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Le bonheur en bouquet: Tome 2
Le bonheur en bouquet: Tome 2
Le bonheur en bouquet: Tome 2
Livre électronique503 pages8 heures

Le bonheur en bouquet: Tome 2

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À propos de ce livre électronique

De nouvelle en nouvelle, comme s’il égrainait les douze mois d’une année décisive, le lecteur s’immerge dans douze tranches de vie. S’écoulant entre 2012 et 2016, elles présentent d’étonnantes similitudes… La densité et la convergence des trajectoires individuelles atteignent un point d’orgue à l’occasion d’une chaude soirée de juin 2016 dans l’est parisien. Ce soir-là, à l’occasion d’une fête des voisins, toutes ces vies se croisent aux quatre coins d’une cour foisonnante de verdure qui les retranche de l’agitation alentour. Leur vérité se fait jour. Elle éclate comme le bouquet final d’un feu d’artifice qui crépite tout au long des 1200 pages d’histoires riches en émotion. Leur quête de bonheur a le parfum des fleurs, la forme d’un bouquet et une recette bien particulière que deux des protagonistes veulent livrer au plus grand nombre. Les ingrédients de cette recette, c’était impératif : il fallait les nommer, les écrire à deux mains, les chanter…
LangueFrançais
Date de sortie24 oct. 2019
ISBN9782312070117
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    Aperçu du livre

    Le bonheur en bouquet - Sabine de Romance

    cover.jpg

    Le bonheur en bouquet

    Sabine de Romance

    Le bonheur en bouquet

    Tome 2

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2019

    ISBN : 978-2-312-07011-7

    Le bonheur, c’est l’art de composer un beau bouquet avec les fleurs qui sont à notre portée.

    « Le même désir veille,

    là tout au fond des cœurs,

    tout changer en douceur,

    changer les âmes,

    changer les cœurs avec des bouquets de fleurs.

    Ah ! Sur la terre il y a des choses à faire !

    Moi, pour te donner du cœur,

    je t’envoie des fleurs. »

    Alain Souchon et Laurent Voulzy

    Être, ou ne pas être : telle est la question. Y a-t-il pour l’âme plus de noblesse à endurer les coups et les revers d’une injurieuse fortune, ou à s’armer contre elle pour mettre frein à une marée de douleurs ? Mourir… dormir, c’est tout… Calmer enfin, dit-on, dans le sommeil les affreux battements du cœur ; quelle conclusion des maux héréditaires serait plus dévotement souhaitée ? Mourir… dormir, dormir ! Rêver peut-être !

    William Shakespeare, Hamlet –

    Acte III, scène 1

    À tous ceux que j’aime.

    À mes enfants particulièrement, Apolline, Pierre, Constance, Maxime.

    Tendresse

    img1.jpg

    Sa voix se mêlait désagréablement aux bruits de la vaisselle et de la radio mise en sourdine. L’eau coulait et giclait sur cette foutue cocotte-minute impossible à récurer. Avec un peu de paille de fer, on devrait y arriver. J’aimerais arrêter de l’entendre discourir sur un ton docte et faire la pluie et le beau temps à sa sauce, parler comme une diva hypnotique, comme une manipulatrice de bas-étage. Un bon petit coup de paille de fer sur le crâne… La réduire enfin au silence, pour toute la vie. Récupérer Maxime, le récurer aussi, le sortir de cet état de torpeur. Bon sang, il n’a rien de mieux à faire que de l’écouter ? Allez, le reste, je le mets dans la machine. Une heure là-dedans et ça ressort propre et sec. Une heure devant l’autre qui se prend pour je ne sais qui et ça ressort flasque et abruti. Lénifié. Lubrifié. Graissé par sa pommade de bonimenteuse. Travailler, la regarder, l’écouter et dormir. Il n’y a rien d’autre dans sa vie. Et moi, alors ? Il ne me regarde jamais comme il la regarde. Il ne m’écoute jamais comme il l’écoute. Et au lieu de ça, je reste en carafe dans la cuisine à déblayer la table après le dîner. Une vraie boniche. On est loin d’en avoir fini avec l’asservissement des femmes aux tâches ménagères. Tant que l’autre sera à la maison à monopoliser le salon toute la soirée, il n’y a rien à espérer de mieux malheureusement. Je la passerais bien par la fenêtre. Qu’elle arrête un peu de m’accaparer Maxime…

    Diane regarda l’effet produit par la sauce béchamel sur le reste de chou-fleur dans le plat à gratin qui traînait dans un coin du frigo depuis deux jours. Évidemment, je lui avais demandé de mettre ça au frais et il n’a pas mis de film par-dessus, ça l’aurait retardé pour son rencard de vingt heures. Il la branche, il l’allume et après ça fricote, ça se bécote dans la plus grande monotonie. Un automatisme. Il est conquis, il est soumis. Et c’est parti pour la soirée… Sa cervelle doit à peu près ressembler à ça avec tous ces lavages de cerveau à répétition. Racornie, flapie, jaunie. Merde alors, quand est-ce qu’il va se rendre compte qu’il régresse, qu’il est aliéné, vampirisé, tyrannisé ? Qu’il vit par procuration ?

    Après avoir retiré ses gants roses, Diane se lava les mains avec une formidable énergie en faisant mousser autant que possible le savon entre ses doigts. Elle alluma brusquement l’eau pour se rincer. Le même réflexe que Maxime, pensa-t-elle. J’ouvre le robinet et je le laisse couler… Elle entreprit de passer au chiffon ce qui restait sur le séchoir. Elle frottait si fort que son cœur s’emballait.

    Le grand tribunal de l’inquisition de la République, le nouveau clergé de l’Ancien Régime, le Saint Siège de la pensée unique, le ferment de la destruction d’une démocratie plurielle et respectueuse de la diversité, la Kommandantur de l’intolérance ou du voyeurisme. Voilà tout ce qu’elle est. Je vais lui faire lire Pierre Bourdieu et Daniel Bougnoux. Elle saisit son Iphone et fit une petite recherche sur Internet. Voilà, j’ai retrouvé ce passage. Il va être obligé de le lire et de le méditer s’il veut que je reste avec lui : « Nous demandons à la télé de nous mettre dans un état de relaxation qui permet sans bouger de chez nous et sans avoir à faire face à l’horrible monde et aux horribles « autres », de vivre ensemble séparément, d’avoir le monde chez soi. Cette vitrification de tout ce qui peut arriver (la télé est d’abord une vitre) permet d’avoir la jouissance de la stimulation sensorielle, mais de façon filtrée et amortie. » Il va encore me dire que c’est un délire de sociologue. Ce soir, ça ne se passera pas comme ça.

    France Gall, sur les ondes de Chante France, semblait mettre tout son cœur à l’inciter à la rébellion : « Résiste ! Prouve que tu existes ! Refuse ce monde égoïste ! » Elle comprenait tout à coup pourquoi elle adorait cette chanson.

    Diane fit irruption devant Maxime et se mit devant l’écran, les bras repliés sur les hanches, le torchon encore à la main.

    – Arrête ! s’écria-t-il. C’est une émission passionnante sur la théorie du genre.

    – Effectivement, ce doit être passionnant d’entendre des « spécialistes » s’exprimer d’un ton docte et inspiré sur l’embrigadement des enfants qu’on oblige à entrer dans les stéréotypes du garçon et de la fille alors qu’il n’y a pas de sexe biologique mais un sexe choisi librement, idéologique ou psychologique. Franchement, tu ne te rends pas compte que la télé hypnotise, lave les cerveaux, détricote le bon sens et, à la longue, manipule tout un peuple avec des opinions plus que hasardeuses, qui feraient sourire un singe un peu plus intelligent que ses compères ? À l’âge adulte, ça va faire des femmes qui vont jouer aux hommes et des hommes qui ne vont plus savoir qui ils sont. Déjà, aujourd’hui, il y a assez de femmes qui ont été sacrifiées sur l’autel d’un féminisme radicalisé. Maintenant, ce sont les enfants qui vont être sacrifiés sur l’autel d’une nouvelle idéologie qui veut qu’on doit être soustrait à tout type de déterminisme : sexuel, social, familial… Elle est où la liberté d’être ce qu’on est ? On ne peut pas s’arquebouter contre la réalité, y résister de toutes nos forces parce qu’on voudrait lui donner la forme de nos idées ou de nos désirs ! On se fait mal à ce jeu-là, elle nous revient forcément en boomerang dans la figure et alors on renforce sa cuirasse pour mieux se protéger des coups, et l’on devient encore plus hermétique à la vraie vie, encore plus enfermé dans notre moi, nos théories, nos souffrances. Alors, on s’enferme comme toi, tous les soirs, avec la télé. On la mate, elle nous cause et il ne se passe rien d’autre.

    Elle s’arrêta net comme traversée par une émotion.

    – On est bien placés pour savoir qu’il faut une gamète femelle et une gamète mâle pour faire un enfant, que la recette est vieille comme le monde et qu’on n’en trouvera pas d’autre. Il y a deux sexes sur terre, c’est comme ça ! Et ils sont complémentaires, on n’y peut rien. On sait mieux que quiconque que, parfois, ça ne marche pas, ce miracle de la fécondation, comme tant de choses qui ne tournent pas comme on le voudrait dans la vraie vie. Bon, alors, qu’est-ce qu’on fait ? On se sépare, on essaie autrement qu’en faisant l’amour, on adopte ou on se résigne mais sans mauvaise humeur s’il te plaît ?

    Elle marqua une brève pause.

    – Bon, et puis, sans être une féministe primaire, j’aimerais que tu viennes m’aider à ranger la cuisine au lieu de rester vautré sur ce canapé parce que j’imagine qu’après, tu comptes enchaîner avec Koh-Lanta ou une série stupide… Les séries télévisées, c’est le panem et circences du XXIe siècle ! Les gens prennent leur dose de catharsis pour pimenter leur vie avec des histoires de maris cocus, d’épouses trompées, de maîtresses débusquées, de meurtres, de perversions diverses et variées… On passe déjà suffisamment de temps à dormir, à travailler, à nous laver, à aller aux toilettes, à nous vêtir et nous dévêtir, à faire et à défaire notre lit, à mettre le couvert et à ranger la cuisine, à remplir son frigo puis à le vider, pour ne pas sacrifier notre rare temps libre à regarder la télévision ou à surfer sur Internet. Un peu, oui. Mais point trop n’en faut ! Sinon, ça n’est pas une vie. Il est où, après, le temps gratuit pour les autres, pour la tendresse, le dialogue, les projets exaltants ? Quand on a le loisir de s’éloigner à une jetée de cailloux du sillon creusé par la grosse pierre qu’on roule devant soi jour après jour, est-il nécessaire de s’arrimer à une autre pierre pour endosser le rôle de deux Sisyphe à la fois dans la même existence ? L’une qui pousse et l’autre qui se fait trimballer, le corps lesté par un poids qui vous entraîne dans sa chute, et qui vous enchaîne aussi bien que le boulet que traînaient les prisonniers à leurs chevilles. Cela n’est pas la peine, d’ailleurs, de faire des études de sociologie comme moi pour constater le poids de la mimétique dans les activités humaines ni celui des habitus qui rassurent en dépit des velléités de liberté et de changements propres à l’être humain. Rien n’est plus instructif que de regarder des personnes reprendre la place qu’elles avaient choisie dans une salle lors du premier cours qui y était dispensé. Bref, il semblerait qu’il y ait assez peu d’aventuriers sur terre capables d’explorer d’autres univers que ceux de la télé et d’Internet lors de leurs soirées, ces quelques heures de liberté quotidiennes arrachées de haute lutte au système capitaliste sauvage du XIXe siècle. Tu n’as donc pas l’âme d’un aventurier !

    Il la voyait là, devant lui, avec ses yeux furibonds, les mains sur les hanches, un couteau dans l’une, un torchon dans l’autre, qui ressemblait à un drapeau rouge. Elle lui fit penser à la Coupeuse de chou de Jean-Baptiste Santerre qu’il venait de regarder dans une exposition de tableaux du XVIIe siècle, pour faire plaisir à Diane qui le traînait de temps à autre dans des musées. Elle n’avait pas la même corpulence, ni la même tranquillité, mais arborait ce front lisse et blanc et cette bouche sensuelle surmontée d’un grain de beauté, qu’il aimait tant contempler. Il aurait préféré qu’elle ait le même regard que la coupeuse de chou, un peu perdu dans quelques lointaines pensées amoureuses. Il se demandait si toute cette diatribe venait de son cerveau surchauffé par la rédaction de sa thèse ou bien si, réellement, elle ne supportait plus de le voir regarder la télévision le soir… Il était déstabilisé par la tournure que prenait ce flot de paroles. C’était bien le propre des femmes de partir d’un sujet conflictuel pour vous conduire vers un autre encore plus problématique et épineux, auquel on n’a pas du tout envie de penser ; elle remettait l’adoption sur le tapis et l’accusait de ne pas avoir envie de s’y aventurer. Elles étaient vraiment habiles pour placer les hommes dans un corner et les obliger à ne plus esquiver… Comment allait-il s’en sortir ? Les cajoleries et les compliments, ça marchait bien en général.

    – Tu ne veux pas qu’on aille au lit ? dit Maxime avec une expression câline.

    – Non, tu ne t’en sortiras pas comme ça ! Même si je serais ravie que, pour une fois, on se couche ensemble sans que tu ailles dire bonne nuit à ta deuxième maîtresse.

    Il la regarda d’un air perplexe.

    – Je parle de l’ordinateur, d’Internet plus exactement.

    – Et la première maîtresse ?

    – La télé, l’élue numéro un du harem ; moi, je ne suis que la maîtresse officielle, jusqu’à ce que tu te décides à m’épouser, ce qui en plus faciliterait l’adoption.

    Manifestement vexé, Maxime alla sans mot dire dans la salle de bain. Le lavage de dents étant propice à la réflexion, il se les nettoya ce soir-là un peu plus longtemps que les trois minutes réglementaires. Elle l’entendait marcher dans le salon tout en frottant vigoureusement sa dentition. L’écran tout noir occupait la presque totalité du pan de mur entre les deux fenêtres face au canapé. On lui avait fermé le caquet momentanément mais elle bénéficiait toujours d’une place de choix dans la pièce. Diane se demandait pourquoi, dans le fond, elle tenait tellement à ce qu’il l’épousât. Ne trouvait-elle pas ridicules ces rêves de femmes qui n’ont pas grandi et qui organisent la journée de leur mariage comme s’il s’était agi de celui de Kate et William ? Où était la part de virilité qui revient au marié dans ces fêtes coûteuses et acidulées, montées de toutes pièces, semblables à une pièce montée ronde, rose et crémeuse, surmontée d’un gros nœud en pâte d’amande ? Il lui avait suffi d’une minute pour s’en convaincre à nouveau en feuilletant Dis-moi oui qui venait de sortir. N’était-elle pas certaine depuis longtemps que le mariage était une institution bourgeoise qui avait fait assez de ravages par le passé, surtout dans la vie des femmes, et qui n’avait guère plus de sens aujourd’hui où, enfin, l’amour seul guidait les choix de vie ? Hier encore, elle travaillait pour sa thèse sur la place du mariage dans la société française du XIXe et du début du XXe siècle et avait lu des passages très instructifs, en même temps qu’effroyables, dans les témoignages laissés par les écrivains. Elle s’était réjouie de ne pas avoir à connaître le traumatisme de la nuit de noces, cette expérience du sexe aussi absurde que brutale pour de nombreuses jeunes-filles qui avaient grandi comme des oies blanches sentimentales. George Sand elle-même avait écrit à ce sujet, faisant allusion à son mariage avec Casimir Dudevant. Diane saisit sur le meuble à ordinateur la feuille où elle avait retranscrit la veille les passages les plus significatifs dans la littérature française de l’époque. Celui de George Sand y figurait en première position :

    Rien n’est plus affreux comme l’épouvante, la souffrance et le dégoût d’une pauvre enfant qui ne sait rien et qui se voit violée par une brute.

    Puis c’était Guy de Maupassant dans Une vie, décrivant de façon effroyable la peur panique d’une jeune femme au moment où son nouvel époux la sollicitait pour se donner à lui :

    Sans qu’elle eût entendu monter l’escalier, on frappa trois coups légers contre sa porte. Elle tressaillit horriblement et ne répondit point. On frappa de nouveau, puis la serrure grinça. Elle se cacha la tête sous ses couvertures comme si un voleur eût pénétré chez elle. […] Ils ne savaient que dire, que faire, n’osant même pas se regarder à cette heure sérieuse et décisive d’où dépend l’intime bonheur de toute la vie. Il sentait vaguement peut-être quel danger offre cette bataille, et quelle souple possession de soi, quelle rusée tendresse il faut pour ne froisser aucune des subtiles pudeurs, des infinies délicatesses d’une âme virginale et nourrie de rêves. […] « Alors, vous voulez bien me faire une toute petite place à côté de vous ? ». Elle eut peur, une peur d’instinct, et balbutia : « Oh ! pas encore, je vous prie. » Il sembla désappointé, un peu froissé, et il reprit d’un ton toujours suppliant, mais plus brusque : « Pourquoi plus tard puisque nous finirons toujours par-là ? ». Elle lui en voulut de ce mot ; mais soumise et résignée, elle répéta pour la deuxième fois : « Je suis à vous, mon ami » […] Il la saisit à bras-le-corps, rageusement, comme affamé d’elle […].

    Et, pour finir, quelques lignes saisissantes provenaient de Thérèse Desqueyroux. Diane avait trouvé que le génie de François Mauriac y opérait de façon particulièrement percutante.

    Au soir de cette noce […], on les acclamait. […] Thérèse, songeant à la nuit qui vint ensuite, murmure : « Ce fut horrible… ». […] Mimer le désir, la joie, la fatigue bienheureuse, cela n’est pas donné à tous. Thérèse sut plier son corps à ces feintes et elle y goûtait un plaisir amer. Ce monde inconnu de sensations où un homme la forçait de pénétrer, son imagination l’aidait à concevoir qu’il y aurait eu là, pour elle aussi peut-être, un bonheur possible – mais quel bonheur ? Comme devant un paysage enseveli sous la pluie, nous nous représentons ce qu’il eût été dans le soleil, ainsi Thérèse découvrait la volupté. [… Bernard] était enfermé dans son plaisir comme ces jeunes porcs charmants qu’il est drôle de regarder à travers la grille, lorsqu’ils reniflent de bonheur dans une auge (« c’était moi, l’auge », songe Thérèse). Il avait l’air pressé, affairé, sérieux ; il était méthodique. « Vous croyez vraiment que cela est sage ? » risquait parfois Thérèse, stupéfaite. Il riait, la rassurait. Où avait-il appris à classer tout ce qui touche à la chair – à distinguer les caresses de l’honnête homme de celles du sadique ? Jamais une hésitation.

    Le bruit du lavage de dents de Maxime avait cessé. Il était rentré dans la chambre. Diane reposa la feuille.

    Elle eut subitement envie de se mettre au piano, pour oublier tout cela. Elle commença Ledenez, dans la suite numéro un de Tri Men. Ce morceau, c’était comme une mouette qui décollait de son rocher pour venir à Paris frapper à son carreau, virer les pigeons et lui chanter la Bretagne.

    Maxime vint doucement se poster derrière elle. Il aimait tant l’écouter jouer… Elle était belle assise dans l’ombre du salon, le dos bien droit, la poitrine saillante, sous le halo de la petite lampe posée sur le haut du piano. À cet endroit, le vernis noir du piano laqué rutilait. Ses doigts agiles le fascinaient, la mélodie le comblait, une mélodie tendre, comme l’amour qu’il éprouvait pour elle ce soir, bien qu’il se sentît un peu dérouté. C’était une de ses trouvailles, un compositeur breton, Didier Squiban. Il était captivé par le spectacle de ses deux mains sur le clavier, caressant les touches, tantôt alertes, tantôt tendres, parcourant le blanc et le noir de droite à gauche dans d’incomparables modulations, effleurant avec une remarquable adresse l’ivoire et l’ébène, avec la gravité, la concentration, l’émotion d’un cœur épris, adonné à sa passion. C’était la raison pour laquelle il aimait se mettre debout à ses côtés, un peu en retrait, et contempler ses mains légères, le haut de son corps, ce balancement qui accompagnait la mélodie, son front penché dans une sorte de ferveur qui s’emparait de tout son être. Il en était parfois un peu jaloux ; il voulait la capter, reprendre son attention, attirer sur lui l’immense tendresse qui se déployait dans un corps à corps pudique et ardent avec la musique. Détourner ses mains pour qu’elles s’occupassent de lui, capturer son regard pour qu’il se fixât sur le sien, s’unir aux mouvements de son corps, jouir de l’enchaînement harmonieux des notes en symphonie avec elle.

    – Je t’aime, lui glissa-t-il dans l’oreille quand elle eut fini. Tu ne joues plus le troisième concerto de Rachmaninov ?

    – Non, j’ai peur que tu t’en lasses, comme de moi, dit-elle avec un petit sourire contrit.

    – Viens, répondit-il d’une voix caressante.

    Il l’entraîna dans leur chambre, juste à côté. Il eut le temps de lui proposer qu’ils se remettent au badminton avant de commencer à la déshabiller ; « cela te ferait le plus grand bien, pour que tu sortes un peu la tête de ta thèse », avait-il dit. Il avait envie de la sentir contre lui comme une mère désire mettre son nouveau-né contre sa peau.

    Sur leur lit, il regarda intensément son joli visage fin aux pommettes saillantes, son teint opalin, ses yeux aigue-marine, ses cheveux châtains épars sur la taie bleue de l’oreiller, la courbure de ses hanches, la blancheur de sa peau douce, ses grains de beauté dont certains étaient gros comme des noisettes. L’iris de ses yeux était particulièrement beau, le bleu foncé tirait vers la couleur lilas, quelques éclats de marron clair rehaussaient le fond des prunelles. Son regard était très clair, alors que, précédemment, il avait viré au gris, comme de coutume lorsqu’elle se fâchait. Allongé sur le côté, le coude replié sur le matelas, la tête reposant sur la paume de sa main, il la contemplait d’un air attendri avec une pointe d’espièglerie dans le regard. Il est bien vrai qu’on ne taquine que ceux qu’on aime. Il eut envie de la faire réagir.

    – À ton avis, de quoi je peux avoir envie ?

    – Je n’en ai aucune idée, comme tu peux t’en douter. Et pas d’indice pour m’aider à trouver !

    – Peut-être que j’ai juste envie de dormir, qu’en penses-tu ?

    Elle haussa les épaules avec un demi-sourire :

    – Peut-être…

    – Et toi, de quoi tu as envie, là, maintenant ?

    – De rien, comme d’habitude !

    Elle avait une lueur narquoise dans le regard.

    – Tu mens !

    – Toi aussi !

    Il la saisit brusquement dans ses bras et la serra si fort qu’elle protesta. « Arrête de m’étouffer ! », parvenait-elle à dire quand il lui laissait une seconde de répit entre deux baisers.

    – Je ne peux pas arrêter. Ça m’étouffe de t’aimer comme je t’aime.

    Elle lui murmura qu’elle préférait qu’il l’aimât avec plus de douceur et d’égards.

    – Je te rappelle qu’une femme, en plus d’être exclusive, c’est délicat ! En fait, Maxou, une femme, c’est pas compliqué, c’est juste subtil… Je préfère l’amour en mer, c’est juste une question de tempo, fredonna-t-elle.

    Puis d’une voix taquine, elle ajouta :

    – Je crois que je me laisse mieux aller sur les flots.

    – Eh bien, ferme les yeux et imagine qu’on est dans notre chambre-cabine sur un bateau qui fait une croisière en Méditerranée.

    Diane se serra contre lui, enfouit sa tête dans son cou, et respira l’odeur de sa peau et de son parfum, les paupières closes ; elle se laissa bercer par le mouvement de flux et de reflux de la respiration de Maxime, la sensation de chatouillement provoquée par la toison de son torse sur son menton, la caresse de l’air tiède qui se répandait doucement sur sa joue à chaque expiration. Se lovant un peu plus fort contre sa poitrine, elle glissa une jambe repliée entre ses cuisses et perçut la fermeté de ses muscles légèrement contractés. Maxime caressait sa nuque, grattait doucement la base de ses cheveux, puis passait le doigt sur le lobe de son oreille, le long de sa joue et sur le contour de sa bouche qu’il se mit à embrasser. Elle sentit toute la chaleur de son corps irradier le sien, étendus serrés l’un contre l’autre, imbriqués, la douceur partout répandue de cette chaleur à fleur de peau, la puissance, le rythme de son corps dans le sien, la chaleur à nouveau tout en bas du ventre, dévorante, la plénitude enfin, suave, ronde, tendre et envahissante, si prenante, si pleine, qu’il aurait été douloureux de s’en arracher trop vite. Tout leur amour concentré en caresses, caché en étreintes au creux du matelas moelleux, enveloppé par la couette onctueuse ; son corps arrimé au sien, encore, parcouru d’un doux clapotement de bateau bercé par une houle amoureuse dans une nuit tiède éclairée par une pleine lune, grosse et fascinante. C’était comme si elle la voyait les regarder en souriant, un beau visage gris pâle de personne âgée indulgente aux yeux tendres, qui connaissait tout de l’amour sans pouvoir désormais en goûter les plus fines fleurs. Et pourtant, se dit-elle, il n’y aura pas d’enfant encore cette fois-ci, pas de test de grossesse positif, mais c’est la première fois depuis longtemps que ça m’est complètement égal. Les yeux fermés, il respirait l’odeur de son sein chaleureux, elle le regardait attendrie comme une mère, et s’assoupissant à son tour, voyait se dérouler au-delà des rivages heureux, la mer éblouissante, une île paresseuse, un port rempli de voiles, des arbres singuliers, humant à pleines narines des parfums de fruits savoureux et de résine, qui se mêlaient dans son âme au chant de l’amour.

    Au réveil, elle lui lança :

    – Bon alors, quand est-ce qu’on se marie ?

    Elle avait un air de défi. Elle paressait espiègle et grave à la fois.

    – Dis-moi, qu’est-ce que ça changerait à notre amour ? Je t’aime, je n’ai pas besoin de le proclamer devant le maire, encore moins dans une église, pour que cela ait de la valeur.

    – Les unions libres ne passent pas à la postérité. J’ai peur que tu partes, de me retrouver seule. Une collègue m’a dit que sa sœur n’avait pas eu le droit d’aller voir son compagnon à la morgue après un accident de voiture parce qu’elle n’avait aucun lien juridique avec lui. Ça m’a fait réfléchir. Quand il y a un enfant pour faire le lien, c’est déjà ça, mais quand il n’y en a pas… Je ne me sens pas en sécurité, j’ai l’impression que tu ne m’aimes pas vraiment. On dit qu’on s’aime sans compter, mais on se dispute sans arrêt pour savoir qui va payer quoi, comme s’il fallait qu’on puisse d’un instant à l’autre récupérer toutes nos billes pour aller jouer avec quelqu’un d’autre.

    Maxime resta pensif quelques instants. Elle n’osa pas l’interrompre dans son silence. Il faut laisser un homme prendre le temps de la réflexion, se dit-elle. Le tout, c’est d’amorcer la réflexion.

    – Écoute, laisse-moi du temps, s’il te plaît. Pour moi, c’est encore plein de choses négatives le mariage. Tu comprends bien qu’avec le divorce de mes parents, ça me fait peur. En plus, je n’ai aucune envie de me lancer dans la préparation d’une fête conventionnelle. J’ai vu ma sœur se disputer avec ma mère et avec son fiancé pendant des semaines au sujet de tout un tas de détails pratiques ridicules. Ils ont trouvé le moyen de se coucher à trois heures du matin la veille du mariage à cause du plan de table, tout en s’étant balancé pas mal de phrases désagréables tout au long de la soirée. Avec ton côté perfectionniste, il faudra que tout soit nickel, assorti, huilé. Je ne veux pas mettre de costard, ça ne me ressemble pas… Je ne voudrais rien d’autre qu’un buffet campagnard pieds nus dans une herbe grasse et ça, on ne l’aura jamais.

    – Et pourquoi pas ? Laisse-moi y réfléchir aussi…

    – Ok. Allez, je vais finir la vaisselle d’hier soir ! C’est propice à la réflexion. T’as qu’à essuyer, c’est bien pour discuter !

    – Ok ! Mais qu’est-ce qui te prends ce matin ? Ça ne te ressemble pas !

    – J’ai envie de te faire plaisir. Je me suis jusqu’ici abstenu de la faire depuis que tu m’as reproché d’être trop lent un jour. Tu m’as dit très exactement avec ta petite voix moqueuse que j’aime pas trop : « C’est marrant, on dirait que tu laves la vaisselle comme on essuie les fesses d’un bébé ! »

    – Ah bon ? Je t’ai dit ça, moi ? C’est plutôt gentil, non ? C’est vrai que tu n’es pas très rapide… Mais ça ne doit pas t’empêcher de faire des choses à la maison !

    Diane quitta la cuisine à peine la vaisselle terminée, déclarant vouloir prendre un bain. L’eau se mit à couler en faisant des remous bruyants dans la baignoire. Alors qu’elle s’apprêtait à se déshabiller, un cri d’agonisant la fit se précipiter dans la cuisine. Maxime agitait sa main, plié en deux, le visage contracté.

    – J’ai cru que tu t’étais assommé ! Montre… Mais c’est rien du tout !

    – C’est jamais grave pour toi…

    – Comment tu t’es fait ça ?

    – En lavant le couteau super dangereux que tu as acheté à ta copine qui vend des Tupperware.

    – Le couteau à tomates ?

    – Peut-être… Je ne sais pas à quoi il sert mais c’est une vacherie cette lame.

    – Allez, tu feras plus attention la prochaine fois… Mon expérience, c’est qu’un homme a avant tout besoin d’une femme pour le consoler. Tu veux un petit bisou sur le bobo ?

    – Ne te moque pas, c’est pas drôle. Je saigne, regarde. Je vais chercher un pansement.

    Dans l’intermède, Diane acheva de ranger la vaisselle sèche avec des gestes précis et rapides, à son habitude.

    Presqu’immédiatement Maxime l’appela depuis la salle de bain où était la trousse à pharmacie.

    – Je ne les trouve pas, dit-il d’un air penaud.

    – Ils sont sous ton nez ! Dans la boîte, là ! Les hommes ont besoin d’une petite femme pour soigner leurs bobos et aussi pour chercher – et surtout pour trouver – à leur place !

    ***

    Le tissu rouge sombre était joliment plissé autour de son corps. La lumière du soleil répandait tout autour une lueur chaleureuse. Maxime voyait, depuis le salon de thé, par-delà la tonnelle, la forme de son dos et de ses fesses imprimer une courbure au centre du hamac sur lequel elle était assise. Ses mollets galbés, bronzés, pendaient en dessous de l’endroit où le tissu était tendu sous le poids de Diane. Elle bougeait doucement ses jambes comme une fillette sur une balançoire, les pieds nus pointés vers la mer paisible. Sa tête ressortait de l’autre côté. Il ne voyait que ses longs cheveux doucement agités par la brise qui formaient des volutes sombres sur le tissu, légèrement cuivrées par les reflets du soleil. Ils caressaient avec une fascinante légèreté l’étoffe rouge transpercée çà et là par des trouées de lumière. De temps en temps, Diane relevait un peu la tête et il voyait son profil souriant comme une ombre chinoise sur le fond bleu du ciel. L’enfant blotti contre sa poitrine dormait avec béatitude sous le feuillage vert tendre des deux chênes en bordure de la plage. Le soleil déclinant filtrait une lumière chaude au travers des feuilles les plus basses dont les petites crénelures rondes se découpaient d’un vert presque translucide sur la blondeur du sable. Diane avait mis autour de sa cheville gauche le bracelet brésilien qu’il lui avait acheté sur le marché. Les branches frêles des arbres étaient répandues gracieusement autour de sa femme et de son fils. Elles frémissaient d’avoir à abriter tant de bonheur sous leur feuillage. Juste à côté du kiosque où il se trouvait, un baguenaudier couvert de fleurs jaunes ne tarderait pas à faire apparaître ses petits sacs rougeâtres qui deviendraient ensuite translucides. Petit, il ne se lassait pas de les éclater pour en recueillir les graines. Un splendide bouquet de lavatères mauves, empreintes d’une de ces beautés fragiles et délicates qui captent le regard, s’épanouissait à deux mètres au-dessus du gazon, au bout de rameaux longs et flexibles. Une touffe d’agapanthes de la même couleur complétait le massif. Des muriers s’accrochaient plus loin aux vieilles pierres qui marquaient la délimitation entre la plage et le jardin, jetant pêle-mêle devant le mur leurs bras grêles et violacés hérissés d’épines, qui s’enchevêtraient en ployant vers le sol, croisées sur un poitrail de feuilles bien vertes. Des pois de senteur s’enroulaient au-dessus du treillage qui formait un arc chapeautant le portillon menant vers la plage. À proximité du kiosque, un érable étalait son ombre sur la pelouse et la constellait de figures sombres et flottantes dès que le vent faisait se mouvoir la lumière du soleil entre les feuilles. Quand il était jeune, Maxime aimait ces arbres à hélicoptères ; il se souvenait qu’il appréciait aussi de coller ses larges feuilles rouges à l’automne dans son herbier. Les feuilles de vigne vierge avaient cependant sa préférence : séchées, elles avaient l’odeur du chocolat. De temps en temps, il rouvrait son herbier, qu’il avait soigneusement conservé, et humait leur parfum à pleines narines.

    Il leva la tête pour observer le feuillage de l’érable. Il voyait les nervations palmées s’agiter doucement devant le ciel comme une multitude d’éventails ; les cinq parties des feuilles imprimaient leurs formes nettes et presque noires sur l’azur du ciel. Par endroits, vers la cime de l’arbre, elles étaient soudainement d’un vert lumineux et, alors, toutes leurs nervures apparaissaient avec la merveilleuse régularité d’un dessin de géométrie. Les samares en forme d’hélices, par grappes, se trouvaient suspendues sous les branches comme des guirlandes de petites ampoules d’un vert presque jaune. Plus loin, donnant l’illusion d’être tiré comme un trait quasiment parallèle à celui de l’horizon, un gué s’avançait sur la mer ; une silhouette progressait sur ce trait d’union entre la plage et la mer, tirant un chien par une laisse. Leur image se reflétait dans une parfaite symétrie renversée sur l’eau presque aussi lisse que celle d’un lac, à cet endroit-là. Projetée sous les pieds de cet homme solitaire comme le reflet de Narcisse dans la source, elle était l’illusion de cet alter ego dont il rêvait peut-être à l’instant même, se disait Maxime à demi assoupi, se laissant aller avec une volupté nouvelle à la réjouissance de se trouver tout proche de son âme sœur. Il observait par intermittence les déplacements d’un scolopendre et ceux d’un Sphinx demi-paon dont les ailes semblaient taillées dans du velours. Il voletait au-dessus d’un parterre d’impatiens roses, de scabieuses violacées, de balsamines et de fraxinelles aux longues étamines tendues comme des langues avides. Quand il refermait les paupières, les couleurs se mélangeaient dans le souvenir de cette contemplation. Il se rappela que ces fleurs avaient pour caractéristique commune d’ouvrir leurs corolles les soirs d’été comme si elles pouvaient boire la nuit. Ici, le temps ne dévorait plus les minutes comme un boulimique. Il imagina un instant la grande horloge bretonne qui se trouvait chez ses grands-parents métamorphosée en ogre avec sa langue immense et ronde, croquant le temps au rythme des tic-tac. On revient à ce qui est essentiel. On ne sent plus le labeur d’exister mais seulement la tendresse de vivre. Il suffit d’être, c’est tout. Rien de plus. Il songea avec un pincement au cœur à son grand-père disparu qui lui avait tant appris sur les fleurs. Il avait fait l’école d’horticulture de Versailles. Maxime passa en revue dans son esprit celles qu’il préférait : toutes les renonculacées, surtout les ancolies, les véroniques, les myosotis… Il aimait le bleu, celui des fleurs, celui de la mer, celui du ciel. Il ajoutait à cette liste le bleu si particulier des yeux de Diane. C’était lui qui lui avait appris par exemple que lorsqu’on touche les fruits de balsamine, ils éclatent. Les yeux fermés, il se promenait par la pensée dans le magnifique jardin de ses parents à Vezin-le-Coquet, au croisement de la rue des Tulipes et de la rue des Pâquerettes dans le lotissement des fleurs ; il voyait l’alignement des pots le long de la terrasse : les touffes bleues du lobelia alternant avec des bidens jaunes et des pétunias blancs. Il pouvait presque les compter, tellement il les connaissait par cœur. Les maisons de ce lotissement le fascinaient ; elles semblaient briquées, astiquées, reluisantes, parfaites en quelque sorte. Les jardins étaient ratissés de près, taillés comme des bijoux, gorgés de fleurs épanouies et d’arbustes ronds et sculptés, délimités par des haies impeccables, organisés autour de petites allées de gravier fin ou de grosses pierres plates serties dans un gazon resplendissant comme celui d’un golf, plantés avec tout l’art des paysagers les plus industrieux, autour de petits parapets ou de remblais herbeux. Vezin-le-Coquet portait bien son nom. Ses habitants poussaient le raffinement en allant jusqu’à harmoniser la couleur de leurs volets avec celle des pots en terre vernis qui s’alignaient à égale distance sur le bord des fenêtres ourlées de voilages en dentelles d’un blanc immaculé. Certains complétaient le décor en parsemant leur jardin de petits farfadets ou de lutins au visage jovial qui, selon l’angle où l’on admirait les fleurs et les arbrisseaux, disparaissaient malicieusement, à demi cachés par les feuillages. Puis, Maxime partit plus loin dans ses souvenirs, dans la campagne bretonne qui lui était presque parfaitement intime : les troupeaux de vaches hollandaises qui tachetaient de blanc et de noir les bocages verdoyants, ces championnes de la lactation qui étaient capables de produire trente litres de lait par jour, d’après ce que lui avait dit son grand-père, les champs de maïs à perte de vue, leurs feuilles courbées qui brillaient au soleil, en rangs serrés et qui, agitées par le vent, ressemblaient à un rassemblement de cancanières qui discutaient ferme en agitant à droite et à gauche leurs nez pointus, les haies foncées qui séparaient les clairs pâturages des cultures, les touffes de bruyère odorantes, les buissons d’ajonc hirsutes, les fougères argentées, les genêts jaune d’or… La Bretagne était si belle, incomparablement plus belle que la Normandie, n’en déplaise à Diane qui lui avait apporté la connaissance de nouvelles destinations le long de la côte Normande. Parmi tous les endroits où elle l’avait emmené, il avait bien-sûr préféré de loin les falaises du Nez de Jobourg parce qu’elles lui évoquaient la Pointe du Raz. Ses parents lui manquaient parfois ; cela le prenait à des moments incongrus, dans le métro ou un dimanche après-midi, par exemple. Comme il gardait soigneusement cachés ses états d’âme, Diane n’en avait pas la moindre idée. Qu’aurait-elle pensé s’il lui avait dit qu’il se sentait nostalgique de la Bretagne nord, ses petits calvaires de granit, ses criques, le sable mouillé constellé de brisures de coquillages, les tourbillons de vase, les rochers incrustées de moules et de bigorneaux, les huîtres charnues, les bouquets de crevettes roses ou grises qu’on attrape vingt minutes avant la marée basse dans le creux des rochers sous les algues, la pêche aux couteaux, la côte déchiquetée, les tamaris, les hortensias roses et bleus, les magnifiques villas en front de mer, leurs volets blancs, leurs balcons ouvragés, leurs toitures d’ardoises si caractéristiques… Elles avaient fière allure quand on passait en bateau le long de la côte et qu’on les voyait veiller sur les baigneurs à Saint-Briac, Dinard, Saint Lunaire ou Saint Cast. L’évocation des paysages bretons ne lui apporta qu’un regain de bonheur, sans aucune pointe de mélancolie, cette fois-ci. Tout entier adonné à une plénitude paisible, Maxime sentait qu’il aimait désormais sa femme d’une façon renouvelée, plus tendre, plus forte, et c’était tout ce qui comptait réellement pour lui. Il ne l’avait jamais vu mère il y a encore peu de temps et ce spectacle lui inspirait un bonheur inédit, teinté d’admiration. Il prenait conscience que la maternité est peut-être supérieure au seul fait d’être femme en ce que les mères sont l’antidote le plus fort contre l’individualisme égoïste. Il pensait qu’elles apportaient au monde le plus éminent témoignage de la beauté de la vie. Diane, en cet instant, avait tout pour elle, elle était le couronnement de la création, elle avait la peau couleur du soleil, elle savait comment avoir des enfants, elle n’avait pas peur de les aimer, elle était tout pour lui, en ces minutes de parfaite béatitude.

    Ils avaient décidé de prendre une semaine de vacances pour savourer pleinement l’arrivée de leur bébé. Diane avait choisi le rivage normand et Maxime avait accepté ce choix, attiré par les photos de l’endroit où elle avait repéré une chambre d’hôtes agréable. Ils n’avaient pas été déçus, pas du tout. Voilà ce que pensait Diane en cet instant, alors qu’elle tenait Alexandre tendrement recroquevillé contre son cœur. Elle se sentait merveilleusement bien. Autant de bonheur depuis trois ans, était-ce possible ?

    Diane faisait partie de ce type de personnes qui commencent à éprouver une pointe d’inquiétude quand tout va trop bien. Des petites pensées tracasantes passaient à l’improviste comme un mauvais nuage devant le soleil. De temps en temps, son anxiété affleurait comme des rides sur l’eau calme de son bonheur.

    Et si un jour ils divorçaient comme tant d’autres ? Et si leur enfant mourait… ? Cette fois-ci, elle repoussa ces pensées et se concentra sur la marche lente d’un promeneur avec son chien sur le gué, puis sur l’avancée majestueuse d’un bateau à l’intersection entre la mer et le ciel. Il avait une voile blanche, splendide. Subitement elle repensa à son voile de mariée. Ça avait été toute une histoire pour le restaurer vu l’état dans lequel il était quand sa grand-mère l’avait ressorti d’une malle de son grenier. Avec la même sensation que celle procurée par son bain de mer, la veille, sur la plage déserte au soleil couchant, elle se sentit soudain submergée de l’émotion qu’elle avait ressentie en saisissant la main de Maxime quand il l’avait accueillie en bas de l’escalier d’où elle était descendue à pas lents, telle une reine, toute parée de blanc, enveloppée dans les remous de son voile aussi long que la traîne de sa robe. Maxime avait l’air tellement ému aussi… Elle pensait n’avoir jamais été aussi heureuse qu’à ce moment-là où tout lui souriait de ces sourires lumineux et tendres qu’on veut attraper pour les conserver à jamais comme des papillons saisis dans un filet pour les épingler dans un cadre. Diane se laissa aller au souvenir de la demande en mariage de Maxime, incongrue, inattendue, la tête en bas, alors qu’ils venaient de sauter à l’élastique pour réaliser un de ses vieux rêves à lui. Elle avait eu tellement peur de se jeter dans le vide ! Elle avait serré sa main très fort avant de basculer en hurlant. Quelques secondes plus tard, qui lui avaient paru si longues, elle s’était retrouvée suspendue à ras

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