À bout touchant
Par Carole Rognon
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Aperçu du livre
À bout touchant - Carole Rognon
À bout touchant
Carole Rognon
À bout touchant
LES ÉDITIONS DU NET
22 rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes
Crédit couverture : jonathanlepapillon.centerblog.net
© Les Éditions du Net, 2014
ISBN : 978-2-312-03218-4
Dédicace
A mes deux petits poussins, Christophe et Hélène, deux innocentes victimes.
A Jean-Pierre mon mari, pour son amour, ses valeurs humaines et son authenticité.
Remerciements à :
Marc Reinhart, « écrivain pour inconnu » qui a mis en ordre le récit de mon histoire.
Yves, un ami pour la rédaction du synopsis.
Janine, une amie pour la relecture du manuscrit et ses précieux conseils.
Guilaine pour la conception de la couverture : http ://jonathanlepapillon.centerblog.net
Pour contacter l’auteure : http ://aboutouchant.canalblog.com/
Prologue
Dans les semaines et les mois qui ont suivi l’assassinat de mes enfants, j’ai cru mourir moi aussi. D’abord sont venus la douleur et le désespoir. Puis, plus sournoisement, s’est installée en moi l’envie de rien. Sentiment confus du non-sens de la vie. Trou noir dans ma tête… Allais-je lâcher prise ? Finir mon existence comme un légume ? Je ne me le demandais même pas, trop absente pour organiser en moi-même la moindre réflexion. Abandon des jours qui passent, errance, glissade vers la folie sans doute… Puis peu à peu, sans que je ne décide rien, et comme s’imposant de lui-même, l’amour de mes enfants assassinés est remonté à la surface.
Le soleil avait percé les nuages…
Hélène ! Christophe ! Je vous revois souriants et joyeux, confiants dans la vie et dans les autres, tellement vivants dans mon cœur ! Tellement vivants que je veux vivre moi aussi…
C’est le temps qui a fait son œuvre.
Surgit alors l’envie de raconter. Une envie plus forte que tout et qui s’impose à moi comme une évidence. Oui, ce drame que j’ai vécu, je veux le partager avec le plus grand nombre, pour évacuer cette peine trop longtemps contenue… en essayant de dire l’indicible. Écrire pour tourner la page de ces années de galère. Parce que je ne veux pas seulement me soigner (soi… nier), je veux guérir ! (gai… rire).
J’ai tellement de choses à dire…
Bon nombre de gens auront gardé le souvenir du double meurtre d’Ornex (Ain). Largement reprise dans la presse, la nouvelle du drame a assez ému la région franc-comtoise pour imprégner les mémoires ; un événement dont la date restera gravée à jamais au plus profond de mon âme…
C’était le 1er janvier 1996.
On se demandera alors pourquoi j’ai attendu si longtemps pour coucher sur le papier le fardeau du malheur.
Seize ans !!!
Il m’a fallu seize ans pour retrouver le goût, et j’ose dire, la joie de vivre ; celle qui donne l’énergie d’écrire. Pour retrouver aussi cette tranquillité, cette paix de l’esprit, sans laquelle seule la colère parle, transformant la réalité des faits et des circonstances en un cri.
Seize ans pour me reconstruire, atteindre la lucidité, le détachement qui permettent de dire les choses telles qu’elles se sont passées, sans fard, sans excès, sans injustice. Tout ce temps aussi pour atteindre, approcher devrais-je dire, la vérité. Vérité que j’estime devoir, par-delà la mort, à Hélène, à Christophe, à moi-même.
Et pour être sûre de tenir à distance la passion, je décide d’écrire à la troisième personne. Ce sera « Carole, elle » plutôt que « moi, je ».
Reste à poser la question du pourquoi… Alors… pourquoi ce livre ?
UN LIVRE POUR ÉVACUER la peine, je l’ai dit. Et puis…
UN LIVRE POUR METTRE EN LUMIÈRE aux yeux de tous, les lenteurs de l’imposante machine qu’est la justice pénale, et bien plus encore, les incompréhensions de la procédure civile qui n’a pas pu, pas su, pas voulu barrer la route au malheur.
UN LIVRE POUR NETTOYER les dernières traces du poison qui subsiste en moi. Je parle de ce venin injecté par ceux et celles que le malheur des autres excite.
Le venin des « langues de vipères ».
Certes, de nombreuses mains secourables se sont tendues aux moments terribles où je manquais de me noyer dans les eaux froides du désespoir. Mais je ne peux oublier que d’autres m’auraient volontiers enfoncé la tête sous l’eau. A coup de bêtise, de maladresse, d’esprit étroit, de mauvaise foi, de cupidité même. L’homme capable du meilleur comme du pire ? Je confirme.
UN LIVRE POUR TERMINER le travail de deuil.
« Hélène et Christophe sont morts ». On a beau se le dire, on a beau se le répéter, l’esprit humain ne s’avoue pas si facilement vaincu ; il a plus d’un tour dans son sac. Le mien m’invite parfois, au détour d’un rêve, à l’illusion de LEUR présence.
N’est-ce qu’un rêve ? N’est ce qu’une illusion ? Au lecteur de choisir…
Il y a comme ça, au-delà du réel, des semblants de vérité auxquels on serait parfois tenté de croire. Au lecteur de savoir…
Pourtant, le passé est immuable, n’est-ce-pas ? C’est ce qu’affirmait déjà la sagesse antique des grecs qui avaient coutume de dire : « Même un dieu ne peut pas faire que ce qui a eu lieu n’ait pas eu lieu. »
En tout cas, une chose est sûre : je n’écris pas ce livre pour le père assassin. Celui que je ne veux plus nommer par son prénom, que je veux chasser de mes souvenirs, pendant de longs mois n’a longtemps pensé qu’à une chose : la liquidation de nos biens. Récupérer son argent, il n’y a que cela qui l’intéresse. Aujourd’hui, du fond de sa cellule, à quoi peut-il bien penser ? Aux deux vies qu’il a sacrifiées sur l’autel de la haine ?
J’en doute fort.
De même que je doute fort de l’entendre un jour exprimer sincèrement ses remords. Bien sûr, lors du procès, il a demandé pardon aux enfants. Mais ce n’était que calcul ! Comme ce mot lui va bien… C’était un pardon de circonstance, soufflé par ses deux avocates soucieuses d’amadouer le jury.
Des remords sincères ? Non, je n’y crois pas.
Il n’a pas compris ce qu’il a fait, et ce n’est pas ce livre qui bousculera d’un iota son incroyable entêtement. Non, il ne changera pas. Je le sais, je le sens depuis qu’il a commis l’irréparable.
Que de chemin parcouru pendant ces seize années, au cours desquelles j’ai dû réapprendre à vivre, à rire, à aimer.
Seize années pour apprivoiser le bonheur…
Malgré le vide immense laissé par le départ de Christophe et Hélène, c’est désormais DEVANT que je regarde, faisant mienne cette pensée de Victor Hugo : « Je préfère l’avenir au passé, car c’est là que j’ai décidé de vivre le restant de mes jours. »
La terrible nouvelle
La sonnette de l’appartement retentit, tirant Carole d’un lourd sommeil.
Un coup d’œil à sa montre : il est sept heures. Qui peut bien venir la voir de si bonne heure, au matin de ce 1er janvier 1996 ? C’est sans doute les jeunes du quartier, se dit-elle, qui font le tour des maisons pour finir un réveillon bien arrosé.
Carole n’a pas la moindre envie de supporter la gaieté tapageuse de ses voisins. Ce n’est pas le moment.
« Drinn… »
Mais c’est qu’ils insistent ! Elle imagine les rires, l’humour primaire et maladroit des soiffards. Si elle ouvre sa porte, elle le sait, il lui faudra partager par politesse les bons vœux, les jeux de mots approximatifs, toute cette démonstration d’affection, rendue collante par l’alcool. Après ce qu’il s’est passé la veille, c’est au-dessus de ses forces. Non, elle n’ouvrira pas. Ils finiront bien par s’en aller…
Carole se retourne dans son lit, bien décidée à retrouver un peu de paix dans le sommeil.
« Drinn… »
La paix ! C’est pourtant peu demander.
Carole veut la paix, le refuge du sommeil. Elle veut oublier dans les songes cette triste soirée de réveillon qu’elle a passée sans les enfants. Jacky avait pourtant promis de ramener Christophe et Hélène dans la soirée. Mais au dernier moment, il a téléphoné pour annoncer qu’il préférait les garder pour la nuit en raison de l’état des routes. A onze heures, tout le monde est allé se coucher, triste et déçu.
Un peu inquiet aussi.
Est-ce bien l’état des routes qui a motivé l’absence des enfants ? Sans jamais le dire, sa mère n’a pas arrêté de se poser la question, pleine de pressentiments. Un malaise que Carole a fini par ressentir à son tour…
« Dormons, se dit-elle.
— Drinn, drinn, drinnnnnnnnn…
— Carole ! Ouvre-moi ! »
La jeune femme reconnaît aussitôt la voix de son père. Ce ne sont donc pas les jeunes du quartier qui viennent faire les fous. Que se passe-t-il donc ?
Cette fois elle se lève, va ouvrir, et découvre un homme au visage décomposé par la colère. Une colère sourde et muette.
D’un geste vif, signe d’une exaspération mal contenue, le père referme la porte, les plongeant tous deux dans l’intimité d’un face-à-face, seuls dans le couloir d’entrée. Il y a du monde sur le palier mais tout s’est passé si vite que Carole n’a rien vu.
Le face-à-face va lui glacer le sang.
A l’évidence, quelque chose de grave vient de se produire. Si grave qu’elle empêche son père d’articuler le moindre son. Échange de regards. Incompréhension. Va-t-il parler à la fin ?
« Va t’habiller. » La prise de contact a été si brutale, si inhabituelle qu’aucun mot ne vient à la bouche de la fille. Son père est bouleversé, elle ne l’a jamais vu ainsi.
Que se passe-t-il ? S’il faut s’habiller, c’est qu’il y a urgence.
Elle va s’habiller, perplexe, avec ce début d’angoisse qui lui fait, en même temps désirer savoir, et surtout ne pas savoir. Gestes mécaniques de l’habillage. L’esprit vagabonde, désorienté, quelque part entre les dernières brumes de sommeil et cette question sans réponse : Que s’est-il passé ?
Elle va savoir. Dans quelques secondes, elle va savoir.
En ressortant de la chambre, Carole constate que son père n’a pas bougé, le regard fixe. La voit-il seulement arriver ?
Elle le sait, dans deux ou trois secondes, le choc va passer de l’un à l’autre.
L’homme l’attrape par les deux bras, plante ses yeux furieux dans les siens. Ses yeux parlent, mais que disent-ils ? Carole a peur, se sent en danger, ne cherche plus à comprendre, ne devine rien, ne ressent que cette colère dans les yeux de son père ; des yeux qui ne la quittent pas. Elle attend, pétrifiée. Et puis soudain, cette phrase :
« Jacky a fait le con. »
« ACCIDENT ! » Le mot s’inscrit en rouge dans sa tête.
Jacky a eu un accident en ramenant les enfants ! Cette pensée, conçue au millième de seconde, ne franchit pas la barrière de la langue. Elle reste dans sa tête. Carole ne dit rien.
D’interminables secondes s’égrènent encore. Le temps s’arrête.
L’homme ne dit pas ce qu’il a à dire. Il ne peut pas. Alors, Carole questionne :
« Comment ça, il a fait le con ?
— Il a tué Hélène. »
« ACCIDENT ! »
Le mot s’inscrit à nouveau en lettres de feu dans l’esprit enfiévré de la jeune femme. Il lui vrille la tête. Oui, Jacky a eu un accident en ramenant les enfants.
« Il a pris le fusil, il a tiré sur Hélène. »
Ça y est, elle sait, ce n’est pas un accident, c’est un meurtre.
Aucun des mots prononcés ne lui a échappé. Tuer. Fusil. Hélène. Carole a compris. Intellectuellement, elle a compris. Pourtant les mots restent comme à l’extérieur. Un mur invisible vient de se dresser entre ces mots-là et elle. Elle ne sent rien, ne crie pas, ne pleure pas. Elle a compris, mais ça ne sert à rien. Elle ne réalise pas. Elle pense tout de suite à son fils…
« Et Christophe ? »
C’est vrai, pourquoi son père ne lui parle-t-il pas de Christophe ? Serait-il lui aussi…
« On ne sait pas. »
Son père, brisé par l’émotion, n’en dira pas davantage car la porte, qu’il avait pris soin de fermer, s’ouvre sur le petit groupe qui attend sur le palier, et dont Carole ignorait la présence.
Elle aperçoit sa mère en pleurs, Valérie sa sœur et Nicolas son neveu, petit bout de chou effondré. Deux gendarmes sont là aussi, en compagnie du maire et d’un médecin. Tout le monde est gêné, embarrassé de son corps, cherchant nerveusement une contenance.
On entre dans le petit appartement ; serrés les uns contre les autres, on se gêne. Visages décomposés, mains crispées, regards perdus. Des choses se disent que Carole n’entend plus. Les images, irréelles, lui parviennent, comme au ralenti. Mais le son n’y est pas. Elle ne tire rien de ce brouhaha cotonneux. Elle n’est plus là : l’esprit s’est détaché du corps.
Quand ce cauchemar va-t-il s’arrêter ?
Elle ne pleure pas, incapable de ressentir quelque chose, comme assommée, seule. Avec cette question qui prend toute la place :
« Et Christophe ? Il est où ? Il est mort ? Il est blessé ? Il est vivant ? »
L’angoisse est à son comble.
Elle entend sa mère dont la voix s’étrangle dans un sanglot :
« Ma petite fille ! J’aurais donné ma vie pour elle. »
Puis plus rien.
Encore le brouhaha, décalé de l’image, inaudible, absurde. Bourdonnement dans la tête. On la fait asseoir. Un homme qu’elle ne connaît pas, qu’on lui présente comme médecin lui administre un calmant qu’elle avale sans réagir, elle qui est contre ce genre de médication.
Mais Christophe ? Christophe ?
Prononce-t-elle ces mots-là, ou restent-ils coincés dans sa boîte crânienne, incapables de trouver la sortie ?
La réponse, pourtant arrive, de la bouche du père :
« Il lui a tiré dessus, mais on n’en sait pas plus. »
Tiré dessus… On n’en sait pas plus…
Les mots glissent mais ne rentrent pas. Carole a les yeux secs. Son fonctionnement n’est plus qu’organique. L’esprit, lui, refuse, n’intègre pas, extérieur, étranger, absent.
« On part là-bas. On y va tout de suite. », c’est elle qui a dit cela mais elle ne s’est pas entendue prononcer ces mots. Ce sont pourtant bien ses paroles qui ont déchiré le silence.
Les gendarmes, le maire et le médecin se retirent ; aucun d’eux n’a ouvert la bouche, pas même le maire, qui, un quart d’heure plus tôt s’était dit trop choqué pour reprendre l’exposé des faits formulés par erreur.
Mandatés pour annoncer l’horrible nouvelle, ces hommes, qui représentent la loi, auxquels on a jugé prudent d’adjoindre une aide médicale, se sont trompés de porte ! Ils ont d’abord tiré de leur sommeil Valérie, la sœur de Carole, et leurs parents hébergés là pour la nuit, suite au réveillon de la veille.
En fait, l’incroyable bévue peut se comprendre : Valérie et Carole portent le même patronyme, habitent le même immeuble, au même étage, et les portes de leurs appartements respectifs se font face sur le même palier. Et ce n’est pas en consultant le tableau des sonnettes, au rez-de-chaussée, qu’on pourra éviter la confusion, car, au-delà du patronyme identique, sur l’étiquette qui correspond à l’appartement de Valérie, on lit encore le prénom Carole. Celle-ci a déménagé sur le même palier quelque temps auparavant pour occuper son appartement actuel, pendant que Valérie reprenait le sien.
Le maire, les deux gendarmes et le médecin, persuadés d’avoir affaire à la mère d’Hélène et de Christophe, ont donc annoncé la terrible nouvelle à une Valérie hébétée. Valérie n’a eu d’autre choix pour tirer l’affaire au clair que d’aller dans la chambre de son fils Nicolas vérifier sa présence assoupie.
Non, son fils n’est pas blessé.
Quant à sa fille, quelle fille ? Elle n’en a pas…
Incompréhension totale des uns et des autres.
Jusqu’à ce que l’inversion des prénoms ne soit révélée et mette un terme à la confusion. Réveil des parents qui dormaient dans la chambre à côté. Explication générale. Choc terrible pour la tante, le cousin, les grands-parents. Choc aussi pour les quatre hommes dont pas un ne se sentira la force morale de reprendre la scène, chez Carole, laissant le grand-père s’en charger.
Sans un mot, comme des pantins, ils s’en vont.
Dès leur départ, c’est la mère qui reprend la parole :
« On te laisse rassembler tes affaires. On t’attend chez Valérie. »
L’appartement se vide. Carole est à nouveau seule, non pas désespérée mais vide, elle aussi, de tout sentiment, anesthésiée. Il paraît que lorsqu’on s’arrache un membre, on commence par ne rien sentir. C’est exactement ça. La douleur n’est pas encore venue.
Cette douleur, elle viendra l’envahir, puissante comme un raz-de-marée, au coup de téléphone qu’elle envoie à Judith, son amie, qui habite Ornex. Car, tout en faisant sa valise, Carole s’est demandée où elle allait coucher. Pas dans la maison de Jacky (qui est aussi la sienne), car c’est là que le drame a eu lieu. Personne ne lui a dit, mais pour elle, c’est une évidence. Bien sûr, elle pourrait s’installer à l’hôtel, mais ce n’est pas un endroit où l’on peut épancher sa peine. Judith, elle, saura la soutenir.
« Allô, Judith ?
— Bonjour Carole. Tu es tombée du lit, ce matin ? »
Parole anodine, ridicule en la circonstance. Mais Judith ne sait rien, elle ne peut se douter.
Quelques secondes de silence encore, puis le raz-de-marée arrive, sous la forme d’un hurlement :
« Il me les a tués. Il me les a tués. »
Quand on est réveillé, comme ça, brutalement, à 7 heures trente du matin, un 1er janvier, il y a de quoi ne rien comprendre :
« Qu’est-ce que tu me racontes ?
— Il a tué mes enfants.
— Ce n’est pas possible.
— Est-ce qu’on peut venir chez toi ?
— Sans aucun problème. Je vous attends. »
La conversation s’arrête là. Elles sont abasourdies toutes les deux. Aucun mot supplémentaire, aucun commentaire ne vient envelopper ce message abrupt, lui donner du lien, l’adoucir. L’essentiel a été dit, Carole raccroche.
La valise est prête, il faut y aller. Carole rejoint ses parents dans l’appartement de sa sœur.
Là, on s’organise. Qui part ? Qui reste ?
En quelques instants, la décision est prise : Carole ira seule avec son père, avec la voiture de celui-ci. La mère a tout de suite donné sa position :
« Ta sœur et moi, nous restons pour garder le gosse. De toute façon, il y a les animaux à nourrir. »
C’est vrai que Nicolas n’est pas bien. Il est très ébranlé par l’annonce du drame. On ne peut pas l’emmener, on ne peut pas le laisser seul non plus. Sa mère et sa grand-mère resteront avec lui, Carole est d’accord.
Quelques paroles sont encore échangées. Elles se veulent apaisantes et réconfortantes. Ce sont les femmes qui les prononcent :
« Ils ne peuvent pas mourir tous les deux. Tu vas voir, Christophe va s’en sortir. Même s’il est paralysé, on l’entourera tellement… on l’aimera tellement… »
Bouts de phrases inachevées qui traduisent à la fois l’impuissance, la lutte contre l’accablement, l’espoir tout de même. Pauvre message d’amour blessé et de réconfort.
Le père, lui, ne dit rien. La colère continue à lui sortir des yeux. La bouche, elle, reste muette.
La voiture s’éloigne dans le matin pâle. Il faudra deux heures trente pour relier Lure à Ornex. Deux heures trente où le père et la fille s’emmurent dans le silence. La route défile, les paysages aussi. Mais ils ne les voient pas. Chacun est perdu dans ses pensées. Il n’y a que le bruit du moteur pour trouer le silence.
Carole prie pour que Christophe s’en sorte :
« Mon Dieu, ce n’est pas possible. Pas Christophe, pas Christophe. Vous ne pouvez pas permettre cela. Christophe aime tant la vie. Il faut qu’il s’en sorte. Faites qu’il vive. »
Carole est obsédée par Christophe. Son petit homme qui n’a que douze ans ; il a encore tant de choses à accomplir. Non, c’est trop injuste. Elle s’accroche à lui, le sent dans sa chair, comme une mère.
Puis elle pense à Hélène.
Sa petite fille, son bébé, est morte ; plus jamais, elle ne pourra la serrer dans ses bras. L’idée même de sa mort lui est si insupportable qu’elle lui échappe sans cesse, ne revenant que par flash. Une idée si inconcevable qu’elle ne peut l’imaginer que vivante. C’est son esprit qui a inventé cela, pour éviter le saut dans le vide, la folie. Ainsi, pour un court instant, elle retrouve en accéléré les années bonheur, ces instants de tendresse avec sa fille, qui malgré ses onze ans adorait que sa mère la serre tout contre elle et lui dise à quel point elle l’aimait.
Oui, Hélène est morte.
Mais sans cesse, elle pense à Christophe.
Peut-être parce que lui, il est vivant, et que l’urgence, c’est lui…
Pour Hélène, il est trop tard.
Elle se dit de toutes ses forces qu’il va s’en sortir.
« Il va s’en sortir. Mon Dieu, faites qu’il s’en sorte ! », se dit-elle mille fois.
Le père, lui, conduit comme un automate. Au fil des minutes, l’expression de ses yeux est passée de la colère à l’accablement. Carole ne l’a pas vu.
Ses pensées ont fini par se détacher du père assassin pour revenir à ses petits-enfants. A son tour, il est inondé de tristesse. Il ne voit plus qu’Hélène et Christophe qu’il adore. A sa manière, il prie, lui, le mécréant.
Lui qui a toujours refusé de rentrer dans une église, il supplie instinctivement, à la manière d’un homme blessé. Carole pourrait le voir si elle le regardait, mais elle ne voit que Christophe…
Pas une fois au cours du voyage, l’image de Jacky n’occupera ses pensées. Il n’y a plus de place pour lui.
Pas de place pour la haine non plus.
Juste de la douleur, et un espoir fou : Christophe…
Les voilà à Ornex.
La déposition
Les premiers faubourgs de la ville défilent sous leurs yeux hagards. Paysage inchangé d’immeubles et de maisons, de panneaux et de feux rouges, dont la banalité les ramène au réel. C’est la vie qui continue…
On arrive.
Carole et son père réalisent qu’il est temps pour eux de sortir de leur mauvais rêve, de ramener leur esprit enfoui au fond d’eux-mêmes à la cruelle réalité.
Il faut briser le silence, s’organiser.
De toute façon, en quittant la voiture, il va bien falloir qu’ils retrouvent le monde des humains. Il va bien falloir qu’ils parlent, qu’ils assument.
C’est le père qui, le premier, donne de la voix :
« Il me semble que la première chose à faire, c’est d’aller à la gendarmerie. C’est la seule façon de savoir dans quel hôpital se trouve Christophe. »
A leur arrivée dans les locaux de la gendarmerie, ils sont immédiatement reçus. Visiblement, on les attend.
Après avoir rapidement décliné leur identité, ils sont présentés à deux gendarmes spécialisés dans les affaires criminelles, attachés au tribunal de Bourg-en-Bresse. Le père est retenu par ceux d’Ornex afin de procéder à un premier interrogatoire. C’est donc seule que Carole se retrouve dans un petit bureau, face aux fonctionnaires dépêchés de Bourg, et habitués à ce genre d’enquête.
On la fait asseoir.
« Voulez-vous boire quelque chose ? », demande l’un d’entre eux.
Le ton est aimable, la voix est douce, délicate. Dès la première seconde, Carole ressent la compassion et l’infini respect de la part de ces hommes qui pour l’heure, sont plus hommes que gendarmes. Tout le contraire de l’idée qu’on se fait de ce genre de contact.
Rien de glacial, rien d’administratif.
Ces hommes ont des enfants, c’est sûr. Ils partagent la peine avec juste ce qu’il faut de chaleur humaine.
« Non merci, ce n’est pas nécessaire.
— Vous sentez-vous en état de subir un interrogatoire, madame ?
— Oui messieurs. »
Carole est calme. Le recueillement profond et les prières prononcées au cours du voyage lui ont fait du bien. Elle est prête. Elle va faire son devoir de mère, sans s’effondrer. Elle se sent soutenue :
« Êtes-vous au courant de ce qu’il s’est passé cette nuit ?
— Oui, mais je ne sais rien pour Christophe. Où est-il ?
— Il a été emmené en urgence à l’hôpital cantonal de Genève.
— Il est en Suisse ?
— Oui madame.