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Morts virtuelles
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Livre électronique522 pages7 heures

Morts virtuelles

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À propos de ce livre électronique

"Que se passe-t-il donc sur le campus de l'Université Laval? Pourquoi de jeunes amateurs de jeux vidéo meurent-ils l'un après l'autre dans des circonstances étranges et inexplicables? Vague de suicides? Meurtre déguisés?Dans un laboratoire, on teste des drogues pour le bénéfice d'un commanditaire qui doit à tout prix tenir son identité secrète. Afin d'alimenter en cobayes ce mystérieux bailleur de fonds, des recruteurs rôdent dans les arcades à la recherche d'élèves présentant les caractéristiques utiles aux expérience en cours.Aux prises avec un trouble de stress post-traumatique, Marie-Paule Chevalier se retrouve à nouveau au coeur du cyclone. Son ami, le sergent-enquêteur Simon Bernard, sera encore une fois à ses côtés. Mais l'aide qu'il lui apportera mettra sérieusement en jeu son avenir au sein de la police de Québec.Ce thriller scientifique, qui se déroule à un rythme trépidant, vous entraînera dans l'univers fascinant de la recherche expérimentale en neuropsychologie. Lorsque vous tournerez la dernière page, vous vous poserez la plus angoissante des questions : Et si c'était vrai?"
LangueFrançais
ÉditeurDe Mortagne
Date de sortie22 févr. 2012
ISBN9782896621415
Morts virtuelles
Auteur

Catherine Doré

Catherine Doré a passé son enfance à Québec avant de partir vivre à Montréal afin d'y compléter un baccalauréat en théâtre à l'Université du Québec. Elle décide ensuite de faire une maîtrise en sciences de l'Éducation à l'Université de Montréal. Son mémoire de thèse va porter portait sur la formation du comédien au Québec. Après quelques années à travailler dans le domaine de la télévision, au service audiovisuel de l'UQAM où elle a participé à la réalisation de documentaires diffusés sur le CanalSavoir, elle accepte un poste de professionnelle de recherche au département de psychologie. Son intérêt pour les livres s'est manifesté très tôt. Dès qu'elle a su lire, la lecture devint une véritable passion. Le plus beau cadeau qu'on pouvait lui offrir : un livre. À l'adolescence, elle entreprit l'écriture d'un roman avec un copain du cégep. Cette expérience lui permit de vérifier que l'inspiration était là et que cette voie lui était ouverte. Toutefois, le moment n'était pas encore venu. Elle devait vivre autre chose auparavant. Les années passant, et des idées de roman lui trottaient dans la tête. À l'aube de la quarantaine, les hasards de la vie lui ménagèrent un moment de pause. Elle profita de ce temps libre pour se mettre à l'écriture sérieusement. Cette première tentative devait se conclure par un recueil de nouvelles, comme on le conseille aux écrivains en herbe. La nouvelle attendue se transforma en un roman de 450 pages : L'exécuteur voyait le jour et le personnage de Marie-Paule Chevalier était ainsi créé. Étant ainsi créé, sorte d'alter ego de l'auteure, cette jeune femme réclamait son droit à la vie et exigeait une suite. Les Éditions de Mortagne, en acceptant de publier le premier manuscrit, scellaient le destin de Marie-Paule : il y aurait au moins un deuxième roman. Catherine Doré trouve son inspiration dans ses personnages, qui lui servent de guide. Elle se documente abondamment sur les sujets traités et sur les milieux qu'elle met soigneusement en scène. Elle accorde beaucoup d'importance à la crédibilité de l'action et des environnements présentés.

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    Morts virtuelles - Catherine Doré

    Du même auteur

    • L’exécuteur

    Édition

    Les Éditions de Mortagne

    Case postale 116

    Boucherville (Québec)

    J4B 5E6

    Distribution

    Tél. : 450 641-2387

    Téléc. : 450 655-6092

    Courriel : edm@editionsdemortagne.qc.ca

    Tous droits réservés

    Les Éditions de Mortagne

    © Ottawa 2007

    Dépôt légal

    Bibliothèque nationale du Canada

    Bibliothèque nationale du Québec

    Bibliothèque Nationale de France

    4e trimestre 2007

    Conversion au format ePub : Studio C1C4

    Pour toutes questions techniques

    concernant ce ePub

    contactez-nous par courriel

    service@studioc1c4.com

    ISBN : 978-2-89662-141-5

    Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) et celle du gouvernement du Québec par l’entremise de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) pour nos activités d’édition. Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC.

    Catherine Doré

    Remerciements

    Au sergent-détective à la retraite André Lachance, qui m’a de nouveau offert une collaboration exemplaire et a accepté de partager avec moi sa vaste expérience dans le domaine des enquêtes policières à Québec.

    À Stéphane St-Louis, concepteur chez Flash Tattoo à Québec, pour la création du tatouage.

    À Martin Léveillé, qui a mis à contribution son imagination et ses connaissances pour la conception de la salle de réalité virtuelle, et qui a offert son temps avec beaucoup de générosité chaque fois que j’ai fait appel à lui.

    À Carolyn, Georgette, Guy et Pierre, pour leurs commentaires respectueux et sans complaisance.

    À Julie, Isabelle et Martin, qui ont su me réchauffer l’âme et le cœur dans des moments de solitude.

    À ma mère et à mes deux frères qui, par leur constante affection, m’ont aidée à trouver la force de poursuivre cette aventure de l’écriture.

    À André,

    qui m’a menée à l’écriture

    Le temps n’est plus celui de la culture héroïque, propre au modèle judéo-chrétien puis moderne, qui reposait sur une conception de l’individu actif, maître de lui, se dominant et dominant la nature. Il est désormais celui de la vitalité des tribus postmodernes qui n’ont que faire du but à atteindre, du projet économique, politique, social à réaliser, et qui préfèrent jouir du plaisir d’être ensemble, d’entrer dans l’intensité du moment, dans la jouissance de ce monde tel qu’il est.

    Nicole Aubert

    L’individu hypermoderne¹

    Étienne fixe l’écran d’un regard halluciné. Des cernes jaunâtres creusent un léger sillon sous ses orbites, dans lesquelles deux yeux rougis par la fatigue tentent encore de suivre les mouvements de la voiture qu’il dirige. Ses épaules sont douloureuses ; ses doigts, crispés sur le volant depuis de trop longues heures, se sont engourdis et ne transmettent plus de signal d’alarme à son cerveau. Les muscles de sa fesse gauche refusent désormais de supporter son poids, et la peau est irritée par le frottement du jean. Aussi, il se tient de guingois dans son fauteuil.

    Étienne ignore tous les signaux de détresse que lui envoie son corps de plus en plus désespéré. Toute son attention est monopolisée par la route qui défile sur l’écran. Entièrement concentré sur sa tâche, il tente aussi d’ignorer cette bribe d’information qui se fraye lentement un chemin vers sa conscience. « Il est 17 h. Tu dois te trouver chez Sophie à 17 h 15. »

    Dans un réflexe, le jeune homme délaisse l’écran des yeux une microseconde, le temps de lire les chiffres lumineux de sa montre-bracelet : 17 h 02. Il devrait interrompre son jeu immédiatement. Il le sait très bien. Sa dernière rencontre avec Sophie ne lui permet pas de douter de l’accueil qu’elle lui fera s’il rate ce rendez-vous. S’il ne vient pas cette fois-ci, ce sera fini. Elle le laissera. Elle le lui a dit. Elle le fera. Il le sait. Il ne veut pas perdre Sophie. Elle représente le seul lien qui le relie encore au monde. Enfin, au monde extérieur. Il est avec Sophie depuis si longtemps. Depuis quatre ans. C’est long, quatre ans, dans une vie qui en comprend à peine vingt ; ça représente le cinquième de son existence.

    Tout en réfléchissant, Étienne poursuit sa course effrénée dans les rues de Zibar City. Il a peut-être le temps de terminer ce palier de difficultés. Oui. Il termine ce palier et après, il va rejoindre Sophie. Étienne accélère encore, risquant de déraper et d’aller percuter une des bornes routières. Il fait confiance à sa dextérité et à son expérience. Il connaît par cœur les parcours de tous les tableaux de ce jeu de conduite. Pourquoi alors ressent-il le besoin de les refaire sans cesse ? demande Sophie fréquemment. Pourquoi, en effet ? Bonne question. Pour améliorer sa performance ? Oui, mais il y a autre chose. Pour ressentir… cet état si particulier. Pour être là, d’abord. Dans ce monde-là. Dans cet univers qui lui procure ce sentiment unique de victoire, de réussite. Même lorsqu’il perd un véhicule… même dans cette déception, il y a aussi un sentiment de joie. Il a déjà détruit un nombre incalculable de véhicules, en démolissant des édifices par la même occasion ; en écrasant parfois des piétons. Et ça ne fait rien. Il n’y a pas de conséquences. Non, dans ce monde-là, il n’y a pas de conséquences. Et il se sent éminemment puissant.

    17 h 13. Étienne enfile sa veste à la hâte. Il titube. Ses jambes ankylosées refusent d’obéir correctement aux commandes de son esprit. Il se sent fatigué tout à coup. Depuis combien de temps n’a-t-il pas dormi ? Les souvenirs des derniers jours sont flous. Depuis quelques mois, tous ses week-ends se confondent dans un maelström de sons et de couleurs où le temps n’existe plus. Là, c’est dimanche. Bien sûr. Et Sophie l’attend pour souper. Ses mains fouillent le fond des poches de sa veste dans le secret espoir que… oui ! ses doigts effleurent un petit comprimé qui traîne encore tout au fond, dans un repli du tissu. Les pilules du docteur. Il lui en reste une. Il pourra la prendre en revenant pour terminer sa partie. En passant dans le vestibule, le miroir lui renvoie le reflet d’une réalité qu’il tend à oublier. Il s’arrête, interdit. Étrange, ce décalage entre ce qu’il ressent et ce qu’il projette. Il a vraiment une tête d’enterrement : un teint verdâtre, une barbe de quelques jours ombrageant ses joues creuses, un regard halluciné. Ouille, si Sophie le voit avec cette gueule, elle ne sera pas contente. Il serait peut-être mieux de gober le comprimé maintenant. C’est son dernier. Quand doit-il retourner chez le docteur ? Pas avant mercredi. C’est loin.

    L’esprit d’Étienne demeure obnubilé par ce nouveau problème qui se dresse sur sa route. Il avale le comprimé en calculant. Ce soir, il y a le souper chez Sophie. Ensuite, bien sûr, il devra dormir la nuit prochaine. Il doit encore dormir quelquefois. Demain matin, il a ses cours à l’université. Demain soir, sans les pilules, il sera incapable de jouer. Ou alors, il jouera tellement mal qu’il n’en retirera aucun plaisir. Mercredi… Trois jours ! Le docteur n’accepte pas que l’on se présente en dehors des séances prescrites. Il pourrait se faire virer s’il ne respectait pas le règlement. Que faire ? Peut-être… Il y a cet homme… Étienne en a entendu parler au bar du quartier il y a deux jours. Il paraîtrait qu’un homme vend les pilules du docteur en secret. Mathieu lui en avait déjà parlé. Après le souper, il va essayer de s’informer pour trouver ce gars-là. Tout de même, c’est vrai ce qu’ils disent là-bas : on peut aller au-delà de soi. Les limites peuvent être repoussées. Quelles sont réellement les possibilités du cerveau humain ? On ne sait trop. Mais elles sont certainement beaucoup plus grandes que ce qu’on en a toujours pensé. Il en obtient la preuve chaque week-end.

    Étienne sélectionne la deuxième vitesse et accélère. À droite de son champ de vision, il aperçoit le gros édifice gris qui marque le début du virage en épingle, juste avant le passage à niveau. Oh là ! Cet édifice ne devrait pas se trouver là. Qu’est-ce que… Le feu rouge brille devant ses yeux et il freine en catastrophe. Son véhicule s’immobilise à deux centimètres du pare-chocs de celui qui le précède. Le conducteur lui lance des regards furieux dans le rétroviseur. Étienne observe attentivement les environs. Il se trouve sur le Chemin des Quatre-Bourgeois, à l’angle de la rue de l’Église.

    Le feu passe au vert. Le jeune homme redémarre lentement. Sa vision devient un peu floue par moments, puis extrêmement précise ensuite. Il n’a pas dormi depuis trois jours. Son cerveau peine à traiter l’information transmise par ses globes oculaires. Étienne se secoue, cligne les yeux à quelques reprises, tente de se concentrer sur la route. Il a pris le dernier comprimé il y a maintenant vingt minutes. Il devrait retrouver toute sa lucidité très bientôt. Soudainement, à sa gauche, se dresse un mur d’éclairs bleutés. Il reconnaît immédiatement l’enfilade d’édifices vitrés qui longe la rue principale de Zibar City. Dans un réflexe conditionné, il accélère. Le paysage qui défile se tord sous l’effet de l’accélération, les couleurs se mêlent, les formes s’allongent en un quadrillage géométrique qui prend l’allure d’un damier défini par des lignes trop nettes, trop droites pour être réelles. L’enfilade bleutée devient floue ; le damier, évanescent ; un jaune sale perce les vitres latérales et le damier se transforme graduellement en des briques jaunâtres dispersées dans un chaos inélégant qu’Étienne identifie comme l’arrière de l’hôpital Laval.

    Qu’est-ce qui se passe ? Où est-il ? Il se sent tellement fatigué. Sophie l’attend. Il se trouve sur le Chemin des Quatre-Bourgeois. Sophie habite derrière le centre commercial, près du cégep Sainte-Foy. On est… dimanche. Là, droit devant, un vaste espace dégagé se dessine. C’est là qu’il faut accélérer pour sortir de la ville. Fin du premier tableau. Étienne débraye, passe en troisième, enfonce l’accélérateur, puis débraye de nouveau pour enclencher la quatrième. Le ciel, d’un azur profond, comble son regard d’un baume apaisant. Seuls quelques nuages, parfaitement dessinés – sans doute par un graphiste de talent, songe-t-il distraitement –, laissent des traînées blanches sur ce bleu uni. « Ça a l’air tellement vrai ! » balbutie Étienne au moment où sa petite Toyota percute de plein fouet une énorme masse brunâtre. Sous le choc, le capot de la voiture se replie en accordéon et le pare-brise vole en éclats. Le sac gonflable évite que sa tête ne se fracasse contre la console, mais n’empêche pas le volant de se tordre et de s’enfoncer dans ses cuisses. Des éclats de verre viennent se ficher dans ses bras et sa tête. Du sang lui coule dans les yeux. Dans un bizarre cri de ferraille, la voiture fait un étrange saut, puis recule avec vivacité, venant barrer la route à une autre voiture qui ne peut l’éviter. Le deuxième impact fauche la Toyota par la portière du conducteur, où Étienne, la tête renversée vers le ciel, un filet de sang s’échappant de sa bouche entrouverte qui boit goulûment le bleu infini, reste fixé sur la dernière image décodée par son cerveau qui s’éteint sur une ultime pensée : « Et il n’y a pas de conséquences. »

    * *

    *

    Rapport d’accident

    8 mai, 17 h 26.

    Angle du Chemin des Quatre-Bourgeois et de l’autoroute Robert-Bourassa.

    Une Toyota Corolla rouge, année 2001, en direction de l’est sur le Chemin des Quatre-Bourgeois, n’a pas fait d’arrêt au feu rouge et a percuté un camion de livraison venant en direction nord sur l’autoroute Robert-Bourassa.

    Sous l’impact, la Toyota a reculé dans l’autre voie.

    Une Honda Civic bleu métallique, circulant en direction sud sur l’autoroute Robert-Bourassa, n’a pu l’éviter et l’a heurtée dans la portière du conducteur.

    La Toyota roulait à plus de 120 km/h.

    Aucune trace de freinage.

    Condition de conduite : temps ensoleillé, chaussée sèche.

    Type de chaussée : asphalte.

    Dans les semaines suivantes, l’enquête conclura qu’un autre jeune a été victime de sa témérité et de son amour de la vitesse.

    -1-

    Dieu est mort, Marx est mort et moi-même, je ne me sens pas très bien.

    Woody Allen

    28 juillet

    Le ciel est d’une blancheur aveuglante. La fine couche de nuages qui le recouvre n’arrive pas à diminuer l’intensité des rayons solaires. Une brume malsaine constituée de matières particulaires entoure le cap Diamant et stagne sur les quartiers de la Basse-Ville depuis quatre jours. L’humidité demeure très élevée. Les vêtements collent aux peaux moites. Le moindre effort fait ruisseler la sueur sur les visages. Dans l’église, la chaleur devient moins intense, mais l’humidité s’y trouve amplifiée de sorte que l’on ne sait si l’on doit préférer la chaleur torride du soleil à l’extérieur ou l’humidité poisseuse à l’intérieur.

    Moi, je me suis réfugiée au sous-sol, incapable de supporter plus longtemps les condoléances polies des amis et la lourde sympathie familiale. Recroquevillée entre la distributrice de sodas et la cafetière, je succombe à une énième crise de larmes, particulièrement violente cette fois-ci, remarque une autre partie de moi-même. À travers un voile mouillé, j’observe l’endroit, détaille les objets qui m’entourent, cherchant quelque chose à quoi me raccrocher, une forme qui pourrait capter mon attention, une bouée, un repère me permettant de me ressaisir et de calmer les hoquets qui me secouent. Dans un état second, j’examine machinalement les vieux murs lézardés d’un blanc sale, l’estrade au fond servant probablement aux jeunes artistes en herbe et aux conférenciers qui viennent distraire ou instruire les paroissiens ; un grand crucifix dont la peinture s’écaille trône sur le mur face à cette scène. Je prends mon visage dans mes mains un moment, tentant d’apaiser la douleur qui oppresse ma tête. Je dégage mes cheveux, les lisse vers l’arrière et fixe mon regard embué sur les nombreuses tables rondes entourées de chaises de métal éparpillées dans la salle, puis je passe aux longues tables pliantes rectangulaires recouvertes de nappes de papier où s’alignent des assiettes de sandwichs, de viandes froides et de légumes crus accompagnés de leur trempette, toutes encore enveloppées de cellophane.

    On ne prend plus la peine de se rendre au salon funéraire maintenant, on se contente de louer l’église pour la journée et tout se déroule là. On y reçoit les invités, on procède au service funéraire, puis tout le monde descend au sous-sol pour la collation. Devant la désertion des églises, le clergé a, encore une fois, su réagir et joué habilement sur l’obsession moderne de l’économie de temps. Qui peut encore se payer le luxe de perdre trois jours pour enterrer ses morts ? L’église nous fournit un trois pour un et tout cela en une demi-journée. Ainsi, elle fait concurrence aux salons funéraires en offrant à la clientèle des tarifs fort compétitifs et en profite pour remettre à l’ordre du jour son foutu charabia religieux.

    Que mon père se retrouve dans une église au moment de son hommage posthume, lui qui a toujours été farouchement athée et férocement anticlérical, a quelque chose d’ironique et d’indécent. Malheureusement, ma mère n’a pas saisi le cynisme de la situation. J’ai eu beau la supplier de ne pas infliger à son mari cette dernière humiliation, rien à faire ! « Tu comprends, il y a des oncles et des tantes, des personnes âgées qui auraient été choqués. » Les obscurantistes ont toujours plus de poids que les lucides. Il faut croire que l’âge de la raison est passé sur l’humanité comme de l’eau sur le dos d’un canard. L’Église n’a pas perdu de terrain parce que les gens sont moins croyants, mais plutôt parce qu’elle doit, maintenant, affronter la compétition.

    Après le court intermède que me permettent ces réflexions, la peine revient en force, me submerge, et je m’y abandonne. Je pleure comme une enfant, sans retenue, laissant libre cours à ma détresse.

    Deux ans déjà ! Deux ans que ma vie a basculé ce jour où l’on m’a agressée avec une telle sauvagerie que j’ai bien failli y laisser ma vie². Si le sergent-détective Simon Bernard n’avait pas réussi à découvrir l’endroit où ce monstre me séquestrait, je ne serais plus de ce monde. Depuis, je tente de recoudre les lambeaux de mon existence. Sans succès. Je suis maintenant sans domicile fixe. Ma maison ne contenant plus que de mauvais souvenirs, je l’ai vendue. Je ne travaille plus. Toute rencontre avec un étranger me rend malade au point que je suis prise de violentes nausées. Le maigre dédommagement que me verse l’IVAC³ me permet tout juste de payer la location d’un entrepôt pour remiser mes biens. De toute façon, habiter seule serait au-dessus de mes forces. Je revis sans cesse le kidnapping. Ces images tournent dans ma tête, inlassablement. À tout moment, le jour, la nuit ; en tout lieu, dans la rue, chez ma mère, au supermarché ; elles se jettent sur moi et dévorent mon esprit.

    Je suis devenue une spécialiste du sofa surfing, me promenant d’un canapé à l’autre, au gré de la générosité des quelques amis qui se prêtent à ce jeu de chaises musicales.

    Deux semaines chez ma mère, trois chez Solange, une chez Simon, deux autres à Montréal chez de vieilles connaissances, et le cycle recommence ! Deux ans que je tourne en rond dans ma vie. Selon mon médecin, je souffre d’un trouble de stress post-traumatique. Il semblerait que la répétition et la violence de l’agression soient à l’origine de mon état psychologique. Oui, mon voisin, Denis Hébert, s’y est pris à deux fois pour tenter de régler mon cas. Il faut dire aussi qu’il m’a fallu six mois avant de pouvoir recommencer à marcher et que je viens tout juste de terminer les traitements de physiothérapie. Deux ans ! Et je continue à m’enfoncer…

    Au moment où des gémissements se mêlent à mes hoquets, je sens une présence. Je lève la tête et, à travers le brouillard de mes larmes, je distingue ma nièce de douze ans, Émilie, qui me regarde, abasourdie, en silence, les yeux ronds et secs, incapable de comprendre la disparition de son grand-père préféré et l’abattement total de cette tante qu’elle connaît si peu.

    Les yeux au plancher, Émilie tire sur ses doigts, nerveusement. Sa vue me saisit et je réussis enfin à reprendre un peu le contrôle de moi-même. Je me relève en essuyant maladroitement mon visage et bredouille de vagues excuses qui me réconfortent en même temps.

    Nous remontons ensemble l’escalier. Je serre très fort sa petite main, y puisant le courage nécessaire pour faire face aux exigences de l’inévitable travail de relations publiques : « Bonjour madame… bonjour monsieur… merci beaucoup… vous êtes bien gentil… oui, c’était un homme merveilleux… », et bla-bla-bla. Bien que la maladie ait isolé mon père durant ces dernières années, il y a beaucoup de monde dans l’immense salle au plafond surélevé. Les gens se souviennent de lui. Le brouhaha des conversations se répand et résonne longuement dans ce lieu conçu pour amplifier la voix. J’observe ma mère qui va d’une personne à l’autre, qui sourit aimablement, triste et digne, qui trouve un bon mot pour chacun, qui serre les mains, infatigable… Elle est partout. D’ailleurs, je ne vois qu’elle dans cette salle : propre et convenable, ses cheveux teints en blond et gonflés par une mise en plis impeccable, sa petite main nerveuse, toujours tendue, accueillante. Des souliers noirs à talons hauts marquent sa féminité et avantagent sa jambe encore ronde et ferme. Malgré cette inconcevable robe noire à pois blancs qui la moule un peu trop et fait ressortir le léger embonpoint de sa soixantaine, elle est belle. Grave et admirable. Forte et émouvante, habitée par un courage teinté de douleur. Et ça m’énerve souverainement ! Je lui en veux de se montrer si efficace, si respectable, alors que moi, je n’arrive pas à faire bonne contenance. Échevelée, le visage bouffi par les larmes, je me sens minable et pitoyable. Je n’arrive à prononcer aucune parole devant les tentatives de réconfort des gens qui s’approchent ; les mots se bloquent dans ma gorge, je ne fais que renifler et ravaler des hoquets. Et plus je me sens piteuse, moins j’arrive à garder la face. Je devrais normalement me sentir réconfortée par la chaleur de tous ces gens qui m’entourent, qui m’encouragent et qui complimentent le cher disparu. Mais ça ne fonctionne pas. Au lieu de me sentir soutenue, je me sens perdue, égarée. Je ne connais pas la moitié des gens qui sont présents et n’ai aucune envie de les connaître. J’aimerais me retrouver seule, me cacher dans un trou sombre et profond pour pleurer tout mon saoul et m’apitoyer sur moi-même, jusqu’à disparaître dans mes larmes et m’y noyer pour rejoindre mon père. Lorsque le curé demande le silence pour signifier aux invités de prendre place dans les bancs afin que l’office commence, je suis convaincue que je n’arriverai jamais à me rendre au bout de cette horrible journée.

    * *

    *

    15 août

    Le réveil-matin s’agite et danse sur la table de chevet depuis cinq bonnes minutes lorsque le sergent-détective Simon Bernard se décide à allonger un bras pour le saisir et l’envoyer valdinguer à l’autre bout de la chambre, en laissant échapper un gémissement de douleur. Il est trempé de sueur. Bien qu’il soit tôt, la chaleur et l’humidité conjuguent déjà leurs efforts et pèsent sur la ville comme une chape de plomb. Assis sur le bord de son lit, il tente de recouvrer ses esprits, encore un peu égaré par les vapeurs d’alcool. Il a la bouche pâteuse, les yeux collés, le crâne vaguement douloureux, et sa respiration est difficile. Légèrement étourdi, il tente tout de même de se lever, mais doit se rasseoir aussitôt, ses muscles abdominaux protestant devant ce manque d’égards. En poussant un moitié râle, moitié soupir, il penche la tête vers son torse en s’efforçant d’entrouvrir au moins un œil. À défaut d’une vue précise, il se tâte et découvre quelques bleus sur sa cage thoracique. Après deux ou trois nouveaux soupirs, râles et profondes respirations, Simon bouge ses épaules, ses bras, sa tête, afin de ramener un peu de vie dans son corps meurtri. Au moment où il opte pour une deuxième tentative de se mettre debout, son cellulaire se manifeste. S’il se fie à ses habitudes, le téléphone se trouverait dans la poche intérieure de son veston, et s’il suit la provenance du son, le veston serait… par terre de l’autre côté du lit. Un autre grand soupir. Quelques secondes pour rassembler l’énergie nécessaire à la manœuvre. Simon retombe étendu sur son lit, se tourne pour se mettre à quatre pattes dans un gémissement, franchit les vingt centimètres qui l’amènent sur l’autre bord, se rassoit et se penche légèrement en tâtant le sol afin de mettre la main sur l’objet tonitruant. À la dixième sonnerie, il répond :

    – …llô…

    – Bernard ? Ah, Bernard, Bernard ! chantonne Gingras d’une voix lasse.

    – Ouais, balbutie Simon en se massant le visage afin de se souvenir de l’endroit où il devrait se présenter ce matin.

    – Il est huit heures et quart.

    – Ouais…

    – Il y a la réunion de bilan de la section à huit heures et demie avec Michaud.

    – Ah ouais ? Je… Je vais y être… Euh… À huit heures et demie ? Non. Euh… Dis-lui qu’il fallait que je passe à Charlesbourg pour l’identification d’un suspect.

    – Écoute ben, l’jeune, c’est pas mon genre de jouer au chaperon. Il va falloir que tu t’réveilles un moment donné. Je pourrai pas continuer à te couvrir encore longtemps devant Michaud. Je suis un ben bon gars, mais je me mettrai pas dans l’trouble pour toi. Ça fait que t’embrayes !

    Simon raccroche et se met fébrilement à la recherche de son paquet de cigarettes. Durant le laïus de Gingras, il a réussi à ouvrir les yeux pour de bon, ce qui lui a permis d’apercevoir la drogue désirée sur la table de nuit. Il s’empresse de s’allumer une cigarette, aspire la fumée goulûment et savoure l’apaisement que lui procure la nicotine qui pénètre dans sa gorge et ses poumons. Puis une quinte de toux le secoue, réveillant ses douleurs à l’abdomen.

    Après une réconfortante douche tiède, Simon Bernard constate, en s’examinant dans le miroir, qu’aucun hématome ne décore son visage. Il a sans doute eu affaire à des gentlemen, cette fois-ci. Comme d’habitude, il ne conserve aucun souvenir des événements de la veille ni des lieux où ils se sont déroulés. Cela importe peu. Il ne connaît que trop bien le scénario général. Il sort dans un bar, ingurgite un nombre indéfini de verres de scotch et là, à un moment ou à un autre de la soirée, il se trouve quelques imbéciles qui lui cherchent noise. Et Simon ne supporte pas les imbéciles.

    Le sergent-détective Simon Bernard est beau. Exceptionnellement beau. Il n’aime pas se l’avouer. En réalité, il déteste cela. Simon est convaincu que nombre de ses problèmes proviennent de cet état de fait. Personne ne le prend au sérieux. Malgré son éclatante performance dans l’affaire Hébert il y a deux ans, son superviseur, le lieutenant Michaud, ne daigne toujours pas l’honorer de sa confiance. À cause de son apparence physique, déplore Simon. Les témoins considèrent son allure juvénile comme un signe d’incompétence. Les coupables ne le craignent pas et ses collègues ne veulent pas de lui comme coéquipier. Mais ça, il s’en fout. De toute façon, il préférerait travailler seul. Ce qui est impossible. Les enquêteurs fonctionnent nécessairement par équipe de deux. Alors, on l’a couplé avec l’enquêteur Cyrille Gingras, qui a presque l’âge de la retraite. Il encadre Simon dans ce qu’on appelle une formule de mentorat, un euphémisme pour signifier qu’il est son chaperon.

    Au moment où Simon franchit le seuil de son appartement, il est neuf heures trente. Le ciel est gris. La capitale vit un cinquième épisode de smog depuis le début de l’été. L’air lourd et chargé promet une pluie abondante. Mais pour le moment, la chaleur et l’humidité sévissent sur Québec. Sa chemise ouverte, les manches roulées, son veston jeté négligemment sur l’épaule, Simon gagne sa voiture. En roulant paisiblement dans les rues calmes de la ville, il songe à sa carrière qui piétine. Il devrait peut-être demander un transfert à la section des crimes en réseau. On l’y apprécierait sans doute davantage. Ça ne peut pas être pire qu’avec Michaud. Le lieutenant Michaud ! Il s’est fait raser la boule à zéro, l’imbécile. Ça dénote vraiment un manque de personnalité chronique. Il suit la mode, bêtement. Il a deux adolescents à la maison qui ont probablement adopté ce look et il a décidé de les imiter. Un père qui essaye de faire comme ses enfants ! Faut vraiment être un pauvre type. Ça ne l’avantage pas du tout ; en plus, il a le crâne en forme d’œuf !

    Simon se met à rire silencieusement en caricaturant l’image de son supérieur. Puis son rire se tarit lorsque ses pensées reviennent à sa propre situation. Si une bonne affaire ne se pointe pas bientôt, il demandera un transfert. N’importe où. Il ne peut pas continuer à perdre son temps comme ça. Depuis l’adolescence, Simon rêve d’être policier. Les enquêtes, c’est sa passion. Et il est doué, il le sait. Il pourrait se révéler si utile si on lui laissait sa chance.

    Lorsqu’il franchit les portes de l’édifice de la centrale de police de Québec située au Parc Victoria, la grande aiguille de l’horloge au-dessus de la réception approche dix heures. Un café fumant dans la main droite, Le Journal de Québec roulé sous le coude, Simon Bernard emprunte l’escalier pour gravir les trois étages menant à ce que les enquêteurs appellent affectueusement le BEC (bureau des enquêtes criminelles). Près des fenêtres au fond de la salle, les bureaux où sont regroupés les enquêteurs de la section des délits contre la personne sont déserts. La réunion de bilan n’est pas terminée. Après quelques secondes de réflexion, Simon conclut qu’elle devrait l’être d’une minute à l’autre et que ça ne vaut plus la peine de s’y présenter. Il s’assoit à sa place, ouvre son journal et en entreprend la lecture en sirotant son café. En première page s’étale la carrosserie tordue et calcinée d’une petite Honda Accord. Un jeune homme de dix-neuf ans a laissé sa vie sur la vieille route qui mène à Stoneham. Vitesse excessive. Conduite dangereuse. Vers trois heures du matin, la voiture s’est retrouvée dans la voie inverse et un semi-remorque l’a fauchée de plein fouet. On ne comprend pas pourquoi ni comment le conducteur a pu se retrouver ainsi dans la mauvaise voie. Chaque été, la route réclame son lot de jeunes vies. C’est le dixième accident du genre depuis mai. On devrait en connaître deux ou trois autres d’ici la fin de la belle saison. Simon referme le journal, le range dans son tiroir et prend une gorgée de café. La semaine dernière, il y en a un qui s’est tué en plongeant de la chute Montmorency ; malgré les clôtures, les interdictions et les nombreuses affiches prévenant du danger. Malheureusement, aucune clôture ne peut empêcher la testostérone d’embrumer les jeunes cerveaux avides de sensations fortes.

    Le bruit de la porte de la salle de réunion tire Simon de ses rêveries. Il termine son café et prend le premier dossier au-dessus de la pile qui se trouve sur le coin gauche du bureau. Il l’ouvre et y plonge le nez, sans un regard pour son patron qui passe près de lui dans un silence glacial.

    * *

    *

    18 août

    Ce soir, je suis seule. Ma mère est sortie. Malgré la chaleur qui s’est accumulée dans le logis durant la journée, je me terre à l’intérieur, fenêtres fermées et rideaux tirés. À mesure que la pénombre s’étend sur la ville, je sens s’installer en moi les premiers symptômes de ma maladie. L’angoisse me gagne. Je tente de m’intéresser aux péripéties insipides du film de série B qui se déroule à la télévision. Malgré mes efforts, des images indésirables envahissent mon cerveau ; je tiens le coup. Je connais par cœur le déroulement de la séquence, mais je ne peux l’arrêter. L’homme en noir rôde sur le terrain, il entre par la porte arrière et s’approche silencieusement derrière moi ; il me bâillonne avec un foulard de soie bleue imbibé de chloroforme et je sombre dans l’inconscience ; il m’emporte dans la nuit. J’augmente le volume du téléviseur et me cale confortablement dans le canapé. Lorsque je sens le sommeil venir, je gagne mon lit, reconnaissante.

    Alors que mes paupières se ferment et que je sens mon corps s’alourdir, une pensée insidieuse trotte dans ma tête. La porte du balcon est-elle bien verrouillée ?

    Oui, oui, bien sûr, c’est idiot, ce doute soudain. Je vérifie toujours tout, je le sais !

    Mais si tu l’avais oubliée, cette fois ? insiste la voix dans ma tête.

    Non, je suis certaine de l’avoir fait.

    Peut-être serait-il préférable de vérifier ?

    Vérifier pourquoi ? L’édifice est sécuritaire. C’est plein de vieilles insomniaques qui passent leur nuit à épier par les fenêtres. S’il y avait un rôdeur, ça se saurait déjà.

    Mais si le meurtrier avait déjà assassiné les vieilles insomniaques ?

    Quel meurtrier ? Il est en institut psychiatrique, prisonnier d’une camisole de force. Il n’y a personne ! Personne ! C’est absurde ! Dors, Marie-Paule !

    Quinze minutes s’écoulent. Je ne m’endors plus. Je n’arrive pas à me souvenir si j’ai bien verrouillé la porte du balcon. Bon, si c’est vraiment ce qu’il faut ! Ça ne prendra que quelques minutes et je pourrai dormir tranquille ensuite. Je me lève, passe mon peignoir et me rends au balcon. La porte est verrouillée. Parfaitement, correctement et absolument verrouillée. Je me recouche, un peu écœurée. Je suis tendue. Le sommeil ne vient plus. Vaincue, je zigzague vers la salle de bains, ouvre la pharmacie et gobe un somnifère.

    À travers les brumes du sommeil, je crois entendre une respiration rauque et saccadée. Je rêve, me dis-je, le cerveau englué. La respiration devient plus forte. Je sens une présence. Malveillante. Est-ce vraiment un rêve ? Je tente d’ouvrir les yeux, mais je n’y arrive pas, le somnifère a fait son œuvre et paralyse ma volonté. La sensation d’une présence grandit, devient insistante. Il y a quelqu’un. Cela devient une certitude. Qui est là ? Je connais cette respiration haletante. Fraîche et humide sur ma joue. Des bras m’enserrent. Je m’efforce d’ouvrir les yeux, sans succès. Je veux le voir. Confirmer l’horrible doute qui m’assaille. On me soulève. Je me sens portée, ballottée dans l’escalier que l’homme descend. Je tente désespérément de me réveiller. J’essaye de bouger. Mon corps demeure lourd et inerte. Je suis incapable du moindre mouvement. Pourtant, je reste consciente de tout ce qui se passe. Je n’ai plus besoin de voir. Je sais qui est là. J’ai toujours su qu’il reviendrait me chercher. Nous voilà à l’extérieur. Je le devine, car je sens le léger souffle de la brise de cette chaude nuit d’août. J’entends le sifflement des grillons et la douce chanson des ouaouarons qui se mêlent au roucoulement de la rivière. La rivière. Nous approchons de la maison de Denis Hébert. La qualité de l’air change. Nous revoici dans la cave humide et froide. Chaque sensation retrouvée me confirme la réalité de l’événement que j’attends avec appréhension toutes les nuits depuis deux ans. Je sens la dureté de la table de bois sous mon dos, mes membres, immobilisés par des lanières de cuir. Mes yeux sont toujours fermés. Pourtant, je le vois. C’est lui. Il est revenu. Denis Hébert. La terreur gagne mon esprit et mon corps comme un voile qui s’étend sur moi. J’ai peur. J’ai tellement peur. Je sais ce qu’il veut. Je sais pourquoi il m’a amenée ici. Il veut finir le travail.

    C’est impossible ! me dit ma raison, dans un sursaut de conscience. C’est un cauchemar. Tu dois te réveiller. Pourtant, il est bien là, devant moi, vêtu entièrement de noir, sa tête recouverte d’une cagoule, ne laissant voir que son regard méchant, habité d’une folie meurtrière. Il tient fermement une longue épée-couteau dans les mains. Il s’avance, tourne l’épée vers le sol, ses deux mains empoignant le manche, ses yeux noirs qui me fixent débordant de haine. Il est tout près, maintenant. Un rire sourd et sauvage s’échappe de ses lèvres. La pointe de l’épée effleure mon ventre. Je tente de me débattre. Mes membres sont absents, comme s’ils ne m’appartenaient plus. Mon corps ne m’obéit pas. Denis Hébert prend son élan et enfonce brusquement la lame dans ma chair. Sous l’impact de la douleur, une violente charge d’adrénaline se déverse dans mon sang et, dans un long hurlement, je me dresse sur mon lit, trempée de sueur, tremblante et glacée.

    Encore un cauchemar ! Le même. Toujours le même. Comment puis-je encore y croire ? Comment cela peut-il paraître si vrai, si réel ? Chaque fois, c’est si réel ! J’éclate en sanglots sous la tension nerveuse. Épuisée, tendue, irritée devant mon incapacité à échapper aux visites répétées de mon tortionnaire, je me lève. Je me rends à la cuisine, fouille dans les armoires, trouve enfin la bouteille d’alcool que je dissimule soigneusement au regard de ma mère. Je me verse une bonne rasade de Jamieson.

    Vers dix heures, la chambre, chauffée par la persistance du soleil, se transforme en fournaise. Je m’éveille et, malgré la migraine, la fin de cette nuit est une délivrance. Le corps las, la tête lourde et douloureuse, je me lève péniblement, épuisée par le cauchemar et déshydratée par l’alcool. Après deux grands verres d’eau, je me sens capable d’ingurgiter un café.

    En pénétrant dans la cuisine, je dois affronter le regard chargé de reproches de ma mère. En un rapide coup d’œil, elle détaille, encore une fois, le piteux état dans lequel je me trouve. Elle voit mes cernes sous les yeux, mon teint blafard, mes orbites jaunies, mes cheveux mous et sans coupe. Elle voit la lourdeur qui a envahi mon corps et mon cœur. Elle voit ce monstre qui s’est installé à demeure, lové dans mes entrailles, et qui gruge toute mon énergie vitale. Elle n’a nul besoin de découvrir la preuve de mon forfait pour connaître mes habitudes nocturnes. Elle ne dit mot, mais montre sa désapprobation en frottant le comptoir de petits gestes brusques. Je m’affale sur une des chaises, tentant de dissimuler mon visage dans mes bras repliés. Après quelques secondes d’un pesant silence, Françoise manifeste un peu de pitié :

    – Un café ? jappe-t-elle avec le vain espoir que cela réussisse, cette fois, à me provoquer suffisamment pour que je me reprenne en main.

    Je demeure chez ma mère depuis une semaine. En théorie, je suis venue pour la réconforter. En pratique, nous constatons, sans la moindre surprise, que la rencontre de nos deux souffrances prend davantage la forme d’un affrontement.

    -2-

    Nous ne fuyons pas parce que nous avons peur,

    mais nous avons peur parce que nous fuyons.

    William James

    20 août

    Vêtue de pied en cap, le sac en bandoulière, les clefs de la voiture dans la main gauche, je fixe obstinément la poignée de la porte d’entrée depuis plus de vingt minutes.

    Le trouble de stress post-traumatique est une bien drôle de maladie. Mes états d’âme se partagent également entre des crises de panique incontrôlable et des bouffées de colère d’une intensité presque douloureuse.

    Je respire profondément afin de dénouer mes muscles. Avancer la main, saisir la poignée, la tourner et ouvrir la porte. Ça ne devrait pas être si difficile ! Je fais un violent effort sur moi-même et avance la main. Je m’immobilise à nouveau. Figée, les yeux arrondis, l’ouïe tendue, tous mes sens à l’affût, tel un chien de chasse. Mon cœur bat la chamade. Ma pupille est dilatée, je transpire, mes mains tremblent. Je suis parfaitement consciente de tous ces changements qui s’opèrent dans mon corps. Depuis deux ans que je suis sujette à ces brusques crises de panique, j’ai appris à en décoder chaque symptôme. Je respire profondément et longuement, mais je n’arrive pas à bien me contrôler, ma respiration est hachée. La peur me domine.

    J’entends, dans ma tête, la voix de mon père : « Marie-Paule, sois brave ! Sois une battante ! Tu es si forte, Marie-Paule ! » Si forte, oui… Si forte… Je n’arrive même plus à sortir de l’appartement. Les limites de mon univers se réduisent à vue d’œil. D’abord, j’ai dû éviter les foules ; ensuite, les endroits où se déroulent des échanges monétaires, comme les caisses des commerces et les guichets automatiques. Aujourd’hui, je me bute à la

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