleurs un besoin tantôt de la solitude, tantôt de la société. Cela n’empêchait pas qu’il fût naturellement gai, prompt aux reparties spirituelles, et les propos ou les improvisations d’Andersen, quand il était de bonne humeur, sont évidemment les meilleurs souvenirs qu’Edvard Collin ait conservés de lui. Le mélange de mélancolie et d’humour est un des traits caractéristiques des contes.

    Edvard Collin se sert du mot humour, mais paraît le prendre dans le simple sens d’esprit ou de gaieté. « Il était si amusant ! » Et le traitant comme un enfant, il dit qu’il ne savait pas se critiquer lui-même. Il dit pourtant : « On doit tout de même se rappeler que, dans ses moments paisibles, si avide qu’il fût de compliments, il ne méconnaissait pas ses vrais amis, et même devenait méfiant à l’égard des paroles flatteuses. » Andersen était très conscient, en effet, de la vanité de la gloire, et il écrivait à un ami :

    Peu à peu mon nom commence à rayonner, et c’est pour cela seulement que je vis ! J’aspire à la renommée comme l’avare au tintement de l’or ; l’un et l’autre sont vains, il est vrai, mais il faut bien s’enthousiasmer pour quelque chose en ce monde, sans quoi on s’écroule et on croupit.

    Et le plus souvent, lorsqu’il est de mauvaise humeur pour quelque motif dont il juge la futilité, il donne cours à son humour. C’est ainsi qu’il raconte une histoire qui l’a fait déprimé, il conclut : « J’en ai assez de vivre… ce soir. »

    Très logiquement, Edvard Collin estime qu’Andersen n’avait pas l’esprit spéculatif qu’il était incapable de recherches abstraites. « Toutefois, dit-il, je dois excepter, d’après ses propres déclarations, ses relations avec Œrsted. » Andersen a écrit en effet, dans Le conte de ma vie :

    Dès le premier moment, avec une sympathie constamment croissante, qui est devenue, dans les dernières années, une véritable amitié, Œrsted m’a suivi jusqu’à sa mort ; il avait une grande action sur le développement de mon esprit, et a été parmi tous, celui qui, pendant toute ma carrière de poète, m’a soutenu intellectuellement, m’a assuré et prédit un avenir d’adhésion, dans ma patrie aussi.

    H. C. Œrsted, l’inventeur de l’électromagnétisme, était un savant philosophe dont l’une des idées favorites était que « les poètes devraient renoncer à se servir des parties périmées de l’arsenal poétique, et tâcher de les remplacer par une conception moderne du monde, orientée par les sciences naturelles. » Cette citation est empruntée à l’ouvrage H. C. Andersens Æventyr, du professeur Paul V. Rubow, qui a consacré tout un chapitre à l’influence d’Œrsted sur ce disciple inattendu. On savait que les relations entre Andersen et le célèbre physicien ont été très cordiales, que le jeune écrivain était devenu de bonne heure un familier de la maison du maître dont il avait suivi le cours, et qu’il a été sur le point de demander sa fille Sophie en mariage. Mais Paul V. Rubow a relevé dans les œuvres d’Andersen, et particulièrement dans ses contes, quantité de passages qui proviennent des écrits philosophiques du savant. Et il ne s’agit pas là d’emprunts de détail, c’est, au contraire, la conception du monde selon Œrsted qui a dominé l’œuvre du conteur. Paul V. Rubow va jusqu’à dire : « La philosophie d’Œrsted tient dans les contes d’Andersen la même place que la mystérieuse doctrine des forces de la nature dans les contes populaires. »

    Quelle est donc cette philosophie ?

    La pensée fondamentale d’Œrsted est simplement la grande idée que la contradiction entre la réalité et le miracle, entre l’esprit et la nature, à laquelle s’arrêtent la plupart des gens, est une illusion. D’après Œrsted, les lois de la nature sont les pensées de la nature, les pensées de Dieu ; la nature est esprit, et la réalité est elle-même un prodige.

    Il en résulte que la réalité est le plus beau des contes. En lisant ceux d’Andersen dans leur ordre chronologique, où ils sont présentés ici, on les trouvera, en effet, de plus en plus imprégnés de la pensée d’Œrsted. C’est peut-être aussi pourquoi le merveilleux y tient une place de moins en moins grande.

    D’ailleurs, ni la philosophie qu’il a empruntée à Œrsted, ni les sentiments personnels qu’il a exprimés dans ses contes ne sont les raisons de leur célébrité. Ce qui est en eux essentiel, c’est leur grâce naïve, c’est la fraîcheur de sentiment d’un homme très cultivé qui est resté enfant. Il les a écrits en prose, souvent trop vite, et avec des négligences et des incorrections que la critique danoise lui a vivement reprochées, mais dans un style simple qui était bien à lui. Et tout cela l’a merveilleusement servi. Andersen est aussi un auteur qui ne perd pas trop à être traduit. Ce grand voyageur n’est jamais si spécifiquement danois que le lecteur étranger en soit gêné et pas spécifiquement de son époque non plus. Il est devenu l’un des auteurs les plus lus du monde entier. Son but était d’être célèbre. Il a réussi au delà de ce qu’il pouvait espérer.

    P. G. La Chesnais

    Contes

    Le briquet

    Il vint un soldat qui marchait au pas cadencé sur la route : Une, deux ! Une, deux ! Il avait son sac d’ordonnance sur le dos et un sabre à son côté, car il avait été à la guerre, et il rentrait chez lui. Et il rencontra une vieille sorcière sur la route ; elle était affreuse, sa lèvre inférieure lui pendait jusque sur la poitrine. Elle dit :

    — Bonsoir, soldat ! comme tu as un grand sac et un beau sabre, tu es un vrai soldat ! Tu vas avoir autant d’argent que tu voudras !

    — Merci, vieille sorcière, dit le soldat.

    — Vois-tu ce grand arbre ? dit la sorcière, montrant l’arbre qui était près d’eux. Il est tout à fait creux en dedans. Tu grimperas au sommet, tu verras un trou, dans lequel tu pourras te laisser glisser au fond de l’arbre. Je t’attacherai une corde autour de la taille, afin de pouvoir te remonter, quand tu m’appelleras.

    — Qu’est-ce que je ferai au fond de l’arbre ? demanda le soldat.

    — Tu rapporteras de l’argent, dit la sorcière. Sache que lorsque tu seras descendu, tu seras dans un grand couloir qui est très clair, car plus de cent lampes y brûlent. Et tu verras trois portes. Tu pourras les ouvrir, la clef est dessus. Si tu entres dans la première chambre, tu verras au milieu du plancher une grande caisse ; un chien est assis dessus ; il a des yeux grands comme des tasses à thé, mais ne te soucie pas de ça ! Je te donne mon tablier bleu à carreaux, tu l’étendras sur le parquet ; puis, vas prendre hardiment le chien, pose-le sur mon tablier, ouvre la caisse, et prends autant de pièces que tu voudras. Elles sont toutes en cuivre. Mais si tu préfères de l’argent, tu iras dans la chambre suivante ; là est assis un chien qui a des yeux grands comme des roues de moulin ; mais ne te soucie pas de ça, pose-le sur mon tablier et prends de l’argent. Et si tu veux avoir de l’or, tu peux aussi en avoir, et autant que tu pourras en porter, en allant dans la troisième chambre. Seulement, le chien qui est assis là sur la caisse a deux yeux qui sont grands chacun comme une tour ronde. C’est un vrai chien, tu peux me croire, mais ne te soucie pas du tout de ça. Pose-le simplement sur mon tablier, il ne te fera rien, et prends dans la caisse autant d’or que tu voudras.

    — Ce n’est pas mauvais, ça ! dit le soldat. Mais qu’est-ce que je te donnerai, vieille sorcière ? Car tu veux avoir aussi quelque chose, je suppose !

    — Non, je ne veux pas avoir un sou, dit la sorcière. Tu prendras seulement pour moi un vieux briquet, que ma grand’mère a oublié, la dernière fois qu’elle est descendue là.

    — Eh bien, mets-moi la corde autour de la taille, dit le soldat.

    — La voici, dit la sorcière, et voilà mon tablier à carreaux bleus.

    Et le soldat grimpa dans l’arbre, se laissa tomber dans le trou, et se trouva, comme l’avait dit la sorcière, dans le grand couloir où brûlaient des centaines de lampes.

    Il ouvrit alors la première porte. Aïe, le chien était assis là, et le fixait avec des yeux grands comme des tasses à thé.

    — Tu es un bon garçon, dit le soldat ; il le posa sur le tablier de la sorcière, et prit autant de pièces de cuivre que sa poche pouvait en contenir, puis ferma la caisse, remit le chien en place, et entra dans la seconde chambre. Ouh ! Là était assis le chien aux yeux grands comme des roues de moulin.

    — Tu ne devrais pas tant me regarder, dit le soldat, tu pourrais en avoir mal aux yeux, et il posa le chien sur le tablier de la sorcière, mais lorsqu’il vit les nombreuses pièces d’argent dans la caisse, il jeta bien vite toute la monnaie de cuivre qu’il avait, et remplit sa poche et son sac avec l’argent seul. Et il entra dans la troisième chambre.

    Non, c’était affreux ! Le chien y avait réellement des yeux grands comme des tours rondes, et ils lui tournaient dans la tête comme des roues.

    — Bonsoir, dit le soldat, et il porta la main à son képi, car il n’avait jamais vu un chien pareil ; mais lorsqu’il l’eut un peu regardé, il se dit que c’était assez, il le descendit sur le plancher, et ouvrit la caisse, non, sapristi, quelle quantité d’or, il pourrait acheter avec ça tout Copenhague et les cochons en sucre des pâtissières, tous les soldats de plomb, les fouets et les chevaux à bascule du monde ! Oui, c’était une richesse !

    Alors le soldat jeta bien vite toutes les pièces d’argent dont il avait rempli ses poches et son sac, et prit de l’or à la place, toutes ses poches, le sac, le képi et les chaussures furent remplis, si bien qu’il pouvait à peine marcher ! Ah, il en avait de l’argent ! Il remit le chien sur la caisse, ferma la porte, et cria dans le tronc d’arbre :

    — Remonte-moi maintenant, vieille sorcière !

    — As-tu le briquet ? demanda la sorcière.

    — C’est vrai, dit le soldat, je l’avais oublié, et il alla le prendre.

    La sorcière le remonta, et il fut de nouveau sur la route, les poches, le sac, les souliers et le képi pleins de pièces d’or.

    — Qu’est-ce que tu veux faire de ton briquet ? demanda le soldat.

    — Ça ne te regarde pas, dit la sorcière, tu as de l’argent maintenant. Donne-moi seulement le briquet.

    — Tatata ! dit le soldat. Veux-tu me dire tout de suite ce que tu veux en faire, ou bien je tire mon sabre et je te coupe la tête !

    — Non, dit la sorcière.

    Et le soldat lui coupa la tête. Elle était par terre tout de son long. Mais il serra tout l’argent dans son tablier, qu’il mit comme un paquet sur son dos, fourra le briquet dans sa poche, et alla droit à la ville.

    C’était une belle ville, et il descendit dans la plus belle auberge, demanda les plus belles chambres et les plats qu’il aimait le mieux, car maintenant il était riche, puisqu’il avait tant d’argent.

    Le garçon qui devait cirer ses souliers trouvait bien qu’un monsieur si riche avait de drôles de vieux souliers, mais le soldat ne s’en était pas encore acheté de neufs ; le lendemain il eut des souliers pour marcher, et des vêtements superbes. Il était devenu un monsieur élégant, et on lui parla de tout ce qu’il y avait de beau dans la ville, et du roi, et on lui dit combien était gracieuse la princesse, fille du roi.

    — Où peut-on la voir ? demanda le soldat.

    — On ne peut pas du tout la voir, répondait-on toujours, elle habite un grand château de cuivre avec tant de murs et de tours ! Nul autre que le roi n’a ses entrées libres chez elle, parce qu’il a été prédit qu’elle épousera un simple soldat, et le roi ne veut pas de ça.

    — Je voudrais bien la voir, se dit le soldat, mais c’était tout à fait impossible.

    Et il vécut gaiement, alla au théâtre, roula en voiture dans les jardins du roi, donna aux pauvres beaucoup d’argent, très gentiment, il savait bien par ses souvenirs d’autrefois combien les pauvres ont de peine à posséder quelques sous.

    — Il était riche, et bien habillé, il eut alors de nombreux amis qui disaient tous qu’il était un charmant homme et un vrai gentilhomme, et cela lui faisait plaisir. Mais comme il dépensait de l’argent tous les jours et n’en gagnait pas du tout, il finit par n’avoir plus que deux skillings, et dut quitter les belles chambres qu’il avait habitées, et aller loger dans une toute petite pièce sous le toit, brosser lui-même ses souliers, les rapiécer avec l’aiguille à repriser, et aucun de ses amis ne vint le voir, parce qu’il y avait trop d’étages à monter.

    C’était un soir tout à fait sombre, et il ne pouvait même pas s’acheter une chandelle, quand il se rappela qu’il y avait un petit bout de chandelle avec le briquet qu’il avait pris dans l’arbre creux où la sorcière l’avait aidé à descendre. Il sortit le briquet et le bout de chandelle, mais aussitôt qu’il eut battu le briquet et fait jaillir des étincelles du silex, la porte s’ouvrit brusquement, et le chien qui avait des yeux grands comme des tasses à thé, et qu’il avait vu au fond de l’arbre, fut devant lui, et dit :

    — Qu’ordonne mon maître ?

    — Qu’est-ce que c’est ? dit le soldat. Voilà un drôle de briquet, si je peux avoir ainsi ce que je veux ! Procure-moi de l’argent, dit-il au chien, et houp ! le voilà parti ! et houp ! le voilà revenu ! et il tient dans sa gueule une bourse pleine de billon.

    Le soldat savait désormais quel délicieux briquet c’était. S’il le battait une fois, arrivait le chien qui était assis sur la caisse aux pièces de cuivre. S’il le battait deux fois, arrivait celui qui avait la monnaie d’argent. Et s’il le battait trois fois, arrivait celui qui avait l’or.

    — Le soldat retourna dans ses belles chambres, mit ses bons vêtements, et ses amis le reconnurent tout de suite, et ils eurent beaucoup d’affection pour lui.

    Et il se dit un jour : c’est tout de même drôle que l’on ne puisse pas voir la princesse ! Il paraît qu’elle est charmante, à ce qu’ils disent tous. Mais à quoi bon, si elle doit indéfiniment rester dans le grand château de cuivre aux nombreuses tours !… Est-ce que je ne peux absolument pas la voir ?… Où est mon briquet ? Et il battit le briquet, et houp ! le chien aux yeux grands comme des tasses à thé fut là.

    — C’est vrai qu’on est au milieu de la nuit, dit le soldat, mais je voudrais tant voir la princesse, rien qu’un instant !

    Le chien fut aussitôt dehors, et avant que le soldat eût le temps d’y penser, il le vit de retour avec la princesse, elle était couchée sur le dos du chien et dormait, et elle était si gracieuse que chacun pouvait voir que c’était une vraie princesse ; le soldat ne put pas y tenir ni s’empêcher de lui donner un baiser, car il était un vrai soldat.

    Le chien courut ramener la princesse, mais lorsque vint le matin, comme le roi et la reine lui offraient le thé, la princesse dit qu’elle avait eu cette nuit un rêve singulier, où il y avait un chien et un soldat. Elle avait chevauché sur le chien, et le soldat lui avait donné un baiser.

    — Voilà vraiment une belle histoire ! dit la reine.

    Une des vieilles dames de la cour dut alors veiller près du lit de la princesse, pour voir si c’était réellement un rêve, ou savoir ce que c’était.

    Le soldat éprouvait un terrible désir de revoir la gracieuse princesse, et le chien revint la nuit, la prit et courut de toutes ses forces, mais la vieille dame de la cour mit des bottes hautes, et courut aussi vite derrière lui ; et lorsqu’elle les vit disparaître dans une grande maison, elle se dit : « Je sais maintenant où c’est », et avec un morceau de craie elle traça une grande croix sur la porte. Puis elle rentra se coucher, et le chien revint aussi avec la princesse ; mais lorsqu’il vit qu’une croix était tracée sur la porte de la maison où habitait le soldat, il prit aussi un morceau de craie et traça des croix sur les portes des maisons de toute la ville, et c’était malin, car la dame de la cour ne pouvait plus trouver la porte exacte, puisqu’elles portaient toutes des croix.

    Le matin de bonne heure, le roi et la reine, la vieille dame de la cour et tous les officiers sortirent pour voir où la princesse avait été.

    — C’est là ! dit le roi, lorsqu’il vit la première porte avec une croix.

    — Non, c’est là, mon cher mari ! dit la reine, qui voyait la seconde porte avec une croix.

    — Mais en voilà une, et en voilà une, dirent-ils tous en montrant les portes où il y avait des croix. Et ils comprirent bien qu’il était inutile de chercher.

    Mais la reine était une femme très ingénieuse qui savait mieux faire que de monter en carrosse. Elle prit ses grands ciseaux d’or, coupa une grande pièce de soie en morceaux, et cousit une jolie petite bourse ; elle la remplit de farine de blé noir très fine, l’attacha au dos de la princesse et, lorsque ce fut fait, elle tailla un petit trou dans la bourse, de façon que la farine pût se répandre le long du chemin que suivrait la princesse.

    Le chien revint la nuit, prit la princesse sur son dos, et courut avec elle chez le soldat, qui l’aimait tant, et qui aurait voulu être prince, pour en faire sa femme.

    Le chien ne s’aperçut pas du tout que la semoule se répandait depuis le château jusqu’à la fenêtre du soldat, où il grimpait le mur avec la princesse. Le matin, le roi et la reine virent bien où leur fille avait été, ils prirent le soldat et le mirent en prison.

    Hou, comme c’était sombre et lugubre, et on lui dit :

    — Demain, tu seras pendu.

    Ce n’était pas amusant à entendre, et il avait oublié son briquet chez lui, à l’auberge. Le matin, entre les barreaux de fer de la petite fenêtre, il put voir les gens qui se dépêchaient de sortir de la ville pour aller le voir pendre. Il entendit les tambours et vit les soldats marcher en cadence. Tout le monde courait ; il y avait aussi un apprenti cordonnier en tablier de cuir et pantoufles, qui galopait si fort qu’une de ses pantoufles sauta en l’air droit contre le mur où le soldat regardait entre les barreaux de fer.

    — Hé, apprenti cordonnier, ne te presse pas tant, lui dit le soldat. Il ne se passera rien avant que je sois arrivé. Mais ne veux-tu pas courir à la maison que j’habitais et me rapporter mon briquet, tu auras quatre skillings. Mais il faut prendre tes jambes à ton cou.

    L’apprenti cordonnier voulait bien avoir les quatre skillings et partit comme une flèche chercher le briquet, le donna au soldat, et… oui, on verra bien !

    En dehors de la ville était maçonné un grand gibet, tout autour se tenaient les soldats et des centaines de milliers de gens. Le roi et la reine étaient assis sur un superbe trône en avant des juges et de tout le conseil.

    Le soldat était déjà sur l’échelle, mais lorsqu’on voulut lui passer la corde au cou, il dit que l’on permettait toujours à un condamné, avant de subir sa peine, de satisfaire un désir inoffensif. Il aurait voulu fumer une pipe, ce serait la dernière pipe qu’il fumerait en ce monde.

    Le roi ne voulut pas lui refuser cela, et le soldat prit son briquet, et battit le briquet, un, deux, trois ! et tous les chiens furent là, celui aux yeux grands comme des tasses à thé, celui aux yeux comme des roues de moulin, et celui qui avait les yeux grands comme des tours rondes.

    — Aidez-moi maintenant à ne pas être pendu ! dit le soldat.

    Et les chiens se précipitèrent sur les juges et tous les members du conseil, saisirent l’un par les jambes et l’autre par le nez et les lancèrent en l’air à plusieurs brasses de hauteur, si bien qu’en retombant ils furent brisés en morceaux.

    — Je ne veux pas ! dit le roi, mais le plus grand chien le prit, lui et la reine, et les lança en l’air à leur tour.

    Alors, les soldats furent effrayés, et tout le monde s’écria :

    — Petit soldat, tu seras notre roi et tu auras la gracieuse princesse !

    Et ils placèrent le soldat dans le carrosse du roi, et les trois chiens dansèrent devant et crièrent hourra ! et les jeunes garçons poussèrent des acclamations et les soldats présentèrent les armes. La princesse sortit du château de cuivre et devint reine, et elle en était bien contente. Les noces durèrent huit jours, et les chiens se mirent à table et roulèrent de grands yeux.

    Le grand claus et le petit claus

    Il y avait dans une ville deux hommes qui portaient le même nom, tous deux s’appelaient Claus, mais l’un possédait quatre chevaux, et l’autre ne possédait qu’un seul cheval ; pour les distinguer l’un de l’autre, on appelait celui qui possédait quatre chevaux le grand Claus, et celui qui ne possédait qu’un cheval, le petit Claus. Nous allons apprendre quels rapports ils ont eu entre eux, car ceci est une histoire véritable.

    Pendant toute la semaine le petit Claus devait labourer pour le grand Claus, et lui prêter son unique cheval ; et le grand Claus le lui rendait avec tous ses quatre, mais une seule fois la semaine, et c’était le dimanche. Hue ! comme le petit Claus claquait avec son fouet au-dessus des cinq chevaux, ils étaient alors, autant dire, à lui, ce seul jour-là. Le soleil brillait, superbe, et toutes les cloches sonnaient dans la tour de l’église pour appeler les fidèles, et les gens avaient fait toilette et marchaient le psautier sous le bras pour aller entendre le prêtre prêcher, et ils regardaient le petit Claus, qui labourait avec cinq chevaux ; le petit Claus était si content qu’il faisait encore claquer son fouet, et criait :

    — Hue, tous mes chevaux !

    — Il ne faut pas dire ça, dit le grand Claus, un seul cheval est à toi.

    Mais lorsque, de nouveau, quelqu’un passa pour aller à l’église, le petit Claus oublia qu’il ne devait pas dire ça, et cria :

    — Hue, tous mes chevaux !

    — Hé, je te prie de cesser, dit le grand Claus, car si tu le dis encore une fois, je frapperai ton cheval au front, de telle sorte qu’il sera tué du coup, et ce sera fini pour lui.

    — Je ne le dirai certes plus, dit le petit Claus, mais lorsque des gens passèrent et lui dirent bonjour d’un signe de tête,

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