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Ciel noir - Tome 1: Les éclaireurs
Ciel noir - Tome 1: Les éclaireurs
Ciel noir - Tome 1: Les éclaireurs
Livre électronique527 pages7 heures

Ciel noir - Tome 1: Les éclaireurs

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À propos de ce livre électronique

Depuis cinq ans, le monde tente de se remettre des ramifications d’un cataclysme dévastateur. Au prix de nombreux sacrifices, les États-Unis sont parvenus à retrouver un équilibre précaire. Cependant la découverte des Actifs, représentant moins d’un pour cent de la population mondiale, met en péril la stabilité du Nouveau Monde. Un maintien pour lequel lutte Neil Lewis au sein du DSI, une institution interétatique chargée d’identifier et d’interner les personnes contaminées. Pourtant, la traque d’un groupuscule terroriste aux revendications inquiétantes le mènera face à ses convictions les plus profondes.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Jérémy Mahé s’intéresse profondément à la géopolitique et à la sociologie criminelle. Il a réalisé des recherches pointues sur les tueurs de masse aux États-Unis et sur la radicalisation djihadiste en France. Fort de ces études, il construit des histoires intrigantes qui encouragent la réflexion sur les enjeux sociétaux contemporains. "Ciel noir - Tome I" illustre parfaitement cette approche littéraire.

LangueFrançais
Date de sortie6 nov. 2023
ISBN9791042205607
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    Aperçu du livre

    Ciel noir - Tome 1 - Jérémy Mahé

    Jérémy Mahé

    Ciel noir

    Tome I

    Les éclaireurs

    Roman

    ycRfQ7XCWLAnHKAUKxt--ZgA2Tk9nR5ITn66GuqoFd_3JKqp5G702Iw2GnZDhayPX8VaxIzTUfw7T8N2cM0E-uuVpP-H6n77mQdOvpH8GM70YSMgax3FqA4SEYHI6UDg_tU85i1ASbalg068-g

    © Lys Bleu Éditions – Jérémy Mahé

    ISBN : 979-10-422-0560-7

    Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

    À Thomas, qui rêvait de côtoyer les nuages.

    Ceux qui négocieraient leur Liberté fondamentale contre une Sécurité illusoire ne méritent ni Liberté ni Sécurité.

    Benjamin Franklin, Père fondateur des États-Unis

    Il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre des lois et avec les couleurs de la justice.

    Charles Montesquieu, philosophe des Lumières

    Un grain dans la balance déterminera quel individu vivra et qui mourra, quelle variété ou quelle espèce augmentera en nombre et laquelle diminuera ou finira par s’éteindre.

    Charles Darwin, paléontologue

    Prélude

    Chronique digitale « American Culture », extrait de la diffusion du 15 juin 2010, Philadelphie

    Récemment, le débat public a été porté sur la question de l’étrange contagion qui préoccupe la côte est des États-Unis. De nombreuses interrogations restent sans réponse et l’incapacité des NIH¹ à déterminer l’origine du virus inquiète fortement la population locale.

    En outre, l’apparition de deux camps antagonistes au sein de la communauté scientifique est venue alimenter les nombreux débats gravitant autour des conséquences hypothétiques de l’épidémie. Une relative majorité des chercheurs s’attache à légitimer une mise en quarantaine des centres névralgiques de la contagion, à savoir : Washington DC, Baltimore et Rockville.

    Parmi eux, le docteur Peter Mills, dont l’étude concernant la propagation du virus dresse une vision glaçante de l’avenir. Selon ce dernier, il est impératif que l’épidémie soit contenue dans les plus brefs délais, au risque d’être confronté à une pandémie d’échelle nationale.

    Bien que l’étendue de l’épidémie demeure présentement inconnue, il est certain que la lente réaction des institutions gouvernementales à mettre en place des réponses est pour le moins préoccupante. La nécessité de trouver un vaccin afin de mettre un terme à cette situation alarmante est devenue une priorité nationale.

    Il n’est guère surprenant que le débat public se soit focalisé sur la cause de ce phénomène inexplicable. Quelle en est l’origine ? Pourquoi maintenant ? Existe-t-il des risques inhérents à la propagation d’un tel virus ?

    Mais il reste une question en suspens. Une question aux répercussions profondes. Une question à laquelle chaque citoyen américain a pensé, mais qui pourtant n’a jamais été posée, sans doute parce que nous craignons d’en connaître la réponse.

    Qu’adviendra-t-il si aucun vaccin n’est trouvé ?

    I

    24 octobre 2015, cinq ans après la Grande Vague

    La carlingue du jet fut secouée, faisant osciller le liquide ambré qui tapissait avidement le fond du verre. L’appareil avait décollé une heure auparavant, sous un ciel gris chargé de menaces, typique des hivers new-yorkais.

    Neil Lewis, une jambe croisée sur le genou opposé, saisit délicatement le récipient et le porta à ses lèvres. L’alcool descendit lentement le long de son œsophage, lui procurant aussitôt une sensation de chaleur réconfortante.

    Il aimait le whisky. Peut-être trop, d’ailleurs. Du moins, c’est ce que lui reprochait Emily autrefois.

    Balayant ces pensées d’un revers d’esprit, il concentra son attention sur l’extérieur. Le ciel noctambule était réduit à un firmament de ténèbres. Une toile monochrome et sinistre, parsemée de nuages cotonneux nomades. Le murmure effilé du vent sifflait le long du fuselage, projetant d’infimes gouttelettes sur le hublot, qui s’étiraient en une myriade de traînées translucides.

    Neil se frotta les paupières, les iris rougis par une fatigue coupable. De profonds cernes violacés imprégnaient son visage creusé, stigmates d’un sommeil fragmenté. Une barbe fournie hérissait ses joues, vieillissant ses traits taillés à la serpe qui intimidaient d’ordinaire.

    Cela faisait maintenant treize nuits qu’il pourchassait Hans Keller. Il pensait l’avoir coincé, dans un immeuble délabré en périphérie de Chicago. Un rectangle de briques ancien aux murs éventrés, se fondant dans un décor de désolation.

    Il avait littéralement enfoncé la porte de l’appartement, donnant un nouveau sens à l’expression faire une entrée fracassante.

    Arme au poing, il avait inspecté chaque pièce de l’habitation, un logement insalubre aux vitres obstruées par d’épaisses planches clouées. De timides rayons de soleil perçaient au travers d’une lucarne couverte de crasse, projetant un halo de lumière empli de poussière en suspens.

    Le virologue avait été prévenu de son arrivée. Un enchevêtrement de câbles d’alimentation, arrachés à la hâte, gisaient tristement sur le sol. Dans la précipitation, le fauteuil du bureau avait été renversé et reposait sur un accoudoir, dont le plastique s’était fendu à l’impact. Une barquette cartonnée de poulet au curry trônait au centre d’une table basse en verre. La nourriture, à peine entamée, était encore tiède.

    Merde.

    Il s’en était fallu de peu, mais Neil était désormais rompu au jeu du chat et de la souris. Il savait par expérience que tôt ou tard, l’homme se trahirait. L’usage d’une carte de crédit. Un appel passé à un proche. La réservation d’une chambre d’hôtel. Peu importe.

    Et cette fois-ci, tu ne le rateras pas.

    C’était un appel reçu plus tôt dans la soirée qui lui avait donné raison. La connexion à une ligne téléphonique sécurisée s’était automatiquement établie. Il avait décroché à la seconde sonnerie.

    « On l’a retrouvé », avait simplement dit Eli.

    Un sourire de satisfaction s’était étiré sur ses lèvres et il avait embarqué juste à temps pour le dernier vol.

    Neil se souvenait de sa première cible, peu de temps après la pandémie. Cela faisait pratiquement six ans maintenant. La mise en quarantaine avait lamentablement échoué. Le président des États-Unis, Owen Lane, avait décrété l’état d’urgence. Puis, l’épidémie avait ravagé le continent. Des millions de morts.

    Dame nature est une tueuse impitoyable.

    Après cela, la contagion s’était étendue sur l’ensemble de la planète. Et le monde avait sombré. Combien de victimes avait-on déplorées ? Sept cents ? Huit cents millions de vies envolées ?

    Cela semblait invraisemblable, absurde même, comme un mauvais rêve sans fin. Même lui n’avait pas voulu y croire, usant du déni comme rempart au maintien de sa raison.

    Mais les souvenirs des rues désertes, balayées par le vent, étaient profondément ancrés dans son esprit. Il se souvenait des appels de détresse émis sur les fréquences d’urgence, des stades transformés en centres médicaux de fortune. Et ce sentiment étrange et pénétrant.

    La peur.

    La peur indicible d’être contaminé.

    Une main, délicatement posée sur son épaule, l’arracha à sa léthargie méditative. Le visage de l’hôtesse, une jeune femme à la silhouette élancée, remplit son champ de vision. Neil jeta un bref coup d’œil au badge épinglé à son veston. Elle se dénommait Ava.

    — Excusez-moi, nous allons bientôt atterrir, je vous prie de bien vouloir vous attacher.

    Elle lui adressa un sourire chérubin, dévoilant une dentition parfaite. Elle se redressa lentement, ses cheveux ondulant avec grâce. Bien que professionnelle, son attitude était l’expression même du charme féminin.

    Neil lui adressa son sourire charmeur. Le numéro quatre, celui avec la fossette en coin. « Bien sûr. »

    Il tira sur la sangle en polyester noire et ferma la boucle qui produisit un claquement métallique sec. L’air pressurisé commençait à devenir lourd, étrécissant la prise de la ceinture qui enserrait son bassin.

    Le jet vira, dévoilant les lueurs lointaines et flageolantes d’une ville dont Neil ignorait le nom, puis amorça une descente serrée. Le vent de face secouait le petit appareil comme un enfant l’aurait fait avec un jouet. L’avion trembla une dernière fois avant de se poser sur une piste goudronnée au revêtement tanné par les intempéries.

    Le train d’atterrissage avant percuta violemment le sol. Neil sentit la force d’inertie le décoller de son siège. L’appareil ralentit progressivement puis s’immobilisa sur le tarmac, les turbines hurlantes dans le vent glacial d’hiver.

    La pluie était drue, secouée par un souffle violent. La noirceur sépulcrale de la nuit l’entourait de toutes parts en un linceul d’obscurité. Neil sentit le froid s’immiscer sous ses vêtements, plantant ses crocs acérés dans sa chair découverte. Tout en boutonnant son manteau, il songea à demander une mutation dans l’un de ses coins du monde que l’hiver semblait fuir.

    À quelques dizaines de mètres, un imposant Chevrolet Suburban à la carrosserie mate patientait sagement dans un ronronnement mécanique. Les phares du SUV projetaient une lueur fantomatique sur le sol goudronné miné d’irrégularités. Une portière claqua, puis la silhouette massive d’un homme se découpa dans la pénombre. Le rideau de pluie qui s’abattait implacablement sur ses épaules ne semblait aucunement le déranger. Neil attrapa son ami par les épaules et l’attira à lui pour une accolade virile.

    — Comment était-ce Chicago ? demanda Eli.

    Neil poussa un profond soupir. « Un vrai foutoir. »

    — Hmm, la routine.

    Elias Sanders, Afro-Américain avoisinant le mètre quatre-vingt-dix, faisait partie de ces personnes que Neil qualifiait de sentimentalement hermétiques. Son regard était aussi dur que ses traits anguleux et il renvoyait cette perpétuelle impression d’indifférence totale, comme s’il évoluait au travers d’un monde parallèle. Les personnes qui ne le connaissaient pas, y voyait une forme de condescendance. La réalité était bien plus simple : Eli détestait les gens.

    Ils s’étaient rencontrés pour la première fois en 2001, un mois de novembre afghan, froid et morose. Tous deux venaient d’intégrer les rangs officieux du SEAL Team Six², deux mois après les tragiques attentats des Twins’ Towers. L’administration Bush, généreusement appuyée par la contribution militaire de l’Alliance du Nord, venait de déclarer ce que les politiciens appelèrent cyniquement la guerre contre le terrorisme. Les images insoutenables des avions de ligne s’écrasant lourdement dans une sphère de feu contre les façades vitrées des gratte-ciel imprégnaient encore profondément leurs esprits, tandis qu’ils grelottaient, le casque tactique appuyé contre la paroi tremblante de l’habitacle d’un hélicoptère d’attaque AH-64 Apache.

    Les plaines afghanes, sèches et ininterrompues, étaient recouvertes d’un épais manteau de neige, peignant un décor quasi féerique, en profonde contradiction avec les aspérités creusées dans le sol par les frappes aériennes de l’OTAN. La hauteur à laquelle l’aéronef fendait l’air glacial semblait figer ce paysage de désolation. Une mosaïque austère et morbide.

    Ils faisaient partie des premiers. Les premiers à être envoyés sur le devant de la scène, perçus comme les combattants de la démocratie, repoussant les bastions tentaculaires de l’adversité dans le recoin le plus sombre du monde, qu’était ce foutu pays. Un périple homérique, louangé par une vague de propagande politico-médiatique qui devait sa houle aux lobbies des grandes firmes de l’armement américain.

    Durant cinq longues années, ils vécurent les horreurs de la guerre, puisant leur maigre réconfort dans d’infimes moments de fraternité, plaisantant au sujet de ce qu’ils feraient lors de leur retour au pays.

    Mais ce qui avait été décrit comme une simple guerre éclair contre les talibans devint un véritable bourbier militaire, passant d’instauration de gouvernement provisoire bancal à des conflits larvés en terre inconnue.

    Cinq années passées à enterrer les corps démembrés par des mines antichars de leurs frères d’armes. Et à peu près autant d’années à se demander s’ils seraient en vie au lever du jour, s’ils verraient à nouveau l’imbroglio des interminables buildings qui colonisaient l’île de Manhattan. Une latence existentielle durant laquelle la monochromie de la guerre remplaça le camaïeu de la paix, où les stridulations oppressantes des obus se substituaient aux gazouillements joyeux des oiseaux matinaux. Une période insoutenable à supporter le parfum âpre d’une mort omniprésente, mêlant effluves de poudre et émanations putrides de chair brûlée.

    Ayant survécu de justesse dans une embuscade et gravement touché à la jambe, Neil avait été rapatrié au pays, où il avait pris la décision de quitter l’armée. Eli avait suivi ses traces quelques semaines plus tard, blessé à la hanche par un éclat de shrapnel.

    Toute romance, aussi pittoresque soit-elle, commence généralement par un conflit sanglant. Et lorsque le flot destructeur de la Grande Vague s’était amenuisé, laissant entrevoir les prémices d’un monde plein d’espérance, les deux hommes s’étaient engagés au sein de l’agence la plus puissante de l’histoire du contre-terrorisme. Leurs antécédents professionnels ayant largement contribué à leur reconversion.

    Les vétérans se réfugièrent dans l’habitacle du véhicule. La pluie crépitait au-dessus de leur tête avec une ardeur peu commune. Le chauffage diffusait un souffle chaud et continu. Un transpondeur accroché au tableau de bord crachait des paroles inintelligibles, entrecoupées de grésillements. Neil regarda à travers la fenêtre, frottant ses mains gelées l’une contre l’autre, désireux de produire un semblant de chaleur corporelle. En fond de toile, des éclairs blancs traçaient de longues cicatrices zébrées dans un ciel nocturne sibyllin.

    — Allez dans le New Hampshire, terre promise de soleil et de nouveaux horizons !

    Eli s’esclaffa. « Qui aurait envie d’habiter dans un endroit pareil ? » soupira-t-il en dépliant sèchement une carte routière écornée.

    — Le GPS ne marche plus ?

    — Il se trouve que notre ami a élu domicile au fin fond des plaines rocailleuses, aucun signal ne passe dans ces endroits-là.

    — Comme en Afghanistan, déclara Neil en nouant ses mains derrière la nuque.

    — Comme en Afghanistan, sourit finement Eli.

    L’homme démarra le moteur qui émit un grondement sourd, comparable à celui de l’orage qui se profilait à l’horizon. Ils sortirent du minuscule aérodrome et s’engagèrent sur une route cahoteuse, bordée d’immenses conifères chahutés par la brise hivernale.

    — Quelle a été son erreur ? questionna Neil après un court instant de silence.

    — Connexion à un serveur non sécurisé.

    Il secoua tristement la tête. « Des jours de cavale désespérée pour terminer sur une erreur élémentaire… Étonnant pour un homme aussi brillant. »

    — N’empêche que ça nous permet de rentrer pour le week-end. Les Jets jouent demain soir.

    — Je supporte les Giants.

    — Sale vendu.

    À l’extérieur, le monde n’était plus qu’une ligne floue et continue. La route brimbalante faisait trembler l’habitacle du véhicule. Neil fouilla la poche intérieure de son manteau détrempé et en sortit son E-pad. Ses doigts pianotèrent avec agilité sur l’écran tactile. Un dossier, marqué du sceau gouvernemental en en-tête, s’afficha.

    Hans Keller, trente-deux ans, un mètre quatre-vingt-trois, le visage fermé. D’origine allemande, naturalisé Américain durant son enfance. Éminent chercheur, spécialiste reconnu en virologie, il avait obtenu son diplôme de second cycle au MIT à l’âge de dix-neuf ans. Idéologiste, profondément croyant, il avait intégré un réseau de militantisme. À la suite d’une altercation avec le leader, il avait fondé son propre groupe d’activisme radical, connu pour ses actions violentes. Désormais, il était l’une des têtes pensantes du groupuscule terroriste répondant au nom de Ciel Noir.

    Un parcours admirable, parsemé d’un zeste de chaos.

    Neil connaissait parfaitement ce dossier, pour l’avoir étudié des heures durant, lors de nuits sans sommeil. À côté de lui, Eli se courba et saisit un paquet de cigarettes. Il en tira une et la porta à ses narines pour en humer le parfum boisé. D’un geste, il la pinça délicatement entre ses lèvres charnues. Le briquet produisit une flamme chancelante, dessinant les arêtes de son visage renfrogné. Neil crut percevoir une lueur de satisfaction dans son regard lorsque les premières cendres rougirent.

    — Je croyais que t’avais arrêté de fumer.

    — Mal de gorge. C’est médicinal.

    Neil rangea son E-pad dans la boîte à gant. « Le miel marchait aussi. »

    — Merci pour vos conseils, grand-mère.

    — Tourne à droite dans un kilomètre.

    Eli acquiesça d’un léger hochement de tête. Un mince nuage de fumée blanche s’échappa de ses lèvres, dessinant un spectre informe qui tournoya durant un instant de flottement éphémère. Neil porta une main à sa ceinture, sa main se referma sur la crosse en aluminium de son Sig-Sauer P226. Il affectionnait particulièrement cette arme : une puissance de feu étonnante, une portée satisfaisante et une précision millimétrée. Un instrument infaillible au service de la mort.

    Il fit glisser le chargeur de la crosse pour une ultime vérification. C’était une vieille habitude de soldat. Il ne partait jamais en mission sans avoir entièrement démonté et remonté son arme préalablement.

    Eli quitta la route et s’engagea sur un chemin inégal et rocailleux. Les secousses s’intensifièrent. Neil eut un flash mémoriel du jour où le stabilisateur de sa machine à laver s’était détaché. Il s’était retrouvé à jouer les cow-boys sur le dos de cette saloperie au beau milieu de la nuit. Un grand moment de patriotisme.

    Eli gara le véhicule sur le bas-côté et éteignit le moteur. Le crépitement de la pluie qui martelait le toit s’était considérablement atténué.

    — C’est ici.

    Neil chassa une mèche brune qui barrait son front moite en sortant du SUV. L’air était frais, respirant la fragrance particulière de la forêt, mixtion subtile d’humidité et de sève. La tempête s’était calmée, les hurlements du vent n’étaient plus que des geignements inaudibles.

    Neil fit un tour sur lui-même, scrutant attentivement les alentours, analysant chaque infime détail. Ses yeux commençaient à s’habituer à la noirceur caverneuse qui les entourait. Il se demanda si c’était ce que l’on ressentait une fois mort, cette quiétude noirâtre et paisible.

    Charmant Neil, le moment idéal pour se lancer dans des réflexions existentielles aussi poétiques.

    Son partenaire s’approcha et lui adressa une tape fraternelle. « Allons-y. »

    Les deux hommes longèrent tranquillement le sentier, cerné de part et d’autre, par d’épaisses broussailles épineuses. Malgré l’humidité ambiante, leurs semelles faisaient crisser le sol rocailleux. Au sommet d’une pente abrupte, les contours d’un modeste chalet en bois se dessinaient au travers de la pénombre environnante. Toute lumière éteinte.

    Eli alluma sa lampe torche et balada le faisceau lumineux autour de la structure, repoussant les bastions de ténèbres. Pas d’étages, trois fenêtres, une porte à l’avant, une seconde à l’arrière. Au dos de la maisonnette, un sentier escarpé se profilait, serpentant jusqu’au sommet de la colline. Il lui adressa un regard dont seul Neil détenait le sens, se traduisant par « comme d’hab ».

    Les deux hommes se séparèrent avec une synchronisation scénarisée et avancèrent furtivement, chacun couvrant une entrée. Ou une sortie.

    Neil s’approcha lentement de la porte avant, encadrée d’une alcôve en bois de chêne. Les bords, érodés par les hivers rudes, trahissaient un manque d’entretien coupable. Neil tenait son arme chargée, pointée vers le sol, l’index le long du pontet. Ses gestes étaient calmes, mesurés.

    Un bon soldat ne peut se permettre de presser accidentellement la détente sous le coup de la peur ou de la surprise, lui avait dit un jour un sergent instructeur dans un éclair de lucidité.

    Il perçut du mouvement à travers la vitre. Une ombre.

    Ce fut bref, l’espace d’une seconde.

    Le souffle régulier, il posa la main sur la poignée qui grinça discrètement lorsque le panneau de bois coulissa vers l’intérieur de l’habitation. Soudain, une déflagration puissante déchira l’air. Le grondement sourd de la mort.

    Le tir venait de derrière.

    Eli !

    Dopé par les sécrétions d’adrénaline qui déferlait dans ses veines comme un torrent de feu, Neil se précipita à l’arrière du chalet.

    Merde, merde, merde.

    Son pouls s’était considérablement accéléré. Il le sentait battre furieusement sous sa peau. Neil parcourut les derniers mètres et aperçut son ami, le devant du costume troué, gisant pitoyablement sur le sol. Ce dernier poussa un grognement rauque, une expression de stupéfaction enfantine figée sur le visage. Du coin de l’œil, Neil perçut une ombre se mouvoir rapidement entre les arbres.

    Instinctivement, il se lança sur son sillage. Des fragments de rochers se dérobaient sous ses semelles, des branches lui cinglaient le visage. Imperturbable, Neil continuait sa course, sans quitter du regard la silhouette qui évoluait maladroitement au sommet du sentier alpin.

    Il enjamba un bosquet touffu et son pied se prit dans une racine. Il recouvra l’équilibre in extremis, prenant appui sur un rocher qui lui entailla la paume de la main. Quand il leva à nouveau les yeux, l’ombre s’était volatilisée.

    Bordel.

    Les sens en alerte, Neil analysa l’épaisse noirceur qui flottait impassiblement autour de lui. La lune découpait des bandes d’argent entre les arbres qui se balançaient dans un bruissement sinistre. Le calme irréel de la nuit était pesant. Seul le gémissement plaintif du vent troublait cet océan de silence.

    Tout autour de lui, les pins se dressaient en ombres menaçantes. Le souffle de sa respiration faisait écho sur les rochers. Il expira, s’obligeant à se concentrer un instant. À force de les traquer, il avait appris à raisonner comme un fugitif.

    Réfléchis.

    Cet homme est armé et déterminé, il n’a pas hésité à tirer sur ton partenaire. Le sommet de la colline donne sur une falaise. Donc, aucune échappatoire. Ce qui implique deux possibilités.

    Premièrement : il se cache en attendant le moment idoine pour porter une attaque. Hypothèse peu probable, dans la mesure où il n’est ni un bon tireur ni un expert en arts martiaux, à la différence de toi. Il a donc conscience qu’en combat loyal, il n’a aucune chance. Ce qui nous amène à…

    Deuxièmement : le sac rempli de matériel d’escalade, posé contre la porte arrière du chalet, n’était pas anodin. La falaise !

    Neil s’élança prestement vers le haut de la colline. L’air glacial lui fouettait le visage et le faisait larmoyer. Ses doigts, engourdis par le froid, avaient pris une teinte violacée. Son souffle saccadé produisait d’infimes nuages de condensation qui s’évanouissaient au-dessus de sa tête.

    La forêt dense laissa place à une clairière éparse. Neil put apercevoir la crête, puis le sommet de la falaise. À demi courbé, il jeta un regard panoramique à l’arête escarpée qui s’enfonçait dangereusement dans le vide.

    Dans le ciel, les étoiles scintillaient d’une lueur féroce. Il distingua une silhouette qui lui tournait le dos, un baudrier noué autour de la taille, au bord de la ligne qui marquait la falaise.

    L’homme serrait une corde épaisse en un nœud de huit, avec expertise.

    « Keller ! » Tout en se redressant, Neil leva lentement son arme. « C’est terminé. »

    La silhouette fut secouée d’un hoquet de surprise. Il s’approcha prudemment, tandis que l’homme se retournait pour lui faire face, tenant un 44 Magnum qu’il pointait dans sa direction. Neil sentit son cœur se glacer.

    — N’avancez plus !

    La folie perçait dans son regard. Ses mains, secouées de tremblements, renvoyaient l’image de feuilles mortes balayées par le vent automnal. Neil songea que quelques années auparavant, cet homme faisait partie des rares scientifiques reconnus de leur temps, qu’il avait été une personne à l’esprit rationnel et doué de raison. Cet homme qui, désormais, pointait une arme à la puissance de feu dévastatrice, droit sur sa poitrine.

    — Lâchez votre arme et mettez les mains derrière la tête, lança Neil.

    Le faisceau du crayon lumineux éclairait son visage saillant, sa mâchoire prognathe aux maxillaires contractés, son regard d’un bleu perçant. Sa bouche se tordit en un rictus méprisant.

    — Vous n’êtes pas des fédéraux.

    Sa voix était plus douce que Neil ne l’avait imaginé, un accent caractéristique de l’Est new-yorkais mâtiné d’intonations allemandes. Il secoua la tête, les mains moites.

    — DSI, Services Rapprochés.

    Il y eut un silence tendu.

    — Les grands défenseurs de l’humanité ! grinça Keller, le ton ironique. « J’ai entendu parler de vos interrogatoires renforcés. Une façon bien plus poétique de dire torture. C’est d’un lyrisme touchant. »

    Neil eut un haussement d’épaules évasif. « Vous pouvez vous convaincre que vous êtes une bonne personne. » Il planta un regard dur dans le sien. « Je ne suis pas sans reproches, mais je fais ce qui est nécessaire pour défendre ce pays et les valeurs auxquelles je crois. »

    Keller soutint son regard. « C’est ce que vous expliquez aux familles des personnes que vous assassinez ? »

    — Ces gens sont des terroristes, ils menacent la vie de personnes innocentes. Neil s’efforçait de garder une voix neutre. De ne pas s’emporter afin de maîtriser la situation, du moins ce qui pouvait l’être.

    — Ces gens sont innocents, seulement… différents. Sa voix avait soudainement changé de ton. De la tristesse peut-être ? Ou quelque chose de plus profond encore.

    Neil arqua un sourcil. « Une thèse conspirationniste ? Je vous pensais plus pragmatique. » Il avait prononcé cette phrase sans ironie.

    Un silence pesant s’installa. Keller le fixait, le regard ardant d’une haine indicible. Sa prise autour de la crosse s’affermit. Neil bloqua sa respiration. Il analysait l’expression de son visage, tentant de deviner ses intentions, de prévoir ses gestes, de parer chaque éventualité.

    Ne pas se laisser surprendre.

    « Vous aimez cela, cracha Keller en secouant la tête avec mépris. Tuer ces personnes parce qu’elles se battent pour une cause qui n’est pas la vôtre. » L’arme paraissait lourde au bout de ses bras fragiles.

    — Il y a une grande différence entre assassiner des innocents et neutraliser une menace.

    Keller eut un rire amer. « C’est ce que vous vous dites pour vous rassurer ? Ils étaient une menace. Ça vous permet d’avoir la conscience tranquille ? De mieux dormir le soir ? »

    — Je ne trouve plus le sommeil depuis longtemps, mais pas pour les mêmes raisons. Ces gens ont fait un choix, le mauvais choix.

    L’homme émit un son rauque. « Cette pensée illustre votre vision passéiste des choses. Tout au long de l’histoire, la quête de justice ne s’est faite qu’au prix de la violence. »

    — Je ne suis pas d’accord, les effusions de sang ne servent pas la justice, seulement des intérêts personnels.

    Les lèvres de Keller frémirent nerveusement. L’échange était implacable, la tension emplissait l’atmosphère d’une consistance qu’ils auraient presque pu toucher. « Nous ne sommes pas si différents vous et moi. » Ses yeux ternes reflétaient une certaine assurance. « Nous ne partageons pas les mêmes idéaux, mais nous les défendons d’une ardeur commune. »

    Neil serra un peu plus la crosse de son arme. Ses phalanges blanchirent. « Lâchez cette arme, Keller. »

    Il s’était déjà retrouvé dans une situation similaire, lors d’une mission de reconnaissance dans l’une des innombrables grottes afghanes qui peuplaient l’Hindou Kouch. Chacun braquant son arme sur l’autre, la détermination dans le regard et l’impression dérangeante que le temps s’est arrêté. Il avait pressé la détente. Le premier. Raison pour laquelle il était encore en vie aujourd’hui.

    — Sinon vous allez tirer ? Keller sourit, c’était un sourire énigmatique, mélange de tristesse et de résignation.

    Neil secoua tristement la tête. « Ce n’est pas obligé de finir comme ça. Vous n’avez tué personne jusqu’à présent… On peut encore vous aider. »

    Neil lut l’hésitation qui parcourut son visage, les tremblements nerveux de ses bras, la crispation de l’index sur la gâchette. Une voix dans sa tête lui hurlait de tirer.

    — Un jour, vous ouvrirez les yeux sur la vérité. Vous découvrirez que durant tout ce temps vous étiez aveugle. Sa voix était soudainement redevenue calme. « Ce jour-là, vous comprendrez qu’une guerre se prépare. » Une lueur étrange traversa son regard. « La question est de savoir, de quel côté serez-vous lorsque celle-ci éclatera ? »

    L’arme trembla. Neil s’apprêtait à ouvrir le feu, lorsque l’homme retourna le revolver contre sa tempe et pressa la détente.

    Durant un instant, les rayons de la lune semblèrent le maintenir droit, puis ses muscles se relâchèrent et son corps inerte bascula dans le vide nébuleux de la nuit.

    II

    Neil avait passé l’entièreté de la nuit à faire le ménage. La pâleur de son visage était inquiétante, trahissant un manque de sommeil fautif. Les médecins légistes avaient été contraints de récupérer le corps, du moins ce qu’il en restait, au pied de la falaise rocheuse.

    Il passa devant le brancard, sur lequel reposait le cadavre brisé et ensanglanté de Keller, et rejoignit le Chevry Suburban. Eli Sanders l’attendait, adossé contre le capot du véhicule, un thermostat de café fumant à la main. Il avait troqué son costume contre un manteau long, plus adapté au froid mordant. Ingénieux.

    — Comment va notre héros du jour ? lança-t-il avec un cynisme assumé.

    — Comme un gamin qui vient de se faire gronder par le directeur de l’école.

    Chose rare, ses yeux s’écarquillèrent de stupeur. « Merde, le boss t’a appelé ? »

    Son coéquipier acquiesça de lassitude. « John Myers en personne. »

    — Sacrée soirée, hein ?

    Neil poussa un profond soupir. Colère ? Fatigue ? Il n’aurait pas su dire. « J’ai connu mieux. Comment vont tes côtes ? »

    — Il a tiré à travers la porte. Le gilet a tout encaissé. Un simple hématome de la taille d’une balle de base-ball, plaisanta-t-il. Ce devait être l’une des rares personnes existantes dans ce bas monde à se réjouir d’avoir été la cible d’un revolver considéré par beaucoup comme capable de couper un homme en deux. Ah oui… et mon costume préféré est foutu, ajouta-t-il la mine contrite.

    À chacun ses priorités.

    Un soleil sanguin s’élevait sur le paysage sec et rocailleux. Les arbres projetaient un déchaînement de couleurs, dépeignant une véritable ode printanière. Le bruissement des feuilles, amicalement chahutées par la brise hivernale, se mêlait au chant paisible des oiseaux matinaux.

    — J’ai voulu te prévenir, pour le flingue, mais t’as détalé comme un lapin.

    Neil haussa les épaules : « On ne pouvait pas prévoir qu’il s’exploserait la tête. »

    — T’as vu le brancard ?

    Il acquiesça d’un hochement de tête.

    — Bon Dieu, Neil. Qu’est-ce que tu lui as dit là-haut ?

    Dans le chalet, ils avaient retrouvé un micro-ordinateur portable. Les données du disque dur étant cryptées, Neil l’avait envoyé à l’équipe d’analystes du bureau de New York. Après cela, il avait fallu expliquer à John Myers, directeur des Services Rapprochés, pourquoi Hans Keller avait fini au pied d’une falaise, le visage défiguré par une munition de gros calibre. La discussion avait été concise, ponctuée de « oui monsieur ». L’irrésistible aménité de la génuflexion hiérarchique.

    Après l’appel, Neil s’était attelé à remettre les choses en ordre avec les services de police et en avait profité pour régler les problématiques de juridictions. Il avait passé des heures à remplir des formulaires assommants, à renseigner des autorisations confidentielles et à rédiger des rapports post-incidents.

    — On a un jet dans deux heures, dit Eli en jetant un regard fuyant à sa montre automatique. J’ai appelé les autorités locales pour qu’ils apprennent la mauvaise nouvelle à son ex-femme.

    — Ils l’ont interrogé ?

    — Non, ils ne se fréquentaient plus depuis trois ans.

    Neil acquiesça mécaniquement. Son regard se perdit loin devant, au-delà des sommets enneigés, majestueusement solennels. Les innombrables formulaires et autres tracasseries procédurales l’avaient épuisé, tous ses muscles criaient de fatigue.

    — Je vais te dire une chose… J’emmerde la bienséance protocolaire.

    Eli eut un rire bref, mais sincère.

    — Une cigarette ? lança-t-il en lui tendant un paquet écorné.

    — Non, merci.

    Plus jeune, il avait été fasciné par ce parfait équilibre, entre goût de la vie et défiance de la mort, que représentait le fait de fumer. Mais il n’avait jamais apprécié l’insipidité âcre du tabac.

    — Sans parler de tous ces bureaucrates qui ne cherchent qu’à couvrir leurs fesses.

    — L’application de la loi est une longue route semée d’embûches, déclara Eli accompagnant sa tirade d’un geste théâtral.

    Neil sourit avec amusement.

    — Tu as bien dit que l’on décollait dans deux heures ?

    Il leva un index pontifical. « On ne peut plus précis. »

    — Allons nous boire une bière.

    ***

    « La mort de Hans Keller est regrettable », dit l’homme.

    Neil était confortablement installé dans un siège en cuir, face au bureau en bois massif du directeur. Le décor de la pièce fleuretait entre le simplisme et la modernité. Une large baie vitrée donnait une vue imprenable sur la ville de New York, rincée de pluie. Incroyable, mais vrai.

    John Myers se tenait droit, la silhouette empreinte de sa rectitude singulière. Son visage fermé se reflétait sur la surface des vitres teintées.

    — Il savait ce qui l’attendait si nous le ramenions ici vivant.

    Myers arqua un sourcil. « Les interrogatoires ? »

    — Oui, mais ce n’est pas la captivité qui l’effrayait. Il avait peur de ce qu’il aurait pu nous révéler.

    Neil repensa à son visage, à la détermination qui irradiait dans son regard, au tremblement de sa main avant qu’il ne tire. Réprimer les réflexes de survie n’avait pas dû être évident.

    Myers acquiesça l’air pensif. Son costume sur mesure et son rasage impeccable renvoyaient l’image d’un avocat pénaliste, mais son visage était celui d’un homme endurci par l’empreinte de l’existence.

    — Il était notre seul lien avec Ciel Noir.

    Une once de contrariété teintait le ton de sa voix, vibrante de morosité. L’indéfectible fatalisme des hommes de loi.

    — Pour le moment, monsieur. Le disque dur que nous avons retrouvé dans sa planque pourrait nous mener sur une nouvelle piste.

    Du moins, je l’espère.

    Myers acquiesça solennellement. « Bien. Même s’il est difficile de trouver un aspect positif à la situation actuelle, je reste confiant. Keller représentait une menace qui n’a plus lieu d’être. Vous avez fait du bon travail. »

    Faisant abstraction de toute formalité sociale, Neil se leva et traversa le couloir, tapissé d’une épaisse moquette bleu océan, débouchant sur une passerelle qui surplombait le centre de commandement. Le cœur opératoire des Services Rapprochés. Un joyeux concentré de professionnalisme et de chaos qui n’avait rien à envier à Wall Street et ses courtiers les plus aliénés. L’atmosphère électrique qui y régnait lui avait valu le surnom de la Centrale, en référence à la centrale de la compagnie Con Edison dans le Queens.

    Au centre de la gigantesque pièce ovale, un microprojecteur intégré diffusait un hologramme en trois dimensions de la carte des États-Unis. Une multitude de caractères lumineux marquait la représentation virtuelle et changeait de couleur en fonction des données que les analystes ajoutaient dans le système, jour et nuit.

    Tout autour, comme les rayons d’une roue, s’étiraient de longues rangées de bureaux en verre. Des centaines de personnes s’activaient en une masse noire, informe et grouillante. Un ballet ininterrompu de chemises blanches et de tailleurs stricts.

    Eli Sanders le héla depuis le bas des escaliers. Il avait sa tête des bons jours, bien que le panneau « allez vous faire foutre » restait placardé sur son front.

    — Neil, il faut que tu viennes voir ça.

    Il descendit les marches qui les séparaient et suivit son partenaire au bout de l’une des rangées. Un labyrinthe de glace. Les deux hommes s’engouffrèrent dans un bureau aux murs de verre insonorisant, qu’Eli qualifiait de bocaux à poissons. Des dizaines de moniteurs d’affichage interactifs diffusaient des indications diverses. Un rapport analytique sur les opérations militaires engagées en Libye, des données sensibles collectées à partir de lignes téléphoniques sur écoute, des menaces de mort proférées sur les réseaux sociaux à l’encontre d’un étudiant déclaré Actif, les images d’une manifestation antisémite tournant à l’émeute en Alabama. En bref, le monde et son indéniable splendeur.

    Le tout était relié par de longs câbles d’alimentation à une imposante console numérique. L’air avait une saveur ionisée et le bourdonnement régulier des processeurs procurait une étrange sensation d’apaisement. Un Xanadu digital pour les fous du clavier.

    Une femme, dos tourné, agençait une image satellite sur un écran holographique. La lueur blafarde des écrans qui creusait ses yeux n’affectait en rien la beauté de son visage mat. En entendant le fin coussin d’air dégagé par l’ouverture de la porte, elle se retourna vivement. Ses cheveux produisirent une vague dorée.

    — Neil ! Ça faisait un bout de temps.

    Son sourire d’une blancheur immaculée était envoûtant. Elle s’avança et le serra dans ses bras. Déconcerté par cette démonstration d’affection soudaine, Neil se surprit à sourire bêtement. Ferme la bouche, abruti.

    — Eh bien… ça doit faire quelques semaines, oui.

    Du coin de l’œil, il aperçut Eli, un sourire moqueur sur les lèvres.

    — Alors, quelles sont les nouvelles ? demanda Neil après s’être raclé la gorge.

    Comme à son habitude, Eli s’enfonça mollement dans un siège. Si l’indifférence était une œuvre d’art, son visage en serait la toile.

    Keira se pencha en avant et pianota avec une agilité déconcertante sur la console. Une matérialisation en trois dimensions d’un dossier numérique se mit à graviter. Il fallait le concéder, la technologie avait ses avantages.

    — Voici l’ensemble des données que contenait le disque dur de Keller.

    Elle effleura l’hologramme qui se divisa en une constellation de données en suspension.

    — La plupart ont été effacées par un logiciel de sécurité, quand vous avez démarré le processeur, sa voix comportait une pointe de reproche.

    — À vrai dire, Neil a pris seul l’initiative d’allumer cet ordinateur, lança Eli sur un ton désinvolte tout en le pointant d’un doigt accusateur.

    — Salaud, murmura l’intéressé.

    — La ferme ! siffla la jeune femme. Heureusement pour vous, mon esprit brillant est parvenu à reconstituer les données fragmentées.

    Keira Diaz était ce que l’on appelait communément un génie. À l’âge de dix-neuf ans, elle s’était connectée à un serveur militaire hautement sécurisé depuis un cybercafé new-yorkais. Lorsque les enquêteurs du FBI l’avaient questionné sur le motif de ses agissements, elle avait simplement répondu que la curiosité était une grande ressource contre l’ennui. La semaine suivante, elle débutait l’entraînement à l’Académie de Quantico en tant que nouvel agent spécial. Cependant, son don ne se limitait pas seulement au piratage informatique, elle était également une remarquable

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