Meurtres en cascade: Une enquête des pirates du Web

Par Suzie Pelletier

Le criminel Marco Carerra revient à Montréal dans le but de retrouver sa fille Jade. Un an auparavant, l’enfant a vu son père assassiner sauvagement sa mère. Marco cherche peut-être à la tuer pour la faire taire à jamais.

Les pirates du Web déclenchent alors l’opération Caméléon, qui vise à protéger Jade. Amélie, Ethan et Thierry mettent en place les différentes étapes d’un scénario astucieux truffé de leurres virtuels pour détourner Marco de sa proie. La cavale du meurtrier lui fera traverser le continent américain, de Montréal au Honduras.

Entretemps, les policiers Marjolaine Grandmaison et Mathieu Patenaude s’immiscent dans les installations des pirates du Web. Leur intrusion met gravement en danger les activités d’Ethan et l’intégrité de l’opération. La petite Jade pourra-t-elle échapper aux griffes de son père ?

• Langue: Français
• Éditeur: Éditions du Défi
• Date de sortie: 19 oct. 2021
• ISBN: 9782924785287

Suzie Pelletier

Native de Sherbrooke, Suzie Pelletier habite Kirkland, dans l’ouest de l’île de Montréal, depuis plus de 25 ans. Elle écrit des nouvelles depuis l'adolescence. Elle est également une conférencière inspirée, une animatrice scolaire d'expérience et un coach en écriture.

Aperçu du livre

Prologue

Marjolaine

Douze jours après l’opération Caméléon…

Marjolaine gare sa voiture dans l’espace de stationnement qui lui est réservé, sous l’immeuble qu’elle habite. Elle regarde l’heure tardive sur le cadran, puis elle éteint le moteur.

Dès son réveil, tôt ce matin, la lieutenante-détective du district 36, au Service de police de Montréal, tournait en rond dans son appartement. Comme un ours en cage. Elle a donc décidé de se rendre à son bureau pour s’attaquer aux tâches administratives accumulées depuis une dizaine de jours. Elle voulait s’en débarrasser afin de commencer la semaine, le lendemain, avec du nouveau.

Elle aurait souhaité qu’un meurtre à élucider l’aide à focaliser son attention et à réduire la fébrilité qui s’est emparée d’elle depuis son séjour forcé dans le laboratoire d’Ethan. Mais la vie généralement très mouvementée de son district, même le dimanche, ne lui a pas accordé cette faveur. À croire que tout le monde s’était entendu pour se tenir tranquille. Elle s’est donc acharnée à analyser des dossiers et à signer une tonne de paperasse. Après avoir été clouée à son poste de travail durant plus de dix heures sans s’arrêter, elle ne revient chez elle qu’en soirée.

Assise dans sa voiture, elle serre le volant si fort que ses jointures deviennent blanches. Sa fatigue l’anesthésie un peu, mais la tension ne quitte pas son corps pour autant.

La femme de trente-huit ans sort finalement de son véhicule et marche vers l’ascenseur. Du coin de l’œil, elle aperçoit les deux caméras qui surveillent les lieux. «Comme une police numérique…», se dit-elle pour se rassurer. Pourtant, elle sait qu’un pirate quelconque peut suivre chacun de ses pas grâce à ce genre de gadget. Ça la dérange. Elle a vu Ethan utiliser à distance plusieurs de ces appareils pour arriver à ses fins. L’épie-t-il en ce moment? Dans le doute, elle envoie à la caméra la plus proche un regard noir chargé de menaces.

Soudain, une porte claque à une dizaine de mètres d’elle. Ses réflexes la font réagir aussitôt. L’adrénaline courant dans ses veines, elle se retrouve accroupie derrière une voiture, son Glock 19 armé bien en main. Elle cesse de respirer. Tout son corps est en alerte. Qui veut sa peau?

Elle aperçoit un jeune homme vêtu d’un costume foncé. Sa chevelure blonde soignée dégage son visage et encadre un regard intelligent. Souriant, il ouvre le coffre de son auto et récupère une mallette brune ainsi qu’une bouteille de vin.

Elle le reconnaît. Léo et son amie Lydia demeurent au deuxième étage de l’immeuble. L’homme travaille dans une firme-conseil en haute finance, et sa conjointe est avocate en droit commercial. Aucun danger ne menace Marjolaine. Le corps de la policière se détend légèrement. Toutefois, elle reste fébrile. Elle replace son Glock dans son étui, puis essuie son front en sueur avec le revers de sa main. Elle attend que Léo disparaisse dans l’ascenseur avant de se redresser.

Sa réaction disproportionnée la bouleverse. Depuis le début de sa carrière aux homicides, jamais elle n’a senti le besoin de porter son arme en tout temps. Et voilà que quelques jours passés dans l’univers de véritables pirates du Web lui ont suffi pour qu’elle ne puisse plus se passer de son pistolet. Elle s’est même surprise à le glisser à quelques reprises sous son oreiller pour mieux dormir!

Après avoir recouvré un semblant de calme, Marjolaine se rend au sixième étage où se trouve son appartement. Elle note les quatre appareils de surveillance électronique qui parsèment son chemin. Impossible d’échapper à ces yeux mécaniques qui captent tous ses mouvements. Avant son aventure dans le monde nébuleux et sombre d’Ethan Bronffman, elle les considérait comme des outils nécessaires à son travail de détective, puisqu’elle et son équipe les utilisent pour vérifier les allées et venues des personnes reliées à un crime. Combien de fois a-t-elle tempêté contre les propriétaires qui n’en avaient pas installé, jugeant qu’ils nuisaient à son enquête?

Pourtant, les évènements récents l’ont fait changer d’avis. Elle perçoit maintenant ces caméras comme des accessoires vulnérables que des mains malveillantes peuvent manipuler beaucoup trop facilement à son goût. Partout où elle va, elle se sent surveillée.

Elle déverrouille la porte de son logement, mais avant d’y entrer, elle brandit son poing en direction de la caméra la plus proche.

— Tu m’emmerdes, Ethan! lance-t-elle à l’œil froid et implacable. À cause de toi et de ton gang de pirates, je suis devenue paranoïaque!

Elle regrette aussitôt son geste. Elle perd son temps à s’égosiller, car ces outils ne captent pas les sons. En plus, les employés de l’immeuble visionnent régulièrement les enregistrements. Comment interprèteront-ils son attitude menaçante?

À pas lents et las, la policière pénètre dans son logement et place sa sacoche et ses clés sur une étagère de l’entrée. Elle enlève ses chaussures et les range dans le placard. Pour le moment, son arme reste bien fixée à sa ceinture. D’un sac posé sur le plancher, elle retire le détecteur de mouchards qu’elle a volé dans le laboratoire d’Ethan, lors de sa dernière visite.

Elle prend le temps de vérifier toutes les pièces, un mur à la fois. Puis elle approche le gadget de tous les objets sur les meubles. Marjolaine sonde même les tapis et les rideaux. Elle ne trouve rien. Un immense soulagement l’envahit. La policière enlève son arme et la glisse dans un coffre-fort, dans l’entrée, qu’elle verrouille.

Pourquoi réagit-elle aussi vivement à la suite de son expérience inusitée auprès d’Ethan? Son père maintenant décédé lui répèterait cette rengaine qu’il utilisait quand un homme la dérangeait:

— Il te fait de l’effet! Je le vois bien! Tu l’aimes, c’est tout.

Cette fois, elle s’entend répondre avec un sourire narquois:

— Ethan est gai, papa!

— Ça va aller, ma chouette, ajouterait-il. Un jour, tu trouveras celui qui te convient.

Marjolaine voudrait qu’il ait raison. Malgré les échecs amoureux qu’elle a vécus, elle espère encore rencontrer le partenaire qui la respectera assez pour la laisser libre de ses choix.

Marjolaine met ce sujet dans un coin de son esprit pendant qu’elle se déshabille, puis elle jette ses vêtements dans la laveuse. Elle ajoute beaucoup de savon et enclenche le cycle le plus long. Elle s’est retenue d’y verser de l’eau de Javel. Cette façon de nettoyer son linge restera-t-elle toute sa vie? Intuitivement, elle comprend que ce geste cache un trouble profond. La policière cherche à se débarrasser du costume de pirate du Web qui colle à sa peau depuis l’opération Caméléon.

La douche chaude et longue qu’elle prend ne l’aide pas à réduire son stress. Elle enfile un pyjama, puis se sert un verre de vin rouge. «Pour me calmer», se convainc-t-elle. Du bout des doigts, elle appuie sur la télécommande de sa chaîne stéréo. Elle ferme les yeux et écoute un moment la Pastorale, la symphonie numéro 6 que Ludwig van Beethoven a écrite au début du XIXe siècle.

Elle songe aux collaborateurs d’Ethan. Ils comprennent mieux qu’elle la perfidie du système interlope, car ils naviguent régulièrement dans l’univers virtuel et parallèle, là où se cachent des gens aux desseins obscurs. Comment le noble pirate et ses amis arrivent-ils à agir normalement dans le monde réel? Paniquent-ils autant qu’elle à la vue de la moindre caméra de surveillance? Elle s’approche de la fenêtre et regarde dans la direction du laboratoire d’Ethan. Un frisson la fait trembler des orteils à la racine des cheveux.

— Tabarnac! Je subis un syndrome post-traumatique! Ethan, t’es un maudit emmerdeur!

Une heure plus tard, elle s’assoit au salon et dépose son sandwich sur une table à côté de son verre à nouveau rempli de vin rouge. Elle prend son ordinateur portable et l’installe sur ses genoux. Elle ouvre une fenêtre de recherche et indique un numéro à neuf chiffres où s’intercalent trois points. Elle se retrouve aussitôt sur le Web profond, où Ethan lui a créé une boîte de messagerie. Ainsi, ils peuvent communiquer sans que sa vie de policière en soit affectée.

Elle a reçu un message. Nerveusement, elle clique sur le lien.

Ethan@:

Comment te sens-tu, aujourd’hui? Arrives-tu à te défaire de tes idées paranoïques?

Marjolaine ferme rageusement son ordinateur. Elle fulmine. Comment ce pirate de merde peut-il entrer aussi facilement dans sa tête? Il continue de la surveiller, elle en est convaincue.

Si elle l’accablait d’invectives, il lui dirait effrontément qu’il agit pour son bien. Pire encore, elle le croirait.

Chapitre 1

Le début de l’été

Samedi 9 juin – Lachine

Nathalie Samson avale une gorgée de ce nectar rouge corsé qu’elle aime tant. Un jour, elle se rendra à Cahors pour visiter ces vignobles qui produisent ses vins préférés. Mentalement, elle ajoute cette région de la France sur sa liste de lieux à découvrir.

Soudain, elle songe au fait que, sans l’aide de ses invités d’aujourd’hui, elle et son conjoint ne pourraient envisager ce voyage. Les évènements se sont passés plusieurs semaines plus tôt, mais l’histoire provoque encore un grand malaise dans son corps. La réaction prompte d’Amélie, son amie d’enfance, les a sauvés. Sans elle, Nathalie et Philippe auraient pu être assassinés par des trafiquants de cocaïne que la femme a innocemment photographiés lors de leurs dernières vacances en République dominicaine.

Trois mois se sont écoulés depuis leur retour. Les clichés qu’elle a pris avec un plaisir fou lors de leur séjour ont conduit à une série d’incidents qui ont abouti à l’opération Récolte, l’une des plus vastes interventions antidrogues au Canada¹.

Les autorités estiment que l’efficacité de la stratégie établie par le Service de police de Montréal et la Sûreté du Québec a permis de sauver plusieurs centaines de vies, des milliers peut-être. Par contre, Nathalie sait que son amie d’enfance et les autres pirates du Web ont aidé les enquêteurs à mettre en place leur plan d’action.

Ces souvenirs la bouleversent encore. Coiffeuse de métier, elle n’a jamais été préparée à vivre dangereusement. Son conjoint, un architecte très habile avec des crayons et du papier, s’est lui aussi senti rapidement dépassé par les évènements.

La femme de vingt-neuf ans expire profondément pour chasser son malaise. Elle lève la tête bien haut et décide de profiter de cette merveilleuse journée. Le couple fête l’arrivée prochaine de l’été en bonne compagnie, et Nathalie veut se gaver de bonheur. Un sourire se glisse sur son visage alors qu’elle observe les lieux.

L’immense cour arrière de la maison familiale des Patenaude est l’endroit idéal pour ces festivités. La température douce marque agréablement la saison. L’eau de la piscine, chauffée par l’énergie solaire, est invitante. Tout à côté, les fleurs des magnifiques rosiers sont sur le point d’éclore. D’ici quelques semaines, leur parfum s’ajoutera à l’ambiance sereine du jardin.

Debout sur le patio, Nathalie déguste une gorgée de vin et laisse le bonheur se glisser dans son corps. Un peu plus loin, quelques-uns de ses amis profitent de l’ombre que procurent les grands érables qui trônent dans la cour de la maison bicentenaire.

À gauche, Philippe se chamaille avec Mathieu. Comme deux gamins, les frères âgés respectivement de trente-deux et trente ans s’esclaffent à tour de rôle. À côté d’eux, le barbecue répand une odeur appétissante de saucisses italiennes et de boulettes de viande assaisonnées. Les condiments, les salades et les croustilles qui accompagneront ces mets sont déjà placés sur une table installée tout près.

Au fond du terrain, Nathalie voit Ethan Bronffman qui, à sa manière taciturne, est assis sur une chaise longue, en retrait. Il observe l’écran de son cellulaire, qu’il garde solidement dans ses mains, comme s’il avait peur qu’on lui enlève l’un de ses joujoux préférés. Mais Nathalie sait que le pirate du Web, espion à ses heures, ne manque rien des faits et gestes des participants à la fête.

À sa droite, Stéphane Lebœuf, le conjoint d’Ethan, discute sur un ton rieur avec Nancy Martineau et Viviane Hamel. Ils se tiennent dans un coin de la piscine, au soleil. Nathalie a connu Nancy quelques années auparavant alors qu’elle était la belle-sœur d’Amélie Parent, son amie d’enfance. Celle-ci s’est séparée de Julien Martineau il y a presque deux ans, mais la relation entre Nancy et Amélie est restée solide, malgré les évènements troubles qui ont suivi. Depuis l’an dernier, la jeune femme de vingt-deux ans se retrouve à la tête des entreprises Martineau de Québec, Julien et son père Henri ayant été éliminés de façon brutale².

Pour sa part, Viviane Hamel était une camarade de classe d’Amélie et de Nathalie, tant au primaire qu’au secondaire. Avocate de profession, elle se spécialise en droit de la famille. D’ailleurs, sa cause la plus importante touche Jade, une fillette âgée de neuf ans qui a vu son père tuer sa mère, il y a un peu plus d’un an. L’affaire sordide est passée à la télévision et a fait l’objet de nombreux articles dans la presse écrite. L’horreur des meurtres qui ont suivi a gardé les citoyens du Québec en haleine durant plusieurs semaines. L’enfant est actuellement cachée et protégée par Amélie, Ethan et Thierry.

Du coin de l’œil, Nathalie observe Thierry Janvier qui ne peut s’empêcher de vérifier régulièrement si sa femme Nancy est bien en sécurité. L’ancien policier devenu détective privé fait partie du cercle restreint des pirates du Web, avec Ethan et Amélie. En ce moment, il discute avec Marjolaine Grandmaison, lieutenante-détective au SPVM. Nathalie a invité Marjolaine à cette soirée en souvenir de son implication dans l’opération Récolte et de sa contribution pour les protéger, Philippe et elle.

La sonnerie de la porte d’entrée retentit. Nathalie regarde sa montre et constate qu’il est dix-sept heures trente. Elle se dépêche d’accueillir chaleureusement Amélie, la dernière à se présenter à la fête.

La coiffeuse s’était éloignée de son amie d’enfance le temps que la spécialiste en sécurité informatique termine quelques dossiers dangereux. Depuis, les deux femmes ont renoué leur relation, multipliant les dîners au restaurant et les soupers en famille. Nathalie est tout de même désolée qu’Amélie résiste aux avances de Mathieu Patenaude, son beau-frère, qui est tombé follement amoureux de celle qu’il appelle «sa belle pirate».

Alors que les deux copines rejoignent les autres dans la cour, les conversations vont bon train dans la piscine.

— Nancy, as-tu obtenu une réponse de la Ville de Kirkland pour le terrain? demande Stéphane.

— Pas encore. Celui que je convoite se trouve en bordure de la voie de desserte de la 40. L’emplacement est intéressant, et je pourrais y construire un édifice de deux étages. Ça me permettrait de transférer mon centre d’affaires à cet endroit. Par contre, l’arrivée prochaine du Réseau express métropolitain ralentit les négociations.

— Hum… Ces tractations-là prennent parfois beaucoup de temps, indique Viviane, mais nous pourrons te voir plus souvent quand tu auras déménagé dans la région de Montréal.

Amélie s’approche de la piscine et retire la robe soleil qu’elle avait enfilée par-dessus son maillot. Elle plonge dans l’eau limpide, puis nage vers ses amis.

— Regarde, Nancy, dit-elle en désignant quelque chose à droite, j’ai réussi à convaincre tes gardes du corps de se joindre à nous. Je leur ai affirmé que les systèmes de surveillance que nous avons installés autour de la maison de Philippe et Nathalie s’avèrent plus efficaces qu’eux. Leur attitude reste un peu rigide, mais, au moins, ils peuvent profiter de la fête.

Tom Gendreau et Johnny Davidson portent un habit foncé, une chemise blanche, une cravate et des lunettes fumées. Ils ne passent pas inaperçus. Les deux durs à cuire travaillent comme agents de sécurité pour la firme de Nancy Martineau. Aujourd’hui, ils servent de gardes du corps à la jeune femme qui est devenue, après la mort d’Henri et de Julien, l’une des personnalités les plus riches du Canada.

— Bravo! lui lance Nancy. Moi, je n’ai pas réussi à les convaincre. Wow! Regarde! Philippe leur parle. Il leur a trouvé des maillots de bain!

— Auras-tu besoin encore longtemps de cette protection rapprochée? lui demande Amélie.

— Je crois, oui, lui répond Nancy. En ce moment, j’essaie de briser les liens avec la mafia sicilienne, que mon père avait acceptée comme partenaire d’affaires. Je suis en train de leur couper les vivres de ce côté de l’Atlantique. Il y a une semaine, des hommes à la solde de ce groupe se sont introduits dans nos bureaux à Québec dans le but de m’intimider. Mon chef de la sécurité a fait intervenir les autorités officielles pour les sortir de là.

— Tu sais que tu peux me demander de l’aide, hein? N’importe quand.

— Pour le moment, tout va bien, assure Nancy. J’y veille.

Dans un coin à l’ombre, Thierry offre une bière à Marjolaine tout en prenant des nouvelles de sa carrière.

— As-tu vraiment refusé le grade de commandant? s’informe-t-il d’un air surpris. On t’aurait affectée à ton propre district.

— Non, non et non! C’est un job de bureau et je n’en veux pas. Trop de politique aussi. Parfois, je regrette même d’avoir accepté le poste de lieutenante-détective. Je n’arrive pas à rester derrière ma table de travail pour m’occuper de la paperasse. Je préfère enquêter sur le terrain. Donne-moi un meurtre et je suis de bonne humeur. Des rapports? Beurk!

Thierry apostrophe son ancien collègue, qui passe près d’eux.

— Mathieu! J’ai appris que la Sûreté du Québec t’a accordé une promotion. Bravo! Lieutenant… On ne rit plus.

— Ouais, je suis affecté à l’escouade antidrogue. Je termine mon travail avec Marjolaine pour l’opération Récolte vendredi prochain, puis je prendrai le commandement de ma propre équipe. Le démantèlement du réseau de trafic de Carrera³ apporte un répit dans la lutte contre la distribution illégale d’opioïdes au Québec. Mais nous savons que d’autres organisations illicites tenteront de combler le vide. Nous devons rester sur nos gardes.

— On a fait du bon boulot, tout de même, affirme Marjolaine.

Thierry hoche la tête. Il laisse la gloire aux autorités officielles. Pourtant, l’origine de cette opération majeure, qui a occupé le SPVM et la SQ pendant plusieurs mois, provient des enquêtes effectuées par les pirates du Web. Il ne regrette pas d’avoir quitté son poste de policier à la SQ pour ouvrir sa firme de détectives privés. Ça lui permet de collaborer plus souvent avec Amélie et Ethan, et l’oblige à rester dans l’ombre, ce qui lui convient très bien.

— Nous avons transféré à la Gendarmerie royale du Canada tous les individus arrêtés dans l’entrepôt de Valleyfield, ceux engagés pour couper la cocaïne avec le fentanyl, explique Mathieu. Ils sont venus du Honduras sans les papiers officiels, par l’entremise de la famille Carrera.

— Curieusement, Alfonso Carrera fait partie de ce groupe, intervient Marjolaine, mais il a réussi à quitter le pays sans se faire prendre. Il a forcé son frère Marco à demander la citoyenneté canadienne, mais il en a décidé autrement pour lui-même. D’ailleurs, nous croyons que Marco Carrera se terre au Honduras depuis qu’il a assassiné sa femme québécoise l’an dernier. En parlant avec les autorités de ce pays, nous avons appris que sa tête est mise à prix là-bas. Il aurait tué l’un des garçons de Donatio Garcia, le chef d’une famille de mafieux plus importante que celle des Carrera en Amérique centrale.

— Donc, si on tente de l’extrader pour l’inculper de ses crimes ici, il pourrait ne jamais arriver au Canada, suppose Mathieu.

— Peut-être. Savez-vous que mes collègues des stups affirment que les Irlandais, les gangs de rue et les Italiens voudraient me donner une médaille? En stoppant les avancées du groupe Carrera, ça leur laisse le champ libre pour poursuivre leur commerce en toute impunité.

— Ah! Il vaut mieux un escroc que tu connais… comme on dit, réplique Mathieu d’un ton ironique.

Thierry remarque que Mathieu se retourne régulièrement pour observer les femmes qui discutent dans la piscine.

— Changement de sujet, mon cher Mathieu. Tu as toujours l’œil sur Amélie, pas vrai? lui demande-t-il.

Une ombre se glisse sur le visage de Mathieu. Il respire à fond avant de parler.

— Cette femme m’attire beaucoup, avoue-t-il candidement. Nous sommes sortis ensemble à quelques occasions, mais elle reste farouche. Je soupçonne que c’est mon métier de policier qui l’intimide.

— Peut-être, se contente de répondre Thierry.

— Ne me prends pas pour un idiot, réplique Mathieu. Je sais que ses activités ne sont pas toujours légales, mais son tempérament est foncièrement honnête.

— Peut-être, répète Thierry en hochant la tête. D’un autre côté, elle ne s’est probablement pas tout à fait remise de son aventure avec ce Julien, le frère de Nancy. Elle n’a rien vu venir en cinq ans de vie commune. Ça l’a rendue méfiante…

— Sa séparation date de deux ans, rétorque Mathieu. Et puis, je ne suis pas ce Julien. Elle n’a qu’à faire enquête. Elle s’en rendra compte.

— Patience, lui conseille doucement Thierry. Elle te laisse l’approcher, c’est déjà ça. Je pense qu’elle s’intéresse à toi, mais elle doit d’abord réapprendre à se faire confiance. Je l’encourage à mieux te connaître, tu sais?

Mathieu sent une boule grandir dans sa gorge. Il se contente de hocher la tête pour remercier son ami de ses efforts.

— Ça y est! hurle Philippe pour attirer l’attention des invités. La bouffe est prête! Vous pouvez vous servir!

Tous les convives se dirigent joyeusement vers la longue table. Ils y prennent place et retournent à leurs conversations.

Alors que le soleil disparaît à l’horizon, une bruyante pétarade se fait entendre sur la droite de la résidence, suivie de cris d’effroi. Nathalie hurle de peur et se blottit dans les bras de son conjoint. Stéphane se fige, et Ethan se précipite vers lui pour le forcer à se cacher sous la table. Les gardes du corps de Nancy la projettent au sol et sortent leurs armes pour la protéger. Amélie s’accroupit derrière une chaise suffisamment grosse pour la camoufler. Les pirates prennent leur téléphone pour tenter de trouver des informations virtuelles qui pourraient expliquer ce qui ressemble à une attaque. Marjolaine, Thierry et Mathieu, quant à eux, s’élancent vers la rue pour évaluer le danger.

* * *

Les deux hommes reviennent quelques minutes plus tard et rassurent tout le monde:

— Un voisin a voulu terminer une journée bien arrosée par des feux d’artifice, explique Thierry. Imbibé d’alcool, le crétin a allumé une pièce pyrotechnique en la tenant dans ses mains. Constatant qu’elle risquait de lui sauter dans la face, il l’a lancée loin de lui. L’objet enflammé a atterri au milieu de la boîte remplie de cartouches de poudre. Nous avons entendu le résultat.

— Quelques personnes ont été légèrement blessées en tentant de se sauver, ajoute Mathieu. Une femme a marché sur les morceaux d’un verre qui était tombé dans la bousculade. Quant au propriétaire, il n’a pas eu le temps de s’éloigner de l’explosion. Il a subi des brûlures sévères. Marjolaine est restée pour le surveiller en attendant l’ambulance.

Thierry et Mathieu se regardent, puis ils ricanent.

— Vous trouvez que la situation est drôle? leur lance Nathalie d’un ton fâché. Ce sont nos voisins!

— Ça va, Nathalie, ils s’en sortiront très bien, la rassure Thierry. Nous rions de Marjolaine…

— Le gars était furieux, mais toujours ivre, raconte Mathieu en essayant de garder son sérieux. Marjolaine a pris son téléphone pour demander une ambulance. Quand elle s’est identifiée par son grade, ton voisin a ouvert grand les yeux, puis il a attrapé Marjolaine par le bras pour l’attirer à lui…

N’y tenant plus, Mathieu explose de rire et se plie en deux. Thierry complète:

— Le gars a dit: «Viens icitte! Je veux t’embrasser. J’ai jamais couché avec une police. Envoyeille! Approche-toé, calvaire!»

— Vous avez laissé Marjolaine toute seule avec lui! Vraiment? s’inquiète Nancy.

— Tu la connais. Elle contrôle très bien la situation. De toute façon, l’ambulance arrive, explique Mathieu en essuyant une larme. J’entends la sirène.

Une demi-heure plus tard, Marjolaine rejoint les invités de Philippe et Nathalie, les bras levés devant elle et une expression de dégoût sur le visage.

— Où puis-je me laver les mains? Je me sens sale, là. Ton voisin, quel crétin! As-tu de l’eau de Javel? Ça m’écœure, du monde de même!

— Viens, je vais te conduire au lavabo, lui dit Philippe. Quand tu auras terminé, je te servirai une bière ou un verre de vin.

— Hum… As-tu quelque chose de plus fort? Du scotch, peut-être?

Une fois que Marjolaine retrouve le groupe, ses amis la taquinent. Elle coupe court à la conversation en précisant:

— Le gars se nomme Guy. Les autres l’appellent «ti-Guy». Quelle horreur! De toute façon, il n’est pas de taille. Je les aime plus virils.

Elle attrape son verre et entraîne les gardes du