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Les Sept femmes d'Adrien
Les Sept femmes d'Adrien
Les Sept femmes d'Adrien
Livre électronique410 pages5 heures

Les Sept femmes d'Adrien

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À propos de ce livre électronique

Un Breton débarque au Québec, le cœur rempli de rêves et de courage...

1920. Survivant de la Grande Guerre, Adrien Le Cain revient dans sa Bretagne natale bardé de médailles militaires. Ne lui manque que la Légion d’honneur, mais qu’importe, il a une destinée à tracer. Célibataire, il émigre au Québec... à Lac-Bouchette! L’adaptation est difficile pour cet étranger « qu’on r’garde de travers, voleur de job et de fille à marier »…

Jeune homme sensible mais déterminé, Adrien en a dedans. Il rêve de se poser ici pour toujours et de fonder une famille. Pour y arriver, il devra travailler fort! Pourquoi le destin s’amuse-t-il à placer tant d’obstacles sur son chemin ?

Les sept femmes d’Adrien, en plus de célébrer le retour de Christine Lamer, est une magnifique histoire de survie, mais aussi d’amour, de réussite professionnelle et d’un bonheur durement gagné.
LangueFrançais
Date de sortie20 mars 2024
ISBN9782898277078
Les Sept femmes d'Adrien
Auteur

Christine Lamer

Christine Lamer est une véritable touche-à-tout du milieu culturel québécois. Elle s’est d’abord fait connaître en incarnant Bobinette avant de jouer au théâtre et dans les populaires téléromans Marisol et L’Or du temps. Elle a aussi animé de nombreuses émissions de télévision et de radio, en plus de collaborer à plusieurs magazines. Les sept femmes d’Adrien est son onzième ouvrage.

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    Aperçu du livre

    Les Sept femmes d'Adrien - Christine Lamer

    1

    Cherbourg, avril 1920

    Je suis convaincu que ma vie changera quand j’arriverai à Cherbourg. Pour le mieux, car j’avais vécu le pire. J’estime qu’aucune autre malédiction ne pourra m’arriver en quittant mon pays aussi ravagé que mon cœur. La déception amoureuse toujours vive a éclipsé à elle seule toutes les atrocités, tous les malheurs et les déchirures des dernières années. Revenir auprès de ma fiancée aurait tellement été la merveilleuse lumière au bout d’un long et pénible tunnel ! Avec elle, je désirais gommer l’insoutenable et repartir à zéro. Jamais je n’aurais soupçonné un seul instant que la jolie flamme se serait détournée de moi.

    Effondré, sans rien ni personne pour me soutenir, m’écouter et me relever, j’ai cru devenir fou. Jusqu’à me reprocher d’être toujours en vie. Après des semaines de divagations et de remises en question, il ne me restait qu’une seule issue possible: ramasser des choux à m’en user les doigts jusqu’au sang pour avoir les moyens de quitter ma terre bretonne et l’ingrate qui m’avait tourné le dos.

    Deux ans après la fin de la guerre, malgré les stigmates de l’abandon accrochés au cœur, je suis prêt à affronter mon destin de la même manière que je l’avais fait dans les tranchées: la fleur au fusil et la baïonnette au canon. Mais cette fois, je monterai à l’assaut les mains vides. Mon avenir sera au Canada, terre de tous les possibles. Tant qu’il y a de la vie…, me répété-je sans relâche pour me convaincre que l’espoir suivra.

    En octobre 1915, à l’infirmerie de Vitry-le-François, dans la Marne, j’avais fait la connaissance de Joseph Plourde, un Canadien français atteint partiellement aux poumons à cause des gaz de combat allemands. Un de ses compatriotes avait d’ailleurs découvert le truc pour atténuer les effets suffocants du dichlore en plaquant un chiffon imbibé d’urine sur le nez et la bouche. L’astuce, pour le moins inusitée, s’était rapidement propagée chez les combattants alliés comme une traînée de poudre. Les nouvelles au front voyageaient vite. Les bonnes comme les mauvaises. Généreux d’anecdotes d’affrontements et de replis, le poilu canadien m’avait aussi parlé de la bonne terre fertile de la seule province francophone du pays. Les images des vastes étendues, collines verdoyantes, forêts giboyeuses et étendues d’eau à profusion qu’il m’avait décrites m’étaient restées en mémoire.

    Je pars donc confiant, espérant que le meilleur est devant. Moi qui ne possède rien d’autre que le désir féroce de réussir ma vie, je dois être bien courageux pour me jeter la tête la première dans l’aventure maritime et vaincre ma peur de l’eau. Je ne sais pas nager. Je n’ai jamais eu le pied marin comme mon père et mon frère, marins-pêcheurs à Plougrescant, Côtes-du-Nord. Mon truc à moi, c’est la terre. Les cultures.

    La veille de l’embarquement, j’avais été frappé par le nombre d’émigrants et leurs nationalités. À part quelques dizaines de familles françaises, il y avait un bon nombre de Juifs polonais ; un comité de réception et un rabbin les accueillaient en yiddish en leur offrant un repas kasher et le gîte. Ces voyageurs se rendaient à New York sur un des transatlantiques de la White Star, comme bon nombre d’Italiens et de Nord-Africains.

    Pour ma part, aucun comité, ni gîte ou bouffe à mes frais. Tu quittes ton pays, c’est la débrouille, l’émigré, que je me dis en serrant mon pécule au fond de ma poche. Réflexe prudent pour m’assurer qu’il n’y a aucune fuite dans le tissu élimé. Économe de nature, je devrai tout de même redoubler de parcimonie.

    Au fur et à mesure que les heures passent, la fébrilité s’installe alors que j’imagine la traversée en solitaire sur une coquille de noix au milieu de la vastitude océane. Heureusement, le choix de l’embarcation est plus solide.

    Il s’agit du paquebot R.M.S. Victorian appartenant jadis à la Britannique Allan Line, devenu propriété de la Canadian Pacific Steamships en 1920. En poche, un billet en troisième classe me permettra de manger à ma faim pendant les dix jours du voyage. Un luxe après le rationnement et la nourriture douteuse des cuisines roulantes des champs de bataille. Ratas aux goûts rances et mangés froids, mêlés à l’odeur de putréfaction ambiante. Conserves de viande qu’on appelait « boîtes à singe » parfois remplies de terre et de roches après l’explosion d’un shrapnel. Des abominations gustatives mêlées aux relents pestilentiels de cadavres en décomposition. Nous étions devenus des affamés aux estomacs de tôle pour engloutir un tel régime et parvenir à faire abstraction de la puanteur et freiner les nausées. Aussi, à la veille de franchir l’Atlantique, une crainte sourde me turlupinait l’esprit : le mal de mer. Quant à l’inspection médicale, j’étais tranquille. J’avais surmonté la faim, le froid, la trouille, la mortalité et les poux. Des atrocités non comparables à un chagrin d’amour. Par contre, je ressentais toujours cette fragilité au cœur qui me tourneboulait l’esprit.

    Vivement le changement d’air, nom de Doué !

    Papiers en main, je fais la file derrière les membres d’une famille originaires sans doute d’Europe centrale. Je ne comprends pas leur langue, mais je peux ressentir leur anxiété de se voir refuser l’accès au bateau. Une épidémie de typhus faisait des ravages dans les Balkans, mais aussi en Russie, en Pologne et en Roumanie. Sans compter la grippe espagnole.

    Les exigences sanitaires des compagnies maritimes sont élevées. La moindre fièvre, éruption cutanée ou présence de parasites sonnait la fin du rêve américain. Et ce sera le même manège lors du contrôle médical à l’arrivée. Les autorités du pays hôte obligent les voyageurs malades à la quarantaine ou pire à l’expulsion, ce qui signifie retour à la case départ à la charge du transporteur. Des dépenses supplémentaires forcément non désirables.

    Les temps sont durs et portent toujours les souillures d’un monstrueux carnage. Le cessez-le-feu remonte à un peu moins de deux ans et l’air sent encore la poudre des canons, la chair humaine carbonisée et les relents de gaz asphyxiants à l’ypérite et la bertholite. Des odeurs, des bruits et des images restent imprégnés en moi. Ceux-ci deviennent insupportables lorsque je ferme les yeux. J’espère de meilleures nuits une fois à bord, car les cauchemars récurrents troublent toujours mon sommeil. Ils prennent les visages de la mort, de gueules assassines, de corps écartelés, de sang et de feu. Tous mes sens demeurent marqués par le tonnerre assourdissant des obus, les râles des agonisants et toute la saleté pestilentielle qui colle encore en moi comme une sangsue. Je ressens toujours en bouche son goût fétide et répugnant pareil aux tambouilles infectes des tranchées.

    — Suivant !

    La voix tranchante de l’inspecteur me rappelle celle de notre caporal et son cri de ralliement lorsque le clairon sonnait la charge. Nous sortions alors de la tranchée comme des sauterelles en grimpant les échafauds, macabre présage, pour une lutte au corps-à-corps sanglante.

    Je lui tends mes papiers en le regardant droit dans les yeux. Non par bravade ni intimidation, mais pour montrer que je n’ai rien à cacher et que je suis en bonne santé.

    — Nom ?

    — Adrien Le Cain.

    — Âge ?

    — Vingt-quatre ans.

    — Célibataire ?

    — Oui, monsieur.

    — Vous voyagez seul ?

    — Oui, monsieur.

    — Emploi ?

    — Agriculteur maraîcher.

    — Vos documents indiquent que vous avez été soldat et blessé de guerre ?

    — Une égratignure au cou causée par un éclat d’obus. Soigné et retourné au front, monsieur.

    — Hum… égratignure… C’est au spécialiste d’évaluer votre état de santé. Suivant !

    Ébranlé par la remarque, je refais la file dans la salle des bagages. La plupart trimballent leurs possessions dans plusieurs valises. Ma vie tient dans un baluchon: quelques vêtements élimés, un nécessaire de toilette, mes décorations militaires, mes bouquins et une photographie de ma famille, seul souvenir sur papier craquelé.

    — Pas d’autre paquet ? demande le préposé de la gare maritime aux mains gantées de caoutchouc.

    — Non.

    — Dirigez-vous vers la salle d’examen pour hommes.

    — Merci.

    Maintenant inquiet, je suis le trajet de mon vieux sac en toile envoyé au service de désinfection. Il ressemble à bien des ballots ficelés de corde comme des saucissons. Je crains de ne plus retrouver le peu qu’il me reste. Je presse mes deniers en traînant mes appréhensions jusque dans la salle d’examen.

    Je ne peux m’empêcher de sourire en avisant la tête rasée du médecin, vêtu d’un long sarrau blanc. Je nous revois, nous les poilus, envahis non par les Boches, mais bien par cette saleté de vermine. L’activité d’épouillage pendant nos jours de repos ressemblait au toilettage social chez les primates. Fallait bien en rigoler pour oublier les démangeaisons et l’aspect de notre peau ravagée comme les champs de bataille. On trouvait des milliers de totos, de la moindre couture jusqu’au cuir chevelu. Le rasage était une bénédiction, surtout sous la culotte, le service trois-pièces et le trou de balle étant infestés par les plus vicieuses des bestioles. Le coco rasé et la barbe faite, nous tenions à notre moustache tout comme à notre surnom.

    — Habitué des examens médicaux à la mobilisation ? questionne le toubib sèchement.

    — Oui, docteur.

    — Pas encore, réplique le tondu en sarrau blanc.

    — Excusez-moi.

    — Hygiéniste. Ouvrez la bouche…

    Pendant l’examen, je reste muet et stoïque. Seules mes pensées galopent comme des folles. J’imagine mon pays d’adoption. Immense à perte de vue. De la terre et des champs à cultiver. Devenir un jour propriétaire. Indépendant. Libre au milieu des plantations. La grande paix. J’idéalise la plus belle des vies. Je me vois entouré d’une ribambelle de gamins et la femme de ma vie. Mon amoureuse, ma complice, mon tout. La projection me réconforte. J’anticipe des nuits torrides d’extases suprêmes. La chaleur des corps en fusion allume en moi des désirs inavouables. Pour calmer mes ardeurs, je les imagine, ces fameuses tempêtes de neige dont les chutes pouvaient, selon Plourde, s’accumuler jusqu’aux toits des habitations. Je les visualise très bien ces maisons-igloos laissant s’échapper une colonne de fumée de l’âtre incandescent. Je ressens enfin un début de sérénité en échafaudant un meilleur avenir qui gommerait les dernières années noires comme la suie.

    Je remets ma chemise qui flotte sur moi comme une voile au vent. Encore amaigri, le dos collé au ventre, je ne suis qu’une charpente d’os d’un mètre soixante-huit.

    — Estimez-vous chanceux d’avoir gardé tous vos morceaux. J’en ai vu des mutilés et des gueules cassées à l’infirmerie militaire.

    Ému, je prends le précieux certificat médical que l’examinateur me tend. Je retrouve la voix pour le remercier.

    — J’aurais été plutôt sévère de vous refuser le passeport sanitaire uniquement à cause de votre cheveu sur la langue.

    — C’est là mon seul défaut, plaisanté-je en accentuant mon zozotement.

    — De Molière ?

    — De La Fontaine.


    *

    Recroquevillé dans un coin du quai, mon baluchon en guise d’oreiller, je m’assoupis en respirant un mélange d’air salin et d’émanations de charbon brûlé. Une installation nocturne sans verser un rond, tellement plus confortable et moins nauséabonde que celle des tranchées. La nuit d’avril est douce et les étoiles rassurantes d’un départ sous le soleil. Parce que le climat continental humide de l’Est canadien ne ressemble pas à celui plus tempéré de la Bretagne, où il arrivait de récolter les choux en février, je tiens à garder le reste de mes économies pour me loger à l’arrivée. Expliquant les beautés contrastantes des quatre saisons du pays, Plourde avait aussi précisé que des chutes de neige étaient possibles même au printemps. Ce ne serait pas le moment de prendre froid.

    Le lendemain matin, les cris rauques des mouettes mêlés à une clameur me tirent de mes cauchemars récurrents. Je me lève d’un bond, réflexe machinal d’alertes au combat. Intrigué et curieux, je me dirige vers l’attroupement tapageur posté devant le Nomadic. Il s’agit du transbordeur réservé aux première et deuxième classes servant de navette jusqu’aux paquebots ancrés dans les eaux profondes de la rade à cause de leur tirant d’eau. Notions navales apprises de mon père.

    Tout en me rapprochant, je n’arrive pas à comprendre les raisons d’une telle agitation de la part des voyageurs.

    — Que se passe-t-il ?

    — Il s’agit de Mary Pickford et Douglas Fairbanks !

    — Ah…

    — Pardi ! Ils ont créé tout un émoi à Londres et paraît-il qu’à Paris, fuyant la foule en délire, Pickford se serait réfugiée dans un conteneur à viande alors qu’elle visitait un marché !

    — Ah…

    Les dernières années m’ayant tenu loin des actualités mondaines, je me demande qui peuvent bien être ces touristes anglais pour causer de telles commotions. Orgueilleux, je n’ose pas afficher mon ignorance. D’ailleurs, ce qui m’importe pour le moment est la position des aiguilles à l’horloge de la gare maritime. Huit heures. Impatient et nerveux, je sens l’excitation monter en moi puisqu’à midi, ce sera à mon tour d’embarquer à bord du Traffic, le transbordeur réservé à la troisième classe, aux marchandises, aux bagages et aux sacs postaux. Je me sens important. Machinalement, je tapote veste et pantalon pour enlever poussière et froissures. « La propreté est l’image de la netteté de l’âme », disait Montesquieu. Grâce à ma réflexion devant la fenêtre d’un hangar, je corrige ma tignasse châtaine en domptant quelques mèches rebelles avec un peu de salive. Les ablutions viendront plus tard.


    *

    Accoudé au bastingage du Traffic, j’ai l’impression d’être le seul sans personne à saluer parmi les gens agglutinés le long du quai. Essentiellement des proches venus faire leurs adieux à grands coups de gestes, de cris et de mouchoirs blancs. Débordements émotifs faisant écho à la fin des hostilités. La manifestation pour le moins poignante confirme ma décision de quitter mon pays. Car même attaché à ma patrie, les douloureux souvenirs de la Grande Guerre et son sol souillé d’immondices et de cadavres putrescents pendant les hostilités, c’est la dernière déception qui a pesé davantage dans la balance. Et mes épreuves défilent malgré moi comme une pétarade de tirs. Nom de Doué, je ne connaîtrai jamais aucun répit, alors que la sirène tonitruante du transbordeur me transperce le cœur comme l’éclatement d’un obus !

    Je me redresse et m’agrippe d’instinct au parapet métallique. Le bateau s’active. Il gronde comme les canons en crachant un gros nuage noir de sa cheminée. Il s’ébranle et se détache du bord. J’hésite à regarder l’eau opaque. Pour le moment, je préfère fixer le bâtiment et son horloge, qui s’éloignent graduellement. Plus question de faire marche arrière. Les battements de mon cœur s’accélèrent. Ma vue devient floue. J’en profite pour risquer un œil en bas. Ce n’est pas tant la hauteur ou la masse d’eau qui me rattrapent et me submergent, mais bien le choc du départ.

    Première coupure entre ma vie d’avant et mon avenir.

    C’est fou comme l’émotion me serre la gorge. L’anxiété refait surface. La peur de l’inconnu. Comme l’ombre de l’ennemi à proximité. Son odeur puant la haine. Son souffle assassin, alors qu’en ce moment, je retiens le mien. Les traumatismes d’après-carnages me quitteront-ils un jour ?


    *

    J’avoue être encore moins solide quand il s’agit de franchir la passerelle tendue entre le Traffic et le R.M.S. Victorian. Passage obligé entre deux mastodontes flottants arrimés l’un contre l’autre. Je me revois gamin, grimpant à bord du bateau de pêche de mon père. Les moqueries de mon grand frère Hervé : « Trouillard ! Sèche tes larmes, mouflette ! Tu vas dégobiller à t’en vider le dedans !» J’entends encore son rire tyrannique. Ce que j’ai pu en baver jusqu’au jour où papa a décidé que je serais meilleur dans les rangées de choux que sur l’eau.

    Et voilà que j’y suis, mais en pire. En équilibre au-dessus du gouffre océanique. Comme un funambule maladroit, je réussis à faire un petit pas sur le bois de la plateforme tendue. Ce serait idiot de virer de l’œil et tomber à la flotte. Je me raisonne solide, cramponné à mon sac telle une bouée de fortune. La deuxième coupure soulève les désarrois d’hier. Comme après avoir vécu quatre ans de guerre. Comme surmonter un chagrin d’amour et les décès de ceux qui m’étaient chers. Comme affronter à nouveau ma peur de l’eau en faisant un pas devant l’autre. Je suis littéralement subjugué par la coque reluisante du paquebot sous le soleil et sa grosse cheminée noire trônant au centre comme un pirate des mers.

    En levant les yeux vers le pont supérieur, je distingue les nombreux passagers de seconde et de première classe. Parmi eux, un jeune couple hautain, presque méprisant, observe notre colonne de passagers de troisième classe moins fortunés investir la passerelle comme des fourmis vers leur habitat souterrain. Je remarque l’élégance de leurs tenues beiges privilégiées, couleur de nantis rarement portée chez nous.

    En Bretagne, le noir était omniprésent, comme un pays endeuillé en permanence. Seules les coiffes et collerettes immaculées tranchaient sur le tissu sombre des robes en toile tissée à Quintin. Je revois ma chère maman, fière et souveraine, au milieu de ses choux. Ses vêtements de travail portaient peut-être les traces boueuses de ses tâches, mais la blancheur des accessoires demeurait intacte.

    Étonnamment, leur regard condescendant décuple mon désir d’atteindre le sommet de la réussite, de porter comme eux de beaux vêtements et de me permettre un jour la première classe. Quand on ne possède rien, il me semble facile d’obtenir un peu plus. Suffit de boulonner sans relâche. Et mon sang breton bout d’une telle énergie jusqu’à dompter le supplice de la planche semblable à celle des bateaux pirates. J’esquisse même un sourire frondeur l’air de dire : attendez-moi, je monte et j’arrive…

    Enfin, me voilà à bord. Essoufflé, étourdi, mais fier de mon exploit. Troisième et dernière coupure. Je rejoins à mon tour le bastingage métallique du pont inférieur. Je tiens à imprimer en moi cette image de bord de mer qui évoque le terrain de jeu de mon enfance.


    *

    Surnommé la pointe du Château, le littoral rocheux et accidenté de Plougrescant offrait les meilleures planques pour jouer à cache-cache. Petit de taille, j’arrivais à me glisser dans les entailles de granit rougeâtre du gouffre de la baie d’enfer longeant le littoral. La prouesse était toujours grisante jusqu’au jour où je n’ai pu grimper la paroi. J’avais eu beau crier à m’en fendre les cordes vocales, le ressac couvrait mes appels à l’aide.

    Croyant que je m’étais caché derrière la maison Castel Meur, bâtie entre deux énormes rochers, mon frère Hervé s’y était rendu sans comprendre comment j’aurais pu escalader les forteresses rocheuses qui enserraient le logis. J’aurais eu assez de force pour y arriver, mais pas l’audace nécessaire pour m’aventurer sur un terrain privé ; seul le propriétaire des lieux bénéficiait de cette appropriation d’une langue de terre sans permis. À l’époque de sa construction, en 1861, on pouvait ériger sa demeure n’importe où et sans autorisation. La maisonnette n’avait rien d’un grand château, mais elle prenait de l’importance grâce à ses impressionnants garde-corps.

    Finalement, mon frère m’avait rescapé de ma fâcheuse position au moment où la marée léchait mes sabots. C’était la première fois que je ressentais la peur de l’enfermement. Le sentiment d’être coincé. De ne plus pouvoir sortir de ma captivité. J’avais eu la frousse de ma vie.


    *

    Lorsque le paquebot quitte enfin la rade, je respire un peu mieux. Je me sens libéré d’un énorme poids. J’imagine l’océan m’engloutir littéralement alors que ses vagues effleurent sagement la coque en fer du transatlantique. Reverrai-je un jour ma terre natale ? Un coup de cafard me cogne au cœur. Une larme s’échappe malgré moi et roule sur ma joue. Je pense à mes parents et à mon frère. Le moment aurait été tellement plus réjouissant en leur compagnie. Comme cette famille tapageuse et excitée non loin de moi. Leurs gamins insouciants qui courent le cœur léger. Ils sont beaux à voir comme ce soleil généreux à son zénith. Sa douce chaleur me réconforte tandis que je songe qu’il me suivra tout au long de la traversée comme la lune et les étoiles. Les astres seront toujours présents, peu importe l’endroit où je vivrai. L’optimisme reprend sa place et j’écarte l’adieu à mon pays.

    Ce n’est qu’un au revoir. Kenavo.


    *

    En me dirigeant vers les cabines situées à la proue du navire, tout juste au-dessus des machines, je n’arrive pas à saisir toutes les explications du steward débitées en anglais. Dans l’excitation des préparatifs, je ne m’étais pas arrêté à cette évidence : un bateau appartenant jadis à une compagnie britannique n’a à son bord que des inscriptions dans la langue de Shakespeare. Même devenu la propriété d’une compagnie de chemin de fer canadienne, son personnel demeure unilingue avec un accent british entendu sur les champs de bataille.

    En revanche, je sais que j’aurai à partager la cabine intérieure composée de deux lits superposés, deux tablettes et deux crochets pour nos affaires personnelles et nos vêtements. En somme, un format placard sans hublot, mais qui, heureusement, sent l’astiqué et le frais comme les draps. Malgré ma claustrophobie, j’anticipe de meilleures nuits de sommeil en songeant que le reste de la journée se passera à l’air libre. Le garçon de cabine ganté en costard avec écusson m’indique la salle de bain et les toilettes communes, et je crois saisir qu’il me souhaite une bonne traversée.

    — Merci… zang kiou…

    — Lunch upstairs, deck number two.

    Alors là, j’ai tout compris. Surtout mon estomac, qui n’a avalé la veille qu’un quignon de pain et un reste de saucisson sec au sel de Guérande. Je balance mon sac sur le lit du haut qui m’est assigné. Je fais un arrêt pour me rafraîchir, car je commence à sentir le Petit Breton comme les odeurs suspectes de dessous de bras pas rasés de certaines citoyennes. Mes ablutions terminées, je file à la salle à manger de la troisième classe.

    L’endroit est déjà pris d’assaut par des groupes d’affamés devant des tables installées le long du mur. Les plats débordant de nourriture du buffet à l’anglaise promettent de belles dégustations à s’en mettre plein la panse. J’en ai l’eau à la bouche au fur et à mesure que je remplis mon assiette. Jambon, harengs fumés, pommes de terre bouillies, biscuits et thé. Que des délices aux arômes toutefois discrets à prendre sans restriction ! Je crois rêver tout en essayant de trouver une place à une table dont la plupart sont bondées.

    Soudain, je distingue un bras s’agiter dans ma direction. Ravi, je lève le mien comme un drapeau en signe de reconnaissance. Je me faufile aisément entre les tables et les dîneurs, comme j’en avais pris l’habitude dans les tranchées et les boyaux, ces galeries à ciel ouvert, parallèles à la tranchée, et qui servaient d’avant-poste et, à l’arrière, de ravitaillement et de sortie pour les blessés et les macchabées.

    — Merci… euh zang kiou…

    — Pas la peine, j’suis français !

    — Oh, excusez-moi…

    — Louis Mercier, Albertville, Savoie.

    — Adrien Le Cain, Plougrescant, Côtes-du-Nord.

    — Breton.

    — On ne peut rien vous cacher !

    Nous nous serrons la main. Était-ce à cause d’elles, larges et puissantes ou bien nos regards francs, mais nous sympathisons tout de suite. Peut-être aussi parce que nous avions à peu près le même âge et que nous avions fait la guerre. Célibataire comme moi, Mercier voyageait seul et avait l’ambition de traverser le Canada pour se rendre jusqu’en Alaska. Pour ma part, je n’avais pas envisagé une telle expédition. Ayant l’esprit d’aventure plus modeste, je préférais m’établir rapidement dans le coin francophone du pays. Le portrait peint par le soldat Plourde me semblait être un petit paradis se parant des couleurs changeantes des quatre saisons. Une terre d’accueil parlant la même langue et franchement moins loin que le 49e État américain.

    — Pourquoi l’Alaska ?

    Tout en appréciant le repas chaud, Mercier, chasseur alpin dans les Vosges pendant la guerre, m’explique qu’il tient à revoir le célèbre conducteur de traîneaux à chiens, Allan Alexander Allan, dit Scotty Allan. J’avais entendu parler de ces poilus à pattes ayant servi au transport et au ravitaillement à travers les montagnes enneigées du massif vosgien; là où chevaux et mulets s’enlisant dans l’épaisse couverture blanche n’y étaient pas arrivés lors du rude hiver de 1914-1915. Ce que j’ignorais était le périple de ces chiens partis de Nome en Alaska et du Labrador canadien.

    — L’opération militaire surnommée « Poilus d’Alaska », montée par le capitaine Moufflet et le lieutenant Haas, s’est faite dans le plus grand secret. Le musher Allan a eu comme mission de rassembler une centaine de chiens, traîneaux, harnais, et une bonne quantité de saumons séchés comme nourriture canine. Les passagers à poils, le musher et Haas ont alors traversé le Canada en train et sont arrivés à Québec sains et saufs.

    — Pourquoi sains et saufs ?

    — Plusieurs espions à la solde des Allemands auraient tenté d’empoisonner les chiens et même d’assassiner Allan et le lieutenant français tout au long du parcours. Tu comprendras que… Tu permets qu’on se tutoie ?

    — Bien sûr.

    — Un tel convoi protégé par les soldats canadiens avait attiré l’attention, si bien que la mission secrète s’est retrouvée à la une des journaux de la ville. Paraît-il que les colporteurs auraient scandé: « Tout sur Scotty Allan et ses loups d’Alaska qui partent dévorer les Allemand !» À noter que, parmi la meute, il y avait aussi les trois cents chiens esquimaux réunis par Moufflet au Labrador. Pour la traversée jusqu’au Havre, je te donne en mille le nom du vapeur qui a accepté de prendre à son bord le détachement de malamutes et d’Esquimaux nordiques.

    — Je donne ma langue au chat !

    — Le Poméranien de l’Allan Steamship Line !

    — Ça ne s’invente pas !

    Nous éclatons de rire de bon cœur. Je ne me rappelle plus la dernière fois où j’ai ressenti le bien-être de me bidonner. Rares étaient les occasions de se dilater la rate durant l’interminable guerre passée de mobile à stationnaire qui devait durer quelques mois et qui s’est étirée sur quatre années d’enfer. Il est difficile d’oublier les abominations du conflit. Je suis traumatisé jusque dans l’âme. Tatoué jusqu’à la moelle. Le partage de la trame dramatique et de ses atrocités inimaginables ne peut trouver les mots appropriés. Comme bien des survivants, je préfère me taire.

    — Avec une centaine de chasseurs alpins, je suis devenu musher grâce aux directives de Scotty Allan. Le rôle du chien de tête, celui des pointeurs et leur place dans l’attelage, leur alimentation. Parce que les États-Unis ne s’étaient pas encore impliqués face à l’Allemagne, l’Américain n’a pas été autorisé à suivre les manœuvres et a dû se séparer de ses bêtes. Ce fut un moment déchirant pour lui comme pour nos troupes alpines. Voilà pourquoi je tiens à le revoir pour lui dire à quel point ses chiens ont fait preuve d’héroïsme devant les tirs ennemis. Grâce à leur rapidité et leurs déplacements feutrés sur la neige, nous avons repris tous les sommets des Vosges.

    Nous devenons aussi silencieux que les attelages militaires glissant sur la neige. Je peux m’imaginer la scène bouleversante des adieux qui me ramène à mon frère et à notre poignante séparation lors de nos assignations respectives. Même tout feu tout flamme et prêts à nous battre pour notre mère patrie, l’inquiétude sommeillait en nous. Nos sourires crâneurs cachaient un lourd pressentiment. La crainte de ne plus jamais nous revoir. L’accolade s’était prolongée. Sensible et braillard de nature, contrairement à Hervé aux yeux secs, j’avais été incapable de retenir mes larmes. Même si un homme, ça ne pleure pas, décrétait papa.

    Sans oser le contredire, je n’étais pas de l’avis du paternel. Pourquoi refouler nos sentiments parce qu’on porte le pantalon ? Petit, je me cachais derrière le poulailler pour vider mon cœur saturé de peines et de déceptions. Gamin, c’est en remuant la terre que j’exorcisais mon chagrin. Parce que je n’étais pas aussi grand que mon frère. Parce qu’on me lançait des cailloux à la récré. Parce que la plus belle fille de l’école m’avait tiré la langue en pleine classe, et ce, sans raison. Que tous les camarades s’étaient esclaffés en voyant ma bouille rouge comme un coquelicot et mes yeux remplis d’eau. Comme en ce moment. Je suis profondément touché en visualisant la séparation déchirante du musher et de ses chiens.

    — On avait tous un peu la même tronche que celle que t’as en ce moment… Enfin bref, pour Scotty, ce sera difficile d’apprendre la mort de près de la moitié de ces intrépides huskies. Après la guerre, nous avons adopté les survivants canins décorés de la Croix de guerre. Le mien s’appelait Akiak, un nom inuit qui signifie courageux.

    — Tu en parles au passé… Je peux savoir…

    — Ce qui lui est arrivé ? Après avoir couru des kilomètres en montagne, le plus souvent dans la tempête, tiré des traîneaux d’armements, d’équipements lourds et de blessés, et échappé aux tirs ennemis, Akiak a été ironiquement renversé par un camion.

    — C’est ce qui t’a motivé à partir ?

    — Oui. Je dois remettre la décoration d’Akiak à Scotty qui, en passant, a inspiré Jack London pour son personnage principal dans son roman L’appel de la forêt.

    — Intéressant. J’aime beaucoup la lecture.

    — Et toi, je peux savoir le but de ta traversée ?

    — Oh moi, c’est un peu la même chose… Quand on perd une fiancée et des êtres chers, plus rien ne nous retient… Ouf ! J’ai la panse pleine !

    — On monte prendre un bol d’air ?

    — Bonne idée !


    *

    Nous marchons dans la coursive en croisant des couples amoureux se tenant bras dessus, bras dessous, des parents et leurs moutards tapageurs jouant aux pirates. Des visages souriants et heureux qui souhaitent une meilleure vie au Canada. Comme je projette de faire la mienne en bossant, en me mariant et en ayant des gosses. La promenade est agréable. Le temps est

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