Sous son œil
Par Alice Hope
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À propos de ce livre électronique
À deux ans, je ne savais pas que mon père n’était pas mon vrai père.
À deux ans, mon vrai père avait quitté ma mère depuis deux ans.
À deux ans, je vomissais déjà beaucoup trop pour mon âge comme aujourd’hui.
Aujourd’hui, j’ai trente-quatre ans.
Je fais ma première fugue à sept. »
Alice HOPE nous livre avec pudeur, une tranche de sa vie bouleversante qu’elle a affrontée avec les armes qu’avait à disposition une petite fille, puis une adolescente, élevée dans la violence au sein d’une secte destructrice.
Elle est encore aujourd’hui en phase de reconstruction mais sur la bonne voie.
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Aperçu du livre
Sous son œil - Alice Hope
Dans mon ombre de petite
Je pensais que ce prénom d’Alice ne m’avait pas été donné pour rien.
Alice rimait avec ce titre de l’un des plus célèbres films de Walt Disney, qui m’avait accompagnée pendant des aprèsmidis entiers, dont j’avais chanté la chanson avec mes sœurs au fond du lit ou sur le chemin de l’école, qui avait su créer en moi un monde d’images, de sons et d’expériences parlant de mon histoire, résonnant avec mon histoire, donnant forme à mon histoire. Me faisant presque sourire, alors.
La psychologue qui se trouve à présent devant moi, ne semble pas vouloir entendre ce que je veux raconter d’Alice puisqu’elle veut m’endormir, me faire parler sous hypnose. De cette façon, paraît-il, des pans entiers de faits oubliés peuvent ressurgir à la surface de la mémoire comme à la surface d’un miroir. Et m’aider à me libérer. Plus encore. Alice au pays des merveilles. Devant le miroir.
J’ai en effet beaucoup oublié. Mon cerveau a oublié pour moi.
Et si, pareillement à la fin du film de Disney, je me réveillais d’un sommeil duquel je serais tirée par une main généreuse me proposant une tasse de thé parfumé, un chocolat chaud ou une boisson colorée même fluorescente où flotteraient des glaçons en forme de cœurs ou de tendres sujets ?
Je ne crois pas. Au lieu de cela, je devrais rentrer à la maison, attendre comme dans l’histoire que quelqu’un vienne me sauver. Jusqu’à quand faudrait-il attendre ?
La psychologue me regarde d’un air détaché, selon moi, c’est un air qu’elle se donne pour faciliter mon sommeil, mon oubli du réel qui devrait donc susciter paradoxalement un réveil de ma mémoire passée, des souvenirs, des épisodes bien réels marquants douloureux de ma vie enfouie sous je ne sais quels tas de débris. Je pense au garage rempli à craquer de mon beau-père, ce garage encombré de tous les torts, toutes les atrocités de ses gestes envers nous et dont avec ma mère il est responsable. Ils sont responsables.
Assise dans un profond canapé, dans le coin de cette pièce relativement accueillante aux nombreux petits fauteuils et aux tableaux d’immeubles New-Yorkais, je rentre dans une sorte de tunnel en forme de forêt sombre comme quand je m’endormais devant la télévision supervisée par les parents quand ils veillaient à s’assurer des programmes (ils sont témoins de Jéhovah, on ne pouvait pas tout regarder), de la bonne distance que nous devions tenir par rapport aux biscuits ou autres confiseries, quand ils étaient contraints de nous laisser plus ou moins tranquilles après nous avoir rouer de coups dans le visage ou sur tout le corps.
Je feins plutôt de m’endormir dans ce cabinet à la fausse allure de salon douillet mais je ne suis pas dupe. Je sais très bien qu’il ne va rien en sortir de bon, de retrouvé. Je traînerai toujours avec moi telle une seconde peau ces strates étales de vécu refoulé à l’odeur d’égout, de rat mort.
Je regarde les yeux mi-clos la psychologue, j’ai envie de partir sur le champ, de tout quitter sans m’expliquer.
…
Je rêvais que les zombies étaient des petites filles comme moi mais elles, aux cheveux blonds et aux yeux bleus, ces mêmes petites filles à qui on dit qu’elles sont du chiendent, de la mauvaise herbe à ratisser, à jeter dans une benne à ordures, à qui une mauvaise, terrible reine veut couper la tête. C’est un monde de zombies qui marchent les pieds en haut et le visage en bas, grossissent ou rapetissent sans cesse, observent de drôles de goûters sans pouvoir y participer, où des cartes à jouer soit des valets, des dames, des reines et des rois sont agissants et peignent des fleurs carnivores en rouge sang, par exemple. Un monde où l’on est en avance ou en retard d’une logique. Un monde renversé. Alice au pays des merveilles et puis après, Alice par-delà le miroir ou dans la rue, seule, sans personne.
Un monde où les cadeaux en bois de la fête des mères jetés au visage remplacent dans le film d’Alice les vrais flamants roses utilisés en guise de martinets, où les appétits curieux de nourritures ordinaires valent comme dans le film des changements de dimensions du corps intempestives. Je m’étais si bien retrouvée dans la peau d’Alice, osant grignoter des gâteaux sous la couette, pour me retrouver ensuite si petite au fond du lit, si frappée, si douloureusement meurtrie, presque par magie.
Semblable au personnage du film de Disney à qui parvient la petite voix de sa sœur lui chuchotant à l’oreille : tu aurais dû m’écouter, faire ta discrète, ne pas te rebeller. Qui rétorque : je suis le genre humain Alice, je suis heureuse de fêter quasiment tous les jours mon non-anniversaire si le mien celui qui est réel n’est jamais fêté en famille, ne fait jamais l’objet de cadeaux, ni d’embrassades, de petits bonheurs même simples, ne me transporte pas dans un monde enchanté. Elle m’aide Alice.
Elle me fait croire que nos destins se ressemblent. Que cet écran de télévision, cette mince interface qui m’en éloigne sous des couleurs acidulées, des chansons calmantes, des décors, des êtres et des animaux insolites me sépare aussi et presque de force de ma réalité. Elle me fait du bien Alice. J’ai souvent pensé à elle. J’ai souvent pensé à ce qu’elle aurait fait à ma place ou à son attitude face à des choses qui m’arrivaient et qu’elle aussi, sous d’autres aspects, elle vivait.
Je finirais par dire à ma psychologue que je laisserais tomber, que rien ne ferait ressurgir certains évènements du passé que je ferais mieux d’accepter une mémoire trouée, balbutiante et défaillante semblable aux larges mailles d’un filet déjà trop vieux et de toute façon n’en avais-je pas assez de ce qui me restait, de ces choses que je n’avais, hélas, pas pu toutes oubliées ?
Les cantiques de la secte dont les filets nous figent et nous emprisonnent radicalement un peu plus chaque jour font écho dans nos jeux à la chanson du film de Disney, nous les chantons en faisant semblant qu’il s’agit d’un autre film que nous vivons, nous en transformons les paroles et la musique un peu à la façon de clowns déjantés se chargeant de réinterpréter dans un tout autre contexte des airs de chants religieux un peu trop solennels.
Mes frères, mes sœurs et moi aimons aussi souvent nous livrer à la chasse à l’homme nous laissant décider seuls des châtiments encourus à la suite de folles poursuites en vue de se retrouver, se débusquer, se rattraper au détour de forêts et d’étangs, un peu à la façon de détectives rusés et infatigables sachant susciter une peur dérisoire à des criminels de pacotille et parfaitement dénués de tout aspect et de toute nature diabolique. Nous ne serions jamais arrivés à insuffler la peur qu’ils nous avaient suscitée. Par nos jeux, nous voulions sans doute la désamorcer, nous jouer d’elle, la rendre sans doute toute petite presque invisible jusqu’à la voir disparaître derrière nos rires furtifs, nos mimiques, pour de si brefs instants, détournées.
Nous ne serions jamais arrivés à croire que nous valions si peu dans la vie en vrai, que nous méritions à ce point d’être torturés, abusés, plongés dans un océan noir de poix, une tourbe poisseuse, et pourtant… Et pourtant, la peur de raconter nous freinait, l’emprise, la peur et leur fidèle compagne, le silence. (On arriverait donc à le croire).
Le silence qui recouvrait le dehors et les bouches, qui ressemblait à un manteau de feutre épais drapant des corps tuméfiés et douloureux, un étui interminable (comme des jambes) de cris empêchés et de maux profonds, d’innommables souffrances.
Le silence à l’odeur de pourriture, s’infiltrant contre notre grès par tous les pores de notre peau et laissant à sa superficie de vagues halos bleus résonnant des secousses sousjacentes de tsunamis étouffés.
La peur et le silence contagieux nous paralysant l’esprit et le corps et tout l’organisme et qui parvenait à bloquer nos fonctions organiques les plus élémentaires comme celle de manger ou de boire et qui pouvaient aussi entraîner des vomissements sans fin autant de reflexes du corps qui seraient restés en moi, flottants, inconscients, refaisant surface à intervalles plus ou moins réguliers, sans remèdes.
La psychologue en est bien consciente, elle qui se charge avant chacune des séances d’essuyer le sol de la salle d’attente où j’attends mon tour, où mon ventre, mes viscères se tordent à force de penser que je devrais raconter, que j’ai peut-être tort de raconter, qu’ils vont venir me punir une fois de plus pour avoir raconté, se tordent à force d’avoir retenu trop longtemps ce temps de la parole, du dire, ce temps figé vrillant tout mon intérieur telle une torpille, un missile sournois sous-marin, une arme née de moi et retournée contre moi, qui ne serait, hélas, pas la seule.
Mais, à l’âge de deux ans, lors de mes premiers rejets incontrôlés d’aliments, je ne peux pas m’en rendre compte, me rendre compte que la peur s’inscrit dans ma fiche signalétique biologique, identitaire. Je n’ai pas d’autre choix même si je joue parfois avec la même poupée (achetée par mes sœurs derrière le