Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

L' AFFAIRE TRUSSARDI
L' AFFAIRE TRUSSARDI
L' AFFAIRE TRUSSARDI
Livre électronique353 pages4 heures

L' AFFAIRE TRUSSARDI

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Rien ne plaît davantage à Jilly Truitt que de plaider… et de gagner. Son passé trouble, ponctué de séjours en familles d’accueil et d’années sombres, est maintenant derrière elle. Au sommet de sa propre firme, elle a la réputation d’être une avocate coriace, audacieuse et déterminée.

Lorsque le riche et influent Vincent Trussardi est accusé du meurtre de sa femme et fait appel à ses services, Jilly Truitt accepte le mandat malgré les dangers qui colorent le lourd dossier. Quelqu’un ment, mais qui ? Alors qu’elle combat les témoins hostiles et les preuves accablantes, Jilly est confrontée à des révélations qui changeront le cours de l’enquête… et celui de sa propre vie.

Des rues malfamées de Vancouver aux verdicts fatidiques des salles d’audience, L’affaire Trussardi est un thriller juridique incisif, authentique et tout à fait palpitant !
LangueFrançais
Date de sortie6 mars 2019
ISBN9782897586140
L' AFFAIRE TRUSSARDI
Auteur

Beverley McLachlin

Beverley McLachlin a été juge en chef du Canada pendant 17 ans. Issue d’une famille d’agriculteurs, elle devient la première juge en chef d’une haute cour du Commonwealth en plus d’être la juge en chef ayant siégé le plus longtemps à la Cour suprême du Canada. Elle est connue comme une défenseure des droits civils et de la liberté d’expression.

Auteurs associés

Lié à L' AFFAIRE TRUSSARDI

Livres électroniques liés

Fiction générale pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur L' AFFAIRE TRUSSARDI

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    L' AFFAIRE TRUSSARDI - Beverley McLachlin

    histoires.

    1ER ACTE - CHAPITRE 1

    Que fait-on lorsque son client va en prison ? On fait ce qu’on peut, puis on oublie.

    Je regarde au bout du long couloir de l’établissement de détention en me demandant comment ça se passera cette fois-ci.

    Le gardien, un homme baraqué en uniforme, m’aperçoit à l’extrémité du couloir. Une ombre passe sur ses traits durcis. Il n’aime pas les avocats, particulièrement les femmes aux coiffures audacieuses qui refusent de baisser les yeux ou de détourner le regard. La porte d’acier s’ouvre derrière lui avec un grincement métallique, et mon client apparaît. Vincent Trussardi. Mécène et figure connue du milieu des affaires. Et, depuis hier, un veuf accusé du meurtre de sa femme.

    Trussardi avance vers moi à pas mesurés, ses poignets menottés croisés dans une attitude remplie de dignité. A-t-il tué son élégante épouse ? Probablement, me dis-je intérieurement. Je peux espérer me tromper, du moins au début, mais je suis devenue blasée après une décennie de droit criminel. Peu importe. Mon rôle est de le faire sortir et de le faire acquitter.

    La main droite du gardien se pose sur son étui de revolver pendant que sa main gauche pousse le prisonnier en avant. Mon client s’arrête et se retourne à demi pour résister, puis reprend ses pas calculés. Pour une raison inconnue, ils ont menotté Vincent Trussardi, ce citoyen respectable sans dossier criminel. Même s’il a tué sa femme, il est peu probable qu’il s’attaque aux gardiens et tente soudainement de se précipiter vers la porte. Les prisons misent sur le jeu de la dignité. On vous l’enlève ; vous la gardez si vous le pouvez. La plupart en sont incapables.

    Cet homme est peut-être une exception. Même dans sa tenue rouge de prisonnier, il est imposant. Le gardien recule légèrement et détourne les yeux en se penchant pour déverrouiller les menottes. Une femme en uniforme, menue et les cheveux coupés en brosse, apparaît soudain. Elle tourne une clé dans la serrure d’une salle d’interrogatoire. Trussardi entre dans la pièce et le gardien me fait signe d’avancer. La porte claque derrière moi. Nous sommes seuls – si on fait abstraction de l’ombre du gardien derrière la haute fenêtre.

    Il n’y a pas grand-chose dans la pièce : une table et deux chaises en plastique. Ils s’efforcent de déshumaniser ces endroits. J’invite mon client à s’asseoir, ce qu’il fait avec un mouvement gracieux du torse. Il a vite compris ; les menottes changent la façon de se mouvoir. Je tire la chaise qui lui fait face et y prends place.

    — Merci d’être venue, mademoiselle Truitt, prononce-t-il d’une voix basse et rauque.

    Ses yeux verts, à l’iris cerclé de doré et aux paupières lourdes comme une ancienne icône, m’évaluent. Je ne suis pas habituée à me faire scruter par mes clients. Ils ont simplement l’habitude de dire : « Sortez-moi d’ici. » Je le dévisage à mon tour.

    Bien qu’il soit d’un certain âge, ses muscles fermes tendent le tissu de son uniforme rouge. Son visage aux traits réguliers lui confère une beauté classique. Une crinière noire striée de blanc retombe de son front à son cou. Sa moustache et sa barbe d’un noir roussâtre encadrent une bouche aux lèvres pleines et une mâchoire carrée. Il a une posture digne et un regard désolé. Pourquoi pas ? me dis-je. Si les journaux ont raison, il a de quoi être éploré.

    Je romps notre contact visuel et ouvre ma mallette.

    — Joseph Quentin m’a appelée, informé-je en inscrivant mon mot de passe dans le MacBook Air. Il dit que vous voulez que je vous représente.

    J’ouvre un document et tape le nom « Vincent Trussardi ».

    — Oui, on m’a conseillé de contester cette accusation et de retenir les services d’un avocat. J’ai entendu dire que vous êtes compétente, mademoiselle Truitt. Vous conviendrez aussi bien que n’importe qui. Qui sait, peut-être mieux, même.

    Ses derniers mots sont sortis dans un chuchotement.

    Je lève les yeux de mon écran. Est-il coupable ? Veut-il simplement se sortir de cette situation ?

    — J’ai hâte de mieux vous connaître, ajoute-t-il, comme si nous venions de conclure une fusion.

    Je commence mon laïus habituel :

    — Monsieur Trussardi, la loi présume que vous êtes innocent, mais une accusation de meurtre est grave. Je suis ici pour vous aider.

    Première leçon de gestion des clients : « D’abord, les calmer. Détendez-vous, vous êtes entre bonnes mains. »

    Il hoche la tête.

    — Si je comprends bien, vous avez été interrogé par la police.

    — Je leur ai dit la vérité. Je suis rentré chez moi et j’ai trouvé ma femme morte.

    Si Joseph Quentin, avocat renommé auprès de l’élite de Vancouver, avait eu la présence d’esprit de m’appeler dès le début, Vincent Trussardi aurait fait valoir son droit au silence. Inutile de le mentionner, à présent. Ce qui est fait est fait. J’espère seulement qu’il n’a pas aggravé son cas en révélant un détail qui lui semblait peu important.

    Comme s’il sentait mon inconfort, il se penche en avant.

    — Vous ne devriez pas vous inquiéter, mademoiselle Truitt. Je ne suis pas idiot. Je sais que les gens innocents peuvent être condamnés. Ce n’est pas si rare, malgré votre système de justice si réputé. Je suis heureux de votre aide et j’espère que tout ira pour le mieux. Mais je tiens à vous dire que je suis prêt au pire, s’il devait survenir.

    — Et moi, monsieur Trussardi, je tiens à vous dire que je déteste perdre. Si j’accepte de vous défendre, je vais gagner ou, du moins, faire tout en mon pouvoir pour y parvenir.

    Il se redresse.

    — Parfait, mademoiselle Jilly Truitt. J’approuve. En fait, je pense que je commence à vous trouver sympathique.

    J’ignore cette déclaration. Ne soyez pas condescendant avec moi.

    — La première chose à faire est d’obtenir votre libération. Je vais vous sortir d’ici. Ensuite, nous parlerons de votre cause et vous déciderez si vous voulez nous la confier. Une fois cette question réglée, nous discuterons des accusations de la Couronne et de la façon d’organiser votre défense. Nous nous occuperons de tout. Une chose à la fois.

    Mon petit discours, peaufiné avec le temps, lui glisse dessus comme de l’eau sur le dos d’un canard. Il m’adresse un sourire désabusé.

    Je me remémore la deuxième leçon de gestion des clients : « Se protéger de l’échec. »

    — Je ne serais pas honnête, monsieur Trussardi, si je ne précisais pas qu’en cas d’accusations aussi graves, les juges ne sont pas enclins à accorder une libération sous caution. Toutefois, nous ferons de notre mieux.

    — Que vous faut-il pour obtenir ma libération ? Ou, du moins, pour essayer ?

    — Des informations personnelles : adresse, revenus, le nom d’une personne pouvant se porter caution, passeport, ce genre de choses. Et il faudra peut-être de l’argent pour la caution.

    — Hildegard, réplique-t-il. Hildegard Bremner, tour TEC.

    Il récite un numéro de téléphone dont je prends note.

    — Ma secrétaire personnelle, dans l’ancien sens du terme : dépositaire de secrets de famille.

    — Je vois, rétorqué-je, bien que je ne voie rien du tout. Le juge voudra peut-être une bonne somme pour la caution.

    Puis j’ajoute, en songeant à ce que j’ai lu dans les journaux sur la mort de sa femme :

    — Étant donné les circonstances.

    Il me regarde sans ciller.

    — Ce ne sera pas un problème.

    — J’aurai aussi besoin d’une provision. Dix mille pour commencer. Davantage plus tard.

    La troisième règle de la défense criminelle : « Obtenir l’argent dès le départ. »

    — Seulement dix ? répond-il avec un petit rire. Je suis certain que vous valez beaucoup plus que cela, mademoiselle Truitt. Hildegard s’occupera du paiement.

    — Très bien, dis-je en glissant mon ordinateur dans son étui. À moins que vous n’ayez d’autres questions, je vais débuter dès maintenant. Mon associé, Jeff Solosky, communiquera avec Hildegard pour s’occuper des détails. Avec un peu de chance, vous sortirez d’ici aujourd’hui.

    — Ce serait très apprécié, lance-t-il d’une voix entrecoupée. Les funérailles de ma femme ont lieu demain après-midi. J’aimerais y assister.

    — La presse sera là. Paparazzis, photos dans les journaux, reportages aux bulletins d’information de dixhuit heures... Êtes-vous certain de vouloir être présent, monsieur Trussardi ?

    — Les funérailles sont pour elle. Pour Laura. Pour ceux qui l’aimaient.

    Il plonge son regard dans le mien et ajoute :

    — Pour moi.

    Je réfléchis aux implications. Un mari endeuillé aux funérailles de sa femme. Pas si mal.

    — D’accord, finis-je par dire. Portez du noir et soyez discret.

    CHAPITRE 2

    Lorsque je sors du poste de police, des rayons de soleil s’infiltrent dans le brouillard matinal. J’appuie sur un bouton et le toit de ma Mercedes glisse vers l’arrière. J’aime la façon dont il se déplace, avec fluidité, certain de sa destination. C’est un réconfort dans le monde aléatoire où j’évolue.

    Mes pensées sont fixées sur Trussardi. Je suis trop occupée pour passer des heures à éplucher les journaux. Par contre, je consulte mon iPad quotidiennement pour noter les crimes récents, les affaires qui risquent de m’échoir. Le meurtre de Laura St-John Trussardi a éclipsé l’éventail hebdomadaire habituel de coups de couteau, viols et pornographie. Les détails macabres de sa mort (ceux que les journalistes ont été autorisés à révéler) attiraient l’attention grâce aux photos tirées des pages mondaines. Ce n’est pas tous les jours qu’une personnalité notoire de la haute société se fait assassiner.

    Bien qu’il s’agisse d’une histoire atroce, je ne ressens que de l’exaltation. C’est le crime du mois, peut-être de l’année, et c’est moi qui assure la défense. D’accord, les chances d’acquittement ne sont pas très élevées. La victime a été tuée dans le lit conjugal avec l’arme de son mari, après tout. Mais il est encore tôt. Il y a encore beaucoup de détails inconnus et l’avenir peut nous réserver des surprises.

    Au bout du compte, nous n’avons besoin que d’un doute raisonnable. Les bureaux de mon modeste cabinet, pompeusement nommé Truitt et Cie, sont situés à l’ouest de la prison. Toutefois, la rue à sens unique m’emmène vers l’est, dans les rues étroites au nord de Hastings : pubs à l’étage inférieur, vitres brisées au-dessus et détritus des activités de prostitution, d’abus d’alcool et de drogue de la veille éparpillés sur le trottoir. Je tourne à droite vers les immeubles géorgiens en brique du quartier distingué de Gastown.

    Je gare ma voiture et prends l’ascenseur jusqu’à mon bureau. Trois ans plus tôt, dans un élan rempli de doute, j’ai signé le bail de cet espace situé dans un ancien entrepôt. Murs en briques délavées, puits de lumière... Rien de prestigieux comme les espaces à bureaux des tours du centre-ville, mais près de tout ce qui est important dans ma vie : les tribunaux, les criminels et une poignée de restaurants à la mode. Construisez et ils viendront. Ils sont venus : Jeff Solosky et Alicia Leung, mes anciens associés. Et bien sûr Debbie, pour laisser entrer les visiteurs bienvenus et bloquer l’accès aux autres.

    Le visage au teint blafard de Debbie apparaît derrière le panneau en plastique la protégeant des diverses intrusions qui se présentent à l’entrée. Elle porte courageusement son âge : pattes d’oie, lèvres rouges et cheveux courts coupés au carré, trop blonds pour être vrais. Je tente de me diriger vers mon bureau, mais ses yeux bleus me harponnent et me forcent à m’immobiliser.

    — As-tu décroché le contrat ? demande-t-elle avec un accent qui dément son allure coriace.

    Debbie a suivi un homme de Liverpool à Vancouver il y a deux décennies. Il a disparu, mais elle est restée, affirmant qu’elle aimait la pluie et l’air frais.

    — Je crois que oui.

    — Et la provision ? s’enquiert-elle en allant droit au but.

    — Dix mille, assez pour l’instant.

    — Jilly, Jilly, glousse-t-elle.

    Je sais ce qu’elle pense : j’aurais dû exiger davantage. Mais que peut-on attendre d’une fille qui n’a jamais eu de véritable mère pour lui enseigner la valeur de l’argent ?

    — Jeff est-il ici ?

    — Oui, il vient de revenir du prononcé de la sentence dans l’affaire Dragoni.

    — Parfait. Dis-lui de venir me voir.

    À l’exception des papiers qui couvrent chaque surface et des boîtes de documents sur le sol, mon bureau est comme je l’aime – fenêtre cintrée donnant sur la rue, table en verre, fauteuil noir, canapé au recouvrement impeccable dans un coin. Un seul tableau sur le haut mur de brique, mais de qualité : un énorme Gordon Smith qui me permet d’entendre les vagues du détroit de Géorgie dans les rares moments où je laisse mon esprit abandonner les questions pressantes de culpabilité, d’innocence et des moyens de soustraire mes clients à la loi.

    Je repousse une pile de documents à l’autre bout de la table pour déposer mon ordinateur portable, que je branche à l’imprimante. Je tape quelques touches sur le clavier, et le dossier Trussardi – si peu garni soit-il – commence à s’imprimer. Au moment où je retire les feuilles du plateau, Jeff entre dans mon bureau et je les lui tends.

    — Ta tâche est de le faire libérer sous caution, dis-je. De préférence aujourd’hui.

    Jeff et moi travaillons ensemble depuis quatre ans et nous comprenons à demi-mot. Il hoche la tête et se laisse tomber sur la chaise. Il est mince et affectionne les complets gris charbon ajustés et les chemises foncées avec cravates assorties. Son choix du jour est marine ton sur ton. Son long cou se tend et ses lunettes – rondes, noires et épaisses – glissent au bout de son nez pendant qu’il essaie de déchiffrer mes notes.

    — Donc, je dois rencontrer Hildegard, « la dépositaire des secrets de famille », constate-t-il avec un sourire moqueur. Pas mal, comme expression.

    Jeff détient un doctorat en littérature anglaise (sa thèse portait sur Tennyson) et son quotient intellectuel dépasse 150.

    — Ce n’est pas de moi, mais de mon client.

    — C’est rare, un client qui a recourt aux métaphores. Ce type pourrait s’avérer intéressant.

    — Hum... Il est calme, en contrôle. Mais indéchiffrable.

    — En plein déni.

    — À moins qu’il soit innocent. Nous sommes des avocats de la défense, Jeff. Essaie au moins de considérer cette possibilité.

    — Je vais essayer.

    — Fais-le sortir si tu le peux, le plus rapidement possible. Il veut assister aux funérailles de sa femme vendredi après-midi.

    Après un coup d’œil à mon agenda, j’ajoute :

    — Si tu peux le faire venir ici vendredi matin, nous rédigerons un mandat, lui donnerons une idée de la façon dont les choses vont se dérouler et verrons ce qu’il est prêt à nous dire.

    — Les funérailles de la victime ? Plutôt macabre.

    Je hausse les épaules.

    — Qu’est-ce que tu veux ? Peut-être qu’il l’aimait vraiment. J’ai entendu dire que c’était possible.

    — La mise en liberté ne sera pas évidente à obtenir, grommelle-t-il. Ce meurtre était plutôt violent, d’après les articles de journaux.

    — Je sais, j’ai essayé de modérer ses attentes. Par contre, il n’a pas de dossier criminel, a une bonne réputation et peut fournir n’importe quelle caution. Fais de ton mieux.

    — Une fois de plus sur la brèche, souligne Jeff en soupirant. Comment nous a-t-il choisis, au fait ?

    — Joseph Quentin.

    — Qui ?

    — Un associé principal chez Shaw, Quentin et Furlow. Une clientèle patricienne composée de vieilles familles et de familles moins anciennes. Des régleurs de problèmes traditionnels. Ils dénichent tout ce dont leurs clients ont besoin. Dans ce cas-ci, un avocat en droit criminel.

    Je fais la grimace avant de poursuivre :

    — Malheureusement, il ne s’est pas occupé de son client comme il l’aurait dû. Au lieu de nous appeler sur-le-champ, il a envoyé un expert en litiges tenir la main de Trussardi durant l’interrogatoire de police.

    Inutile de mentionner ce que nous savons tous les deux : la plupart des causes de meurtre sont gagnées ou perdues dès le début, au cours de l’interrogatoire initial.

    — Aucune confession, j’espère ? dit Jeff.

    — Quentin m’a assuré que Trussardi n’a cessé de proclamer son innocence. Mais ce sont les détails qui m’inquiètent. Nous évaluerons les dommages quand nous obtiendrons la transcription.

    — Je ne comprends toujours pas, reprend Jeff. Pourquoi Quentin a-t-il pensé à nous ?

    — Apparemment, c’est Trussardi qui voulait nous avoir. Ils trouveront un autre cabinet s’ils ne sont pas satisfaits. Tu connais les juges, Jeff. Ne me déçois pas.

    — Merci. Où étais-tu cet après-midi ?

    — Au 800, rue Smithe. L’enquête préliminaire pour Cheskey. Je devrai peut-être négocier avec Cy.

    Cy Kenge. Le meilleur procureur de la Couronne. Un homme impitoyable pour qui tous les coups sont permis quand il s’agit de garder les rues de la ville sécuritaires.

    Cependant, je me plais à croire qu’il a un faible pour moi.

    — Cheskey, marmonne Jeff. Un autre désastre en vue.

    — Quel est ton problème avec Cheskey ?

    Je le sais, mais je veux l’entendre le dire.

    Il se penche vers moi.

    — L’abîme risque de nous engloutir. En termes plus courants, nous allons prendre le blâme, Jilly. Il faudrait que Cheskey plaide l’homicide involontaire.

    — Oui, bien sûr, dis-je en jetant un coup d’œil à l’horloge avant d’empiler des documents. Je dois aller au tribunal. Une autre journée sans dîner.

    Jeff appuie les mains sur les accoudoirs chromés de la chaise et se lève.

    — C’est juste une affaire, Jilly. Juste un contrat. Ne te tue pas à la tâche pour essayer de prouver l’innocence de ce jeune.

    — Compris, Jeff, assuré-je en me dirigeant vers la porte. Tiens-moi au courant pour Trussardi.

    Je déteste voir un innocent condamné. Et c’est ce qu’est Damon Cheskey : un innocent. Vingt et un mois et trois jours au-dessus de l’âge de consentement. Damon Cheskey est accusé du meurtre au premier degré de Jinks Lippert, revendeur et premier homme de main du baron de la drogue appelé Kellen. Tout le monde sait que Damon a tiré cinq coups d’un pistolet de calibre .22 sur Lippert, dont trois potentiellement fatals. « Coupable  », a décrété la justice. Mais je le considère comme innocent. Un innocent de la vie, innocent d’esprit.

    — Je vais aller en prison, a chuchoté Damon quand je l’ai rencontré la veille.

    Il était de retour de sa désintoxication et avait meilleure mine. Tout de même, trois coups sur un homme étendu par terre, c’est trois coups sur un homme étendu par terre. Impossible de changer les faits.

    — Merci d’avoir essayé, madame Truitt, a-t-il dit quand je suis partie.

    L’enquête préliminaire – sans Damon, simplement les avocats argumentant sur la preuve – s’est déroulée comme prévu : une série de témoins pour la Couronne, aucun pour moi. Notre plan est de voir ce que la Couronne peut prouver, puis de décider quels témoins convoquer. Cy a envoyé sa junior, Emily McFee, celle qui a des cheveux blond vénitien et rougit facilement. Je peux oublier mon espoir de négociation.

    L’enquête préliminaire se termine enfin. Je sors et emprunte l’escalier menant à la bibliothèque en pressant le pas. L’immeuble Arthur Erickson, qui abrite la Cour suprême de la Colombie-Britannique, est lumineux et aéré. Au mur, le portrait de la juge en chef du Canada (quand elle était jeune et attrayante) me rappelle que, parfois, les femmes peuvent être en position de pouvoir.

    À mi-chemin de la rédaction de ma déclaration liminaire, je fais le point. Mon doigt appuie sur le bouton « supprimer ». Je n’arrive à rien. Trussardi occupe tout le lobe frontal de mon cerveau. La trajectoire de son procès se dessine dans mon esprit. La divulgation, où la Couronne nous révèle sa preuve. Puis les enquêtes, les détails chronologiques, les alibis, les faiblesses du dossier de la Couronne, les autres suspects – tout ce que nous pourrons dénicher. L’enquête préliminaire et, enfin, le procès. Cela peut prendre des mois, voire des années. De toute façon, cette cause risque d’hypothéquer une bonne partie de mon avenir.

    Mon téléphone cellulaire, silencieux mais omniprésent, vibre pour annoncer l’arrivée d’un texto. C’est Cy.

    Viens prendre un verre au Wedgewood à

    dix-huit heures. Il faut qu’on parle de Trussardi.

    Je consulte ma montre : il est cinq heures quarante-cinq. Je réponds à son texto :

    Je te retrouve là-bas.

    Je suis heureuse de lui parler de cette nouvelle cause. S’il a quelque chose à me dire à propos de Cheskey, ce sera encore mieux.

    Je ferme mon ordinateur, rassemble mes papiers et sors de la bibliothèque.

    CHAPITRE 3

    Les avocats adorent le Wedgewood, avec ses recoins sombres et ses alcôves discrètes. C’est l’endroit idéal pour se rencontrer et, si besoin est, chuchoter des propositions en privé. Selon les rumeurs, une belle femme d’Europe centrale aurait reçu cet immeuble en cadeau d’adieu de la part d’un entrepreneur qu’elle avait brièvement séduit. Ce n’était pas grand-chose au début, mais la dame, sentant intuitivement ce qui faisait tourner le monde, l’a transformé : vieux tapis, canapés anciens, lourdes tentures de velours. Un bordel sans le vous-savez-quoi.

    Mitchell, le maître d’hôtel, m’accueille à la porte avec un sourire Colgate.

    — Madame Truitt, toujours un plaisir !

    — Est-ce que monsieur Kenge est arrivé ?

    — Pas encore, mais Olivia va vous conduire à une table.

    Je suis consciente des regards qui me suivent quand je traverse le hall. Dans ma jeunesse, j’ai fait l’essai du style tailleur-pantalon sans maquillage, mais cela ne me convenait pas. À trente-quatre ans, je choisis donc des tenues qui me ressemblent : tailleur sombre, blouse blanche, escarpins noirs, rouge à lèvres et vernis écarlate. Si ce n’est pas une journée de tribunal, peut-être une veste de couleur sur une robe à bretelles. Quand je marche, c’est avec le menton relevé et les épaules redressées.

    Mitchell me confie à une jeune femme sculpturale vêtue d’une minuscule minijupe et de bas noirs. Elle m’entraîne au-delà des bavardages bruyants de la salle principale.

    — Un chardonnay maison, lui commandé-je en me glissant dans une alcôve fermée par des rideaux.

    J’entends Cy avant de le voir. Le cliquetis de sa jambe artificielle, le son de sa prothèse, ses expirations audibles à chacun de ses pas. La vie est un effort constant pour cet homme. Des années après l’éradication de la polio dans ce pays, Cy l’a attrapée en Ouganda, où son père passait une année sabbatique. Cy prend sa claudication à la légère, affirmant que cela l’a rendu plus fort. Toutefois, le fardeau de son corps influence sa vie et ses humeurs. La plupart des gens le considèrent comme acerbe, certains le trouvent évasif et d’autres le jugent carrément méchant. « Cy le fuyant  », murmure-t-on dans les couloirs avant de prendre la direction opposée.

    Pas moi. Ce n’est pas facile d’apprendre à être avocate en droit criminel. J’ai gaffé et perdu plus souvent que je ne l’aurais dû. J’étais en chute libre, un autre raté du milieu fermé du barreau criminel. Tout le monde s’en fichait. Sauf Cy. Après m’avoir malmenée en cour, il m’offrait un café et une analyse du procès.

    Entre de banals potins juridiques, il glissait quelques conseils : « Prépare bien ta cause, maîtrise ta défense, regarde les jurés dans les yeux, parle respectueusement au juge. Et, en passant, ne te laisse jamais décourager par les conneries.  »

    «  Pourquoi me dis-tu tout ça, Cy ?  » lui demandais-je après chaque rencontre. Un sourcil haussé, les lèvres plissées, il répondait : « J’estime qu’il est de mon devoir de t’endurcir, Jilly.  »

    C’est ce qu’il a fait. Ces jours-ci, nos conversations sont parfois amicales, parfois moins. Même si c’est notre métier d’être en lutte perpétuelle, il sera toujours, quelque part au tréfonds de mon être, mon mentor.

    — Jilly ! tonne-t-il d’une voix profonde. Je suis heureux de te voir !

    Il fait pivoter son corps vers l’avant sur sa béquille de métal, qu’il laisse tomber sur le banc à mes côtés, puis fait signe à Olivia qui attend dans l’ombre.

    — Un double Laphroaig sans glaçons.

    Cy est un homme de grande taille. Sa tête ronde repose sur un cou épais et son front

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1