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Les âmes électriques
Les âmes électriques
Les âmes électriques
Livre électronique162 pages4 heures

Les âmes électriques

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À propos de ce livre électronique

En avril 1966, lors d’une réunion municipale, les habitants des Salles sur Verdon apprennent que leur village est voué à disparaître, englouti sous le futur lac de retenue d’un barrage hydroélectrique. Les quatre ingénieurs de la compagnie d’électricité, chargés d’informer sur le projet, laissent la population sous le choc de la nouvelle et reprennent la route vers une autre mission. Presque un demi-siècle plus tard, reclus dans son appartement, un photographe de mariage ouvre les yeux sur une énième journée morne et sans saveur. Vincent Sartène remue constamment la peine qui l’accable; la perte de sa compagne, Cécile, obscurcit son quotidien d’un voile de douleur et conditionne son existence, de l’absence de vie sociale au manque de perspectives. Dernier contact avec le monde extérieur, son ami d’enfance avec qui il partage un repas ou un verre, de temps en temps. C’est par son intermédiaire que Vincent reçoit une proposition de travail inhabituelle de l'université de Nice: le directeur du département de sociologie le contacte pour assurer la documentation photographique d’une étude consacrée aux habitants du nouveau village des Salles, relogés lors de l’édification du barrage de Sainte-Croix. Cette opportunité angoisse Vincent autant qu’elle l’attire. La disparition de Cécile est liée à ce lieu, c’est peut-être l’occasion de tirer un trait sur le passé qui l’étouffe. Il accepte.

LangueFrançais
Date de sortie6 déc. 2014
ISBN9791094559000
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    Aperçu du livre

    Les âmes électriques - Olivier Verrat

    Les Salles, 1966.

    La poussière s’envole sous les pas, scintille et s’écrase, possédée du bourdonnement incessant d’un soleil au zénith.

    Vers l’ombre salutaire des parasols, las et contrarié, s’avance un homme aux cheveux blonds, un Viking en terre latine. Il accote son vélo au tronc d’un platane, près du café Central. En s’épongeant le front avec les manches de sa veste, il rejoint une table déjà occupée. Les chaises s’écartent, les débats s’interrompent pour le saluer.

    — J’ai encore crevé un pneu. La tournée n’est pas finie et la réunion commence dans vingt minutes... 

    — Assieds-toi. Prend un verre, on partira ensemble.

    Le facteur s’installe et la conversation reprend, à propos de la réunion extraordinaire du conseil municipal. Le maire n’a rien voulu dire, et peut-être n’en sait-il pas plus que les autres. Depuis quelques jours, la méfiance rôde dans les rues du village, s’agglutine aux carrefours, et se répand en rumeurs insolites jusqu’à l’aube de ce matin d’avril. Le sous-préfet est arrivé à l’aube, accompagné de quatre fonctionnaires à l’accent parisien. Comme, d’expérience, une visite des agents de l’État n’annonce rien de bon, aucune raison qu’il en soit autrement cette fois-ci. La même question circule à la ronde : de quoi se mêlent-ils ?

    C'est un village provençal, agricole et isolé, enroulé en pente autour de l’église, aux maisons hautes et serrées, ouvertes sur le sud et calfeutrées au nord, pour lutter contre le mistral et le froid de l'hiver. La place du marché concentre l’essentiel des activités, le café, l’épicerie, et la boulangerie, autour d’une antique fontaine qui crache son filet d’eau saccadé au-delà du bassin, irriguant quelques arbres et les bancs de pierre. L’air est sec et chargé de pollens, coincé entre les forêts et les hauts plateaux, dans une large vallée traversée par les eaux du Verdon, à une centaine de kilomètres de la mer seulement, à un monde de distance.

    Les destins qui se construisent derrière les murs du village sont liés à la terre et au fleuve qui l’abreuve. Le monde peut changer, mais plus loin. Comme ailleurs et pour d’autres, ici, le sol est sacré. Les voyageurs ne constatent qu’une seule et même chose : partout, l’homme façonne le paysage, s’entoure de repères familiers et s’obstine à reproduire les gestes et les modes, cultivant l’héritage des ancêtres. Ce pourrait n’être qu’une idée passée, maintenant qu’il est tellement simple de circuler, ou d’observer sur l’écran d’un poste de télévision des cultures différentes et des lieux étrangers, mais l’illusion serait brève. Ce que l’on consomme divertit, ce que l’on transmet forge le lien et l’identité. La chimère d’une civilisation unique, induite par la force ou par le progrès, se heurte sans cesse aux résistances noueuses des terres isolées, où les échanges et les rencontres sont encore les courants parcourus d’une multitude de particules diverses, et non l’eau croupie, le reflet sombre d’une foule uniforme et grise.

    Prêt à se lever, tous vident leur verre d’un seul trait. L’un d’eux pointe le ciel d’un doigt menaçant.

    — En tout cas, on ne se laissera pas faire ! Ce sera sur mon compte, on est en retard.

    Impatients d'en finir avant même de commencer, leurs visages sont fermés, et leurs traits curieusement identiques entourent des yeux noirs et profonds qui ne regardent personne en particulier, et semblent fixer un détail par-delà l’assistance. Les quatre corps osseux, mannequins habillés d’amples costumes, effectuent des allers et venues autour d'une table surmontée d’une forme allongée, irrégulière et de faible hauteur, recouverte d'un drap blanc.

    Certains s’assoient discrètement, d’autres raclent leurs chaises sur le plancher jusqu’à trouver une position satisfaisante. Les murs se renvoient l’écho des conversations hâtives, des salutations bruyantes que certains s’adressent d’un coin à l’autre de la pièce.

    Le maire ouvre rapidement la séance, et cède la parole au sous-préfet. Celui-ci toussote, s’impose une longue respiration et embrasse son auditoire d’un regard en dessous, particulier aux porteurs de lunettes sur le bout du nez, qui baissent le front et lèvent les yeux, pour viser la partie supérieure de leurs montures.

    — Je représente aujourd’hui le préfet du Var, donc l’État français. C’est en son nom que je dois vous communiquer une décision émanant du ministère de l’Énergie.

    En désignant les quatre silhouettes maintenant immobiles, alignées contre la table :

    — L’EDF va vous présenter le projet d’aménagement hydro-électrique envisagé sur les terrains de votre commune. 

    Celui qui s’avance lance d’une voie sèche :

    — Bonjour, Blanchard d’EDF, mes collègues : Rosso, Lenoir et Verdier.

    L’énergie hydroélectrique : voici de quoi il s'agit. La plaine des Salles s'étend largement autour du lit de la rivière, depuis les gorges jusqu'aux goulet situé au sud, qui forme un entonnoir providentiel. C’est là que nous allons construire un barrage. 

    Il se rapproche de la table.

    — Démonstration. 

    Saisissant chacun un coin du tissu, ils découvrent l’installation.

    L'assemblée contemple une représentation du paysage, des collines, du fleuve, des gorges abruptes, et du plateau immense en surplomb, puis des villages de la taille d'un savon, simplifiés, mais parfaitement identifiables, jusqu'aux tuiles des clochers. Les Salles figurent au centre de la maquette, peint en rouge vif. Un détail, cependant : là où se resserre le cours du Verdon qui devrait plonger vers Montpezat au sud, un mur s’étend désormais d’une rive à l’autre et coupe le passage entre la vallée et les gorges.

    Rosso raccorde un tuyau en plastique à l’une des extrémités de la maquette. Dans le coin opposé, sous la table, Verdier reproduit la même opération. Lenoir déroule les deux tuyaux hors de la pièce, jusqu'au lavabo de l'étage, et annonce :

    — Quand vous voulez ! 

    Blanchard lui répond.

    — Allez.

    Un claquement rauque de canalisation retentit, puis un chuintement et des sifflements précèdent l’écoulement de l’eau sur la maquette, qui suit lentement le lit du fleuve, avant de remplir le fond du relief, puis de grimper sur les contreforts de la cuvette.

    Le liquide envahit progressivement le décor, les chuchotements se multiplient, les voix sont sourdes, étouffées. Ceux qui n’avaient pas daigné s’approcher se sont maintenant levés et glissent leurs regards dans les interstices d’une forêt de crânes, piqués d’une curiosité brusquement inquiète.

    Lorsque le village disparaît sous le lac miniature, le maire interpelle Blanchard.

    — Vous devriez fermer le robinet, ça va déborder ! 

    Impassible, il attend encore quelques secondes avant de commander la coupure. En observant les visages inquiets, les postures tendues, il inspire l’atmosphère saturée de la salle, et pose son regard sur la maquette.

    — Ceci m'amène au sujet qui vous concerne directement : votre village est situé sous la cote 482, c'est-à-dire sous le niveau du futur lac de retenue... 

    L'air explose d'un seul souffle, déchiré d'injures, les chaises rejetées en arrière, de stupeur, cognent les jambes et les murs. Par les fenêtres entr'ouvertes, la déflagration s'abat sur le village, étend sa clameur aux ruelles consternées, tourbillonnant aux croisements, s'entassant, s'amplifiant.

    Dans la mairie, des poings s'abattent sur la maquette, qui s’effondre dans un fracas de carton et de plâtre. L’eau se mélange aux débris, à la poussière du sol, à la terre des souliers, et forme une boue sombre et collante. Hurlant plus que les autres, le maire saisit Blanchard par le col, le silence s’abat.

    — Ramassez votre tas d'immondices et partez... maintenant ! 

    Le sous-préfet rajuste ses lunettes et pose une main sur le bras du maire.

    — La décision est déjà prise, c’est terminé.

    Une DS grise tangue dans les courbes, emportant ses occupants vers leur nouvelle destination, qui n’est encore qu’un point sur la carte que Verdier étale devant lui. Tout comme Blanchard, au volant, ou Rosso et Lenoir, impeccablement répartis sur la banquette arrière, il ne paraît pas affecté des mouvements de roulis que la route de montagne inflige au châssis. Sans un regard échangé, rigides et tendus, étrangers au chaos qu’ils ont laissé derrière eux. Et pourtant, précisément au même instant, ils tordent leurs lèvres en un rictus de mépris, le sourire pincé du vainqueur, de l’empereur qui s’amuse d’un esclave déjà condamné. Leur emploi du temps est chargé, sans cesse d’une ville à l’autre, les trajets, les travaux qui n’avancent jamais assez vite, le réseau à étendre toujours davantage. Jamais ils n’ont autant travaillé : le monde se développe et ils s’assurent de n’en rater aucune miette. Plus tard, il sera temps de récolter les bénéfices de l’ouvrage. En attendant, rien n’interdit de s’offrir une distraction en passant : la mise en scène millimétrée d’un village englouti sous les flots du progrès, la détresse, la colère et la peur réunies pour un spectacle fascinant, un plaisir qu’ils savourent en silence. Lorsqu’ils reviendront, dans quelques années, ce souvenir n’en sera que meilleur. D’autres masques auront remplacé les visages fiévreux de cette foule en panique, une descendance paisible occupée à l’entretien d’une existence confortable. Ceux d’aujourd’hui gardent encore la mémoire d’une époque difficile, du bois à couper et du travail régulier, des lessives à la main et des longues marches jusqu’au village voisin. Ils ne vivent plus comme ça, bien sûr, mais ce n’est pas si loin, et les nouvelles habitudes tardent parfois à supplanter les réflexes plus anciens. Automobiles, machines, radio et télévision ont déjà largement modifié le décor ordinaire, sans endormir pour autant la résistance viscérale au changement. Il y aura des conflits, l’adolescence difficile d’un modèle qui s’impose aux valeurs austères du passé, puis la jeunesse l’emportera facilement sur l’ennui, pour qu’enfin l’électricité n’en finisse plus de couler dans les veines de la terre. Les lignes sous tension, les câbles traversant l’océan, les ondes qui leur succéderont couvriront les pays d’un espace infini, rassemblant la connaissance et l’information en un lieu sans frontières. Les enfants qui suivront ne comprendront plus la patience acharnée d’un vieillard accroché aux parpaings d’une ruine misérable, ils prendront certainement le temps d’un sourire entendu, d’un regard bienveillant qui fera peut-être couler une larme sur la joue de l’ancêtre. Ils penseront qu’à son âge, c’est normal, que la mort qui s’approche rend sensible, fragile et un peu pathétique. Ils n’iront pas plus loin, d’autres besoins occuperont leurs esprits. Les questions sans réponses seront le luxe inutile et marginal d’une poignée d’excentriques.

    Chapitre 2. LE COURANT

    Antibes, avenue Jules Grec (mercredi 3 octobre 2012, onze heures).

    La résidence Vauban, face à la piscine municipale.

    Les heures fébriles du matin sont passées. Sans moi.

    Je n’ai pas vu le jour se lever, ni essayé de lutter contre le sommeil. À quoi bon faire semblant ?

    La ville entière s’organise en mon absence, comme chaque jour. En laissant passer les minutes avant d’ouvrir les yeux, je prolonge encore les impressions du rêve, non pas qu’elles soient particulièrement agréables, mais j’y trouve un certain plaisir, une tristesse passagère qui justifie l’inaction, des visages estompés qui expliquent la solitude. Je ne suis pas là par hasard, j’ai composé avec le vide pour que rien ne le remplisse. Et surtout, personne.

    Je travaille à l’extérieur les week-ends, et le reste du temps chez moi. C’est comme ça depuis deux ans. Décalé matin et soir, isolé des voisins qui me jugent en silence, d’un regard mou ou d’un demi-sourire entendu. Les ombres qui m’accompagnent parfois, tard le soir ou dans la nuit, sont toujours reparties avant l’aube. L’oisiveté apparente est suspecte. Je me suis habitué à cette vie étouffée, à cet univers limité, rassurant, peuplé de repères faciles, les poubelles du mardi et du jeudi, le bois humide du balai qui heurte les marches et les pieds du concierge, le seau glissant, la serpillère qui s’écrase sur le sol. Je me réveille dans un brouillard familier, je prends mon temps, je m’énerve peu. Quand la porte du palier se referme en claquant, les murs tremblent, lançant les hostilités. Côté cour, des voix aiguës, des grognements de chiens, les poussettes dans l’ascenseur, un sac qui tombe, la tension, la pression, l’urgence, et les clefs dans la serrure, les baguettes de pain quotidien entamées, les gestes sûrs. L’assurance de la fatigue et de l’ennui. Et côté rue, l’alarme des pompiers, les voitures bloquées au feu rouge, les vespas qui hurlent entre les files, le troupeau des moteurs paniqués, l’urgence et l’impatience qui circulent, se transmettent, contaminent le boulevard saturé.

    Alors, je quitte le lit, et quelques pas plus loin, j’allume la Hifi, un disque choisi presque au hasard. Le volume couvre les bruits, les cris, l’invasion. Comme tous les matins, ils essaient de reprendre du terrain, comme chaque fois, j’anéantis leurs tentatives misérables. Ils recommenceront demain, ils pensent m’user avec le temps.

    Trois jours sont passés comme tant d’autres, et la fin du

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