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Maman Zita: La force de vivre
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Maman Zita: La force de vivre
Livre électronique324 pages4 heures

Maman Zita: La force de vivre

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À propos de ce livre électronique

Les errances d'une vie bouillonnante animée par la volonté inflexible d'exister

D'abord enfant abandonnée, puis femme complexe et passionnée, Garance se livre, se raconte à une poupée de chiffons fanée, tout au long de ce roman construit comme une confession intime, brutale, libre, impudique et tellement humaine, à l'image de son héroïne.

Artiste peintre maudite, adulée, ou les deux à la fois... elle ne cessera jamais de lutter pour donner un sens à sa vie, à sa naissance, à ses souffrances, à ses colères. Et si la vie de Garance ne se résumait qu'à cette question essentielle : avons-nous réellement le choix de notre destin, ou sommes-nous les jouets d'un marionnettiste qui s'amuse, à notre insu, à tirer les ficelles de nos vies écrites à l'avance ? Est-il toujours trop tôt ou trop tard pour aimer, être heureux, pour vivre tout simplement ?

Où cette quête de sens, de vérité, d'absolu, d'amour conduira-t-elle Garance ?

Un roman à la mise en scène rythmée !

EXTRAIT

La sage-femme connaît-elle plus la vie parce qu’elle préside à sa naissance ?
Est-ce qu’une femme est obligatoirement une mère parce qu’elle a pardonné à l’enfant qui l’aura déformée, voire déchirée ?
Est-ce que le bébé, encore sanguinolent, sait de façon intuitive que le sein vers lequel il est attiré est celui de sa mère, et, qu’en le tétant il déclenche les prémisses d’une névrose qui le torturera toute sa vie ?

À PROPOS DE L’AUTEUR

Né à Paris, Patrick Lunant y suit des études classiques. Il pratique la danse très jeune, du classique au jazz, adepte du « Tap Dancing », qu’il enseignera d’ailleurs quelques années. C’est à New York qu’il perfectionnera sa technique. Tour à tour professeur de danse, initiateur de ski, directeur de croisière, il apprend l’art de raconter des histoires. Fasciné par la littérature, depuis ses plus jeunes années, il passe cependant une grande partie de sa carrière à travailler pour le spectacle vivant. En 2012, il écrit et met en scène « Sur mesure » un spectacle de magie à la Rochelle. En 2014, il écrit et met en scène « Les Os verts » à Lyon. Il vit désormais dans le sud de la France et est aussi l’auteur de Les anges ne sont pas faits pour la vie, Les orangers du Palatin et Léo (théâtre).
LangueFrançais
Date de sortie24 févr. 2016
ISBN9782511040706
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    Aperçu du livre

    Maman Zita - Patrick Lunant

    Lunant

    Préface

    Un croque-mort m’a dit que l’on ne savait pas comprendre la vie tant qu’on n’avait pas vu la mort descendre dans la terre !

    1

    La sage-femme connaît-elle plus la vie parce qu’elle préside à sa naissance ?

    Est-ce qu’une femme est obligatoirement une mère parce qu’elle a pardonné à l’enfant qui l’aura déformée, voire déchirée ?

    Est-ce que le bébé, encore sanguinolent, sait de façon intuitive que le sein vers lequel il est attiré est celui de sa mère, et, qu’en le tétant il déclenche les prémisses d’une névrose qui le torturera toute sa vie ?

    2

    Depuis qu’elle est morte, je n’arrête pas de me poser de drôles de questions.

    J’aurais pu ne rien faire, la laisser se débattre avec sa dépouille. J’aurais pu, j’aurais pu… Dieu sait ou pas, que j’aurais pu !… Et finalement, j’ai agi comme tout le monde attendait que je le fasse, sous le manteau de la convention – pour la circonstance – un caban en cuir noir, une paire de bas noir, une écharpe noire et des chaussures à talons plats gris anthracite. Je n’avais pas oublié les gants, ni les lunettes. Dessous je portais une robe moulante, rouge pompier, une sorte de fourreau qui embellit mes seins et magnifie ma taille, affirment les hommes qui daignent encore me regarder. Je ne voulais pas que le deuil m’engloutisse tout à fait. Le rouge pour la couleur du démon.

    Je n’étais jamais encore entrée chez un entrepreneur des Pompes Funèbres. Cela ressemble plus à un cabinet d’assurance. Je ne sais pas si je m’attendais à quelque chose de particulier ? Peut-être une sorte de caverne avec, enchâssés dans les murs, des alignements de crânes ? Une odeur de soufre vaporisée par intermittence et émergeant, des pointes d’eucalyptus ? Un type élancé, coulé dans un costume gris, lustré aux épaulettes s’est avancé vers moi, dans un souffle. Un long visage sans menton, un sourire travaillé qui découvrait une rangée de facettes un peu terne, le cheveu fin et blond foncé.

    — Bonjour Madame ! Puis-je vous renseigner ?

    J’ai eu envie d’ironiser, de dire un truc irrationnel du genre : « Votre jambon est-il au torchon ? Si oui, donnez-moi un talon ! » ressortir en gloussant comme une gamine et lui montrer les miens… J’ai remarqué sa bague au petit doigt de sa main gauche. J’ai connu quelqu’un qui portait pratiquement la même. Une pierre d’onyx montée sur or jaune.

    — J’ai besoin d’une incinération !

    — Vous ne voulez pas attendre d’être morte ? m’a-t-il dit sans rire.

    J’ai haussé les épaules pour éviter de lui répondre.

    — Je plaisantais ! Bon … Si vous voulez bien prendre place, je vais vous parler de ce que notre maison peut vous proposer.

    Il a souri. Toutes ses dents n’étaient pas facettées.

    Sur le mur, derrière son bureau, s’étageaient des plaques de marbre : « À mon époux adoré » … « Je t’aime et t’aimerai toujours ma chérie ». Il a surpris mon regard.

    — Vous pensez à une phrase en particulier ?

    — Je vous demande pardon ?

    — Une phrase pour « le » ou « la » défunte ?

    — Non pas vraiment. Je me demandais ce qui pouvait inciter les gens à s’offrir ces « machins-là » ?

    — Vous voulez mon avis personnel ?

    J’ai eu envie de taper sur un machin qui aurait fait office de buzzer et gueuler « Pléonasme » ! N’était-il pas, lui-même, redondant dans cette atmosphère si compassée. J’ai cillé.

    — C’est-à-dire ?

    — Ça en déculpabilise un certain nombre, si vous voyez ce que je veux dire. Ils pensent qu’avec une gentille phrase, ciselée dans le marbre, ils vont pouvoir effacer leurs mauvaises pensées, voire leurs mauvaises actions, si vous voyez ce que je veux dire !

    J’ai re-cillé.

    — Cela dit ! Si vous aimez les nouvelles technologies, nous proposons de nouveaux modèles à cristaux liquides qui marchent sur piles, des piles au lithium, dont la particularité est de faire défiler un texte … Particularité, il s’entend, du modèle à cristaux liquides et non pas des batteries dont l’anode est…

    — … J’avais compris, je vous remercie !

    — C’est très tendance en ce moment. Que voulez-vous, nous essayons de coller, nous aussi, et je cite : « aux évolutions sociétales ». Si je vous disais qu’on nous oblige à suivre des stages de marketing…

    — … Dites-le-moi ?

    — Euh… En tous les cas, sachez que je peux vous faire une bonne remise…

    — … Non, juste une crémation, je vous prie !

    — Un café et l’addition ?

    — Pardon ?

    — Je plaisantais, je vous prie de bien vouloir m’excuser… Donc… Une crémation… Vous avez conscience que c’est quelque chose de définitif.

    — Comme la mort ! Non ?

    — Nous avons des promos sur des cercueils, si d’aventure, vous étiez tentée par autre chose que la crémation qui est, je ne vais pas vous le cacher – car j’ai l’impression qu’on ne vous la fait pas à vous – aussi chère qu’une inhumation traditionnelle…

    — Vous recyclez des vieilles bières ?

    — Que nenni ! Que nenni ! Ce sont d’anciens modèles et l’époque est au déstockage, nous sommes sommés de faire dans le flux tendu…

    — Par qui ?

    — Par nos commanditaires chinois ! Eh oui, même la mort se négocie à Shanghai ! … Mais tout ça est à prendre avec des baguettes ! … Oh un peu d’humour ne peut pas faire de mal, n’est-ce pas madame, euh… ?

    — Quand c’est drôle, oui !

    — Bien…

    Nous avons comparé les urnes. J’ai pris l’option la moins chère, avec une urne toute simple, en alliage léger. Je n’avais aucune idée de ce que j’allais en faire une fois remplie.

    — Qu’est-ce qu’on en fait généralement, une fois… pleine ? j’ai demandé.

    — Vous avez le choix, certains la gardent sur un meuble, d’autres la répandent dans des endroits aimés des défunts, une plage exotique, un point de vue en montagne ou bien encore plus singulier, le jardin des grands-parents ; plusieurs la déversent dans un endroit réservé dans les cimetières et vous avez aussi la possibilité de la mettre au Columbarium… La semaine dernière, vous allez pouffer… Une femme à qui j’expliquais ce que je suis en train de vous dire, m’a demandé quel était le rapport avec les colombes. J’ai eu un mal fou à ne pas rire…

    — Je ne comprends pas !

    — Colombarium / Colombes… Même préfixe ?

    Je le crucifiais de mon regard de glace, ce que je trouvais tout à fait de circonstances dans sa boutique. Sa vanne était nulle, sa fantaisie de croque-mort était mortelle et qu’il me prenne pour une demeurée incapable d’ironie m’insupportait. Je balayais sa tentative lamentable d’humour par un retroussement de canines qu’il prît néanmoins pour un acquiescement zygomatique.

    — Vous pouvez vous occuper de l’épandage ?

    — Non, je regrette ! Nous pensons – quand je dis nous, j’entends la profession – que c’est une démarche totalement personnelle qui, je cite le manuel, « balise l’entrée dans le deuil ! ». Si vous voyez ce que je veux dire.

    — Je vois !… Je vois très bien, merci.

    — Je peux me permettre de vous donner un conseil ?

    — Si je vous réponds que je ne le permets pas ?… Moi aussi, je plaisante… Allez-y, je vous écoute.

    — Épandez ses cendres tout de suite ! Toutes nos études montrent que le faire plus tard est très douloureux et ravive d’une manière insoupçonnée le deuil. Si vous voyez ce…

    … Je me suis levée. Je n’ai jamais été patiente. Ses yeux étaient de cette couleur qui oscille toujours entre le marron et le noir, une couleur dont on ne se souvient jamais. Une ligne de poils de barbe oubliés par le rasoir ombrait la base de ses narines.

    « Si vous voyez ce que je veux dire » et ses préposés l’ont passée à la flamme et je l’ai récupérée après un atermoiement un peu long dans une salle d’attente bondée : « Le salon de thé de l’Univers Funéraire ». La mort n’a pas de période creuse, elle emplit les agences qui l’administrent comme j’imagine les maternités le font avec la vie qui prend la relève.

    Je pensais aux cadavres qui attendaient leur tour, à la queue leu leu, et aux nouveau-nés dans l’attente de la sortie du tunnel. Les naissances se superposaient-elles aux morts comme dans un ballet parfaitement réglé qui aurait pour titre : « de la bonne gestion des stocks ? ». Est-ce qu’un superintendant veillait à la bonne marche de la chaîne de la vie ? Dieu ? Une autorité cosmologique planquée derrière sa console en géostation dans la constellation des gémeaux ?

    J’ai lu pour tromper mon attente, un Science et vie, un article très intéressant sur la pousse des cheveux et leur cycle de vie. Les hommes les perdent parce qu’ils produisent trop d’hormones mâles (alopécie androgénique), comme si la nature dans une sorte de facétie voulait les punir de leur surdose de masculinité en les enlaidissant, en les dépossédant de cet attribut qu’ils passent des heures à domestiquer et qui, quand ils le perdent, les rend si fragiles.

    Les femmes, mentionnait l’article, ne sont pas épargnées par l’alopécie mais pour des raisons différentes qui semblent moins liées à une sorte de surproduction d’androgènes mais plutôt à des facteurs de stress ou de maladies dermatologiques. Le cheveu est rare mais pas complètement absent.

    Un couple est entré, lui était complètement fermé, elle, était accablée. Si une sorte de dignité instinctive ne l’avait pas soutenue, je crois qu’elle se serait traînée sur les genoux. J’ai eu envie de leur demander qui ils avaient perdu ? Mais ce sont des choses que l’on ne demande pas. Les problèmes de diarrhée sont abordables, l’herpès est accessible, de même que les cancers, mais la mort reste un des grands mystères de l’humanité. Les éplorés de la salle d’attente ont incliné la tête à leur entrée comme s’ils étaient tous membres de la même secte et qu’en cet instant silencieux mais respectueux, ils communiaient dans un esprit de compréhension mutique. Comme si dans ce léger basculement, il y avait toutes les condoléances du monde. Je me sentais totalement importune, seul mon costume faisait illusion. S’ils avaient su que sous mon habit de deuil, je portais la couleur de Satan ?

    Je leur ai proposé mon « Sciences et Vie » qu’ils ont refusé en reniflant. Tous étaient concentrés sur leur peine qu’ils semblaient veiller jalousement. Quelques couples, les doigts entrelacés, semblaient partager un chagrin qu’ils avaient mis dans la communauté ? Je me demandais ce qu’ils ressentaient ? Avaient-ils perdu leur enfant ? N’est-ce pas selon les codes occidentaux, la plus grande douleur, la souffrance absolue devant laquelle toutes les autres s’inclinent ? Je dois être monstrueuse ou orientale, car je ne comprends pas qui a pu, et en vertu de quels critères objectifs, établir une telle échelle de la souffrance ?

    Une mère du Darfour éprouve-t-elle les mêmes affres devant la dépouille de son enfant emporté par la malnutrition ? N’était-elle pas délivrée plutôt ? Soulagée de la fin de ses souffrances ? L’affliction ultime n’est-elle contenue que dans la maternité amputée, que dans la disparition de sa raison d’être ? J’ai connu des gens annihilés par la perte de leur chien, d’autres soulagés de la mort d’un parent encombrant qui n’en finissait pas de mourir.

    La mère sacralisée quand elle est un ventre fécond mais que l’on n’hésitera pas à lapider si elle a le malheur de croiser le regard d’un autre homme ou que l’on défigurera sans aucun remords si un coin de son hijab dévoile une partie de sa gorge.

    Je me suis replongée dans le Science et Vie pour aborder les problèmes de l’eau sur notre planète. C’est après le reportage sur l’Islande et ses geysers que j’ai été conviée dans une annexe tendue de violine. Monsieur Costume gris souris m’a apporté mon urne. C’était donc tout ce qui restait d’une vie ? J’ai eu peur que ce soit encore chaud. Je lui ai fait un chèque du solde, il m’a remerciée d’avoir fait appel à ses compétences et j’ai mis le vase funéraire dans le grand sac que j’avais acheté pour l’occasion. La mort ne pèse pas grand-chose, elle est juste un peu encombrante pour un sac féminin. J’ai salué mes voisins éplorés en quittant la salle des mortifications avec le même hochement de tête. J’avais pensé qu’il était à double sens. Seuls les derniers arrivés m’ont répondu, les autres se sont abstenus de m’adouber. Je n’avais pas les stigmates de l’affligée, mes yeux maquillés n’avaient pas coulé. J’avais lu une revue scientifique au lieu de me concentrer sur ma douleur et je n’avais à aucun moment fait refluer dans mes narines une coulée de souffrance.

    J’aurais pu la mettre dans le coffre de la voiture, je l’ai placée sur le siège avant, coincée par la ceinture que j’avais entortillée. À la place du mort. J’ai été obligée de m’arrêter dans une station-service, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai éprouvé l’envie de l’emmener avec moi. Une femme de ménage qui sortait des toilettes pour hommes en poussant un chariot débordant de produits désinfectants, s’est signée en reconnaissant le vase funéraire. Elle m’a dit que de loin, elle avait eu l’impression que ça fumait encore ! Ce n’était que mon café.

    3

    J’ai parqué ma voiture dans le garage de mon immeuble, puis j’ai pris l’ascenseur en espérant secrètement qu’aucune des personnes avec lesquelles je partage les frais de copropriété n’ait la même idée. Je redoutais d’avoir à expliquer que je transportais de la mort en poudre. Les gens sont si curieux ! Et je sais si mal dissimuler l’inattendu, que je me sentirais obligée de me justifier.

    J’habite au dernier étage d’un immeuble qui n’en compte que cinq. J’ai choisi l’appartement avec la terrasse, sur plan, c’était joliment dessiné. Je fais pousser des arbres dans des grands pots de terre cuite et je tonds tout l’été ma mini-pelouse avec une micro tondeuse que j’ai trouvée à Singapour. Chez moi, il n’y a rien, juste l’essentiel : une table, quelques chaises, un futon et des parements de bois qui cataplasment mes murs à mi-hauteur et une sorte de vieux vaisselier dont le bois est percé d’une multitude de trous de bêtes ; je les nourris de temps en temps avec de la cire d’abeille, j’imagine qu’elles vivent là, à l’abri, je suis même contente qu’elles aient choisi mon vieux meuble. Il m’arrive même de leur parler quand je rentre, pas systématiquement, mais souvent néanmoins. « Salut les filles, alors ça creuse ? »

    Je me suis déchaussée et j’ai dénoué mon foulard, hésité entre le Te Deum de Bruckner et un extrait du dernier album de Dany Brillant, reçu dans ma boîte aux lettres coincé entre le catalogue Lidl et le journal de la ville. J’ai opté finalement pour le Cantique, à cause du contexte.

    J’ai laissé tomber le sac, la mort a vacillé et puis je suis allée ouvrir une bouteille de vin et le vieux meuble, comme on ouvre une malle dans laquelle on espère toujours découvrir des secrets, et j’ai pris Bécassine dans mes bras.

    Mon téléphone portable a sonné dans ma besace. J’ai cru, l’espace d’un instant, qu’elle m’appelait en direct de l’au-delà ! J’ai ri pour contrecarrer ma peur, ma peur irrationnelle.

    — Allô ?

    C’était François ! Je ne reconnais jamais sa voix. On dirait qu’il en a plusieurs ou bien est-ce moi qui ne suis pas suffisamment attentive ! Lui dit qu’il reconnaît mes silences.

    — Oui François ?

    — …

    — Elle est là, avec moi !

    — …

    — Je ne sais pas encore.

    J’ai raccroché le téléphone et me suis assise sur un des fauteuils qui forment un U autour d’une table de verre. J’aime ramasser mes pieds sous mes fesses. J’ai posé mon verre sur un disque de plastique qui fait partie d’une collection : Les douze merveilles du monde, en l’occurrence : le mausolée d’Halicarnasse. J’ai installé Bécassine sur mes genoux.

    T’es de plus en plus crado, ma vieille ! Écoute, il faut que je te parle. T’as le temps là, parce que ça risque de durer ? Tu me connais, je sais pas faire si je ne digresse pas. Et puis, j’ai des choses à te dire, des choses que je ne t’ai jamais dites, des choses que je n’ai jamais dites à personne.

    4

    À dix ans…

    Et pourquoi pas ? C’est bien dix ans, c’est un bel âge non ? Pourquoi commencerais-je par le début ? Alors, toi aussi tu vas t’y mettre ? Tu vas me dire ce que je dois faire ? Et comment je dois le faire ? Tu veux retourner dans ton bahut pourri ? C’est ça que tu veux ? Non, parce que si c’est ça que tu veux, tu le dis tout de suite et basta, tu replonges. T’en profiteras pour te désencrasser !

    Je vais t’expliquer ma démarche afin que tu comprennes bien. Tu m’écoutes ? Regarde-moi quand je te parle ! Ne fais pas les yeux ronds ! … Voilà ! … Comment t’expliquer ? … Quand, par exemple, je mange un Chocolat Liégeois, j’entame toujours le pot par le fond, je passe sous la crème fouettée, quand je l’ai bien récuré, je creuse dans la crème à petits coups de cuillère que je lèche avec le bout de la langue. Parfois il m’arrive de plonger la cuillère et de tout mélanger, ce sont souvent des moments de dépression … Et puis je crois qu’il doit y avoir d’autres moments où je n’opère aucune stratégie, je mange comme ça vient … Tu comprends ? … Tout ça pour te dire que je piocherai non pas au hasard de mes souvenirs, mais selon une logique qui m’appartient. Et puis quoi ? Tu voudrais que je te dise : Voilà Bécassine, j’ai été super heureuse enfin au début et après un peu moins… ?

    Alors, si tu veux bien, on va commencer par le chocolat !

    À, dix ans, j’ai débarqué dans une maison de la banlieue de Toulouse.

    Oui bien sûr ! C’est de ma vie, dont je vais te parler ! Tu croyais quoi ? Qu’on allait deviser sur ton inconscient ? Qu’on allait parler chiffons ! Tu ne ris pas ? Pourquoi, c’est drôle ? … Et puis, est-ce que tu as le choix ?

    À dix ans, j’ai débarqué dans une maison de la banlieue de Toulouse. Une femme assermentée qui sentait l’ail et le bonbon au pin m’avait servi de garde-chiourme. Elle devait me remettre à des gens qui m’attendaient sur leur perron, rangés dans un ordre croissant. On aurait dit le prélude d’une histoire à l’américaine, ne manquaient que le drapeau aux étoiles blanches, les sourires ivoire et un blues chanté par une énorme noire aux cheveux crépus. Un garçon de mon âge et deux adultes : ses parents. La femme avait les cheveux courts qu’elle avait dû teindre elle-même, très peu de poitrine et un nez comme façonné à la hâte avec une arête très aiguisée. Lui était chauve. Il portait une chemise sous un pull sans manches. Quelqu’un, sa femme, j’imagine, s’était repris à plusieurs fois pour marquer les plis de son pantalon. On aurait dit des lignes de chemin de fer luisantes de gel dans une gare de triage. Le garçon était à l’image de son regard, fadasse, fadasse et promis à l’obésité. Je me rappelle sa chemise qui était la copie conforme de celle de son père, seules les rayures de son pull sans manches différaient.

    Ma valise a changé de main, le père l’a prise dans la sienne. La maison ressemblait à ses voisines, encastrée dans une cité pavillonnaire pour classe moyenne, elle ouvrait sur un garage en avant-scène. J’ai dû m’essuyer les pieds sur un tapis brosse orné du numéro 13. J’ai eu le droit à une visite en règle, sûrement à cause de la représentante de la fonction publique, une femme toute en longueur comme un maïs qui aurait souffert du manque d’eau.

    D’abord la cuisine parfaitement rangée, puis une pièce contiguë dans laquelle ils avaient entassé une salle à manger en faux acajou et un canapé flanqué de deux fauteuils chapeautés de napperons faits main. On aurait dit une salle de musée de province.

    On aurait dit ! On aurait dit ! Qu’est-ce que tu veux que je dise d’autre ? Comment veux-tu que j’annonce l’analogie autrement que par un : on aurait dit que ?

    Sur tous les murs, l’enfant était représenté dans toutes les poses. Je notais qu’il avait déjà pratiqué l’équitation, le ski et le vélo tout-terrain. À l’étage, sa chambre avec un grand lit, rangée comme une chambre de fille et une autre, celle des parents où je n’ai pas eu le droit de pénétrer. J’ai juste eu le temps de remarquer que sur le lit recouvert d’une couverture matelassée brillante, était assise une poupée, vraisemblablement espagnole, avec en corolle une jupe bordeaux froufroutante. Je lui ai trouvé un air agacé. Ils m’ont dirigée vers une sorte de grand placard, plus tard j’apprendrai que l’on appelait ça un dressing. Dedans, un lit de camp et une boîte en bois sur laquelle était crochée une petite lampe à pince, un drap était plié sur une couverture d’un surplus de l’armée. Une pile d’illustrés, un vieil atlas et toi, Bécassine, jetée sur lui comme si tu voulais le protéger.

    Ils m’ont dit : « On te laisse t’installer ». Quand ils ont fermé la porte, l’obscurité m’a enlacée. Je t’ai prise dans mes bras, tu ne sentais pas très bon…

    Déjà !

    J’aurais pu allumer la lampe à pince, je n’ai pas osé. Je me suis allongée sur le lit qui a craqué, les montants de bois en croisillons ont glissé sur le sol ciré.

    Pas plus de trois mètres carrés ! Et encore, je suis quasi certaine que c’était plus petit… Et l’autre… Quelle autre ?… La fonctionnaire !… Qui avait dit : « Oh comme tu vas être bien dans cette jolie chambre ! »… Quelle conne !… Les poneys ont des box plus spacieux… Même les cochons d’Inde, si on prend en compte le ratio « poids et volume de la cage ».

    Les gens de la DDASS m’avaient demandé de faire très attention à ne pas décevoir ces gens qui consentaient à me donner une nouvelle chance. C’était mon deuxième placement, ils attendaient qu’en retour de l’opportunité qui m’était offerte, je sois irréprochable. Je les entendais en bas qui buvaient dans des grosses tasses qui s’entrechoquaient. Portaient-ils un toast ? Un toast à leur bonne fortune ou bien trinquaient-ils au complément de salaire qui permettrait au petit de faire du vol à voile ou d’acheter une mobylette ? J’ai dû dormir, car j’ai sursauté quand ma nouvelle mère de substitution a ouvert la porte de mon cagibi.

    — Bah alors, qu’est-ce que tu fais dans le noir ?

    — Il n’y a pas de poignée à l’intérieur, la porte s’est fermée toute seule. J’attendais que vous veniez…

    — Fallait appeler !

    — Je ne connais pas votre nom !

    — Viens lui dire au revoir…

    J’ai remercié la dame qui, en plus de sentir l’ail, sentait maintenant le café. Elle est partie sous la pluie et je me suis dit que son ensemble en tergal allait être foutu. La fonctionnaire tendait au ciel son visage comme si recevoir les gouttes directement sur la peau pouvait l’aider à en comprendre l’incongruité. Elle a couru en remontant les épaules et en unissant les deux pans de sa veste. Je me suis toujours demandée si des études sérieuses avaient démontré l’impact d’un tel comportement sur la pluie ?

    — Comment tu t’appelles ? m’a demandé le garçon ?

    — Garance ! j’ai dit.

    — C’est nul comme prénom ! Je n’ai pas demandé le sien.

    Ils n’ont jamais mis de poignée à l’intérieur de mon placard. Je bloquais la porte avec une chaussure. Parfois, il arrivait au garçon de se lever en pleine nuit pour la fermer. Quand je ne dormais pas, je luttais en m’arc-boutant sur elle. J’étais plus forte que lui. Parfois, il m’arrivait de dormir. Alors, j’étais en retard pour l’école et j’avais la bouche desséchée.

    Tu penses bien que j’y ai pensé plus d’une fois à lui filer une raclée à ce fils de pute ! Mais y avait les instances DDASSiennes qui me foutaient les jetons à l’époque.

    Un jour, la dame de la maison qui m’avait demandé de l’appeler tante Florence a apporté un gros gâteau sur la table de la cuisine en Formica jaune. Et tout à coup, je me suis rappelé que c’était mon anniversaire et en même temps, celui du garçon… Ma maîtresse de l’époque avait dit que l’on avait manqué être des jumeaux cosmiques. Sauf que moi j’étais née à Saint-Ouen et lui à Toulouse. Le père a coupé la lumière. Je gigotais. Ils ont chanté, pas moi bien sûr, ni lui d’ailleurs, on ne s’applaudit pas quand on vous met à l’honneur… Joyeux anniversaire « mon garçon »… J’étais sur le point de me lever et d’aller les embrasser… Je riais avec des larmes dans les yeux. Joyeux anniversaire « mon garçon » ? Sur le coup, je me suis dit qu’il ne se souvenait pas de mon prénom, c’est vrai, ce n’est pas facile de se souvenir de tout… J’ai failli leur rappeler que je m’appelais Garance… Joyeux anniversaire « mon fils »… Le père a coupé le gâteau et la mère est allée chercher les cadeaux… Des cadeaux… Des cadeaux qu’elle a offerts à l’autre, à l’enfant légitime … Je n’ai rien dit. J’ai réussi

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