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Les rois conteurs
Les rois conteurs
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Livre électronique512 pages7 heures

Les rois conteurs

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À propos de ce livre électronique

Québec, 20XX. L’Amérique est en déroute, rongée par une famine qui sévit depuis dix ans. Baraque, l'errant, le bohème, tente de survivre grâce à l'écriture. Dans des cahiers, il consigne des lettres et des contes. Entassés dans une boîte, ses carnets trouvent leur chemin jusqu'à son meilleur ami, Sasha Alexander. En réponse à la détresse populaire, Sasha Alexander propose ses « couleurs » : des cachets d’amphétamines verts, jaunes, rouges, orange et bleus. Son marché est florissant.Mais à travers la folie créatrice de Baraque, Sasha découvre qu'en cette sombre époque, seul celui qui connaît le secret des mots peut rêver d'être roi . Baraque serait-il donc le responsable de l’attaque terroriste de la porte Saint-Jean ? Le chef du mouvement révolutionnaire qui désire renverser le Conseil corrompu de la ville de Québec ? Un génie du mal, omniscient et ubiquiste, un philanthrope déréglé, le Shiva des temps modernes ? Alors que gravitent autour de lui Ovski de Beer, le tenancier obscur d’un bar clandestin, F.Urie, le chanteur d’un groupe punk engagé, et même Sasha, son trafiquant d’ami, difficile de savoir qui tire les ficelles de la révolution et forge le destin des « gobeurs d’arc-en-ciel »…
LangueFrançais
Date de sortie25 oct. 2011
ISBN9782894855300
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    Aperçu du livre

    Les rois conteurs - Parrot Frédéric

    Pour mon frère, créateur inlassable et exemplaire

    Livre I

    Genèse, exode, arc-en-ciel et araignées (dans le désordre)

    I

    Cahier 18, page 3

    « — Au commencement il y eut l’Afrique, puis le premier boum d’une percussion.

    Gorgée de bière.

    — Pierre contre pierre : boum ! Pierre contre noix : boum ! Pierre contre crâne : BOUM ! Et la musique était.

    Pause ; rasade interminable.

    — Dès le premier instant, l’acte musical était sublime. C’était un geste de revendication, violent, rageur ! Un geste de conquête, mais aussi un geste de paix, un geste d’espoir. Un geste gratuit dans l’exécution, mais débordant d’envies dans la préméditation.

    Un cellulaire sonne. Regards mauvais.

    — Toute l’essence, les paradoxes et les contradictions du rock’n’roll étaient là. Pas latents, non ! Exposés au grand jour, éclatés, explosifs. Fendre un crâne à l’aide d’une arme pour survivre : BOUM ! Hendrix et Cobain, Morrison et Joplin n’ont pas fait mieux. Ni Elvis, Metallica ou les Ramones…

    Reprend son souffle. S’humecte les lèvres de sa longue langue rouge.

    — Ni Wagner. Ni Beethoven. Personne n’a fait mieux. Certes, tous ceux-là, et bien d’autres encore, étaient au sommet de leur art, mais le chef-d’œuvre suprême avait déjà été créé des milliers d’années avant eux : le premier boum d’une percussion.

    Regard hautain, satisfait sur la foule. Re-gorgée de bière.

    — La guitare, la contrebasse, le saxophone, la clarinette, le djembé, la cithare, la viole, le piano, l’harmonica… Tous les instruments ne sont que des modes d’expression plus ou moins élaborés du choc initiatique, du boum primitif. La bataille préhistorique, voilà la première symphonie… le premier rock ! La torture de l’ennemi, voilà le premier solo. Tout le reste n’est que répétition et répétition et répétition… et répétition et répétition et répétition…

    Échos dans la foule. Regard amusé. Re-rasade interminable. Il déguste.

    — Dieu a peut-être fait l’homme à son image, mais ce qui est une certitude, c’est que l’homme a forgé le rock à son image : brutal, éphémère, envahissant, mélodieux, cacophonique, immortel, gai, triste. GÉNITEUR-MEURTRIER !

    Il crie. De toutes ses forces.

    — GÉNITEUR-MEURTRIER ! GÉNITEUR-MEURTRIER ! GÉNITEUR-MEURTRIER !

    La foule scande. De toutes ses forces.

    — GÉNITEUR-MEURTRIER ! GÉNITEUR-MEURTRIER ! GÉNITEUR-MEURTRIER !…

    Il ouvre les bras en croix, les lève au-dessus de sa tête, joint ses mains en entrecroisant les doigts, replie ses coudes jusqu’à les déposer sur sa poitrine, baisse la tête et s’appuie le front sur ses mains jointes. Il fait tout cela lentement, théâtralement. Il garde la pose. La foule scande toujours. De toutes ses forces.

    — GÉNITEUR-MEURTRIER ! GÉNITEUR-MEURTRIER ! GÉNITEUR-MEURTRIER !…

    Puis, en une fraction de seconde, il relève la tête, étend de nouveau ses bras en croix, frappe dans ses mains devant sa poitrine et les laisse l’une contre l’autre, grandes ouvertes, dans une pose rappelant certains bouddhas. La rapidité du mouvement est stupéfiante. La force avec laquelle ses mains chétives se sont entrechoquées l’est tout autant. Toute la foule en a été abasourdie. Certains ont mal aux tympans. Des oreilles saignent. Est-ce que la puissance de ce son provient réellement de la seule action physique de ce vieillard chétif ? Ou bien est-ce machination ? Toute la foule se tait instantanément.

    — Voilà. Je n’ai rien fait de bien extraordinaire. J’ai juste reproduit le boum primitif.

    Son visage se décompose.

    — J’ai juste reproduit les mystères de l’homme. Sans les comprendre.

    Ses yeux se ferment. Sa bouche s’effondre en une grimace terrifiante. Ses joues blanchissent. Ses narines se dilatent. Les profondes rides de son front se creusent de rides plus profondes encore. Deux géants surgissent de derrière un tronc énorme, placent le vieillard sur un brancard, et cet étrange cortège se fond dans la masse grouillante des touristes qui s’agitent devant la Sagrada Família.

    Barcelone, 20XX »

    Voilà. Ça, c’est du Baraque. Tout craché. Lecteur, je te présente Baraque. Baraque, je te présente Lecteur. J’espère que vous vous entendrez bien.

    Il attendait ce moment depuis longtemps.

    Ce texte vient d’un des cahiers de Baraque. Un de ses nombreux cahiers. J’en ai plusieurs caisses — récupérées après sa mort — dans ce chalet que j’appelle désormais chez moi. Depuis quelque temps, je me fais un devoir de les lire tous, ces cahiers. La plupart appartiennent à deux ordres : soit ce sont de petits carnets, couverture rigide noire aux coins rouges, dans lesquels Baraque écrivait selon l’inspiration du moment, soit ce sont de grands cahiers, pages lignées, couverture rigide et noire aussi, imitation crocodile ou serpent, dans lesquels Baraque a écrit au propre, en version définitive, plusieurs poèmes et nouvelles.

    Le format des premiers carnets est idéal pour l’errance qu’affectionnait Baraque. Il en avait toujours un sur lui, et il n’était pas rare de le voir s’arrêter, peu importe ce qu’il faisait, pour y gribouiller quelques mots. Chaque fois qu’il le faisait, il donnait l’impression d’avoir fait la trouvaille du siècle : il souriait à s’en fendre les lèvres (littéralement, parce qu’il avait les lèvres sèches et toutes gercées à cause de la déshydratation), son regard donnait l’impression de voir au-delà du papier qu’il fixait, un peu comme celui d’un aveugle mystique, et ses mains se mettaient à trembler, d’abord imperceptiblement et longuement, puis secouées par un spasme court et violent, comme si une décharge électrique les traversait. Une fois qu’il avait fini d’écrire, il relisait ses notes deux ou trois fois, en bougeant les lèvres, mais n’émettait aucun son. Ce faisant, il retenait son souffle. Quand la séance de création était terminée, il refermait son carnet, le replaçait dans sa poche avec son stylo-bille, expirait bruyamment et, tout essoufflé d’avoir retenu sa respiration si longtemps, reprenait ses activités comme si rien ne s’était passé. Pourtant, quelque chose s’était passé : il avait accompli une fraction, infime mais irremplaçable, de l’œuvre de sa vie. Baraque voulait être écrivain.

    Le problème avec les carnets de Baraque, c’est qu’à peu près tout ce qui y est inscrit est à l’état de brouillon, de premier jet. Et Baraque carburait aux amphétamines, ce qui rend l’exercice de déchiffrage passablement ardu. Sa calligraphie se résume souvent à la silhouette approximative de quelques consonnes reliées entre elles par ce qui pourrait ressembler à une onde de haute fréquence, alors il faut de l’imagination pour combler le vide entre celles-ci. Une vraie écriture biblique qui invite au conflit. En plus, en écrivant dans ses carnets, Baraque sautait et revenait souvent d’une page à l’autre sans le moindre avertissement, puisqu’il se considérait comme le seul destinataire de ce qu’il y inscrivait, raturait une ligne, puis l’encadrait, puis faisait des flèches d’une ligne à l’autre, puis des étoiles par-ci par-là… Bref, c’est assez difficile de déterminer ce que Baraque voulait conserver et dans quel ordre il voulait l’organiser. Je crois que la seule façon de ne pas trahir ni travestir l’esprit de ces brouillons serait de les reproduire fidèlement, à l’image des manuscrits, en y incluant les ratures, les encadrés, les encerclés, les flèches, les étoiles, les mots en gras, en super gras, soulignés, etc. Mais je n’ai pas la patience de faire tout ça pour le moment. Heureusement, dans les grands cahiers, la calligraphie est tout autre que celle, syncopée, des carnets de route. Chaque lettre inscrite y est soignée et enjolivée de boucles et de fioritures jusqu’à en devenir inutilement pompeuse. En recoupant le contenu des grands cahiers et celui des carnets, j’ai déjà réussi à faire un bon ménage dans les brouillons. Lecteur, tu peux donc être rassuré : le Baraque que je te présente et que tu apprendras à connaître au fil des pages qui suivent est authentique ; je ne me suis permis aucune modification, ni aucune interprétation de ses écrits. Ce que je n’ai pas su déchiffrer avec suffisamment de certitude, tu devras malheureusement t’en passer, cher Lecteur. Reste que parfois, quand je me retrouve seul devant les cahiers de Baraque à rechercher des pans de son œuvre à partager, j’aimerais pouvoir lui demander quel est ce mot que je n’arrive pas à décrypter, au cœur d’un vers qui me semble génial, ou ce qui se cache sous ces traits d’encre baveuse, enfoncés dans le papier. J’aimerais sonder l’âme de Baraque comme il sondait celle de son monde. Souvent nôtre.

    Quoi ? Une question, cher Lecteur ? Mais bien sûr, je t’écoute. Est-ce que Baraque a vraiment vu ce vieillard en train de prêcher devant la Sagrada Família, à Barcelone ? Va savoir. C’est ce que j’ai toujours aimé des histoires de Baraque : leur ambiguïté. Il est allé à Barcelone, il est allé devant la Sagrada Família, ça, je le sais. J’ai vu ses photos. Mais pour le reste, ça demeure un mystère. Baraque écrivait-il la vérité ? Moi, je crois que Baraque a écrit des vérités. Des tas de vérités. Nues, cachées dans des mensonges ou perfidement dissimulées dans un tissu de conneries. Et parfois, sa seule vérité, c’est son mensonge. Son songe. J’espère que cela clôt la question.

    II

    BOUM ! BOUM ! BOUM !

    Je suis le roi de la rave de la fin des temps. Des tas de filles bien en chair dansent à poil pour moi alors que des mecs en complet se trimballent à gauche et à droite avec des plateaux débordant de boustifaille : des fruits et du pain frais, des tranches de steak grésillantes, de la bière. Il y a aussi des cigarettes et des cigares, et d’immenses bouquets de fleurs de toutes les couleurs et de tous les parfums.

    BOUM ! BOUM ! BOUM !

    La piste de danse est une pelouse qui n’en finit plus, parsemée de jets d’eau qui l’arrosent en permanence. Plusieurs filles sont dégoulinantes d’eau cristalline. Certaines dansent au soleil, alors que d’autres, fourbues, se reposent à l’ombre d’arbres dont on distingue à peine la cime tant ils sont grands. D’autres encore, plus coquines, y vont de quelques caresses osées.

    BOUM ! BOUM ! BOUM !

    La musique sonne comme les trompettes de l’apocalypse dans mon éden. Oui, MON éden, ce jardin est à moi. À MOI ! C’est pour ça que les filles dansent pour moi, c’est pour ça que les hommes m’obéissent au doigt et à l’œil et qu’ils gardent leur pantalon dans cette atmosphère divinement orgiaque. Je trône au-dessus des platines et, par la seule force de ma pensée, j’enchaîne les rythmes avec virtuosité. Je maîtrise la musique, je domine le sexe, je prodigue la pitance. J’ai tous les pouvoirs. J’ai LE POUVOIR.

    TOC ! TOC ! TOC !

    J’ai émergé de mon rêve, suis revenu à mon lit grinçant, me suis éveillé, grimaçant. Merde. On cognait à ma porte. J’ai entrouvert l’œil droit. Les cils du gauche étaient collés ensemble, impossible de l’ouvrir. Je savais que quand j’arriverais devant le miroir, je verrais que mes cils étaient cimentés par une espèce de croûte de pus jaunâtre. Ça faisait bien trois ou quatre jours que ça durait, j’avais perdu le compte. Je savais aussi qu’après avoir déposé une débarbouillette d’eau tiède sur mon visage, quand enfin je pourrais ouvrir l’œil gauche, ma cornée serait rouge sang. Et que ça me donnerait un drôle d’air. Quelle heure était-il ? 10 h 17. Matin ou soir ? J’ai attrapé mon radio-réveil, l’ai approché de mon œil valide : a.m. Qui pouvait bien avoir l’idée de passer à ma chambre à cette heure ?… J’étais un nocturne, c’était connu. Et ceux qui ne savaient pas, c’est qu’ils n’avaient pas à savoir. Et s’ils ne savaient pas, je ne voulais pas les voir. J’étais sur le point de sombrer de nouveau dans mes fantasmes quand on a cogné encore.

    TOC ! TOC ! TOC !

    On insistait. C’était peut-être mauvais signe. Je me suis décroûté l’œil gauche d’une main et j’ai allongé l’autre vers ma table de nuit le plus silencieusement possible pour dégainer mon revolver. Le cuir du holster était chaud, le métal de l’arme était froid. Plus j’étais éveillé, plus j’étais nerveux. Je n’étais pas le dieu de l’éden, je n’étais qu’un trafiquant d’amphétamines. D’accord, j’étais assez important pour que, normalement, on n’ose pas m’attaquer, mais on ne savait jamais. Avec tous ces cachets que je fourguais sur le marché, sans compter la merde des concurrents, le tout ajouté à la faim, ça déréglait certainement quelques cerveaux. Il faudrait être con pour croire qu’il suffisait d’égorger un caïd pour devenir caïd, mais quand on y pensait un peu, des cons, ce n’était pas ce qui manquait en ville. J’attendais, sans bouger, mon gros calibre pointé vers la porte. Plus j’attendais, plus je me détendais ; j’avais la situation bien en main. La porte était la seule entrée possible ; ma chambre n’avait aucune fenêtre. Comme ma porte était plus étroite que la normale, je pouvais facilement descendre quatre hommes qui auraient voulu entrer à la queue leu leu, en m’accordant deux tirs mal placés. Mon œil gauche me faisait souffrir, mais malgré cela, l’attente décuplait mon acuité visuelle. Je voyais les brûlures de cigarettes sur mon tapis gris, les cernes de moisi sur les tuiles cartonnées de mon plafond suspendu, les croquettes de nourriture sèche pour chat éparpillées sur mon plancher, les boursoufles de peinture prêtes à s’écailler sur le cadre de porte, les cachets multicolores empilés sur mon bureau de travail où je ne travaillais jamais, les minutes qui passaient. 10 h 18. J’attendais toujours.

    — Sash, es-tu là ? Il faut que je te parle ! Je sais que t’es là ! Réponds !

    Dès le sifflement du premier « S » de cette phrase, toute ma tension s’est évanouie. Le voilà, l’auteur de la techno transcendante de ma rave paradisiaque : Baraque.

    — Ça fait cinq fois que je frappe dans ta porte à m’en casser les métacarpes ! La prochaine fois, je cogne avec ma tête. Si tu veux pas avoir une fracture du crâne sur la conscience, manifeste-toi au plus sacrant ! Je compte jusqu’à trois.

    J’ai repoussé mon drap au pied du lit. J’ai remarqué qu’il était taché à quelques endroits. Bave, sperme, gras de poisson. Il fallait que je fasse du lavage.

    — Un !

    J’ai rangé mon arme dans son holster et me suis dirigé vers la porte.

    — Deux !

    — Trois ! que j’ai hurlé, tout en déverrouillant la porte. Allô, mon gros cochon. T’es matinal aujourd’hui.

    — Hé ! hé ! les beaux petits mots d’amour ! m’a-t-il susurré lascivement à l’oreille en entrant. Il fallait absolument que je te parle. J’ai eu une idée : je pars pour l’Espagne demain. Pis comme il faut que je m’occupe de mes bagages pis que je prenne le bus pour Montréal vers l’heure du souper, ça pouvait pas attendre.

    Ce disant, il faisait comme chez lui. Il n’a pas refermé la porte derrière lui, a foncé droit vers le réfrigérateur et m’a volé une tranche de pain.

    — Sash, t’as du pain ! qu’il s’est exclamé, la bouche déjà pleine, extatique.

    — Correction : j’avais du pain, que je lui réponds. T’es en train de manger ma dernière tranche. En passant, il est pas mal vieux, ce pain-là, tu devrais vérifier s’il est pas moisi.

    Baraque a tourné et retourné ce qu’il restait de la tranche, a gratté ici et là ce qui pouvait ressembler à des taches dont les teintes variaient du blanchâtre au bleuté en passant par le verdâtre, a fait une boule bien compacte avec la mie et se l’est enfournée dans la gueule. Il ne mâchait pas son pain, il le laissait fondre. Il pétrissait la boule entre sa langue et son palais, la laissait s’imbiber de salive, l’écrasait pour en extraire le jus, fermait les yeux, se concentrait sur sa saveur, avalait ce qu’il considérait comme un précieux nectar, puis recommençait son petit manège. Encore et encore. Il s’est étendu sur mon lit et a continué à déguster. Encore et encore. Pendant ce temps, je me suis regardé dans le miroir ; mon œil commençait à enfler. Ça ne s’améliorait pas. À l’avenir, il faudrait que je fasse plus attention aux solvants ; ce travail de nuit au labo me crevait… Enfin, je me suis lancé, je savais que Baraque mourait d’impatience que je lui pose LA question :

    — Alors, c’est quoi, ce projet ?

    — Tu sais, ça fait trois ans que j’habite avec Sara. Ça va bien, on se chicane pas, on parle d’avenir, de maison, de bébés… Crisse ! On fait comme si de rien n’était, comme si y avait pas de Famine, ou comme si tout allait se régler comme par magie l’année prochaine. Les miracles, j’y crois pas. Ça fait dix ans qu’à peu près plus rien ne pousse sur nos belles terres d’Amérique, pis je vois pas pourquoi ça changerait d’ici dix ans. Les tickets de rationnement pour le pain, le thon en canne pis les algues, c’est ben beau, mais quand y aura pus rien à manger, c’est pas avec les tickets qu’on va aller chier ben loin. Ça vaut-tu vraiment la peine de faire des enfants dans ces conditions-là ? Pis trois cent mille piastres pour une maison en plastique qui fendille au soleil, est-ce que c’est sérieux ?

    Ça y était, Baraque était lancé. Je savais qu’il avait préparé sa tirade toute la nuit et que si je ne voulais pas y passer la journée, mieux valait le laisser aller sans le contredire. Alors je me suis contenté de hocher poliment la tête en écoutant ses états d’âme, que je connaissais déjà par cœur. Il faut dire que je connaissais Baraque depuis bientôt quinze ans, ce qui représentait presque la moitié de nos vies.

    — Pis ça, c’est juste une portion de l’histoire. Chaque matin, on nous annonce aux nouvelles que la valeur de notre argent est à la baisse. Ça fait que bientôt on n’aura même plus les moyens de négocier à l’international. On va être isolés sur notre beau grand continent avec nos terres incultivables, quelques patates rachitiques, à peine assez de blé pour nourrir les milliardaires pis un paquet de pauvres affamés carburant aux amphétamines. Ça va être beau, ça ! Je veux voir le monde, moi, pis avant qu’il s’effondre si possible.

    — Si ça continue comme ça en Europe, tu vas l’avoir, ta chance de voir le monde… avec un fusil dans les bras.

    J’ai lancé cette dernière remarque, assassine, avec un petit sourire cynique qui n’a pas échappé à Baraque. Heureusement, car s’il avait cru que je parlais sérieusement, il aurait été frappé d’apoplexie.

    — Disons que les Forces armées canadiennes, c’est pas mon genre d’agence de voyages.

    On savait très bien tous les deux que jamais nous n’irions combattre là-bas. Ni ailleurs, d’ailleurs. Et nous n’étions pas les seuls. La ville grouillait de déserteurs en puissance, prêts à se battre pour survivre ici, dans leur propre ville, mais pas à aller risquer leur peau de l’autre côté de l’océan. Cependant, le contraire existait aussi : j’avais moi-même à ma solde pas mal de paumés prêts à n’importe quoi pour un ticket d’extra, un peu d’alcool et quelques cachets. De mon côté, si l’Amérique en arrivait en déclarer la guerre à quelque puissance européenne et qu’on décrétait la conscription, j’étais prêt à négocier ma liberté avec ma business. Il me semblait que si je m’engageais à produire des amphétamines pour le front, ça représenterait un effort de guerre louable.

    — Donc, comme je disais, pour ne pas être obligé de voyager aux frais du gouvernement, j’ai décidé de partir. Demain. Parce que le plus tôt sera le mieux, vu que notre argent peut juste continuer à descendre pis que les tensions internationales peuvent juste se tendre davantage. Alors je vise l’Espagne d’abord, ensuite j’improvise.

    — Tu y crois, toi, à ces rumeurs de guerre ? que je lui demande, une pointe d’inquiétude dans ma voix éraillée par la soif.

    — Aux rumeurs de guerre, oui. À la montée de la droite en Europe, j’en sais rien. Je veux voir de mes propres yeux. Et me taper quelques bons repas. Sans oublier des filles, avec des seins énormes et durs.

    — Et Sara ? que je lui demande le plus délicatement possible.

    — C’est pour ça que je voulais te voir.

    Fuck. En plein la réponse que je redoutais depuis le début de son histoire. Avant de s’attaquer à ce dossier, on allait avoir besoin d’un petit remontant. Et Baraque le savait.

    — Quelle couleur tu veux ?

    — Vert.

    Je lui ai donné une pilule verte. Un petit cachet cylindrique de couleur unie. Au centre, la silhouette d’un vieux téléphone à roulette est gravée. Baraque l’a placée au centre de la paume de sa main droite, l’a fixée quelques secondes, puis se l’est balancée bien au fond de la gorge. Il a émis un long soupir. Moi, j’ai gobé deux vertes et une jaune. Au centre de la jaune, la silhouette d’un épi de blé. J’avais vraiment besoin d’une jaune, puisque je n’avais plus rien pour déjeuner et que j’étais affamé. On avait une demi-heure à tuer avant que ça fasse effet, avant que nos esprits se libèrent et que le flot de nos idées se mette à sourdre en paroles intarissables. Pour le moment, nous demeurions silencieux. Baraque fixait mon plafond. Peut-être comptait-il les trous dont était percée chacune des tuiles qui le composaient. Peut-être comptait-il plus simplement les tuiles. Peut-être avait-il vu un cafard. Ou alors il en imaginait un, bien gros, bien vif, et alors il se disait : là où un cafard peut survivre, c’est qu’il y a de quoi bouffer… Bouffer… De mon côté, j’essayais d’oublier mon estomac. J’avais hâte que cette jaune fasse effet. Chaque contraction de mon estomac était une torture. Je priais pour que cette jaune fasse effet. J’ai décidé d’allumer la radio pour passer le temps. Un peu de brasse-camarade comme distraction. Et c’était parti :

    — Mesdames, messieurs, laissez-moi vous lire un beau communiqué de presse, payé avec votre argent, qui se retrouve ce matin dans tous les journaux de la province. Ça va comme suit : « Agriculture et Agroalimentaire Canada publie aujourd’hui une étude selon laquelle une nouvelle variété de blé transgénique permettrait, d’ici dix ans, de retrouver des rendements agricoles comparables à ceux d’il y a cinq ans. Ce faisant, la production céréalière du Canada permettra d’augmenter la ration journalière de pain de toutes les Canadiennes et tous les Canadiens à un niveau jugé suffisant par Santé Canada. » C’est-y pas beau, ça ? Du bon pain canadien pour tout le monde. Non mais, est-ce qu’y nous prennent pour des caves à Ottawa ? Ça fait dix ans que le blé pousse de peine et de misère, dix ans que chaque année ça pousse de moins en moins, mais dix ans qu’on nous annonce des bonnes nouvelles ! Sont pas encore tannés de nous bourrer de marde ? Quoique c’est peut-être ça, leur truc : comme y ont rien de bon à nous donner à manger, y nous donnent de la marde. Bien apprêtée, bien épicée, avec une belle petite sauce parfumée, mais ça reste que c’est de la marde !

    Baraque et moi, on riait. Cet animateur, Dan, on l’aimait bien. Le juge du matin, c’était le titre de son émission. Avec sa grande gueule, il accumulait les poursuites en diffamation. Il n’avait pas toujours raison, mais au moins il avait des couilles. Il osait défier les bien-pensants et il ne craquait pas sous la pression.

    — Notre belle petite ministre d’Agriculture Canada, c’est vrai, c’est vrai, elle est pas mal jolie à la télévision. C’est vrai que ses décolletés sont affriolants et qu’elle a des maudites belles boules. Mais, entre vous et moi, c’est pas ses boules qui vont nous convaincre qu’elle dit la vérité !

    Voilà, le morceau était craché ! La ministre était une menteuse aux gros seins ! Et une poursuite de plus pour Dan, le juge du matin ! Et Baraque et moi qui riions aux éclats.

    — Le pire dans tout ça, c’est que je pense pas que ce soit elle le problème. Non, mais c’est vrai : pour devenir ministre fédérale à quoi, trente-deux, trente-trois ans, j’espère que ça prend plus qu’une belle poitrine et des yeux cochons. Elle doit bien être intelligente, la fille, pour être là. Mais on dirait que ça finit toujours de la même manière en politique : les jeunes idéalistes se font broyer par la machine en place, se font noyer par la clique des vieux qui s’en mettent plein les poches depuis cinquante ans. Le tabarnak de système, on dirait qu’on arrivera jamais à le briser !

    Baraque m’a regardé ; je n’arrivais pas à bien lire son regard. Amusé ? Anxieux ? Les deux à la fois ? J’ai senti une perle de sueur me descendre le long de la colonne vertébrale et aller se loger entre mes fesses. Désagréable. Je pouvais voir la mâchoire de Baraque se crisper. Encore quelques minutes et on pourrait parler. Je me suis levé, j’ai sorti des glaçons du congélateur et on a commencé à en téter chacun un. Pendant ce temps, Dan continuait son envolée contre le « tabarnak de système ». À partir de là, on ne l’a plus vraiment écouté, bien concentrés sur nos glaçons. Le froid irradiant, l’eau entre les dents, le cube qui s’arrondit. Détails insignifiants pour qui a la panse pleine, mais délicieux pour les gobeurs d’arc-en-ciel. De toute façon, on savait très bien comment la tirade de Dan allait se terminer, puisqu’il rabâchait la même chose deux à trois fois par semaine. Il allait suggérer de faire un raid sur le parlement et de mettre tous les politiciens sur un vol aller simple vers la Chine. Ou de les placer sur un navire qu’on lancerait à grande vitesse contre des icebergs. Ou de les envoyer entretenir la station spatiale internationale sans combinaison, « jusqu’à ce que leur tête de cochon éclate ». Ou plus simplement de les enfermer dans le parlement et d’y mettre le feu ; la bonne vieille méthode. N’importe quoi sur le thème de la table rase. Et après, une fois que tout le monde serait mort, qu’est-ce qu’on ferait ? Ça, notre bon juge du matin n’en soufflait pas le moindre mot. Jamais. La colère populaire ne voyait pas aussi loin. Peut-être était-elle aveuglée par la misère. Par sa misère. Par sa lucidité. C’est triste. Ceux qui voyaient la merde étaient ceux qui la bouffaient, ceux qui pataugeaient dedans. À force de la voir et de la sentir de si proche, le nez et les yeux s’en emplissaient, avec la conséquence tragique que les miséreux manquaient de perspective. Quant aux bourgeois, ils allaient jusqu’à prétendre qu’ils ne chiaient pas. C’était aussi de l’aveuglement, mais celui-là était volontaire. Et lâche.

    Mon glaçon avait complètement fondu. Il n’en restait qu’une petite flaque d’eau froide sous ma langue. J’ai fermé les yeux et j’ai concentré toute mon attention sur elle. Le temps s’allongeait. Je pouvais sentir chaque molécule de cette eau vitale vibrer, tourner, zigzaguer dans ma bouche. BOUM ! BOUM ! BOUM ! Le sang affluait dans mes tempes, je sentais les battements de mon cœur dans toutes les extrémités de mon corps. Ça y était. On pouvait parler.

    III

    Cahier 6, page 8

    « Nous sommes les gobeurs d’arc-en-ciel. Déréglés, dégénérés. Nos cerveaux, constamment sous électrochocs chimiques, ne seront bientôt plus que bouillie végétative. L’Amérique régresse, se déconstruit, se recroqueville dans son orgueil en refusant d’appeler à l’aide. Alors que le rêve de civilisation s’effondre pour ne laisser place qu’à la lutte de l’avidité inassouvie contre l’avidité inassouvie, l’Homme s’épuise. Il n’a plus la force d’affronter la douleur ni de conquérir le plaisir. À toute crise sa couleur. Nous sommes les gobeurs d’arc-en-ciel.

    La jaune, l’essentielle, la pourvoyeuse, la sainte mère, contre la faim. L’orange, la fougueuse, l’explosive, l’énergisante, contre la fatigue. La rouge, la dangereuse, l’imprévisible, la mystique, pour l’exacerbation. La bleue, la tendre, l’apaisante, la doctoresse, contre les douleurs physiques. Et la verte, l’harmonieuse, la délicate, la Bouddha, contre les douleurs de l’âme. À tout homme ses douleurs, à toute crise sa couleur. Une société qui carbure aux amphétamines.

    De toutes ces drogues, la verte est la plus fascinante ; c’est celle qui ouvre les portes de l’esprit, celle qui donne accès aux tréfonds de l’âme, à l’engrenage de la mystérieuse mécanique de la création des idées et de la genèse des émotions. La verte permet à qui la gobe de se comprendre, de comprendre ses envies, ses intentions, ses frustrations, ses réactions, ses réflexes, qu’ils soient passés, présents ou futurs. La verte rend son gobeur à même de disséquer sa propre psychologie comme on dissèque un corps, de la structure la plus grossière à la structure la plus fine, en mettant en évidence les interrelations et les interdépendances entre celles-ci. La verte matérialise le bagage mental de son consommateur. Les idées peuvent alors se manipuler, elles peuvent être embrassées, elles peuvent être goûtées, mais surtout, et c’est là le plus important, elles peuvent être regardées de tous bords et de tous côtés. Du dessus, du dessous, de la gauche, de la droite, en oblique, en rotation, en translation… Une idée vue sous toutes ses facettes possède un caractère à la fois réconfortant et inquiétant. Réconfortant, parce que la richesse d’une idée vue sous toutes ses facettes dépasse tout ce que l’animal que nous sommes puisse espérer un jour créer. Et pourtant, cette idée, tournée et retournée, a toutes les caractéristiques de notre animalité. C’est ce qui la rend inquiétante. En effet, dans toute idée se concentrent les paradoxes de l’homme : l’éphémère et le désir d’éternité, la paix et la violence, la tendresse et la brutalité, le masculin et le féminin, le nomade et le sédentaire. Mais attention, tout cela est en fait très simplifié, comme si l’homme était polarisé. Pourtant, il n’en est rien. Pas plus que ne le sont les idées de l’homme. Chaque idée renferme en fait un continuum de continuums où tous les paradoxes sont imbriqués les uns aux autres dans un réseau arborescent complexe qu’on pourrait appeler, en conclusion, la « nature humaine ». La verte donne accès à cette nature, la verte donne accès à l’illumination.

    Mais est-ce bien le cas ? Ou bien n’est-ce qu’illusion, délire de speedé ? Parce qu’une fois la descente amorcée, peu de choses subsistent d’une expérience sur la verte. Une vague sensation de bien-être et l’impression d’être allé quelque part d’autrement inaccessible. D’être allé dans le terrier du lièvre, de l’autre côté du miroir, au théâtre magique. Y aurait-il moyen de fixer du regard, sans sombrer dans la folie, le cadavre de sa propre âme disséquée ? La question est terrifiante. Même si un homme assez brave s’y risquait, comment pourrait-il y parvenir ? En fixant par écrit l’état de grâce qu’est l’illumination et les découvertes spirituelles auxquelles elle donne accès ? Voilà qui semble vain. Car en effet, comment serait-il possible pour un homme, redevenu simple mortel, simple d’esprit, de déchiffrer le sens profond de textes écrits en état d’illumination ? Il pourrait certes s’en délecter comme on se délecte d’un poème, en savourer le rythme, telle ou telle tournure exquise ou forme originale, mais sans jamais avoir la possibilité de remonter jusqu’à la source initiale, primitive du texte. Voilà tout le paradoxe de la verte : elle ne se laisse comprendre que par elle-même. C’est pourquoi plusieurs la qualifient de divine.

    Divine également parce que la verte n’isole pas le gobeur dans un univers personnel, individuel et hermétique. Au contraire, la verte permet au gobeur de matérialiser ses pensées en paroles palpables vibrant d’une palette illimitée de nuances, de couleurs et de parfums. La verte est la drogue de l’échange spirituel, la génératrice d’âmes sœurs. Plusieurs êtres en phase sur la verte ne forment qu’un, qu’un continuum de continuums, qu’une nature fusionnelle. Ils ne ressentent pas ce qu’on appelle de l’empathie, car l’empathie exige de quelqu’un qu’il se mette dans la peau de l’autre pour partager ce qu’il ressent. La verte permet plus : elle annihile la barrière émotive entre les individus et donne naissance à une entité temporaire qui contient la totalité des expériences communes des gobeurs. Chaque individu, toujours conscient de sa propre individualité, toujours capable de distinguer ses propres sentiments, émotions, souvenirs, pulsions, désirs de ceux des autres, est toutefois habité par l’intériorité des autres âmes en phase avec la sienne.

    Sur la verte, les mots deviennent d’une densité incommensurable : chacun possède une signification précise à l’extrême, qui ne recouvre qu’une portion infinitésimale de réalité, alors que son poids est illimité. Les notions de synonyme et d’antonyme sont évacuées du discours, chaque chose devant être dite ne pouvant l’être que selon une seule séquence de mots, dans un ordre immuable. Impossible de paraphraser. Ce qui est dit est dit et ne peut jamais être modifié. La verte permet donc des échanges profonds, mais combien risqués, car chaque parole prononcée agite l’air de vibrations indélébiles. Comment les interlocuteurs parviennent-ils à déterminer le sens exact et précis de chacun des mots employés durant des conversations de plusieurs heures ? Si la réponse à cette question existait, la verte deviendrait rapidement inutile. Mais elle ne l’est pas. Nous sommes des gobeurs d’arc-en-ciel : jaune, orange, rouge, bleue… et verte. »

    Je crois que ce texte de Baraque devrait suffire à convaincre quiconque n’a jamais consommé de verte qu’il serait bien inutile de tenter de reproduire ici la discussion que nous avons entretenue lui et moi durant quelque trois longues heures. Soit notre discussion a été trop géniale, soit elle a été trop débile pour être intelligible une fois rapportée ici.

    Lorsque l’effet des vertes s’est fait bien sentir, nous avons éteint la radio et nous sommes mis à nous trifouiller l’âme commune. Mes souvenirs ne me permettent pas de rapporter précisément les sujets que nous avons abordés. Tout ce que je peux dire, c’est qu’un peu passé 13 h, Baraque quittait ma chambre à destination de l’Espagne et de toute l’Europe pour une durée indéterminée, dans une quête politico-mystique, en plaquant sa copine et tout ce qui allait avec : appartement, meubles, faux tapis persan, t-shirts qui n’entraient pas dans le sac de voyage, etc. En fait, Baraque abandonnait tout ce qui lui appartenait et qui ne voyagerait pas avec lui. Tout, sauf ses cahiers, bien sûr. Et moi, je me retrouvais avec une sale besogne : remettre une longue lettre à Sara, répondre à ses questions, essayer de la consoler au besoin et récupérer les cahiers de Baraque avant qu’elle n’y foute le feu. Parce que Baraque savait que c’était lui qui avait le rôle de salaud dans cette histoire, et que, pour exercer une vengeance terrible, Sara pourrait facilement s’en prendre à ses écrits.

    Une fois que Baraque m’eut quitté, je me rappelle m’être douché, avoir gobé une orange, sur laquelle un petit éclair était gravé, m’être enduit l’œil gauche d’onguent et m’être dirigé vers chez Sara. Avec mon œil tout gluant, j’avais l’air d’un con. J’ai lu la lettre que Baraque m’avait demandé de remettre à Sara ; l’enveloppe qui la contenait n’était pas cachetée. Je regrette aujourd’hui de ne pas avoir conservé une copie de cette lettre ; elle aurait pu enrichir ce récit. À l’époque, cela n’avait pas d’importance pour moi. J’ai ouï dire par une copine que Sara a brûlé cette lettre par la suite et que, ce faisant, elle a failli mettre le feu à sa cuisine. Ainsi, les mots exacts de Baraque s’expliquant sur cette situation sont perdus à jamais. Dommage. Ce dont je me souviens, c’est qu’il y avait un long passage sur Gauguin, sur la nécessité d’élargir ses horizons pour créer et sur la morale particulière que doit adopter l’artiste véritable. Je savais déjà que pour Sara ce ne serait que du jargon merdique. Quand je lui ai remis la lettre, je ne sais pas si elle s’est rendue à ce passage. Après qu’elle a lu ce que j’estimerais quelques lignes à peine, elle a laissé tomber la lettre sur son plancher de prélart blanc et est entrée dans une colère noire. J’aurais dû apporter une bleue. Merde, elle était en furie ! Elle ne m’a posé aucune question et n’a pas pleuré ; elle s’est contentée de gueuler des insultes à l’intention de Baraque d’abord, puis à moi, à ses trois ex et enfin à tous les hommes de la terre. « Tous des salauds ! » Conclusion classique. Pourquoi pas. Pendant ce temps, j’ai foncé dans la chambre désertée par mon ami, j’ai entassé ses cahiers dans une grande poche de jute que j’avais apportée pour l’occasion et je me suis cassé en vitesse avant que Sara ne décide de passer sa rage sur mon pauvre corps affamé. Juste au moment où j’allais franchir la porte, elle a cessé de crier. Quand elle a rouvert la bouche, elle avait drastiquement changé de ton. Sa voix était devenue basse, posée et autoritaire.

    — Que je ne revoie jamais plus ton visage, Sasha, ça me ferait trop de peine. C’est dommage, parce que je t’aimais bien.

    « Moi, je t’aime bien », j’ai pensé, mais je n’ai rien dit. J’avais les cordes vocales paralysées, asséchées autant par ma jaune et mes deux vertes du matin que par l’émotion. J’avais l’impression que toute tentative pour prononcer une parole allait entraîner l’expulsion d’un nuage de poussière provenant de la désintégration de ma gorge. À défaut de parler, j’ai eu envie de me retourner en sortant, juste pour plonger dans les grands yeux noirs de Sara une dernière fois. Mais comme j’allais le faire, son avertissement m’est revenu à l’esprit en écho caverneux : « Que je ne revoie jamais plus ton visage, Sasha, ça me ferait trop de peine. » Ça m’a rappelé une vieille histoire. Alors j’ai franchi sa porte, l’ai refermée et ai dévalé les marches de son perron en courant, sans me retourner. J’avais trop peur d’être transformé en statue de sel.

    IV

    — Vous écoutez présentement les informations nationales et internationales à la radio de Radio-Canada ; ici Sophie Saint-Simon. Le premier ministre canadien et son ministre de la Défense ont annoncé ce matin le retrait complet et définitif des troupes canadiennes du Pakistan, et ce, malgré la situation instable qui a toujours cours dans le pays. Cette déclaration suit de peu une annonce similaire faite par le président américain la semaine dernière. Ces actes mettent fin à un autre chapitre du retrait du Canada et des États-Unis des activités internationales de maintien de la paix, chapeautées par les Nations Unies. Au cours de sa conférence de presse, le premier ministre canadien n’a pas manqué de rappeler, à l’instar de son homologue américain, que ce retrait ne constitue pas un désengagement du Canada dans la lutte pour la liberté et la démocratie. Écoutons le premier ministre :

    « C’est l’inaction de la communauté internationale face à la montée de la droite radicale en Europe et face aux menaces nucléaires coréenne et chinoise qui a forcé le gouvernement canadien à réorienter ses stratégies et ses actions militaires internationales. Main dans la main avec leur voisin et allié naturel, les Canadiennes et les Canadiens sont maintenant prêts à s’engager dans une nouvelle lutte pour le maintien de l’ordre et de la civilisation en Occident. » 

    Quelques groupuscules d’activistes pacifistes, réunis pour l’occasion devant le parlement à Ottawa, ont applaudi le retour au bercail des contingents canadiens, mais on déploré l’attitude du premier ministre qui, et je cite, « mangerait dans la main du président américain ». L’opposition officielle à Ottawa de même que tous les conseils d’agglomération sont demeurés muets sur la question.

    Nuit mouvementée à Québec, alors qu’une foule de chômeurs, dont le nombre a été estimé à cinq mille, a déferlé dans les

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