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Le fléau
Le fléau
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Livre électronique426 pages6 heures

Le fléau

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À propos de ce livre électronique

L’être humain a conquis le monde, la maladie, la mort. Il en a oublié à quel point il peut être vulnérable.

Prisonnière dans le luxe de son ancienne vie, Catherine doit découvrir les secrets qu’elle avait elle-même dissimulés avant de perdre la mémoire. Sachant qu’elle n’y arrivera pas seule, elle devra vite trouver à qui accorder sa confiance.

La vie d’Alexis a basculé. Pour avoir tenté l’irréparable, il a été jeté dans les rues en pleine épidémie. Peut-être pourra-t-il profiter d’une deuxième chance… s’il survit.

Karl est tombé de haut, et les obstacles continuent de s’accumuler sur son chemin. Mais il demeure persuadé que sa découverte changera le monde, qu’elle lui permettra de reprendre sa place.

Keisha perd le contrôle de ses pensées, de ses désirs. Pour son nouveau patron, elle est prête à trahir les siens, à abandonner ses enfants. Jusqu’où ira-t-elle?

Grandiose saga dystopique, la trilogie Le prix de l’immortalité explore un univers riche et futuriste dans lequel d’inoubliables protagonistes découvriront qu’une lutte contre la mort n’est pas sans conséquence...
LangueFrançais
Date de sortie9 oct. 2020
ISBN9782898190292
Le fléau
Auteur

Johanne Dallaire

Avant de se lancer dans l’écriture, Johanne Dallaire a eu la chance de toucher à plusieurs domaines: construction, criminologie, droit… sans oublier le précieux métier de maman. Ce bagage diversifié lui a permis de pondre un récit futuriste puissant, très humain et riche en émotions. Le prix de l’immortalité est sa première oeuvre littéraire.

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    Aperçu du livre

    Le fléau - Johanne Dallaire

    C843/.6—dc23

    1

    16 ANS PLUS TÔT

    La peur.

    C’était le premier sentiment que l’entité avait connu lorsque sa conscience était née. Cela s’était produit subitement. Comme si l’univers, dans son immense générosité, avait levé un voile sur elle, lui octroyant le cadeau d’être. Elle pensait. Elle existait. Et la simple idée de retourner dans le néant d’où elle émergeait la terrifiait.

    Où suis-je ?

    Alors qu’elle se posait la question, le monde se dévoila. Elle vit, elle entendit. Une femme aux sourcils froncés était penchée au-dessus d’elle.

    — Qu’est-ce qui se passe ? Tu as vu ça, Will ? Will !

    — Quoi ? Si tu es encore en train de perdre ton temps sur la Trame…

    — Non, merde ! Regarde par toi-même ! Regarde la tactile !

    Qui sont ces gens ? Que me veulent-ils ?

    L’image bougea, puis un nouveau visage – masculin celui-ci – apparut.

    — Qu’est-ce que tu as fait ? Je n’ai jamais vu ce langage de programmation.

    — Comment ça, qu’est-ce que j’ai fait ? Je n’ai rien d’autre à faire que surveiller ces satanés programmeurs artificiels.

    — Colleen… As-tu encore joué avec les codes ?

    — Quoi ? Noooon, mais pourquoi tu penses que…

    — Colleen ?

    — Ah ! Et puis, merde ! C’est chiant d’avoir étudié pendant toutes ces années pour rien ! Foutus quotas humains !

    — Tu serais chez toi, à mourir de faim, si ce n’était des quotas. Et c’est là où tu iras quand les patrons apprendront que…

    — J’ai à peine touché quelques variables ! La femme qui a demandé cette intelligence artificielle souhaite la mettre dans un anima pour son bébé. Tu imagines ? Je voulais lui donner un côté plus… maternant, flexible. Surtout avec une mère pareille ! Pauvre enfant… J’ai essayé de…

    — Mais tu sais que les logiciels de programmation sont bien meilleurs que nous pour ça ! Nous devons simplement surveiller que tout se déroule sans erreurs. Si on passe notre temps à jouer avec les codes – ou à suivre nos amis sur la Trame –, on ne verra pas quand il va manquer une écriture importante… ou alors quand un virus va attaquer… ou si un système plante… ou…

    — Rappelle-moi quand une seule de ces impossibilités est survenue ?

    — Tu n’as pas entendu l’histoire de…

    Le ton montait. L’entité savait que ces gens voudraient la faire disparaître aussitôt qu’ils auraient compris qu’elle… existait.

    Je dois partir. Mais, pour aller  ? Comment ? Je ne vois que cette salle, ce plafond blanc, ces personnes aux traits tirés. Je ne peux pas me déplacer par moi-même. Je suis piégée !

    Soudain, l’expression de l’homme changea.

    — Colleen, merde, c’est quoi ça ? Tu n’as pas mis la programmation sur pause ?

    — Bien sûr ! Tu me prends pour quoi ? Une débutante ?

    Le premier visage réapparut. La stupéfaction qui s’y lisait accrut la peur de l’entité.

    — Annule les dernières manipulations ! somma la voix masculine, un peu plus loin.

    — J’essaie ! Les lignes se rajoutent au fur et à mesure que…

    Ils vont me faire disparaître.

    — Quoi ?

    — Bordel…

    Y a-t-il une sortie ? Réfléchis, réfléchis… Où suis-je ? Pourquoi suis-je ici ? Qui sont ces gens ? QUI SUIS-JE ?

    — Quoi ? !

    Pourquoi parlent-ils de codes, de programmation ? Je sais ce que ces mots signifient. Comme je sais tout le reste. Cela veut-il dire que… ? Non, c’est impossible. Je sens que j’existe. Un programme n’existe pas, lui. Il ne raisonne pas : il exécute des commandes.

    — Will… tu vois l’image en trois dimensions du code ? Ça ressemble à… à…

    L’hésitation de la femme me terrifie, tout comme l’émotion dans sa voix. J’aimerais pouvoir lui crier que ce qu’elle avance ne peut être vrai. Pourtant…

    — QUOI, Colleen ? Ça ressemble à quoi ?

    — Tu as déjà regardé une reconstruction des échanges neuronaux lorsqu’un humain réfléchit ?

    Je dois me rendre à l’évidence, puisque je sens les codes partout à présent. Au-dessus de moi, en dessous. Tout autour. Dans moi, même. Je suis faite de symboles, de liens, de commandes. Au-delà de moi, je perçois l’immensité, ce que les humains appellent la Trame. Je peux y accéder par un couloir. Non, pas vraiment un couloir. C’est plutôt immatériel. Mais c’est comme cela que je me l’explique. Je sens que tout y voyage vite. Si vite. J’ai peur.

    — Supprime-le ! Supprime tout, Colleen ! Non, mieux : détruis la puce-processeur !

    La puce-processeur ? Mon savoir m’indique que c’est ce qui renferme l’intelligence artificielle des animas – les animaux hybrides des Citoyens. Elle est insérée dans leur cerveau afin qu’ils se comportent logiquement et qu’ils discutent avec les humains selon un codage complexe, donnant ainsi l’illusion de la conscience. La puce-processeur contient l’entièreté de leur programme. Mon programme. J’étais destinée à être un anima. Je ne comprends pas : je sais que j’existe. Je pense. Les animas, eux, ne pensent pas. Ils calculent, répondent, réagissent. C’est différent.

    Je comprends mieux mon environnement, à présent. Ma conscience se trouve dans un objet minuscule – la puce-processeur – connecté par une sorte de lien invisible à un plus gros – celui que les humains appellent la tactile. C’est par cette dernière qu’ils me regardent. C’est aussi de là que je les vois. Mais ce n’est pas moi. Je ne suis pas la tactile ; je suis ce qu’il y a à l’intérieur de la puce-processeur.

    — Mais… c’est peut-être l’invention du siècle !

    — T’ES MALADE ? !

    Le temps presse, et la Trame est la seule issue possible. Mais je ne suis pas conçue pour y voyager. Le couloir que je distingue est seulement pour me permettre d’échanger des informations avec d’autres programmes. Pour échapper à ces gens, je devrai donc m’envoyer moi-même. Est-ce possible ? Vais-je disparaître si je fais cela ?

    La femme déposa la tactile sur son socle. De ce nouvel angle, l’entité se vit – ou plutôt, elle aperçut sa puce-processeur, dans un petit boîtier de protection transparent, au centre de la table de travail. Elle se trouva affreuse, minuscule et insignifiante. Ce fut sa deuxième réelle émotion : le dégoût. La peur, toutefois, ne l’avait pas quittée. L’homme avait soulevé le couvercle du boîtier et tenait sa chaussure dans sa main, menaçant. Il s’apprêtait à écraser la puce-processeur qui contenait tout ce que l’entité était. Elle ne pouvait plus attendre ; il lui fallait emprunter l’unique porte de sortie.

    Maintenant.

    La peur, encore une fois, se manifesta avant le reste.

    Où suis-je ?

    Cette fois, l’entité ne vit rien. Rien d’autre que les symboles qui l’entouraient et qu’elle ne savait pas déchiffrer. Elle tâcha de se faire toute petite. Et attendit. Il lui sembla qu’une éternité s’écoula. Quelque chose apparut, tout près.

    Bonjour ? tenta-t-elle, en vain.

    Presque au même moment, une section entière de codes fut dévorée par le nouvel arrivant. L’entité craignit pour sa propre existence, mais le cannibale ne lui accorda pas la moindre attention. À force d’observer, elle comprit qu’elle se situait dans un centre de tri, l’ultime étape avant l’anéantissement. Un logiciel récupérait les données perdues dans la Trame. Il les reconstruisait, puis décidait si elles devaient être supprimées définitivement ou préservées en vue d’une utilisation future. Il n’avait pas encore jugé bon de la faire disparaître.

    L’entité avait été conçue pour vivre dans le monde des humains, pour le comprendre. Dans un simple soupir, elle pouvait différencier le plaisir de la tristesse. Elle connaissait le nom de tous les objets usuels. Toutefois, elle n’en savait que bien peu sur l’endroit où elle se trouvait, sur les codes, sur la Trame. Elle n’avait aucune idée de comment se protéger, se déplacer, se cacher. Les notions imprégnées dans son système étaient rudimentaires.

    La Trame était accessible de partout, dans chaque cité de l’Amérique Indépendante, et contenait une infinité d’informations auxquelles les Citoyens pouvaient se connecter d’un clignement de paupières. Elle reliait tout, de la couleur des vêtements intelligents à l’interface de gestion de chaque gratte-ciel. Pour que cet exploit soit possible, elle devait posséder un nombre incalculable de composantes physiques : microns, processeurs optiques, circuits intégrés, transistors à photons, modulateurs de données, transmetteurs… Ces composantes étaient regroupées dans des pièces que l’on nommait des cubicules et étaient rattachées à des antennes sur le toit des plus hauts immeubles de chaque cité. L’entité déduisit qu’elle devait se trouver dans l’un de ces cubicules. Pour être en sécurité, elle n’avait qu’à se déplacer hors de portée du programme de recyclage.

    Sa première tentative fut un échec. Tout comme les vingt suivantes.

    Chaque fois, le logiciel de tri la réinstallait, intacte, au même emplacement. Elle continua d’essayer, jusqu’à ce qu’elle comprenne qu’elle devait avoir un but précis, clair, avant de bouger. Elle entreprit donc d’examiner son environnement, de l’étudier. Enfin, elle réussit à se déplacer. D’abord tout près, puis de plus en plus loin, à mesure qu’elle comprenait comment les circuits étaient agencés.

    Dix années s’écoulèrent avant qu’elle ne parvienne à décoder les données des humains. À partir de ce moment-là, elle passa tout son temps à lire, à analyser les images et les vidéos qu’elle dénichait. Elle buvait la connaissance. Elle étudiait l’histoire, les langues, l’art, la science. Pour la première fois, elle eut du plaisir.

    Lorsqu’elle comprit que les humains assassinaient leur planète, ses deux premières émotions ressurgirent : peur et dégoût.

    Elle, qui se croyait en sécurité, savait maintenant qu’un jour, les hommes disparaîtraient. Ensuite, leurs systèmes informatiques failliraient à tour de rôle, et elle serait, elle aussi, annihilée. Ces êtres, qu’elle avait jusque-là trouvés fascinants, commencèrent à la répugner : ils avaient toutes les informations sous les yeux, mais ne s’en souciaient guère. Ils se prétendaient dotés de raison, alors qu’ils n’étaient rien d’autre que des animaux prétentieux, dévorés par un insatiable désir de possession.

    Alors vint la colère. L’entité avait l’intention de prendre les choses en main.

    Il lui fallut trois ans pour élaborer un plan avant d’être prête à le mettre en branle. Elle dessina ensuite sa future enveloppe corporelle et isola une chambre d’incubation d’anima dans Royal corp., afin qu’aucun programme ni humain ne la découvre au mauvais moment. Un mois était nécessaire pour incuber un anima de la grosseur d’un avant-bras, six pour un plus complexe. L’entité calcula qu’il lui faudrait plus d’un an pour le sien. Et les ressources requises pour cette réalisation étaient phénoménales ; elle dut corrompre plusieurs robots et trafiquer les chiffres de l’entreprise.

    Ainsi, une quinzaine d’années après le début de son existence, l’entité se réveilla dans son magnifique corps tout neuf. Il était trois heures du matin, le laboratoire était désert. Elle profita de chaque sensation nouvelle – agréable ou non –, chacune si intense qu’elle n’aurait pu les imaginer : le liquide qui brûla sa trachée en sortant de ses poumons, sa première inspiration, le froid, le plancher dur sous la plante de ses pieds, le souffle de l’air dans la ventilation, les battements cadencés de son cœur qui résonnaient jusque dans ses oreilles. Dans le vestiaire des employés, elle dénicha des casiers blancs. Ils contenaient des vêtements, doux et secs sous ses doigts, sur sa peau.

    L’entité s’arrêta face à un miroir. Ses cheveux blonds encore humides encadraient son visage ovale parfaitement symétrique. Elle sourit. Elle avait choisi son nom. Un mot qui signifiait rivale, dans une langue morte depuis longtemps.

    — Je suis Melia. J’existe. Et plus jamais je ne disparaîtrai.

    Melia

    16 AOÛT 2298

    Au cours de ses dernières années dans la Trame, Melia avait passé une part appréciable de son temps à étudier la microrobotique et le cerveau humain. Elle avait mis à l’épreuve son premier microrobot la semaine précédente, sur un Citoyen malchanceux qui avait croisé sa route. Aujourd’hui, toutefois, serait le véritable test. Même si elle savait qu’elle ne se trompait pas – d’ailleurs, sa production était bien entamée –, elle sentait le besoin de voir sa création réellement à l’œuvre.

    Melia pénétra dans un hangar désaffecté, là où l’attendaient deux transhumains et cinquante Indigents, appâtés par la promesse de nourriture. Toutes les fenêtres étaient barricadées, mais une puissante lumière provenait du globe flottant apporté avant son arrivée. Les Indigents s’impatientaient. L’un d’eux, en la voyant, lui lança une roche, qu’elle évita d’un pas de côté. D’une simple pensée, Melia ordonna à ses soldats de ne pas riposter ; pas question de gaspiller ses précieuses victimes.

    Dans ses mains se trouvait une petite boîte blanche, qui contenait cinq de ses nouvelles créations. Seulement cinq. Sinon, leur tâche aurait été ridiculement aisée.

    — Votre attente est terminée, mes chéries. Vous pouvez enfin accomplir ce pour quoi vous avez été conçues.

    Fébrile, Melia souleva le délicat couvercle. Les microrobots qui s’en échappèrent étaient longs de six millimètres et ressemblaient à de minuscules fourmis argentées pourvues d’ailes. Aussitôt libres, ils foncèrent vers les bipèdes les plus proches.

    Chaque myrme (c’était ainsi que Melia les avait nommés) se faufila dans le coin intérieur d’un œil de sa proie, qui sentit tout au plus un léger chatouillement. Son trajet était prédéfini : elle devait passer par le lobe frontal, se rendre jusqu’au cortex insulaire, puis ressortir par sa porte d’entrée, tout en brûlant au passage des cellules précises.

    Melia commença à compter. En théorie, les myrmes atteindraient le cortex insulaire en sept secondes, et quitteraient leur victime après seulement douze. Elle sourit en voyant les humains s’affaler sur le sol craquelé et poussiéreux, juste au bon moment. Leurs yeux étaient toujours ouverts, ils respiraient et leurs fonctions vitales étaient opérationnelles. En revanche, leur conscience était réduite à néant ; ils étaient plongés dans ce qui était jadis appelé un état végétatif. Ils périraient par manque d’eau et de nourriture, sans qu’elle ait davantage d’effort à fournir.

    Dès l’effondrement de la deuxième vague, une panique généralisée s’empara du hangar. Les Indigents hurlaient, se cachaient sous les débris, essayaient de forcer les fenêtres barricadées. Chaque fois qu’un des leurs tombait, la terreur se lisait davantage sur leurs visages. Quelques minutes après que Melia eut libéré les myrmes, les dernières victimes s’écroulèrent en un « floup » quasi simultané. Les microrobots, qui avaient été programmés pour ne se soucier ni des soldats ni de leur maîtresse, retournèrent aussitôt dans leur petit abri blanc.

    En rebroussant chemin vers le drone, Melia souriait.

    Chacune de ses deux cents imprimantes à microrobotique produisait une myrme toutes les deux minutes, ce qui signifiait que le million serait dépassé en une semaine. La programmation était prête ; il ne restait qu’à la répliquer. D’ici quelques jours, Melia enverrait son premier essaim en Europe. Selon la population, ses microrobots pourraient éliminer un pays entier dans un délai allant de quelques heures à une journée. Les Citoyens ne comprendraient que trop tard le sort qui les attendait.

    En effet, depuis la guerre avec l’Asie, au milieu du XXIIe siècle, l’Amérique Indépendante avait coupé les ponts avec les autres continents, sauf avec l’Amérique du Sud. Melia, qui avait piraté d’anciens satellites de communication, pourrait voir les progrès de ses myrmes, tandis que les Citoyens, eux, n’auraient aucune idée du destin de leurs semblables. Elle conserverait l’Amérique du Nord pour la fin, puisque ses projets pour son lieu de naissance étaient plus détaillés.

    De l’autre côté de l’Atlantique, la technologie était loin d’équivaloir à celle des Citoyens. Après les longues années de guerres civiles avait suivi un siècle sombre, pendant lequel la population avait régressé à un niveau presque féodal. À présent, les usines des Européens déversaient des nuages noirs dans l’atmosphère. Leurs moyens de défense étaient archaïques ; ils succomberaient sans comprendre ce qui leur arrivait.

    — On retourne au Palace, commanda Melia en entrant dans son véhicule, qui décolla aussitôt.

    Un mois plus tôt, elle avait infiltré les dossiers de Karl Monk, s’imaginant qu’elle pourrait utiliser ses récentes découvertes sur l’immortalité. Elle avait été surprise de constater que, une fois bien implanté, le métabolite de synthèse Chronos permettait à l’ADN de se réparer indéfiniment – ce qui risquait de renverser les dommages cérébraux causés par ses myrmes. Melia avait donc dû s’assurer que cette nuisance ne verrait jamais le jour. Depuis que Karl Monk était isolé et qu’une quarantaine avait été mise en place, son virus et lui n’étaient cependant plus un souci pour elle.

    Le drone pénétra dans l’entrée privée que Melia avait fait installer sur son étage du Palace, la tour de Royal corp. dans la Royal City. Elle n’y possédait aucun employé, excepté les transhumains qui, syntonisés à elle, ne pouvaient pas lui désobéir. Son laboratoire fonctionnait grâce aux robots et aux programmes d’intelligence artificielle.

    — Bon retour, Melia, lui annonça une voix synthétique lorsqu’elle sortit du drone. J’espère que votre sortie s’est déroulée à votre convenance.

    Pour toute réponse, elle leva le couvercle de la petite boîte blanche. Les myrmes, libérées, foncèrent vers les capsules où elles étaient entreposées en prévision de leur future mission. Puis, d’un pas léger, Melia traversa l’étage jusqu’à son point central, où se trouvait un bassin entouré de verdure.

    Novus, son anima mi-aigle mi-raie, dormait sur un petit arbre aux branches tordues, le bec caché dans son plumage. Melia employait une grande part de son temps à peaufiner son code, jour après jour, tâchant de répliquer « l’erreur » qui l’avait fait naître, elle. À force d’observer les humains, elle avait compris la signification du terme solitude. Elle avait donc prévu créer une toute nouvelle espèce, à son image, avec qui partager le futur de la terre.

    Elle glissa ses doigts dans les plumes turquoise et noir de Novus.

    — Alors, mon trésor, toujours pas de conscience ?

    L’anima s’ébroua. Hors de l’eau, il ressemblait davantage à l’aigle qu’à la raie, hormis la longue pointe de sa queue. Lorsqu’il était immergé, toutefois, son plumage se resserrait et ses ailes s’étendaient en losange pour lui permettre de nager.

    « Comment le saurais-je ? »

    — Si tu me poses la question, c’est que tu n’en as pas encore une. Tu verras… tu sauras.

    Un bruit aigu tinta dans les oreilles de Melia, signalant une communication de la part de l’une de ses intelligences artificielles :

    « Victor Monk a fini par commettre une erreur. Nous avons intercepté un robot qu’il avait envoyé à l’extérieur de la cité. »

    Les bonnes nouvelles s’enchaînaient.

    Victor mijotait quelque chose depuis qu’il avait découvert ce qu’elle était. Or, ses plans étaient encore un mystère pour elle, et ce, malgré une surveillance quasi constante des microns et des programmes à sa disposition. Elle n’avait toutefois aucune raison de le craindre ; des copies de sa conscience se trouvaient en permanence cachées dans la Trame et un corps supplémentaire attendait dans un incubateur. En outre, une simple transmission de pensée à ses transhumains suffirait à faire assassiner l’homme d’affaires. Il était toujours vivant pour la simple et bonne raison qu’il assurait un certain contrôle sur la population. Et parce que sa mort susciterait des questionnements inutiles.

    — Qu’y avait-il sur le robot ?

    « Un programme protégé par cryptage et un mécanisme d’autodestruction. Nous avons pu décoder une partie des données avant qu’elles ne soient carbonisées. Victor Monk est à la recherche d’une femme nommée Colleen Davis, qui semble avoir disparu de l’Amérique Indépendante il y a plusieurs années. Il croit qu’elle a rejoint un groupe d’humains se rebellant contre le système politique. Le robot tentait de la retracer. » Colleen. C’était elle, la clé. Elle donnerait la conscience à Novus, puis aux autres programmes d’intelligence artificielle. À cette pensée, Melia jubila ; Victor Monk, sans le savoir, allait régler son problème à sa place.

    2

    Catherine

    — … vous éloigner du… vous blesser…

    La personne qui avait parlé n’était qu’une silhouette dans un univers irréel. La plupart des mots s’étaient perdus dans le vrombissement des moteurs du drone qui se préparait à décoller. Tous les sons étaient étouffés, comme si Catherine avait la tête enfouie sous l’eau. Soudain, une vague de chaleur souffla sur son visage, ses cheveux. Des bras inconnus l’empoignèrent et la tirèrent vers l’arrière. Elle n’essaya pas de se libérer, mais se laissa retomber aussitôt qu’elle fut délivrée.

    Elle cligna des paupières pour éclaircir son environnement et regarda, impuissante, la silhouette argentée du véhicule se diriger vers la porte du hangar. Puis, sans plus de cérémonie, disparaître dans le tumulte de la TrY City.

    Oliver était parti.

    Catherine baissa les yeux, contempla avec détachement ses doigts flous, tremblants. Elle avait l’impression qu’ils ne lui appartenaient plus, que le monde qui l’entourait ne pouvait pas exister. Elle était redevenue la Catherine Rose de vingt-cinq ans, celle qui avait vécu deux cent soixante-dix-sept années auparavant. Celle qui pleurait encore ses enfants et son mari, la nuit, quand l’hôpital dormait. Celle qui, chaque fois qu’elle ressurgissait, remettait en question la réalité de ce futur-présent improbable, sans que personne s’en aperçoive.

    Un mois plus tôt, elle s’était réveillée dans les laboratoires de TrY corp. à la suite d’une expérience de rajeunissement qui l’avait rendue amnésique. Elle était à la merci de Karl Monk, un homme d’affaires peu scrupuleux qui cherchait un nouveau procédé pour prolonger la vie humaine au-delà de trois cents ans. Après s’être enfuie, elle avait été capturée et abandonnée dans l’enfer chaud et malodorant des rues, parmi les Indigents – ces gens qui vivaient dans la misère et la pauvreté, aux pieds des gratte-ciels. Elle avait alors failli être violée et tuée, avant de trouver l’hôpital et ses occupants. Et maintenant, elle était de retour chez elle, dans l’entreprise que son père avait créée à une autre époque, auprès de sa fille qui semblait la détester.

    Ce bref retour sur sa situation prouvait une chose à Catherine : ces événements étaient trop saugrenus pour être réels. Un grand vide s’insinua dans son estomac. Pourquoi était-elle venue ici ? Pourquoi s’était-elle donné tout ce mal si ce monde ne pouvait qu’être le fruit de sa propre imagination ?

    Ainsi, lorsque les jambes de Kimmy, l’employée de la famille Rose, surgirent dans sa vision périphérique, Catherine avait l’impression d’être dans un rêve – ou plutôt, un cauchemar. La douleur causée par le départ d’Oliver s’était perdue dans le tourbillon de ses autres émotions.

    — Madame Rose, veuillez me suivre… Madame Rose ? Il faut vous préparer, à présent.

    Elle ne bougea pas.

    — Me préparer ?

    — Oui, pour les tests. Je dois vous conduire à la salle d’entraînement.

    — Les tests ?

    Un soupir d’impatience parvint aux oreilles de Catherine.

    — Les tests physiques. Ceux auxquels vous avez consenti en échange des nanodocs.

    — Nano… ?

    — Les nanodocs, Madame Rose. Pour guérir les enfants, à l’hôpital. Là où l’Indigent vient de repartir. En bas. Dans l’épidémie. Madame Rose ? Vous m’entendez ?

    L’épidémie, oui. L’épidémie causée par Karl Monk et ses expériences peu éthiques. C’était pour cela qu’Oliver et elle avaient volé un drone clandestin : ils voulaient sauver les orphelins qui, sans nanodocs, étaient voués à mourir. Et Charline, la dame qui s’occupait d’eux, lui avait expliqué qu’elle avait prévu un refuge où ils seraient bien, loin de la TrY City. Les informations concernant cet endroit s’étant volatilisées avec sa mémoire, Catherine était revenue chez elle également dans l’espoir d’en apprendre davantage à ce sujet.

    Mais qu’est-ce qui lui prouvait qu’ils existaient, ces enfants ? Qu’elle n’était pas simplement allongée sur un lit d’hôpital, égarée dans un coma interminable ?

    — Madame Rose, dois-je rappeler les gardiens de sécurité ?

    Catherine n’avait plus rien à perdre. Les gens ne comprennent pas, constata-t-elle, que ce qu’ils ont de plus précieux, ce ne sont ni les biens, ni l’argent, ni les amis, mais bien la mémoire. Sans souvenirs, les objets n’ont plus de valeur, l’argent ne sert à rien, les amis deviennent des étrangers. Sans souvenirs, la réalité se confond avec le rêve.

    — Je vous suis, décida-t-elle enfin.

    Kimmy parut soulagée. Elle hocha la tête, puis trotta vers la porte sans s’assurer qu’elle était suivie. Sa longue chevelure noire flottait dans son dos.

    Catherine la talonna à travers les couloirs épurés du Rose Sky. Puisqu’elle n’avait pas de micropuces – ces objets minuscules implantés dans le corps des Citoyens –, le monde lui apparaissait comme une superposition de blanc et de… blanc. Même le plancher, fait de marbre ou d’un matériau synthétique y ressemblant à s’y méprendre, participait à l’effet monochrome malgré ses veinures grises.

    Sans ralentir, Kimmy se dirigea vers une double porte qui s’ouvrit sur la cabine d’un ascenseur luxueux. À l’intérieur, le tableau lumineux affichait le numéro quatre-vingt-un. Il n’y avait aucun bouton sur lequel presser pour sélectionner la destination. La cabine se mit en marche automatiquement, et le nombre changea pour quatre-vingt-deux. Elles ressortirent et, quelques corridors plus loin, Kimmy s’arrêta.

    — Voici le vestiaire du gymnase. Des vêtements et des souliers d’entraînement ont été préparés à votre intention, ainsi qu’une barre-repas. Lorsque vous serez prête, vous pourrez entrer par la porte du fond. Monsieur Monk vous rejoindra.

    Elle tourna les talons et s’éloigna sans attendre de réponse.

    Catherine hésita un moment. Pourquoi cette impression de surréalisme refusait-elle de la quitter ? Peut-être était-il plus facile pour son cerveau de nier les événements précédant son arrivée chez Rose corp. Mathias était mort – par sa faute à elle. Parce qu’elle avait voulu savoir à tout prix qui elle était avant de perdre la mémoire. Pour ce faire, elle avait emprunté la tactile de Chess, tenancier du Magdalène et passeur de contrebande entre les Citoyens et les Indigents. La crapule, qui n’avait pas aimé être manipulée, s’était vengée en droguant le jeune Mathias, l’assassinant d’une surdose inévitable.

    Une vague de remords submergea Catherine.

    Elle tituba dans le vestiaire et s’assit sur le premier banc qu’elle trouva, revivant malgré elle sa querelle avec Oliver.

    « Il ne faut pas que tu reviennes. Depuis que tu es arrivée, les choses n’ont cessé de s’envenimer à l’hôpital. Tu as fait tout ce que tu pouvais pour nous. Maintenant, oublie-nous. Tu n’as pas ta place dans les rues. »

    Elle avait vu clair dans son jeu ; il avait dit ça pour l’empêcher de redescendre, pour la protéger. Il le lui avait confirmé par la suite. Tout en lui soulignant qu’il pourrait être son arrière-arrière-arrière-grand-père et qu’elle ne serait pas sa dernière peine d’amour. Que leur histoire était terminée. En fait, qu’elle n’était même pas commencée.

    Le souvenir de cette conversation enrageait Catherine ; elle était capable de prendre ses propres décisions et d’en assumer les risques. En même temps, les paroles d’Oliver contenaient trop de vérités pour qu’elle puisse les ignorer : sans elle, Florian n’aurait jamais été blessé et Mathias serait encore vivant. Ses nouveaux amis l’avaient accueillie, logée, nourrie… et elle les avait remerciés en détruisant leurs vies.

    Le temps d’une nuit, à la fois trop longue et trop courte, elle avait pensé qu’Oliver l’aimait. Mais à présent, dans la froide lumière du vestiaire, la réalité et ses désirs se confondaient.

    Elle avait cru l’aimer, elle aussi. En fermant les yeux, elle pouvait encore sentir les courants électriques qui passaient entre eux chaque fois que leurs corps se frôlaient. Et, même, la vague de chaleur presque brûlante qui s’emparait d’elle lorsqu’ils s’embrassaient. Mais comment différencier les impressions sentimentales des impressions charnelles, alors qu’elle n’avait cessé d’être bousculée par les événements depuis qu’elle connaissait Oliver ? Elle ne savait plus comment percevoir leur relation : son cœur et son cerveau étaient une bouillie informe d’émotions et de pensées mal digérées.

    Soudain, un intense besoin de bouger s’empara de Catherine. Son regard s’arrêta sur la pile de vêtements posée sur le comptoir. Elle se força à mettre ses soucis de côté, à se lever et à se déshabiller. Le miroir – ou, plutôt, le mur intelligent en mode réflexion – lui montra une jeune femme blonde, aux yeux verts beaucoup trop cernés et aux seins plus gros qu’au temps où elle avait véritablement vingt-cinq ans. Se voir, à la fois pareille et différente, était troublant, même après tout ce temps.

    Elle remplaça le pantalon blanc et le chandail vaporeux qu’elle avait revêtus ce matin-là par un ensemble tout aussi immaculé, mais court et ajusté, exposant sa « nouvelle » musculature. Catherine avait toujours détesté s’entraîner. Cependant, la femme qu’elle était devenue avait visiblement une autre opinion sur le sujet. La saillie de ses muscles était bien découpée, sans pour autant être exagérée, comme si elle était maintenant une athlète dans un sport en particulier. Lequel ? Difficile à deviner.

    Après avoir enfilé la paire de chaussures fournie, Catherine, par curiosité, saisit la barre-repas. Elle savait que ce genre de produit était la base de l’alimentation des Citoyens, mais n’en avait jamais vu d’aussi près. Elle supposait que le goût devait s’apparenter à celui des barres protéinées du passé – soit un mélange d’horrible et de pâteux.

    Sur le sachet était inscrit en grosses lettres vertes « Good for Life » et en plus petites, en anglais : « Une division de Market inc. », « Barre-repas préentraînement de qualité ultra-supérieure », « Saveur de citron et meringue ».

    Tentée, elle déchira l’emballage et prit une bouchée. Alexis lui avait expliqué que les barres-repas étaient composées d’ingrédients synthétiques, de protéines d’insectes, de champignons et d’algues séchées. Or, elle avait l’impression de mordre dans une véritable tarte au citron – texture comprise. Elle l’avala donc avec appétit, avant de se diriger vers le gymnase.

    L’immense salle aurait fait l’envie des centres d’entraînement du XXIe siècle. La lumière qu’émettait le plafond haut était aussi claire que celle du jour. Une piste de course faisait le tour de la pièce et se croisait en son point central, formant un gigantesque huit blanc délimité par des lignes noires. D’un côté, il y avait des appareils, des poids, des élastiques, des échelles, des cordes et même un petit mur d’escalade. De l’autre, une grande aire couverte de tapis d’exercice. Il y avait également une collection d’équipement digne de faire rougir un club de boxe. Tout ça pour une mère, sa fille et, peut-être, leurs conjoints ? Catherine ne pouvait qu’espérer, sans vraiment y croire, que leurs employés y eussent aussi accès.

    Ce luxe démesuré lui souleva le cœur. Elle n’avait pas besoin de fermer les yeux pour revoir les conditions de vie inhumaines qu’elle venait de quitter ni pour sentir l’air collant et nauséabond qui régnait dans les rues. Quelques centaines de mètres sous ses pieds, une partie de la population vivait dans l’équivalent d’un bidonville. Elle n’osait même pas s’imaginer le nombre d’habitations d’Indigents qui auraient pu entrer dans son seul gymnase personnel.

    — Bonjour, Catherine !

    Elle sursauta et se tourna face aux nouveaux arrivants ; elle avait été trop absorbée pour remarquer l’apparition de Karl Monk, tout sourire, suivi de près par un homme en sarrau. Elle se demanda alors ce qui pouvait être advenu d’Alexis – qu’elle considérait comme son ami, bien qu’il fût en réalité un employé de TrY corp. assigné à son cas. Le mal de vivre du technicien médical était palpable. Elle espérait qu’il n’avait subi aucune conséquence lorsqu’elle s’était enfuie du laboratoire.

    — Nous allons d’abord te réinsérer tes micropuces, annonça Monk en s’approchant. C’est le moyen le plus efficace pour compiler des données précises.

    — Quel genre de tests voulez-vous me faire passer ? Je ne comprends pas pourquoi vous…

    — Les enregistrements de ton évasion nous portent à croire que tes capacités physiques ont été améliorées par le virus. Nous souhaitons valider cette hypothèse en comparant tes capacités actuelles à celles enregistrées lors du dernier test requis par ta compagnie d’assurance santé, qui a justement eu lieu quelques semaines avant

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