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Le Match: «Le meilleur livre jamais écrit sur le hockey»
Le Match: «Le meilleur livre jamais écrit sur le hockey»
Le Match: «Le meilleur livre jamais écrit sur le hockey»
Livre électronique569 pages8 heures

Le Match: «Le meilleur livre jamais écrit sur le hockey»

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À propos de ce livre électronique

Le match est considéré comme le meilleur livre jamais écrit sur le hockey, et l’un des meilleurs ouvrages de tous les temps sur le sport. Plus qu’un simple livre de hockey, Le match s’est imposé comme un classique incontournable — un regard à la fois profond et provocant sur la vie de hockeyeur et sur le sport lui-même.

Ken Dryden, membre du Temple de la renommée du hockey et du Panthéon des sports canadiens, est reconnu comme l’un des plus grands gardiens de but de l’ère moderne. En outre, il est l’un des commentateurs les plus intelligents et perspicaces du monde du hockey. Dans Le match, Dryden arrive à saisir l’essence de ce sport et sa signification profonde pour tous les amateurs.

Il peint pour nous des portraits vivants et chaleureux des principaux acteurs — Guy Lafleur, Larry Robinson, Guy Lapointe et l’instructeur Scotty Bowman entre autres — qui ont fait des Canadiens des années 70 l’une des plus grandes équipes de l’histoire. De plus, Dryden réfléchit à la vie sur la route, sous les feux de la rampe et sur la patinoire, nous offrant un regard privilégié sur le hockey et un témoignage profondément personnel.

Offrez-vous un voyage dans le passé, au coeur et dans l’âme du jeu grâce à ce classique immortel du hockey.
LangueFrançais
Date de sortie31 oct. 2020
ISBN9782898086793
Le Match: «Le meilleur livre jamais écrit sur le hockey»
Auteur

Ken Dryden

Ken Dryden fut le gardien de but des Canadiens de Montréal dans les années 70. Pendant ses huit saisons avec l’équipe, les Canadiens remportèrent la coupe Stanley à six reprises. Il est membre du Temple de la renommée du hockey et du Panthéon des sports canadiens. Il est l’auteur de quatre succès de librairie, Le match, Home Game, The Moved and the Shaken et In School, et il a aussi été Commissaire à la jeunesse de l’Ontario. Ken Dryden et sa femme, Lynda, sont parents de deux enfants et vivent à Toronto.

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    Aperçu du livre

    Le Match - Ken Dryden

    SODEC.

    PRÉFACE

    Version préliminaire – le 4 septembre, 2008

    Le match a été publié pour la première fois en 1983, quatre ans après que j’aie quitté les Canadiens.

    J’avais décidé d’écrire ce livre moi-même. Je l’avais fait parce qu’aucun des autres livres sur le sport que j’avais lus dans ma vie, et il y en avait plusieurs que j’avais beaucoup aimés, ne décrivaient vraiment ce que j’avais vécu, sauf ceux écrits par les athlètes eux-mêmes, bien sûr. Mais dans ceux qui sont rédigés par des écrivains professionnels, il y avait toujours des moments, habituellement les plus importants, cruciaux, fondamentaux — ceux qui sont les plus difficiles à décrire en fait — qui ne me semblaient pas bien rendus. C’étaient les pensées, les mots et les émotions d’un auteur, pas ceux d’un athlète, qui étaient presque justes, suffisamment prêts de la réalité pour sonner encore plus désagréablement faux à mes oreilles.

    Alors, j’ai écrit Le match seul. Ce fut à la fois une épreuve — il m’a fallu plus de deux ans pour l’achever — et un plaisir absolu. En repensant à mes coéquipiers, aux situations, aux instants déterminants, aux expériences vécues, je me surprenais à rire bruyamment, à pleurer aussi, les revivant de nouveau, incluant ce que j’ignorais toujours porter en moi.

    À mon plus grand plaisir, plus de personnes lurent et aimèrent le livre que j’étais en droit de l’espérer. Il s’est bien vendu. Il a été réédité sous différents formats, incluant un ouvrage relié vingt ans plus tard. En fait, je n’ai qu’un seul regret à son sujet.

    La traduction française originale, parue en 1983, n’était pas à la hauteur du récit que j’essayais de raconter. Et pour les lecteurs du Québec intéressés à mon livre, ceux qui étaient les plus proches de son histoire, ceux qui étaient le plus directement touchés par elle, cela m’apparaissait même injuste. Mais il était trop tard et on ne pouvait rien y faire.

    Cette année est l’anniversaire de la centième saison des Canadiens. Et cet événement offre une seconde chance, comme il s’en présente rarement dans la vie, de faire ce qui aurait dû être fait voilà plus de vingt-cinq ans. Le travail en suspens pourra enfin être achevé.

    L’éditeur m’a demandé si je voulais réécrire l’introduction. J’ai décliné son offre. Tout ce que je portais en moi, je l’avais déjà écrit dans ce livre et, en vérité, l’histoire allait devoir se défendre toute seule. Puis, à la réflexion, j’ai changé d’avis, car il y a autre chose que j’aimerais dire.

    C’est ce que j’ai dit au Centre Bell, le 29 janvier 2007, au moment du retrait de mon chandail. Et de la même manière qu’une nouvelle traduction du livre Le match demeurait pour moi une chose à faire, il me restait aussi ce message à livrer aux admirateurs des Canadiens du Québec.

    Je suis désolé que vous ayez dû attendre si longtemps.

    Discours prononcé lors du retrait du chandail — le 29 janvier 2007

    Lorsqu’on pense aux grands joueurs du passé, on peut fermer les yeux et les voir encore — Guy Lafleur : rapide, vif comme l’éclair, la chevelure flottant au vent. Jean Béliveau : grand, digne, élégant et majestueux. Le Rocket : son énergie et sa puissance irrésistible lui permettait de se frayer un chemin jusqu’au but.

    Si quelqu’un conserve encore une image de moi, c’est celle de ma pose favorite, appuyé sur mon bâton de gardien de but — observant, attendant, ne faisant rien du tout.

    Cela résume assez bien ce que les années 70 furent pour moi — cela et bien des coupes Stanley.

    Et maintenant, ce soir.

    Comment vous remercier ?

    J’avais vécu toute mon enfance à Etobicoke en banlieue de Toronto. Je n’étais venu à Montréal que deux fois auparavant, lors de visites d’une seule journée. Lynda et moi sommes arrivés ici tout de suite après notre lune de miel — en septembre 1970. Nos deux enfants sont nés ici ; nous avons acheté notre première maison à Montréal. Nous avons vécu avec vous les moments passionnés de la décennie ; nous avons partagé avec vous la furie et la beauté des hivers montréalais ; nous avons découvert la tourtière, les coquilles Saint-Jacques, Schwartz et Dilallo, mais, au-delà de tout ça, nous avons fait l’expérience de la fierté que vous ressentez, si forte et si profonde — pour votre équipe, pour votre ville, pour votre province, pour ce que vous avez fait, pour ce que vous êtes. Nous nous sommes sentis chez nous.

    Et vous nous avez changés.

    Comment vous remercier ?

    Mon frère, un peu plus vieux que moi, était gardien de but, alors j’ai voulu en être un moi aussi. Plus encore, c’est la personne qui m’a montré à quel point on pouvait s’amuser en jouant au hockey — prendre tout, n’importe quoi, faire de chaque défi un concours, un jeu —, puis à foncer tête baissée. Puis, bien des années plus tard, nous nous sommes retrouvés ici à Montréal, au Forum, pour jouer l’un contre l’autre dans la Ligue nationale de hockey — alors que notre père nous regardait du haut des gradins.

    Comment vous remercier ?

    Vladislav Tretiak. En 1972, au Forum, Vladic était l’un des gardiens, j’étais l’autre — nous avons perdu 7 à 3. Ce fut le pire moment de ma vie au hockey. Vingt-sept jours plus tard, à Moscou, contre Vladic de nouveau, lui devant son filet, moi devant le mien — vivant une émotion très différente. La célèbre partie du Nouvel An ; et tous les grands matchs, ceux contre les Bruins en particulier, les meilleurs, les plus enlevants, parce que nos adversaires étaient si coriaces. Des matchs si âprement disputés qu’on s’en souvient encore. Si difficiles qu’ils voulaient dire quelque chose. Si durs qu’on les ressent encore trente ans après. De grands rivaux.

    Comment vous remercier ?

    Et toutes les personnes gravitant autour des Canadiens — toutes fières de leur équipe, fières de ce qu’elles ont accompli, fières d’elles-mêmes : mademoiselle Lee Dillon, qui dirigeait le bureau administratif ; le docteur Doug Kinnear ; le docteur David Mulder ; Mary Baster, à la tête des placières ; Roméo Riopelle, responsable de la salle réservée aux épouses des joueurs ; Roger Doucet, dont le Ô Canada nous électrisait et gonflait notre poitrine d’orgueil avant chaque rencontre. Al MacNeil, Ron Caron, Claude Ruel, Eddy Palchak — tous sans exception, sur la glace et hors de la glace, faisant leur travail impeccablement, et qui faisaient que tout ce qui concernait cette équipe était si extraordinaire.

    Comment vous remercier ?

    Les propriétaires : les frères Molson, puis Peter et Edward Bronfman, puis les Brasseries Molson — des propriétaires qui voulaient gagner par-dessus tout. Le meilleur directeur général : Sam Pollock. Le meilleur instructeur-chef : Scotty Bowman. Et naturellement, les meilleurs coéquipiers. À ma première année dans les séries éliminatoires, qui était mon compagnon de chambre ? Jean Béliveau. Avoir la chance de jouer avec Guy Lafleur, Henri, Frank, les Jacques, Bob, Shutty, Pete, Larry, Serge et Guy. Et ceux qui n’étaient pas des étoiles, mais qui faisaient de notre équipe, une vraie équipe : les Dougie, Mario, Yvon, Bunny, les Pierre, Murray, Jimmy, Terry, Reggie, Sharty. Je leur faisais confiance. Et je crois bien qu’ils me faisaient aussi confiance. Si je faisais un arrêt difficile, ils devaient marquer. C’était notre entente. Partie après partie, année après année, nous l’avons respectée.

    Comment vous remercier ?

    Et vous — ceux qui étiez là ; à la maison, avec vos frères et vos sœurs, vos parents et vos grands-parents, dont quelques-uns sont peut-être décédés aujourd’hui, mais en compagnie desquels vous avez alors passé de grands moments, en regardant une grande équipe. Vous exigiez beaucoup de nous, vous espériez, vous donniez. Puis, vous donniez plus encore — tout ça pour nous forcer à offrir le meilleur de nous-mêmes à notre tour, pour faire de nous ce que nous étions : la meilleure équipe de hockey ; la meilleure équipe du monde.

    Et l’équipe d’aujourd’hui, George Gillett et Pierre Boivin — vous m’avez offert cette occasion. Celle de revenir sur la patinoire, pour pouvoir vous voir tous de nouveau. Pour sentir la fierté et la passion, une fois de plus.

    Comment vous remercier ?

    Parfois, si vous êtes chanceux, vous l’êtes au-delà de vos rêves les plus fous. Et j’ai été chanceux. D’avoir pu être ici, de vivre à Montréal, de vivre au Québec, de jouer au Forum, de jouer devant vous — de faire partie des Canadiens de Montréal.

    Vous, chacun d’entre vous, m’avez fait un cadeau. Et aussi à Lynda et, à travers nous, à nos enfants, Sarah et Michael, et maintenant à Khaya, le plus jeune partisan ici ce soir, qui porte le même chandail que notre fille et notre fils lors de leur première fête de Noël des Canadiens. Vous nous avez fait un cadeau qui a duré trente-cinq ans, qui durera toute la vie.

    Merci.

    Merci.

    Merci.

    INTRODUCTION

    Ce livre a été vécu et mûri pendant plus de vingt-cinq ans, élaboré par à-coups pendant au moins cinq de ces années, et finalement rédigé. Ce fut d’abord une boîte en carton, où je jetais pêle-mêle des notes griffonnées sur du papier à lettres d’hôtel, des enveloppes, et des pages arrachées de journaux ou de magazines ; des moments d’inspiration au hasard des nuits d’insomnie après les matchs, dans la solitude de l’autoroute pendant le trajet de trente kilomètres entre la maison et le Forum (« Quand vais-je enfin penser à mettre un stylo dans le coffre à gants ? »), lors de ces parties pendant lesquelles notre défensive jouait si bien que je n’avais pas grand-chose d’autre à faire. J’étais persuadé qu’il me suffirait de trier, d’organiser et d’ordonner ces éléments pour qu’un livre en surgisse. J’avais tort. Comme dans la plupart des rêveries nocturnes, il n’en subsistait au réveil qu’une impression désespérément floue, incomplète et souvent cousue de contradictions. Cela n’avait rien à voir avec l’histoire personnelle et inédite que j’avais en tête. Pourtant, chacun de ces fragments deviendrait, le moment venu, un déclencheur utile pour ressusciter des souvenirs autrement perdus à jamais.

    Il s’agissait d’un livre qu’il m’aurait été impossible d’écrire pendant que je jouais au hockey. Il lui fallait du temps. Comme après un match, je devais attendre que les émotions de toute une vie et de toute une carrière s’apaisent et s’ordonnent. J’avais besoin de m’éloigner de ce que j’avais depuis longtemps cessé de voir, afin de pouvoir le voir à nouveau. Cette gestation fut vécue comme une succession de moments privilégiés, angoissants, désespérants, ennuyeux et excitants ; l’acte d’écrire est parfois même décrit comme tel. L’une des choses de la vie qu’on appelle une « expérience ».

    Ce livre a vu le jour grâce à un grand nombre de personnes et je leur dois ma plus profonde gratitude. Mes parents, Murray et Margaret Dryden, qui m’ont orienté vers le sport ; mon frère, Dave, qui m’en a fait découvrir les joies. Mes tout premiers entraîneurs — Ray Picard, Ross Johnstone, Fred Fess, Ken Pleasance, Ken Thom, Ned Harkness —, qui comprenaient le jeu sans oublier qu’il y avait aussi autre chose. Et mes coéquipiers d’alors et d’aujourd’hui. Cela a commencé par être mon histoire et elle est devenue la leur. J’espère que je l’ai fidèlement écrite.

    Je suis aussi redevable à plusieurs dactylographes faisant preuve d’une patience infinie, et à des amis trop nombreux pour pouvoir tous les nommer ici. Je me dois de mentionner, en particulier, Don Coles, David Fisher, David Harrop, Art Kaminski, Red Fisher, Alan Williams, Ed Brulingame, Doug Fisher et Rick French, qui ont lu le manuscrit à différentes étapes de son développement et sous différentes formes, et qui eurent la délicatesse de me faire croire qu’ils étaient aussi passionnés que moi par le sujet. Toutes les erreurs sont les miennes ; pour le reste, ce qu’ils reconnaissent comme étant leur contribution leur appartient. À Rick Salutin, pour son aide spéciale et pour son amitié. À Doug Gibson, qui a soutenu ce projet dès le début et qui m’a accompagné jusqu’à la fin. À Jon Segal, qui est parvenu à me faire comprendre que c’était une histoire que je racontais. Et à Lynda, Sarah et Michael. Grâce à eux, mes mauvais jours l’étaient moins et les autres paraissaient meilleurs. Sans eux, ce livre n’aurait pas été écrit.

    Ken Dryden,

    Toronto, mai 1983

    LUNDI

    « L’ennui chez les gens qui, comme nous, prennent un départ très rapide… c’est qu’il ne reste bientôt plus d’endroit où aller. »

    — Pomeroy dans Good as Gold de Joseph Heller

    « Je pars avant d’être abandonnée. Je décide. »

    — Brigitte Bardot

    Montréal

    J’entends quelque chose et je remue un peu, puis j’ouvre lentement les yeux. Le soleil matinal inonde la chambre. Sarah, âgée de quatre ans, apparaît puis disparaît aussitôt, passe d’une pièce à l’autre en ouragan dans son habit de neige, cherchant quelque chose, sans succès semble-t-il. En bas, dans un murmure audible jusqu’ici, ma femme, Lynda, la presse de faire vite. Je jette un coup d’œil au réveil à côté de moi. Il est 8 heures 51. Je me lève au moment où j’entends Sarah qui dévale l’escalier. Je lui crie au revoir et elle me répond en passant. Je me recouche, ferme les yeux, mais sans me rendormir.

    Ce fut une nuit brève et agitée, mais je me sens merveilleusement reposé. Le soleil, les draps blancs confortables, la couette relevée jusque sous mon nez, je ressens un grand bien-être et, pendant quelques minutes, je ne sais pas pourquoi. Puis, je me souviens. La partie, la partie d’hier soir à Buffalo. Je dois être fatigué — je me suis couché il y a à peine quatre heures — mais ça peut attendre. Je veux être éveillé, je veux rester couché dans mon lit pour savourer le bonheur mérité la veille, l’envelopper sous les couvertures, le garder prisonnier là, le tenir et le sentir complètement. C’est le réveil après une soirée spéciale, et tout ce qui me semblait hors d’atteinte, impensable, il y a quelques heures à peine, me paraît de nouveau possible.

    Une heure plus tard, ma veste de ski ouverte, je descends les marches devant la maison deux à la fois juste au moment où le facteur s’avance dans l’entrée de garage. Je lui souris, il me remet le courrier et me sourit à son tour — il sait. Je recule la voiture dans la rue. En face, la voisine dépose sa poubelle près du trottoir. Je lui envoie la main. Elle m’envoie la main et sourit — elle sait. Je roule sur l’autoroute 40 vers la ville, doublant les quelques voitures sur mon chemin, par un temps glacial accompagné de rafales, la vitre baissée, un coude à l’extérieur, la radio crachant de la musique rock.

    La voiture tourne sur Atwater et se fraye un chemin dans la circulation tardive du matin. Le feu passe au jaune, puis au rouge ; la voiture s’arrête. Je tourne la tête de droite à gauche, comme si je suivais du regard quelques passants invisibles, mes doigts tambourinent sur le volant au rythme de la musique. Le feu change et la voiture repart, croise la rue Sainte-Catherine, le boulevard de Maisonneuve et la rue Sherbrooke. Comme animée par une mémoire mécanique propre, elle s’engage dans la même rue, tourne dans le même stationnement, comme tous les autres jours. Je descends de la voiture et je marche, de plus en plus vite, car l’air est si froid qu’il me brûle les poumons. Je me présente à la banque. Une employée m’accueille et me sourit — elle sait. Je me rends dans un comptoir à café, dans une librairie et devant un kiosque à journaux, et tous sourient — ils savent tous. J’ai été à la hauteur lors de mon dernier match et personne ne peut l’ignorer.

    Hier soir, c’était la soixante-deuxième partie de ma huitième saison avec les Canadiens de Montréal. Ce fut peut-être la meilleure d’une année qui n’a pas été facile pour nous. Après un match nul à Chicago et une défaite à domicile samedi contre Minnesota, nous avons poursuivi ce frustrant parcours en dent de scie qui caractérise notre saison par une performance des Canadiens des meilleurs jours — explosive, irrésistible, variée à l’extrême. Ce faisant, nous nous sommes rappelé avec bonheur que ce que nous avions cherché pendant presque toute la saison était encore en nous. De mon côté, c’était un triomphe personnel en quelque sorte. Je venais de bien jouer à Buffalo, là où j’avais connu si souvent ma part de déboires (jusqu’à récemment en fait, car je n’y jouais plus du tout). Remplaçant Michel « Bunny » Laroque, l’autre gardien de but de notre équipe, qui était blessé, j’étais parvenu à chasser les doutes ruminés pendant toute la saison au sujet de mon avenir pour jouer, tout simplement. Plus tard, à mon retour de Buffalo, vers 1 heure 30, dans la maison sombre et silencieuse, je me suis rendu dans mon bureau, j’ai allumé une lampe et je me suis assis — enthousiasmé, alerte, incapable de dormir, résistant au sommeil, simplement désireux de prolonger le sentiment du moment. C’est une émotion rare que l’on ressent quand les attentes et les espoirs, l’équipe entière, le jeu et soi-même se conjuguent en un ensemble parfait. Et aujourd’hui, presque huit saisons et cinq cents parties plus tard, après que ces attentes et ces espoirs eurent été si souvent déçus, elle est encore plus rare. Alors, dès qu’elle se produit, je l’entretiens et la nourris, la prolongeant aussi longtemps que possible.

    Tranquillement assis dans mon bureau, je n’avais que des pensées agréables : je pensais à l’équipe, la meilleure de son époque ; à Scotty Bowman et à Claude Ruel ; à Larry Robinson, Serge Savard, Doug Risebrough, Rick Chartraw, Doug Jarvis, Guy Lafleur ; à Mario Tremblay, Yvan Cournoyer, Larocque, Pierre Larouche, Pierre Mondou ; Jacques Lemaire, Yvon Lambert, Gilles Lupien, Pat Hughes. Je me remémorais des séquences du match, j’entendais leurs voix, j’éclatais parfois de rire, ressentant d’inexprimables émotions, sachant que seules de bonnes personnes sont capables de jouer de cette manière-là. Bob Gainey, Réjean Houle, Steve Shutt, Guy Lapointe ; Brian Engbloom, Mark Napier, Rob Langway, Cam Connor ; ce fut un rare privilège que de jouer avec la crème de la crème. Cinq coupes Stanley en sept ans, trois coupes Stanley au cours des trois dernières années et l’espoir, toujours vivant, d’en arracher une quatrième dans trois mois.

    Je pensais aussi à moi : un peu fatigué, un peu usé, tourmenté par les doutes, les émotions et les illusions d’une vie entière, que je n’arrivais plus à réconcilier, tout en étant encore capable d’éprouver du plaisir à jouer. C’est un jeu différent de celui que j’ai joué dans les arrière-cours, il y a vingt-cinq ans. Les complications de la vie qui l’entourent s’y sont mêlées, mais il reste, en son essence, d’une innocence enfantine qu’on arrive à retrouver de temps à autre. Je me sentais bien en pensant à cela, tout comme à bien d’autres choses d’ailleurs, et, dans la nuit qui avançait, je me calais toujours plus confortablement dans mon fauteuil, les yeux fermés, profondément heureux.

    Vers 5 heures 30, aux premières lueurs grises de l’aube, l’émotion commença à s’engourdir et je savais qu’il était temps d’aller au lit.

    L’année n’avait pas été facile. La saison précédente avait à peine pris fin que le désordre et la confusion apparurent là où, auparavant, régnaient l’ordre et la continuité. L’équipe avait été vendue ; Sam Pollock, le directeur général qui avait présidé à la récente ère de succès (neuf coupes Stanley en quatorze ans à la direction de l’équipe), démissionna. Scotty Bowman, son protégé de longue date, n’obtint pas le poste qui, croyait-il, aurait dû être légitimement sien. La place échut plutôt à Irving Grundman qui gérait jusque-là les opérations commerciales du Forum. La décision blessa profondément Bowman. Pendant presque toute la saison, il se montra irritable et imprévisible. Lors du camp d’entraînement, Bill Nyrop, un jeune défenseur très doué, avait brusquement quitté la patinoire. Plus tard la même journée, il faisait route vers le Minnesota, prenant sa retraite à l’âge de vingt-six ans. Quelques jours avant l’ouverture de la saison, le vétéran-défenseur Pierre Bouchard, le populaire fils de l’ancien capitaine du Canadien « Butch » Bouchard, se voyait tout à coup laissé en plan et réclamé par Washington. La clameur publique s’éleva et, grâce à un échange, il fut rapatrié aussitôt. Mais la transaction contrevenait aux règlements de la Ligue nationale de hockey et fut annulée ; Bouchard annonça sa retraite. Tôt dans la saison, Guy Lafleur avait quitté le vestiaire tout juste avant le début d’un match contre Toronto pour discuter de la laborieuse renégociation de son contrat avec son représentant, son avocat et Grundman ; ce n’est qu’ensuite qu’il consentit enfin à jouer.

    Pour une équipe qui était déjà étourdie par le succès, ces événements nous avaient donné les béquilles que nous cherchions et dont nous n’avions décidément pas besoin. C’est la faute de Grundman, nous lamentions-nous, ou celle de Bowman ; c’était la faute de tous, sauf la nôtre, et notre chute finale — cette année, l’an prochain, plus tard — maintenant capitonnée et confortable, est d’autant plus certaine. Pourtant, nous ne ressentons aucun confort. La saison nous échappe. Les signes avant-coureurs sont partout — des défenseurs qui se bousculent et se chamaillent dans les coins, mais ne frappent pas ; des avants qui lancent de très loin, évitant les coups qui accompagnent la chasse aux rebonds, les lancers déviés, les écrans et les bousculades devant le filet ; Larocque et moi, retranchés dans notre cage ou la quittant de manière erratique, heureux quand les buts marqués contre nous paraissaient « imparables » ; des blessures et des maladies qui ne nous avaient jamais empêchés de jouer auparavant nous semblent aujourd’hui intolérables ; gagner trois ou quatre matchs d’affilée, mais pas cinq ou six comme auparavant ; en perdre deux, plutôt qu’un seul ; marquer tardivement, dans un ultime effort, le but qui permet d’annuler ou de gagner la partie ; rechercher, avoir besoin, d’un « gros jeu » — un lancer bloqué, un arrêt remarquable, un but spectaculaire — pour renverser la vapeur dans un match ; ou d’un « gros match » pour relancer la saison. Nous avons gagné trop souvent, pendant trop longtemps. Nous connaissons tous les indices, tous les signes, nous pressentons la chute dans tout ce que nous faisons. Telle une starlette devant son miroir le matin, tout ce que nous voyons est un présage sinistre de la débâcle imminente.

    Hors de la patinoire, ce n’est pas différent. Nous dépendons de la force et de la résistance de l’équipe, mais nous l’abandonnons à elle-même. Nous suivons de plus en plus notre propre chemin entre les entraînements et les matchs, fréquentant nos nouveaux et fascinants amis, explorant les multiples horizons que trois coupes Stanley nous ont ouverts. La plupart des déplacements se réduisent maintenant à une seule journée ; nous partons le matin pour revenir le soir même après le match, mais privés de la camaraderie qui nait de longs voyages. Puis, quand les choses tournent mal, quelqu’un, habituellement Lapointe, décide qu’il est temps de nous réunir pour corriger la situation. Ce n’est jamais très long, une discussion autour d’une bière et nos problèmes sont balayés sous le tapis ; trois ou quatre semaines plus tard, les mêmes problèmes, qui ont eu le temps de pourrir un peu plus, refont surface et nous nous rencontrons de nouveau.

    À la manière de l’homme autrefois riche qui cherche désespérément à le redevenir, nous sommes devenus impatients, gâtés par notre propre succès. La discipline implacable, qui nous a menés où nous sommes, nous pèse maintenant ; tout doit arriver vite. Alors, nous sommes à l’affût du moment — une partie, un jeu — pour déclencher « l’avalanche » qui nous entraînera dans son erre et nous évitera de faire le reste. Mais ça ne se passera pas ainsi.

    Plusieurs fois cette saison, j’ai eu le même pressentiment agaçant — nous ne gagnerons pas cette année. Il survient habituellement après une mauvaise partie quand les signes et les indices se multiplient, nous soufflant à l’oreille leur message, qui est vrai la plupart du temps. Je l’avais déjà ressenti auparavant, mais jamais aussi souvent ni accompagné de cette certitude que, si nous perdions, nous serions les seuls à blâmer. C’est désolant de sentir qu’une équipe s’effondre, de découvrir des faiblesses là où on a toujours vu des forces ; de se rendre compte que la discipline et le désir diminuent et font place à la complaisance ; de découvrir que nous sommes loin d’être aussi différents que nous le croyions ; de comprendre que gagner est la carte maîtresse de ce château de cartes, que sans victoire, ou avec moins de victoires, les motivations qui semblaient pures et claires deviennent nébuleuses, et que les qualités personnelles, autrefois nobles et abondantes, se tarissent ; de me rendre compte que je participe à cet effondrement. Il y a quelque chose de remarquablement fort dans une équipe qui gagne ; et de remarquablement faible chez la même équipe lorsqu’elle perd. L’équipe qui se veut « bien plus qu’une équipe de hockey », l’institution sportive, culturelle et politique qui inspire des sentiments romantiques chez tant de partisans, n’est plus qu’une équipe de hockey quand elle perd ; son aura romantique s’évanouit. L’équipe qui gagne collectivement, notre métaphore favorite de l’effort commun et de la coopération, n’est plus que vingt perdants individuels qui se ruent dans leur canot de sauvetage. Le compteur de 40 buts qui n’en marque plus que 20, clame qu’il est devenu un « joueur plus complet » ; l’ex-compteur de 30 buts maintenant réduit à 20 est devenu la victime des poteaux des buts et des blessures ; le gardien étoile qui « joue comme il l’a toujours fait » — tous à la recherche de faux-fuyants alors que la vérité leur crève les yeux. Et les murmures assez forts pour que tous puissent les entendre, sauf vous — « le vieux routier est fatigué », « le jeune phénomène déçoit » et « qu’est-ce qui ne va pas chez Bowman ? » La saison est en péril, avec moins de succès à partager et, comme Savard le faisait remarquer plus tôt, « tout le monde tire la couverture de son côté ».

    Après avoir gagné trois coupes Stanley d’affilée, l’esprit qui règne au sein de l’équipe a forcément changé. Rassasiés de nos succès, nos attentes ne sont plus les mêmes. Les émotions associées à un match et la nature de notre motivation évoluent avec elles. La joie se transforme en obligation, la satisfaction fait place au soulagement et l’objectif de la victoire n’est pas tant de l’emporter, mais plutôt d’éviter de perdre.

    Même les jeux que nous jouions avec nous-mêmes, quand il ne semblait plus y avoir d’autres enjeux, ont changé. Pendant trois ans, trop bons pour la ligue, nous nous sommes mesurés à nous-mêmes — le plus grand nombre de victoires en une saison, le plus de points au classement, le moins de défaites. Nous nous lancions à la poursuite d’un record et le brisions, puis à l’assaut de nos propres records, pour les battre encore. Il y a deux ans, nous avons gagné 60 de nos 80 parties, n’en perdant que 8 et accumulant 132 points. L’an dernier, nous avons gagné un match de moins, en avons perdu 2 de plus et glissé de 3 points au classement. Cette année, ce sera pire. Comme le sauteur en longueur Bob Beamon, fiers de nos prouesses, nous avons l’impression d’être allés trop loin. Nous avons établi des marques que nous ne pouvons plus égaler, ce qui fait que, lorsque nous nous mesurons à nous-mêmes, nous perdons. Il semblerait suffisant de gagner, de se battre contre le reste de la ligue, comme les autres le font, mais quelque chose en nous s’y refuse obstinément. Cette équipe possède une qualité que nous ne pouvons renier, que nous voudrions parfois ne jamais avoir possédée. Dans la rhétorique enflammée des sports, elle semble parfois surfaite mais elle ne l’est pas. Cette qualité, c’est l’excellence. Nous ne sommes pas une « équipe qui joue pour l’argent » comme les Leafs des années 60, favorisée et encouragée dans cette attitude par l’indulgent système des éliminatoires¹. Nous devons gagner et bien jouer tout le temps ; nous ne pouvons nous offrir le luxe d’attendre en mai. Alors, insatisfaits de nos performances même quand nous étions à notre meilleur, nous avons traversé une saison où beaucoup de choses laissaient à désirer.

    Mais ce n’est pas fini. Dans neuf jours, nous jouerons contre les Islanders de New York, nos rivaux maintenant. Toute la saison, nous avons assuré les autres, comme nous nous sommes persuadés nous-mêmes, que ce dont nous avions besoin, c’était l’étincelle d’une partie éblouissante — comme celle que nous venions de livrer aux Sabres —, un sentiment d’urgence relativement à une saison qui s’achève, et une cible. Maintenant, tous ces éléments sont réunis. C’est plus qu’une occasion, c’est devenu un test que nous ne pouvons plus éviter.

    Nous avons affronté les Islanders deux fois et subi autant de défaites, dont une au Forum de Montréal. Bryan Trottier et Denis Potvin, deux excellents joueurs, jouent enfin aussi bien contre nous que contre les autres équipes de la ligue. N’étant plus les négligés, les Islanders tiennent à prouver ce qu’ils pressentent maintenant — qu’ils sont les meilleurs. Pour nous, le test peut sembler le même, mais ce n’est pas le cas. Dans neuf jours, nous avons rendez-vous avec nous-mêmes — individuellement et en tant qu’équipe —, une confrontation que nous avons remise presque toute la saison, mais que nous ne pouvons plus repousser. C’est un match que nous devons gagner, comme nous les gagnions tous auparavant ; ce genre de match qui nous rappelait, ainsi qu’à nos adversaires, que nous formions une équipe appartenant à une catégorie à part. Nous devons le prouver encore une fois. Alors, nous nous préparons à cette rencontre avec les Islanders dans les jours et au cours des matchs suivants en nous mesurant, comme d’habitude, à nous-mêmes. Ce qui diffère cette fois-ci, c’est qu’il n’y a rien d’acquis.

    C’est un entraînement facultatif, mais le vestiaire est presque plein. J’y entre, faisant mine d’être à l’heure, mais personne n’est dupe. Larry Robinson, un gros défenseur, dont la tignasse de cheveux roux bouclés lui a valu son surnom — « Big Bird » —, lève les yeux. « Tabarnac ! » crie-t-il. « Regardez qui est ici ! » J’essaie d’avoir l’air étonné de sa surprise, marmonnant quelque chose sur ma présence aux entraînements facultatifs. Il y a des rires dispersés. Mario Tremblay, comme d’habitude, est peu impressionné. Il cesse de lacer ses patins et lève la tête.

    « Va-t-en chez vous, Dryden, dit-il d’une voix neutre. On veut lancer sur la planche. » (La « planche » est une feuille de contreplaqué percée de petites ouvertures rectangulaires dans chaque coin et au centre. On la suspend à la barre horizontale du filet quand le gardien n’est pas là.) Une brève discussion s’ensuit sur les mérites relatifs des gardiens et des planches, jusqu’à ce que Tremblay, après avoir réfléchi, se ravise : « Ah ! qu’il reste s’il veut, grogne-t-il en retournant à ses patins. On ne peut pas faire crier une planche. »

    On se croirait dans une chambre à coucher d’adolescents. Des jambières, des épaulières, des bas, des supports athlétiques, des gants, des patins et des chandails gisent en vingt petits tas sur le plancher. Des joueurs à moitié habillés se déplacent sans gêne, criant et riant sans retenue. La pièce est trop vaste pour être intime, à peu près des dimensions d’une spacieuse salle de séjour, trop aseptisée et éclairée pour être douillette. Tôt le matin ou tard en après-midi, elle a l’air très banale — on y voit des tubes fluorescents au plafond, des étagères métalliques, un robuste tapis rouge, des murs faits de blocs de ciment peints en blanc, par endroits en bleu ou en rouge. Un large banc gris court le long des murs. Fonctionnelle, attirante à la manière d’une salle d’attente, une pièce conçue pour accueillir des gens. Ce n’est qu’en élevant le regard au-dessus des étagères chromées, en bordure du plafond, qu’on comprend que ce vestiaire est celui d’une seule et unique équipe.

    Disposées côte à côte sur le mur ouest et sur des sections des deux autres murs, des plaques brun foncé, gravées de lettres d’or sont alignées en deux rangées. Il y a en une pour chaque équipe de 1918 à nos jours. Elles n’offrent qu’un minimum d’informations — l’année, le nom du ou des propriétaires de l’équipe, des dirigeants, des entraîneurs et soigneurs, des joueurs sur deux colonnes, le classement en saison régulière et l’inscription « Champions de la coupe Stanley », s’il y a lieu. Je regarde souvent ces plaques. J’y lis d’abord les noms de George Vézina, d’Aurèle Joliat, d’Howie Morenz — avant de voir soudain apparaître « Maurice Richard » en 1943. Je l’accompagne dans son ascension année après année, dans la colonne de droite, jusqu’à ce que son nom bondisse dans la colonne de gauche pour arriver au sommet avant de disparaître en 1961. J’aime reconnaître les changements qui sont survenus en plus d’un demi-siècle ; le nombre de joueurs qui est passé de douze à vingt et plus, quand le remplacement des lignes d’attaque sur la patinoire fut autorisé ; puis lorsque les entrepreneurs privés ont cédé la place aux sociétés, voir le « Propriétaire » se muer en « Président » avec sa cour de « Vice-présidents, relations sociétaires », de « Vice-présidents directeurs » et d’« Administrateurs ». J’aime voir mon propre nom — le cinquième en bas à droite en 1971 et premier de la colonne deux ans plus tard, disparaissant une saison pour revenir en 1975, cinquième en bas à droite comme la première fois et aujourd’hui de retour en tête — partageant les mêmes plaques que Jean Béliveau, Henri Richard, Frank Mahovlich, Guy Lafleur et tant d’autres.

    Sur le mur opposé, une autre chose attire l’attention. Selon les journalistes, c’est la légende, toute l’histoire racontée d’un seul coup d’œil. Des visages d’ex-joueurs des Canadiens photographiés en gros plans, aujourd’hui membres du Temple de la renommée du hockey. Ils nous regardent du haut de leur rangée horizontale, et leurs paroles, juste au-dessous, en français et en anglais, semblent interpeler chaque joueur :

    NOS BRAS MEURTRIS VOUS TENDENT LE

    FLAMBEAU, À VOUS TOUJOURS DE LE PORTER BIEN HAUT !

    TO YOU FROM FAILING HANDS WE THROW

    THE TORCH, BE YOURS TO HOLD IT HIGH !

    Mais la tradition et le style sont une chose, une équipe de vrais joueurs en est une autre. Une tête, celle de Geoffrion, porte maintenant une paire de moustaches dessinées à l’encre.

    Le vestiaire n’offre pas de casiers, d’isoloirs ou de cloisons, il n’y pas de noms ou de numéros nous indiquant notre place. Je m’assois à une extrémité du banc, entre Larocque et un étroit corridor donnant accès à la patinoire. Cela fut ma place pendant sept ans. Lorsque je suis entré ici pour la première fois, on m’a coincé entre Rogie Vachon et Phil Myre, qui étaient alors les deux gardiens de l’équipe. L’année suivante, quand Vachon fut échangé aux Kings de Los Angeles, je me suis déplacé dans l’espace libéré et Myre a pu recouvrer sa place entière sur le banc. Sept mois plus tard, Myre fut envoyé à Atlanta dans le cadre d’un repêchage d’expansion. Depuis lors, ce bout de banc a été occupé à tour de rôle par Michel Plasse, par Wayne Thomas et, au cours des cinq dernières années, par Larocque.

    Je m’empare de mon équipement suspendu aux crochets métalliques et je le jette par terre. Je me penche ensuite pour prendre mes patins sous le banc. Le silence s’abat soudain dans le vestiaire. Je regarde une de mes paires de patins, puis l’autre, et, avant d’avoir pu dire quoi que ce soit, plusieurs voix font chorus : « Hé, j’ai essayé de l’arrêter ! » Un grand éclat de rire s’ensuit. Les lacets de mes patins ont été coupés et on en a fait de vrais macaronis. Tous les visages autour de moi sont impénétrables. Avant d’avoir pu prononcer son nom, Lapointe, qui détruit mes lacets vingt ou vingt-cinq fois par année, bien que je ne l’aie jamais vu faire de mes propres yeux, me jette un regard blessé.

    — Hé, cherche le bon gars ! crie-t-il, et les rires repartent de plus belle.

    Puis, affectant une mine sérieuse, il passe à l’offensive.

    — Hé, câlisse, tu connais la règle. C’est 11 heures 30 dans le vestiaire pour l’entraînement.

    — Pointu, dis-je faiblement l’appelant par son surnom, ça ne tient pas pour les facultatives. Pas le lendemain d’un retour de voyage.

    Puis, comme un clown répétant une pitrerie qui ne s’use jamais, il me regarde piteusement.

    — Oh, hmm, excuse-moi, dit-il comme d’habitude, et il éclate de rire.

    Les visages autour de la pièce arborent des barbes de la veille et les traits sont tirés, mais les yeux sont vifs et les corps se déplacent comme s’ils étaient toujours survoltés. Encore gonflées par l’énergie de la partie de la veille, les voix éclatent toutes en même temps et tout devient matière à rigolade — ce qui n’était pas si drôle que ça, ce qui auparavant était trop personnel, trop embarrassant ou trop important pour être amusant, est aujourd’hui jeté sans pitié en bas de son piédestal dans un grand éclat de rire. Bien qu’il y ait ici des joueurs venus parce qu’on le leur a ordonné, d’autres qui ne peuvent pas se permettre de ne pas être là, tous sont venus pour la même raison. Après cinq mois de hockey, nous avons davantage besoin d’une journée de congé que d’un autre entraînement. Mais nulle part ailleurs, dans la cohue du magasinage ou dans la circulation, dans la vie normale en somme, la soirée de la veille ne pourrait être partagée ou comprise. Alors, nous venons ici, seulement pour quelques heures, pour sentir que nous faisons partie d’un groupe spécial ; pour être avec des gens qui ressentent les mêmes émotions et qui leur accordent la même importance.

    Tout en laçant ses patins, Réjean Houle s’adresse en courtes phrases expressives à Lemaire et Gainey, assis de chaque côté de lui. Un petit ailier polyvalent, Houle irradie une sorte d’innocence juvénile qui en fait la cible privilégiée de taquineries bon enfant. Robinson lève soudain les yeux.

    — Hé, Reggie, crie-t-il, c’est tout un jeu que tu nous as fait, hier soir.

    Houle se tait ; nous commençons à rire.

    — Ouais, continue Robinson lentement, s’attardant sur chaque mot, on voit pas souvent un gars tout seul en échappée lancer la rondelle dans la foule.

    Les rires se déchaînent.

    Lapointe ferme son journal en le froissant.

    — Ne t’en fais pas avec ça, Reggie, dit-il d’un ton compréhensif. Il n’y a pas eu de mal.

    Nous le regardons tous, étonnés.

    — Le gardien l’aurait arrêtée de toute manière, dit-il, et nous repartons de plus belle.

    Bowman a confié l’entraînement à Ruel, ce qu’il ne fait pas souvent. Quand c’est le cas, c’est davantage pour savourer un privilège associé à son statut d’entraîneur-chef que pour bénéficier d’une journée de congé. Ruel, à la silhouette trapue, est posté dans le coin sud-ouest de la patinoire et est entouré de cinquante à soixante rondelles. Nous le traitons en professeur suppléant, patinant à côté de lui en parlant et en nous échangeant la rondelle, sans lui prêter la moindre attention. De temps à autre, Ruel crie : « Dougie ! Dougie ! » ou « C’mon Mario », et Risebrough et Tremblay, tels les chiens de Pavlov, se précipitent au centre, se saisissent de l’une des rondelles et virent en direction de Larocque qui garde le filet près de Ruel. Je patine un peu partout, faisant semblant d’être un attaquant, laissant filer le disque entre mes patins avant de le ramener sur ma palette d’une petite poussée d’une lame. Je fais des feintes dignes d’un champion entre mes coéquipiers qui m’ignorent et je coupe devant le filet pour lancer au but, visant comme toujours le coin supérieur. Je retarde autant que je le peux le moment d’aller reprendre mon poste devant le but.

    Finalement, Ruel siffle et la série d’inévitables exercices routiniers commence. À la cadence de son bavardage incessant, nous sprintons d’une ligne bleue à l’autre, continuons sur notre erre jusqu’à l’autre coin de la patinoire avant de sprinter de nouveau en sens inverse. Le manège se répète pendant plusieurs minutes. Un sifflet, quelques directives, et nous nous divisons en fonction de la couleur de nos chandails pour les montées vers la zone adverse, à deux contre un ou à un contre un. Mais l’énergie de la veille est incontrôlable. Chaque jeu raté est plus cocasse que le précédent et, bientôt, rien ne va plus. Quand une passe de Tremblay vient choir sur le dossier d’un banc de la cinquième rangée, Ruel, exaspéré, siffle et commande une partie simulée.

    Ça ne va pas mieux. Au début, il arrête le jeu à la moindre erreur, mais il renonce bientôt. C’est une succession d’échappées, un nombre incalculable de buts, qui s’accumulent jusqu’à ce qu’on ne retienne plus que la différence. J’y ai pris plaisir au début, réalisant des arrêts que je ne réussis jamais dans une partie ; puis, alors que les buts marqués contre moi se multiplient, je commence à faire la tête et perds intérêt — jusqu’à ce que Lapointe commence son numéro.

    Il se précipite dans le coin où se trouve la rondelle, patinant avec un enthousiasme excessif et plaque Lambert — qui a le dos tourné — plus rudement qu’on ne le fait normalement en entraînement. Lambert se retourne, en colère, pour se plaindre ; Lapointe lui soutire la rondelle et fonce à l’aile droite. Houle participe à son échappée et coupe au centre où il a la voie libre. Lapointe l’aperçoit et s’incline dans sa direction, simulant une passe qui ne vient pas. Houle doit changer brusquement de direction pour ne pas entrer en zone adverse. Il vacille violemment sur ses patins et se retrouve une jambe de chaque côté de la ligne bleue. Lapointe rit mais ne s’arrête pas. Les autres se moquent de la posture loufoque de Houle en imitant le cri du canard. Lapointe se dirige vers Robinson, à un contre un, exagérant ses mouvements vers la gauche et la droite, avant de feindre de perdre l’équilibre et plonge tête première dans l’estomac du défenseur. Les deux s’effondrent sur la patinoire et Robinson éclate de rire. Lapointe, qui est par dessus, s’agite frénétiquement pour se relever. Il ne maîtrise plus ses patins, tombe sur les genoux, se relève maladroitement et retombe encore. La rondelle glisse jusqu’à Laroque qui plaque son gant dessus. Tous s’arrêtent, sauf Lapointe. Il sprinte en direction de Laroque, freine net à quelques pouces de lui, lui envoyant une giclée de neige au visage, martelant son gant pour libérer le disque. Chartraw le bouscule, Laroque en profite pour le refiler à Robinson ; le jeu redémarre dans l’autre sens. Une passe rapide à Tremblay, puis à Lambert et c’est l’échappée à deux contre Savard, qui est seul en défense. Lambert se prépare à lancer. Lapointe plonge sur le ventre, son bâton étendu devant lui et il harponne la rondelle, entraînant Lambert dans sa chute.

    De tels débordements ne surviennent plus aussi souvent qu’avant. L’âge, les blessures et les « problèmes personnels » plus ou moins dissimulés ont compliqué les choses pour Lapointe, lui dérobant une partie de son enthousiasme. Mais dans les jours où il n’est pas amoindri par la maladie et les blessures, ou distrait par ses relations tendues avec Bowman, Ruel, la presse ou les amateurs, quand tous les obstacles sont écartés et qu’il n’y a plus que lui et le hockey, Pointu joue au hockey avec la joie sans retenue d’un garçon qui patine sur la rivière, simplifiant le jeu pour nous tous par la même occasion.

    Au bout de cinquante minutes, Ruel siffle la fin de l’entraînement. Quelques-uns restent, plus par habitude que par zèle ; je marche jusqu’au vestiaire, je décapsule une boisson gazeuse et je m’assois. Robinson se rend à l’autre bout de la pièce, grimpe sur le banc et allume la télé. C’est l’heure du Gong Show et Gene Gene, la Machine à Danser s’anime à l’écran. Nous échappons un éclat de rire. La caméra s’arrête sur Chuck Barris qui porte un chandail des Flyers de Philadelphie. Cela flatte notre orgueil de hockeyeurs et les rires reprennent. Vite dévêtus, Shutt et Lapointe sont déjà dans la douche. Dès qu’ils quittent la pièce, Tremblay boit les bouteilles de Coke qu’ils avaient placées sur la glace. Puis, il nous lance un clin d’œil, rit de sa propre blague et fait un petit pas de danse en direction de la salle de bain pour aller se raser. Dans la douche, Lambert chante. Lapointe s’empare d’un seau et marche sur la pointe des pieds, imitant un espion de bandes dessinées. Il le remplit d’eau froide et jette un coup d’œil dans la douche. Lambert chante toujours. Lapointe s’élance ; on entend un hurlement. Lapointe revient en courant dans la pièce pour en ressortir aussitôt, laissant tomber l’arme du crime. Lambert, encore couvert de savon, lui court après, criant des menaces. Ayant perdu sa trace, il s’arrête pour ramasser le seau par terre et le remplir avant de poursuivre ses recherches. Finalement, il trouve Lapointe réfugié dans un cabinet de toilette et le tire par un bras au milieu du vestiaire. Nu, se lamentant, plaidant son innocence d’une voix pathétique, Lapointe tombe à genoux, les mains appuyées sur sa poitrine. Lambert veut lui rendre la monnaie de sa pièce mais se ravise : ce sont ses vêtements que Lapointe tient entre ses bras.

    Certains jours, j’arrive en retard à l’entraînement et je repars aussi vite que possible. À d’autres occasions, comme aujourd’hui, j’aime m’attarder sur les lieux. Je lis mon courrier, les journaux, je regarde distraitement les plaques commémoratives, mais surtout, je flâne. Je me sens bien ici. Ce n’est pas seulement un endroit pour se changer et se rhabiller, se motiver avant la partie et récupérer ensuite. C’est un lieu où on peut se détendre et s’évader. C’est notre refuge. Quand les restaurants, les trottoirs et les cinémas sont à éviter, quand les avions, les autobus, et même les vols nolisés sont

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