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Les variations de la ligne parfaite: Enquête philosophique sur l'idée de vers chez Mallarmé
Les variations de la ligne parfaite: Enquête philosophique sur l'idée de vers chez Mallarmé
Les variations de la ligne parfaite: Enquête philosophique sur l'idée de vers chez Mallarmé
Livre électronique732 pages11 heures

Les variations de la ligne parfaite: Enquête philosophique sur l'idée de vers chez Mallarmé

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L'un des traits les plus remarquables de la poésie, le vers, a été pourtant l'un des plus négligés par la pensée philosophique. Depuis la Poétique aristotélicienne jusqu'aux cours de Heidegger sur Hölderlin, le vers a été l'objet non pas tant d'un oubli ou d'un refoulement que d'une stratégie d'esquive. Il s'agissait, par une ignorance volontaire, d'amoindrir la portée de pensée de certains éléments formels du fait poétique qui semblent rétifs à la spéculation conceptuelle.
LangueFrançais
Date de sortie8 mai 2022
ISBN9789587817522
Les variations de la ligne parfaite: Enquête philosophique sur l'idée de vers chez Mallarmé

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    Aperçu du livre

    Les variations de la ligne parfaite - Nicolás Alvarado Castillo

    INTRODUCTION

    Ce livre poursuit un sujet unique : le vers, forme singulière de présentation de la pratique poétique. Il vise aussi un objectif unique : éclaircir les conditions sous lesquelles cette forme peut devenir l’objet d’un questionnement philosophique. Or, l’espace ouvert entre le sujet unique et l’objectif unique peut être transité de multiples manières. Pour mieux cerner ces possibilités, nous avons choisi de mener notre investigation en nous pliant à deux principes méthodologiques que nous pouvons nommer principe de positivité de la forme et principe de concrétisation dans la figure.

    Le premier dit l’exigence d’examiner le vers au plus près de ses déterminations formelles spécifiques et de ses systèmes historiquement contingents de caractérisation. Ce principe répond à l’intuition philosophique fondamentale que seul le corps technique du vers est à même de rendre pleinement lisibles les effets qu’il entraine sur le mode de pensée qu’est la poésie. Cela implique donc une confrontation serrée avec des corpus déterminés de formes versifiées et avec diverses manières d’organiser théoriquement ces matériaux. Les discussions engagées avec la linguistique, l’histoire et la théorie littéraire ont pour but de respecter au maximum cette restriction de méthode et d’éviter la projection subreptice de préconceptions philosophiques sur l’objet de l’analyse.

    Cependant, ayant comme seul réel les puissances contingentes de ses diverses configurations historiques, le champ de réalisation de la forme-vers reste trop vaste pour le saisir immédiatement et pour être traité dans sa totalité abstraite. D’où le deuxième principe, qui opère un choix dans ce champ et sélectionne un point de repère pour en organiser les éléments. Ainsi, le vers sera donné ici à la réflexion sous la tutelle d’une figure singulière, dont le choix n’est aucunement arbitraire. C’est le vers selon Mallarmé, tant l’organon de sa pratique artistique que l’objet de ses réflexions critiques, qui aimante le développement de l’enquête. Si le cas de Mallarmé a été pris comme guide, c’est parce qu’en lui – encore une fois, par sa pratique et dans sa théorie – se croisent deux exigences uniques quant au vers : d’une part, la plus haute revendication de la spécificité de l’opération qu’il recèle, de l’autre, le courage d’affronter le hasard inéluctable de ses productions historiques. Chez lui, le vers doit être décidément ce qu’il a toujours été – le garant d’une opération de coupure dont la régularité permet de distribuer autrement certains éléments de la langue ; mais il ne peut l’être qu’en recréant, dans l’engagement radical de ses propres conditions présentes, une nouvelle forme du vers, qui soit apte à soutenir les effets de la coupe poétique dans le temps incertain de sa crise.

    Étant simultanément une étude philosophique sur le vers et sur Mallarmé, ce travail couvre un ensemble assez divers de strates dont il convient de préciser la nature et la structure. La première partie du travail porte comme titre « Le présent, l’existence et la Crise ». Il s’agit d’une reconstruction minutieuse des problèmes textuels et philosophiques qui composent le célèbre texte « Crise de vers » de Mallarmé. L’objectif général de la section est de montrer comment le traitement de la question technique et formelle du vers libre que le poète offre est en fait étroitement lié au problème de portée plus ample de l’articulation entre les conditions du présent poétique et la possibilité de ce qu’une nouveauté y apparaisse. C’est un exemple privilégié d’analyse d’une multiplicité dans sa variation, car la particularité de ces textes est de soutenir le réel d’une transformation – l’émergence du vers libre – là où les conditions du présent ne permettent pas de décider préalablement de son appartenance à un ordre fixe d’objets – le système classique du vers métrique ou la pratique contemporaine du poème en prose. Il n’est donc pas étonnant que les trois textes analysés présentent plusieurs stratégies de traitement de ce présent en crise. Du dégagement de points symptomatiques du style de la « jeune génération » à l’établissement d’un corpus représentatif des productions récentes, en passant par la tentative d’une périodisation de l’époque, « Crise de vers » ne cesse de ramener la question de l’existence de la forme inédite au problème des conditions historiques de possibilité de la pratique poétique. Or, cette analyse véritablement critique du présent poétique ne peut être complète que dans la mesure où elle fait intervenir un autre mode de temporalité, celui du temps public. C’est dans le temps hétérogène de la vie collective que la pratique poétique rencontre à la fois la norme et la limite de son acte créateur – le sens plénier de sa destination et l’impossibilité d’être par soi-même l’invention d’un « labeur commun » absolu. Pour rendre compte de cet entremêlement des temps et des modes d’existence, nous parcourons, à la fin de cette première partie, deux textes contemporains à ceux de la « Crise » : « Étalages » et « L’action restreinte ».

    La deuxième partie, « Les poétiques du génie : singularité, effectivité, transmission », reprend le thème de l’émergence d’une forme artistique nouvelle au sein d’un système de production déterminé, mais à un niveau théorique plus général. Elle se propose la tâche d’examiner l’un des schémas conceptuels les plus récurrents tout au long des XVIIIe et XIXe siècles pour expliquer les processus de changement artistique : la théorie du génie. Chaque fois que le concept de génie est convoqué à cette période, il semble être la réponse spéculative à une série de problèmes fondamentaux de toute poétique – de toute pensée théorique qui veuille organiser rationnellement la structure des œuvres et les causes de ses effets : comment penser ensemble tant la stabilité du système de formes que l’intelligibilité de ses transformations les plus radicales ; comment rendre compte de l’effet de cette forme singulière sur la structure ; comment expliquer la transmission de cet effet dans sa situation d’origine et, possiblement, dans d’autres séries voisines.

    Tel que nous le comprenons, le dispositif conceptuel du génie est organisé autour de trois composantes formelles transversales : une notion spécifique du sujet créateur, un concept du plan homogène qui assure la consistance des œuvres et une idée de la valeur expressive des formes caractéristiques de chaque production. Toutefois, les rapports d’ordre et de hiérarchie entre ces trois pôles du dispositif varient en fonction des particularités de l’espace problématique dans lequel il est mis en opération. C’est pour cela que cette section présente les lignes fondamentales de la théorie du génie dans trois moments particuliers : le premier, le génie chez Kant comme une « heureuse relation […] de la disposition subjective de l’esprit » qui assure la conformité sans fin des formes d’expression des œuvres et l’homogénéité des contenus idéaux présentés ; le deuxième, le nouage entre les notions d’organisme et de génie chez une certaine pensée romantique de l’art – et son dépassement par une recomposition de la notion de sujet chez Hegel, par une radicalisation du calcul de la forme chez Hölderlin et par une autonomisation de la substance linguistique chez Bopp ; et le troisième moment, l’ensemble diffus d’usages de la notion de génie chez Mallarmé – génie inconscient de l’Œuvre, génie symbolique de l’homme angoissé par sa finitude, génie de la langue commune ou encore génie du vers et de la forme. L’objectif explicite de cette section du travail est de démonter ce dispositif comme explication générale des phénomènes de changement artistique et de pointer comment la répétition d’un même principe exceptionnel, toujours identique à lui-même, finit paradoxalement par occulter l’exception, le résultat surnuméraire qui constitue l’émergence d’une nouvelle forme poétique.

    Or, un effet peut-être plus intéressant ou plus affirmatif que celui de la suspension pure et simple du dispositif du génie se produit dans l’analyse de ses divers contextes d’activation. Il apparaît, dans les dysfonctionnements locaux du concept de génie, la forme en creux de certaines déterminations qui sont utiles pour fixer positivement la forme-vers. Par exemple : l’attention à un strate de la forme artistique qui ne se laisse pas réduire immédiatement à la nature du sujet transcendantal kantien – la dimension mécanique et scolaire des beaux-arts ; le poids des modifications autonomes de la substance langagière, qui présentent une résistance spécifique à la dialectique hégélienne ; l’historicité hasardeuse, ni téléologique, ni purement mécanique, qui mettrait en péril l’explication organiciste de l’homogénéité morphologique des langues dans l’analyse de Bopp. Toutes ces caractéristiques, dont le rôle n’est pas seulement de signaler les insuffisances du dispositif du génie, doivent être intégrées dans l’explication du vers et de sa variation historique.

    La troisième partie de ce texte – « La forme de la coupe » –, en s’appuyant sur les analyses précédentes, tente de construire une notion de vers qui puisse se passer effectivement du recours à la nature unique et exceptionnelle des diverses figures du génie. À l’exception des deux premiers chapitres, qui restent proches des analyses mallarméennes sur l’alexandrin et la notion de « Littérature » comme système collectif de jugement sensible, cette section représente la poussée la plus radicale du principe de positivité de la forme. En conséquence, les arguments avancés à faveur d’une caractérisation de la ligne poétique comme corrélation de deux séries de phénomènes hétéronomes – dans le cas du vers métrique classique, la série des positions métriques et la série des matériaux linguistiques – ne proviennent pas d’une exégèse ou d’une description des textes de Mallarmé, mais de l’analyse particulière de certaines configurations historiques du vers et de la discussion entre différentes théories qui se proposent de formaliser la coupe poétique. C’est dans ce contexte qu’il nous a paru nécessaire d’affirmer que, contrairement à ce qu’une partie des métriciens anciens et modernes semblent suggérer, la division du vers entre un modèle fixe et homogène (le mètre) et une instance matérielle circonstancielle est inadéquate. Il y va, comme le lecteur le verra dans le troisième et le quatrième chapitre, de l’intelligibilité du changement des modèles. Si le vers est une entité double, ce n’est pas à cause d’un couplage entre l’invariance de la structure métrique et la diversité des contenus linguistiques, mais parce que par les deux faces de son être il est livré à une variation historique constitutive.

    Pour chaque niveau du vers, il serait alors possible de penser une forme et un contenu spécifiques. Si le cas des formes non-métriques des matériaux linguistiques n’est pas particulièrement problématique – la démonstration est donnée dans la première section du chapitre trois, l’admission des contenus non-linguistiques (il faut entendre : non exclusivement linguistiques) suppose une idée différente du modèle de celle du moule abstrait, homogène et anhistorique – l’enveloppe extensive d’une certaine classe de ligne-vers. Nous proposons donc de comprendre cette nouvelle notion de modèle comme étant un ensemble relativement stable de différents modes de déterminations d’un fait poétique, un enchevêtrement formel où se croisent des modes de sélection hétérogènes, cooccurrents dans un moment donné et qui peuvent inclure des contraintes propres au système générique de la littérature, des capacités cognitives, des compromis institutionnels, des restrictions socio-économiques, des flux matériels ou des transformations technologiques. Nous donnons divers exemples de ce processus de composition des contenus d’une forme métrique : le cas de la fixation de l’alexandrin classique à la fin du XVIe siècle, la composition lâche des vers épiques de la chanson de geste, la fonction des rimes internes dans certaines formes métriques de la tradition lyrique tardo-médiévale, l’apparition des mesures d’accompagnement (ternaires ou semi-ternaires) dans le vers post-classique au XIXe siècle. Ces exemples ont à une double fonction, autre que l’illustration de la composition des contenus formels hétérogènes du mètre : d’une part, ils permettent de décrire les bords extérieurs de la scène classique – l’espace conceptuel et pratique qui définit ce qui vaut comme vers dans la poésie française de la fin du XVIe siècle jusqu’au dernier quart du XIXe siècle ; de l’autre, ils sont des cas concrets où l’on peut examiner les différences d’approche des théories sur le vers.

    Cette dernière fonction est particulièrement importante, car elle permet d’évaluer les discours à prétention scientifique sur le vers non seulement en fonction de leur puissance descriptive et de leurs processus de généralisation analytiques, mais aussi par leur capacité à rendre compte des phénomènes de variation de la forme poétique et par les compromis ontologiques qu’elles assument. Ayant défini le vers comme une forme contingente et constitutivement ouverte à la variation, il s’avère que sa nature est mieux décrite par les discours qui font d’elle un objet de perception qualitative immédiate, contextuellement déterminée, et non pas un squelette métrique qui serait rempli par un mécanisme de calcul phonologique quantitatif.

    La dernière partie, intitulée « L’acte poétique : sensation singulière et fixation du hasard », peut être lue comme un long commentaire de cette définition qu’offre Mallarmé du vers dans le texte « Averses et critique » : « Parité, entre les vers, et vieilles proportions, une régularité durera parce que l’acte poétique même consiste à voir soudain qu’une idée se fractionne en un nombre de motifs égaux par valeur et à les grouper ». En apparence conservatrice, cette définition doit désormais être comprise comme une réponse aux effets transcendantaux de la crise de vers. Il faudrait peut-être restituer à ce verbe, « durera », la multiplicité aspectuelle et modale des usages du futur. La temporalité qu’il implique est effectivement tendue, c’est son côté aspectuel, entre une borne initiale définie (la crise présente) et une borne terminale indéfinie. Elle dit d’une certaine façon le déroulement continu de « durer ». Et elle exprimerait aussi une sorte de modalité qui engage le sujet d’énonciation dans la vérité de l’énoncé. Ce futur conjectural pourrait donc se substituer par une périphrase modale épistémique du type : « cela doit durer… ». Ces nuances d’aspect et de mode du verbe font de la définition autre chose que l’énonciation dogmatique d’un état de choses à venir. Cependant, elles n’effacent pas la futurité du temps verbal, car l’instruction temporelle n’engage pas le présent de l’événement en question, mais sa vérification possible. Dire « la régularité [du vers] durera » est une thèse sur la temporalité d’un présent mouvant. Elle indique que le vers endurera sa crise. Et elle laisse entendre en même temps que la vérité de cet énoncé est suspendue à un acte de vérification qui reste à produire.

    Ainsi, la définition mallarméenne du vers, à l’issue de la crise du vers libre, ne représente pas une revendication abstraite de la parité ou de l’équivalence contextuelle qui définissait le vers métrique traditionnel, mais engage la pensée poétique dans une réévaluation historiquement située de la notion même de régularité. Et cette réévaluation ne part pas d’une description d’un état particulier du vers, elle est construite autour de la notion d’« acte poétique ». Tout au long de ce texte, nous proposons de lire cet acte comme étant constitué par trois gestes distincts : un acte de perception – « voir soudain que l’idée […] » ; un acte d’analyse – « […] se fractionne en un nombre de motifs égaux par valeur […] » ; et un acte de composition – « […] et à les grouper ». Dans les deux premiers chapitres de la quatrième partie, cette définition de l’opération poétique est placée dans le contexte de l’hypothèse mallarméenne d’un « double état de la parole » et est rapprochée du concept d’impression, tel qu’il apparaît dans la « poétique de l’effet » des années 1860. Les deux derniers chapitres essayent de saisir l’acte poétique et son opérateur, le vers, littéralement en acte. Deux des projets poétiques de Mallarmé sont choisis comme vérifications possibles : Les Noces d’Hérodiade et Un Coup de dés.

    Ce double choix est stratégique. Dans le cas d’Hérodiade, la Scène publiée en 1871 – elle est analysée en détail à l’aide des outils gagnés dans les parties précédentes – représente un point singulier de la pratique de versification de Mallarmé. Les effets des trois gestes constitutifs de l’acte poétique y sont mis à l’épreuve dans un contexte où les variations formelles du vers post-classique annoncent et préparent la crise de l’opérateur. Et en même temps, étant une œuvre fondamentalement inachevée et constamment reprise, Les Noces se présentent comme un symptôme général de l’ensemble de la poétique de son auteur.

    Le choix du Coup est tout aussi stratégique, mais pour des raisons différentes. Il n’est pas pris pour le point d’aboutissement de la production du poète ni comme la présentation enfin réussie d’un « feuillet authentique » du Livre ou de l’œuvre totale. S’il est symptomatique, ce n’est pas tant de l’œuvre dans sa totalité que de « l’effort d’art » requis pour intervenir de manière créatrice dans le contexte post-classique décrit dans « Crise de vers », contexte qui inclut les modifications du vers métrique entamées dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le développement du poème en prose dans la lignée baudelairienne et l’apparition du vers libre aux alentours de 1870. Par sa puissance de réinvention de la forme « hors d’anciens calculs », le Coup prouve que la découpe poétique de la surface du langage peut se présenter par d’autres formes de rythme ou d’intuition sensible, selon d’autres opérations de distribution de valeurs élémentaires et en créant d’autres figures de composition et de groupement. Il est, par sa position historique et par ses ressources formelles inédites, la vérification requise pour soutenir la vérité de la définition du vers exposée sur l’horizon de sa crise. Mais il est aussi, ce poème de 1897, la présentation poétique d’un contenu « intellectuel » particulier : l’impératif de l’acte poétique lui-même, l’exigence de la traversée du hasard jusqu’à sa fixation dans un point d’infini. Il n’est donc pas étonnant que ce soit dans le syntagme « LE HASARD », de la neuvième double page du poème, que se nouent les effets les plus radicalement nouveaux de cette tentative de présentation de l’unité produite par l’acte poétique, le « Vers, ligne parfaite ». Et il n’est pas non plus étrange que la figure qui dit métaphoriquement la fixation du hasard dans le Coup de dés, « la constellation », se répète obstinément dans la plupart des textes où Mallarmé essaye de donner la « preuve » poétique du mystère de l’existence collective de l’humanité. Car au fond, la victoire poétique du vers sur le hasard ne fait autre chose que présenter « l’instinct de ciel en chacun », la puissance de création de l’existence commune. La variation inhérente de la forme-vers, sa capacité de déployer l’acte poétique dans différents contextes historiques, pointe vers une idée de la vie et du sujet qui ne se laissent pas réduire à l’exhibition d’un fond métaphysique abscons ou au témoignage d’une angoisse mortifère. Quelque chose qui n’est pas l’irrémédiable finitude de l’existence s’affirme dans le « trait souverain » du vers : cette ligne qui, comme disait Mallarmé à propos du Livre dans « Le genre ou des modernes », « suffit avec maints procédés si neufs analogues en raréfaction à ce qu’a de subtil la vie ».

    Pour conclure cette présentation, signalons que le corps du texte que nous venons de décrire est borné en amont et en aval par une série de considérations de caractère plus général sur le lien entre la poésie et la philosophie contemporaine. En aval, par des conclusions où les résultats gagnés au cours de notre recherche sont mesurés face à trois interprétations contemporaines – celles d’Heidegger, de Benjamin/Lacoue-Labarthe et d’Agamben – du rôle du vers dans la compréhension philosophique de la poésie et du langage. Et en amont, par un prologue – les pages qui suivent immédiatement – qui pose une hypothèse générale sur les conditions du rapport entre la philosophie et la poésie et qui présente, à travers deux récits, les éléments constitutifs et les bords des espaces conceptuels – ou scènes – qui codifient ce qui apparaît comme vers dans la période classique et à la fin du XIXe siècle.

    Il est possible de placer les pages qui suivent sous le signe d’une hypothèse générale et de deux scènes, ou dramatisations spéculatives. Le rendement de l’hypothèse ne pourra être évalué qu’à posteriori, mais l’énoncer dès maintenant s’avère indispensable pour éclairer les enjeux de ce qui se présente dans les deux scènes choisies. Corrélativement, le sens des matériaux qu’articulent ces images, les possibilités formelles vers lesquelles elles pointent, fonctionne en tant que marqueur d’un espace symbolique où l’hypothèse saura s’inscrire ; elles lui fournissent, en quelque sorte, un seuil nécessaire d’intelligibilité. Le pari risqué d’un raccourci et la virtualité qui se dégage d’un acte de fiction, l’hypothèse et le drame, le tout de cette affaire ne trahit pas, espère-t-on, sa filiation à la pensée mallarméenne.

    L’hypothèse

    L’hypothèse porte sur l’agencement contemporain du rapport entre trois termes : philosophie, langage et poésie (ou littérature¹). Elle peut être énoncée de la façon suivante : une partie de la philosophie contemporaine a cru voir dans la poésie une voie pour contourner la réduction des fonctions expressives du langage aux opérations formelles du signe représentatif. Cette « critique poétique de la représentation » peut prendre plusieurs formes : que ce soit la proéminence de la parole poétique dans le dévoilement de l’être-ouvert (chez Heidegger), l’architrace comme condition quasi transcendantale de toute présentation (chez Derrida), ou l’expérience intransitive du langage dans « l’éclat de son être » (Foucault). Nous n’avons pas l’ambition de faire la généalogie complète de cette critique, en même temps diffuse et centrale dans la pensée du XXe siècle. Il nous intéresse cependant de signaler un trait général, qui touche à l’extension du lien entre poésie et langage. En fait, ce lien est constant : il s’agit d’un rapport de superposition. La poésie, ou la littérature en général, produisent des effets qui refondent ou subvertissent les structures les plus profondes de la langue commune. Elles manifestent la force d’un don originel de l’Être ; elles inscrivent la figure d’une marque paradoxale qui ne se trouve nulle part, mais agit partout ; elles présentent l’être brut et massif du langage comme murmure infini. Mais, que cela arrive sous la forme d’une donation originale, d’une causalité de la trace, ou d’une expérience du dehors, dans toutes ces déterminations, ce qui demeure constant est l’extension générale du poétique, qui affecte ou qui touche, de jure ou de facto, à la totalité du champ de la langue. Il n’y a de différence entre le signe poétique et la langue représentative que dans la mesure où le premier refait ou fait basculer la totalité de la seconde. Cette différence se présente donc comme absolue, uniformément distribuée dans tout le champ des signes, si bien qu’elle barre toute possibilité de localisation particulière. On voit très bien que la superposition complète des deux principes interdit naturellement toute détermination régionale du fait poétique. De là le tropisme insistant de la pensée antireprésentative qui voit dans des termes comme « esthétique » ou « poétique » des réductions illégitimes de l’œuvre d’art. Ajoutons que si l’on accorde une certaine prééminence au langage comme figure de présentation de l’être, la conclusion nécessaire (à cause de la co-extension des deux registres) est d’affirmer la portée « ontologique » de la poésie. La poésie assure ainsi le droit d’être fixée comme mode de la pensée.

    Or, cette co-extension nous semble problématique, au moins à deux égards : d’abord, parce qu’elle brouille, à l’intérieur du langage, la possibilité de trouver des déterminations formelles qui permettraient l’identification d’un fait de langage en tant que figure littéraire ; et réciproquement, parce qu’elle impose un critère de valeur indémontrable, réfractaire aux épreuves empiriques, qui glisse souvent dans l’extase mystique ou dans une dogmatique quasi religieuse.

    Dès lors, tout le problème est là : comment soutenir que la poésie est une forme de la pensée sans le recours à sa dispersion illimitée dans le langage tel quel ? C’est dans ce contexte qu’il est nécessaire de faire intervenir l’hypothèse. Elle dit, simplement, qu’un autre rapport entre les trois termes est possible, et donc que la philosophie contemporaine peut penser la pensée qu’est le poème sans sa réduction langagière. Elle suppose à son tour deux mouvements alternés : l’un, proprement philosophique, qui doit opérer, à l’intérieur de son espace conceptuel, une détotalisation de la relation entre le langage et l’être ; l’autre, tant poétique que philosophique, qui doit nous permettre, par la pratique même de ses formes, de dégager une positivité minimale qui explique la position d’exception des constructions poétiques par rapport au système général de la langue.

    Du premier mouvement, nous n’indiquerons qu’une des directions contemporaines : délier l’ontologie de sa justification langagière exige que la pensée, et ce qu’elle touche de l’être, se voie effectivement indexée à une multiplicité irréductible de modes ou de registres. Pour borner la superposition du poétique, de l’ontologie et du langage, il faut affirmer que la pensée n’est pas simplement plurielle, étalée dans différents domaines, mais qu’elle est effectivement hétérogène, produite par des procédures distinctes, immanentes et singulières. Il ne s’agit pas de nier la vocation universelle et systématique de l’ontologie, mais plutôt de dire que ce ne sera pas sa propre consistance interne qui nous indiquera la voie d’un rapport autre entre le poème et la pensée. Tenir encore à la différence irréductible de la pensée à elle-même, à l’heure où éclosent partout de nouveaux projets spéculatifs, implique certainement le désir de maintenir active une hypothèse qui aura été centrale dans la philosophie française du dernier siècle : ce qu’on peut énoncer de « nouveau » à propos de l’être dépend en dernière instance de la rencontre effective d’une chose singulière qui force la pensée à se mouvoir autrement.

    C’est de l’examen du second mouvement que nous nous occuperons dans ce travail. Pour poser les éléments de ce problème et pour rendre compte des rapports qu’ils entretiennent entre eux, l’intervention d’un dispositif particulier dont il convient de clarifier la construction nous a semblé nécessaire. La positivé minimale du poème doit être saisie en acte, taillée sur les composantes formelles qui la déterminent et les inscriptions temporelles qui la singularisent. Il lui faut un espace serré, où les places ne soient pas définies in absentia des forces constitutives des éléments qui l’occupent. Il lui faut aussi bien un temps serré, durée quasi simultanée de la présentation en général et des événements intérieurs. Il lui est nécessaire, finalement, que quelque chose se passe et qu’elle s’offre à un regard, même quand ce qui se passe reste à la lisière de l’attente et ce qui se donne à voir ne convoque qu’un regard anonyme, un point idéal qui organise une structure de direction. Ces conditions spatio-temporelles sont précisément celles de la scène. Cela veut dire qu’on peut penser ce qui se montre comme le « propre » du poème à travers le découpage de plages d’homologie qui spécifient l’espace « conceptuel » de sa pratique ; et qu’on peut penser ses changements réels, le passage d’une façon de produire de la pratique poétique à une nouvelle, comme des variations dans les dispositifs qui assurent la consistance de cette coupure de l’espace conceptuel.

    C’est pour penser la nature de ce type de transformations que nous prendrons un exemple tiré de la réflexion théorique sur l’art dramatique classique. Partons donc de la notion classique de la scène comme unité de composition du segment dramatique chez l’abbé d’Aubignac, dont le manuel La pratique du théâtre fut en quelque sorte la codification de la tendance normative et rationnelle de la poétique de la deuxième moitié du XVIIe siècle. Au contraire de l’acte, qui est déterminé a priori, en nombre et en fonction, par des limites génériques transversales², la scène n’est spécifiable que par des procédures locales de distinction et décomptage. Ce principe est pleinement visible dans la définition que donne d’Aubignac : « Une scène est cette partie d’un acte qui apporte quelque changement au théâtre par le changement des acteurs »³. La règle de ce changement reste extensive, l’identité d’une scène n’impliquant rien d’autre que la présence simultanée d’un nombre déterminé de certains personnages déterminés. Cela veut dire que, dans un premier moment, les rapports particuliers des personnages entre eux n’interviennent pas dans la formation ou le repérage de la scène comme unité dramatique. Seul importe le nombre, et tout changement de cardinalité a la puissance d’infliger à l’unité générique de l’acte une division en scènes⁴.

    Mais cette clarté arithmétique se brouille dès que l’on examine les bords ou les limites des scènes. Car une scène étant une « scission » d’un acte, elle doit toujours pouvoir se connecter au moins à une autre scène. L’enjeu de cet enchainement est crucial pour la défense d’une disposition rationnelle de l’œuvre dramatique, car il y va précisément de l’effectivité du schéma causal dans le niveau le plus élémentaire de la segmentation dramatique. Toutefois, la défense de cette causalité se heurte à des problèmes insoupçonnés, qui jettent une ombre baroque sur cet espace classique, en y dissociant ses niveaux d’articulation. En effet, le problème consiste en ce que les principes qui permettent de comprendre le passage entre les éléments dans l’ordre supérieur (les actes) sont incapables de rendre compte des passages entre les éléments dans l’ordre inférieur (les scènes), qui sont pourtant inclus comme parties de l’unité supérieure. La loi qui assure la cohérence organique de la fable, dès l’extérieur et par rapport à l’unité de l’action représentée est appelée, dans une tradition à la fois aristotélicienne et horatienne ; « la vraisemblance et la nécessité ». C’est elle qui enchaîne la suite des éléments dramatiques selon l’agencement propre aux faits représentés. Mais cette organicité est très diffuse au niveau des composantes de la scène. Dans la focalisation restreinte de ce niveau inférieur, les raisons pour lesquelles un personnage (ou un ensemble de personnages) déterminé doit être celui qui enclenche la différence entre deux scènes et pas un autre ne peuvent être que des anticipations partielles, des points de tension immanente qui se règlent au cas par cas. Le réglage de cette structure tendue de la scène reçut un nom précis dans le drame tragique classique : la liaison entre scènes. Cet ajustement du changement des segments ne peut donc se soutenir par l’agrément de la scène à quelque loi externe de la représentation. Elle est au contraire le lieu où la causalité dramatique soutenue par la loi de la « vraisemblance », pour survivre au niveau du segment supérieur, doit se dissoudre dans une casuistique poétique. D’Aubignac semble en être conscient quand il affirme : « […] pour choisir la personne qui va parler en ces rencontres, et l’endroit où elle doit parler, cela dépend absolument du jugement du poète »⁵.

    Or, ce jugement, étant un choix immanent, complexifie les liaisons ; il en produit une pléthore d’espèces. Il s’agit d’une tâche que la plupart des poètes et des théoriciens classiques ont entreprise, une sorte d’allégresse d’invention face à l’impuissance locale de la loi, mais en vue de son salut général. Uniquement chez d’Aubignac, on peut en trouver cinq espèces et deux « pseudo-types » supplémentaires de scènes : les liaisons de présence, de recherche, de bruit, de temps et de fuite, et les scènes de nécessité et d’éclaircissement⁶. Elles sont toutes des formes de la décision ou du jugement du cas. Elles font intervenir le changement des segments en modifiant des points singuliers des éléments constitutifs de la scène. Une différence entre scènes s’effectue donc, par exemple, par rapport à une discontinuité de la présence pure d’un élément constitutif (liaison de présence) ; elle s’agence aussi par des liens de remplacement et d’échange qui tissent les éléments en scène (liaison de recherche) ; elle induit des changements par des indices flous, des événements mineurs qui se passent (qui sonnent) dans la lisière des zones visibles de la scène (liaison de bruit) ; elle se produit par la chance fortuite d’un terme qui vient en remplacer d’autres dans un moment propice (liaison de temps) ou qui sort sans raison évidente (liaison de fuite).

    Est évident que dans toutes ces espèces, la différence n’est plus, comme on l’avait remarqué plus haut, d’ordre exclusivement extensionnel. Les passages se règlent en fonction des traits intensifs de quelques points, de leurs relations de voisinage ou de distance. Si l’on veut penser le changement des scènes, il faut donc s’appuyer, au-delà de leur contenu dénombrable, sur la forme tendue de leurs matériaux. Jacques Scherer a admirablement démontré, dans son étude sur la dramaturgie classique en France, que cette réalité matérielle de la scène est indispensable pour penser la liaison :

    Si le problème de la liaison des scènes a préoccupé les théoriciens et les auteurs dramatiques pendant une trentaine d’années, de 1630 à 1660 environ, c’est moins pour des raisons d’esthétique littéraire relevant de la doctrine classique que parce que chaque entrée ou sortie d’un acteur est, au XVIIe siècle, une opération lente et délicate. Nous allons en effet nous efforcer de montrer, en interprétant les rares documents précis dont nous disposons, que dans la plupart des cas, le plateau est relativement très profond, que l’acteur entre par le fond, qu’il a du mal à pénétrer sur le plateau et à avancer, qu’il marche lentement, et qu’il est obligé de venir jusque sur le devant, pour jouer le plus près possible des spectateurs⁷.

    Nous laissons au lecteur intéressé la tâche de consulter par lui-même la démonstration de Scherer. Remarquons seulement qu’elle montre sans aucun doute la dysmétrie des niveaux de segmentation que nous avons rencontré en examinant la scène et ses changements. La production d’une pensée (pratique et théorique) de la liaison, même si elle a été réalisée dans le cadre de la poétique rationaliste du drame classique, ne peut s’expliquer, dans sa particularité et ses variations, qu’en faisant appel à la forme contingente de ses contenus. Ce qui démontre, en tout cas, que l’identité de toute scène est double, précisément parce qu’elle fait de ses propres éléments constitutifs (sans recours à des éléments externes) le matériau pour l’analyse des lieux où elle est susceptible d’être modifiée.

    C’est dans ce sens qu’on utilisera la notion de scène pour les deux constructions conceptuelles qui suivent. Chacune d’elles représente à sa manière deux états historiques de ce que signifie la pratique poétique. L’une est contenue dans le commentaire d’un grammairien et poète mineur de la deuxième moitié du XVIIe siècle à propos des poésies de Malherbe. L’autre apparait dans l’une des « divagations » du chef de file de la poésie moderne à la fin du XIXe siècle. On prendra toutes les deux, malgré leurs différences évidentes, comme des dispositifs qui mettent en rapport les composants d’un concept ou d’une idée (de la poésie dans ce cas) dans un espace symbolique clos et réglé (une scène est une plage d’homologie qui ne contient que ses propres éléments), mais tendu vers ses bords par des points de liaison singuliers qui l’ouvrent à de possibles changements. Ou l’on pourrait dire, à la manière de Mallarmé, qu’il s’agit là de « fictions », ce « parfait terme compréhensif » ou encore de « dramatisations spéculatives »⁸.

    Deux scènes

    Scène première

    Les « Observations sur le livre 1 des Poésies de M. de Malherbe » de Gilles de Ménage constituent un exemple typique de la pratique du « commentaire » au XVIIe siècle : un texte à la fois polémique, descriptif et normatif. La périphrase des vers est effectuée par le biais d’analyses grammaticales qui règlent l’usage cultivé de la langue, d’exégèses rhétoriques qui codifient, par l’autorité des Commentateurs, la valeur « esthétique » des expressions et des tournures, et de propos polémiques qui essayent de fixer la légitimité d’un corpus poétique. La visée du texte de Ménage est très claire dès le début : il faut élever Malherbe à la hauteur de Virgile et de Pétrarque, c’est-à-dire qu’il faut faire de lui le « prince des poètes français ». Tel est le contexte où apparait la scène qui nous intéresse. Nous donnons la citation presque complète :

    SA LUMIERE EST UN VERRE ET FAVEUR UNE ONDE, QUE TOUSJOURS QUELQUE VENT EMPECHE DE CALMER. Que toûjours quelque vent empesche de calmer ne peut estre rapporté qu’à onde. Ainsi il n’y a rien qui responde à verre. Apres avoir dit que la lumiere du monde estoit un verre, il faloit adjouster, qui se brise tout aussi-tost : qui est la pensée de Publius Mimus : Fortuna, vitrea est : tum cùm splendet, frangitur ; et que Monsieur Godeau, Evesque de Vence, et Monsieur Corneille ont imitée de la sorte :

    Et comme elle a l’éclat du verre,

    Elle en a la fragilité

    J’ay oui dire à Monsieur de Racan, qu’ayant fait cette objection à Malherbe, et lui ayant conseillé de changer cét endroit, il approuva son objection ; et que sur l’heure mesme, et en sa presence, il changea cét endroit de cette façon,

    Son estat le plus ferme est l’image de l’onde,

    Que toûjours quelque vent empesche de calmer⁹.

    Un peu plus loin, Ménage revient sur la répétition des vers de Corneille et de l’évêque de Vence, en y ajoutant au passage une autre mention d’un vers identique chez quatre auteurs :

    D’ARBRITRES DE LA PAIX, DE FOUDRES DE LA GUERRE. J’ai souvent ouï dire à M. Chapelain, que luy et M. d’Andilli avoient fait ce mesme Vers, sans savoir qu’il fust de Malherbe. Et dans le moment que je fais cette remarque, j’apprens de M. Furetiere, que la mesme chose luy est arrivée. J’ay aussi ouï dire souvent à M. Corneille, qu’il avoir fait dans son Polyeucte, au sujet de la Fortune, ces deux vers si celebres,

    Et comme elle a l’éclat du verre,

    Elle en a la fragilité

    sans savoir qu’ils fussent de M. de Vence ; car ils sont originairement de M. de Vence, qui les avoit faits dans son Ode au Cardinal de Richelieu, quinze ans avant que Monsieur Corneille les eust faits dans son Polyeucte¹⁰.

    Une fois les éléments distribués, nous voici au cœur du drame. Ménage formule ainsi la thèse : « Il est assez ordinaire de se rencontrer ainsi dans la pensée et dans l’expression des autres »¹¹. La formule est extraordinairement précise et présente sans équivoque les termes centraux du problème. La pensée, l’expression, l’autre et le même (l’ordinaire), la rencontre ; on voit bien de quelle façon se clôt l’ensemble dénombrable des personnages-éléments qui définissent la singularité de la scène classique.

    La suite du commentaire de Ménage développe quelques arguments pour essayer de comprendre cette thèse, ce qui, dans notre logique de scènes, signifie qu’elle spécifie les points de tension qui profilent le bord de la scène, ses lieux de liaisons possibles. L’action dramatique de cette scène se développe sous la forme d’une interrogation : la rencontre, comment est-elle possible ? Et encore plus, qu’est-ce que veut dire qu’elle soit « assez ordinaire » ?

    Ménage avance deux arguments. Le premier est d’ordre pseudo-historique et il fait appel à l’autorité canonique des auteurs anciens : « Porphyre dans un Fragment de son livre de la Philologie, rapporté par Eusebe au chapitre troisième du dixième libre de la Preparation Evangelique, fait mention d’un certain Aretadés, qui avoit fait un Traitté tout entier de ces fortes de rencontres »¹². En effet, le théologien Eusèbe mentionne un fragment de la Philologie du philosophe néoplatonicien Porphyre qui nous dit, semble-t-il, qu’un certain sophiste grec Aretadés avait rempli tout un Traité de ces « rencontres ». Il ne faut pas chercher la force de l’argument dans la précision historique de ces données. Il faudrait, au contraire, noter l’aisance avec laquelle Ménage effectue ces déplacements. Si une telle conformité est possible, c’est parce que, pour le poète ou le savant classique, la parole des anciens n’est marquée par aucune historicité intérieure ou essentielle. Ceux qui font des vers, nous dit Ménage, ont à leur disposition l’ensemble complet et immédiat des textes antiques, qu’ils n’ont qu’à composer selon les critères formels demandés par « le langage des Dieux »¹³.

    Le deuxième argument est d’ordre empirique ou psychologique. Il semble plus satisfaisant et plus naturel. Il suppose simplement une influence directe entre les poètes qui écrivent des vers égaux :

    Il est, dis-je, assez ordinaire de concourir ainsi et dans la mesme pensée et dans la mesme expression des autres : et particulierement quand on a veû autrefois cette mesme pensée et cette mesme expression, comme M. d’Andilli, M. Chapelain et M. Furetiere, avoient veû sans doute ce vers de Malherbe, et M. Corneille ces deux de M. de Vence ; car il arrive souvent qu’une chose nous demeure dans l’esprit, et que l’auteur de cette chose s’efface de notre mémoire¹⁴.

    Nous avons donc la réponse naturaliste à l’énigme, qui montre bien que « le Doute » est un élément réitératif dans l’économie des scènes classiques. Il n’y a pas de créations égales et parallèles. L’effet de surprise n’est dû qu’à une « faiblesse » relative de la mémoire du poète – erreur en tout cas légitime, car le poète doit porter plus d’attention à la justesse des vers qu’au nom de son auteur. Mais en fait, cette réponse dissout le problème et falsifie la « rencontre ». Il n’y a point de « création commune » dans le langage poétique, seulement des répétitions inconscientes.

    Or, la scène ne finit pas là. Elle poursuit et radicalise la thèse à travers un récit hyperbolique, qui reste une fois de plus une des opérations caractéristiques de l’agencement de l’élément du doute. Voici le texte :

    Mais ce qui est arrivé à M. de Racan, es tout-à-fait extraordinaire. En l’année 1608, estant en garnison à Calais, âgé de 19 ans, il fit ces quatre vers,

    Estime qui voudra la mort épouventable,

    Et la face l’horreur de tous les animaux ;

    Quant à moy je la tiens pour le point desirable

    Oû commencent nos biens et finissent nos maux

    Quelque temps apres estant à Paris, et recitant ces vers, comme estant de luy, à son Ami Jurante, son Ami luy dît, qu’il ne donnoit point dans ce panneau ; qu’il savoit fort bien que ces vers estoient de Mathieu, et que c’estoit le premier quatrain de son livre intitulé Les Tablettes de la Vie et de la Mort M. de Racan qui n’aboit jamais vû ce livre, contesta longtemps et opiniastrément que Mathieu ne pouvoit avoir fait ces vers ; et ne se rendit là-dessus, que lors qu’Jurante les luy fit lire dans ce livre de Mathieu avec le plus grand estonnement du monde. Je ne doute point de cette histoire, estant tres-persuadé que M. de Racan, qui me l’a souvent racontée, et en presence de plusieurs personnes, est un homme tres-veritable¹⁵.

    Et il conclut, dissipant tous les doutes de l’objection naturaliste : « Quoy qu’il en soit, il n’y a guère de Poëtes à qui il n’arrive de faire quelques vers qui se trouvent dans d’autres Poëtes »¹⁶.

    Quelles conséquences peut-on tirer de cette scène ? Quelle idée de la poésie s’en dégage-t-il ? La première conséquence est l’homologie idéale qui unit, dans la poésie, l’expression et la pensée. La production si complexe et si réglée de la forme de l’expression n’est jamais dissociée des valeurs représentatives du signe. En fait, elle vise à produire un accord maximal entre la figure expressive et le contenu désigné. La règle suprême de cette poésie des « rencontres » est la clarté, qui n’est pensable que comme conformité de quelques variations pratiques à un nombre assez restreint de critères fixes.

    Or, deuxième conséquence, cette conformité en poésie française requiert le contrôle d’une technologie langagière particulière : le vers isosyllabique. Il faut remarquer que l’unité fondamentale des processus d’identification dans le texte de Ménage est le vers – ou plutôt les vers, car dans tous les cas il s’agit de l’identité, au moins, de deux distiques (octosyllabes et alexandrins respectivement), cette caractéristique est très importante, car elle accentue le rôle fondamental qui joue la périodicité dans la reconnaissance du nombre métrique d’un vers.

    On peut donc se redemander ce que veut dire « l’identité » de deux vers, quel est le critère de telle identité. On voit qu’il ne s’agit pas seulement de l’identité lexicale ou syntaxique (bien que les mots et leurs arrangements se répètent tels quels), mais qu’il faut ajouter, comme garantie des autres identités, l’identité métrique. Ce qui est le Même dans tous les cas, c’est la structure codifiée qui commande la versification. Les vers de Corneille et de Godeau sont les mêmes parce qu’ils sont tous les deux des vers de 8 syllabes qui, en plus, présentent dans la même position la même matière phonique ou graphique. Dans le cas de Racan et Mathieu, les éléments itérés sont encore plus complexes (d’où le caractère hyperbolique et peu probable, « extraordinaire » dit le narrateur, du récit de Ménage), car il s’agit des vers composés. La répétition va jusqu’au schéma rimique de la strophe (abab) et, comme les vers sont des alexandrins, on doit inclure aussi les réitérations de la césure classique à l’intérieur des vers. Quelle que soit la vraisemblance de l’histoire racontée par Ménage, la possibilité d’une telle occurrence s’accroit considérablement si l’on tient en compte la variété et le nombre des règles qui déterminent la production des vers (elles se fixent, en fait, au milieu du XVIIe siècle). Cette métrique étant syllabique et non pas « quantitative » comme dans les vers grecs et latins, elle referme davantage le champ de possibilités des constructions particulières¹⁷.

    Certes, ce dense appareil formel de la poésie classique ne prescrivait pas la « répétition » comme idéal poétique. Un comme Malherbe, par exemple, s’efforçait au contraire d’ouvrir autant que possible l’éventail des rythmes et des images. Mais si complexe qu’elle puisse paraitre, l’idée de la poésie classique n’est pas compréhensible en dehors de ces catégories d’ordre et de combinaison élémentaire. La poésie, au XVIIe siècle, n’est absolument pas une affaire d’inspiration ; elle est une affaire d’organisation « quasi algébrique » – l’expression revient chez plusieurs commentateurs de l’époque.

    Soumise aux contraintes serrées de la versification et de la densification des tropes rhétoriques, la poésie devient une puissante machine de production du Même (soit-il virtuel), apte en conséquence à la « rencontre » dans « l’expression » et « la pensée ». Cette scène fermée garde, cependant, les traits formels des points de liaison dont on parlait auparavant. On peut en effet voir que ce sont les éléments de « médiations » ou les éléments « techniques » qui en organisant les passages entre l’Autre et le Même et en assurant la correspondance entre la Pensée et l’Expression, peuvent faire l’objet des modifications singulières qu’entraîneraient la transformation radicale de la scène classique.

    Scène seconde

    On peut passer maintenant à la deuxième scène. Elle apparait sous la forme d’une des Divagations de Mallarmé – c’est le titre qu’il a donné au recueil de poèmes en prose ou « poèmes critiques » publié en 1897. Le texte était déjà paru dans la Revue des lettres et des arts en 1874, mais il est probable que sa rédaction date de 1867. Autre qu’une reformulation de la première phrase, une seule modification a été faite au texte de 1874 dans le recueil de 1897 : le titre a changé. Mallarmé a préféré l’appeler Le démon de l’analogie et il a rejeté l’original, qu’il a sans doute dû juger trop direct, La Pénultième. Le changement est important, car il renforce une interprétation particulière du texte.

    Il s’agit, en tout cas, du récit d’une promenade d’un poète solitaire. Nous citons l’incipit :

    Des paroles inconnues chantèrent-elles sur vos lèvres, lambeaux maudits d’une phrase absurde ?

    Je sortis de mon appartement avec la sensation propre d’une aile glissant sur les cordes d’un instrument, traînante et légère, que remplaça une voix prononçant les mots sur un ton descendant : « La Pénultième est morte », de façon que

    La Pénultième

    finit le vers et

    Est morte

    se détacha

    de la suspension fatidique plus inutilement en le vide de signification¹⁸.

    Voici donc le conflit, le nœud du drame : le poète, qui flâne dans les rues d’une ville, est soudainement confronté à une phrase dont le sens lui échappe. Elle se présente sous la forme romantique d’une analogie musicale. La phrase est bien un morceau poétique. On le sait parce que le narrateur nous le dit : le syntagme nominal (la Pénultième) occupe la place finale d’un vers qu’on ignore ; le syntagme verbal en est séparé sans que l’on sache s’il fait partie d’un autre vers dont il serait le début. Mais si l’on ne fait pas intervenir d’autres critères, cette connaissance reste une donnée narrative et la vérification du caractère poétique de la phrase dépend complètement de l’autorité du narrateur. Nous reviendrons sur ce point.

    Le texte continue ainsi :

    Je fis des pas dans la rue et reconnus en le son nul la corde tendue de l’instrument de musique, qui était oublié et que le glorieux Souvenir certainement venait de visiter de son aile ou d’une palme et, le doigt sur l’artifice du mystère, je souris et implorai de vœux intellectuels une spéculation différente. La phrase revint, virtuelle, dégagée d’une chute antérieure de plume ou de rameau, dorénavant à travers la voix entendue, jusqu’à ce qu’enfin elle s’articula seule, vivant de sa personnalité¹⁹.

    Il faut souligner ici comment le texte travaille la valeur de cette série d’analogies. D’abord, il intensifie la puissance symbolique de l’analogon en rapportant le son « nul » de la phrase (le nul qui est la pénultième syllabe, avec une voyelle non instable, du mot pénultième) à l’image de la corde tendue ; ensuite, il amplifie la série en additionnant le motif de la palme à celui de l’aile. Il semblerait donc que la clef interprétative du poème soit à chercher définitivement du côté de la musique. Mais cette hypothèse est immédiatement mise en question : dans une tournure typiquement mallarméenne, la phrase se « dégage » de son principe d’énonciation, elle coupe son lien analogique et revient indépendante d’« une chute antérieure de plume ou de rameau ». Le sens de la phrase, si elle en a un, est à chercher dans son agencement, car elle « s’articul [e] seule, vivant de sa personnalité ».

    Le drame spéculatif de Mallarmé, tout comme celui de Ménage, comporte aussi un moment de farce, quoique le doute se résolve d’une façon différente. C’est la présentation d’une autre hypothèse de l’origine de la phrase et de sa possible signification :

    Je ne discontinuai pas de tenter un retour à des pensées de prédilection, alléguant, pour me calmer, que, certes, pénultième est le terme du lexique qui signifie l’avant-dernière syllabe des vocables, et son apparition, le reste mal abjuré d’un labeur de linguistique par lequel quotidiennement sanglote de s’interrompre ma noble faculté poétique : la sonorité même et l’air de mensonge assumé par la hâte de la facile affirmation étaient une cause de tourment²⁰.

    Il est assez évident que cette solution psychologique est démentie aussitôt qu’elle apparait. Ce qui réaffirme que la signification de la phrase poétique n’admet pas une explication génétique, le sujet d’énonciation étant une fois de plus barré du système.

    La fin du récit revient sur l’hypothèse analogique et en donne sa manifestation la plus radicale. Voici le texte :

    Harcelé, je résolus de laisser les mots de triste nature errer eux-mêmes sur ma bouche, et j’allai murmurant avec l’intonation susceptible de condoléance : « La Pénultième est morte, elle est morte, bien morte, la désespérée Pénultième », croyant par là satisfaire l’inquiétude, et non sans le secret espoir de l’ensevelir en l’amplification de la psalmodie quand, effroi ! – d’une magie aisément déductible et nerveuse – je sentis que j’avais, ma main réfléchie par un vitrage de boutique y faisant le geste d’une caresse qui descend sur quelque chose, la voix même (la première, qui indubitablement avait été l’unique).

    Mais où s’installe l’irrécusable intervention du surnaturel, et le commencement de l’angoisse sous laquelle agonise mon esprit naguère seigneur c’est quand je vis, levant les yeux, dans la rue des antiquaires instinctivement suivie, que j’étais devant la boutique d’un luthier vendeur de vieux instruments pendus au mur, et, à terre, des palmes jaunes et les ailes enfouies en l’ombre, d’oiseaux anciens. Je m’enfuis, bizarre, personne condamnée à porter probablement le deuil de l’inexplicable Pénultième²¹.

    On voit donc que le principe analogique, même déployé jusqu’à sa limite, est incapable de restituer la signification de la phrase poétique. La défaillance de ce principe d’analogie emporte avec elle la ruine d’un système symbolique où pourrait se fonder préalablement le sens de ces vers cassés – système de « l’immense analogie universelle » obscurément tenté par une tradition romantique qui pourrait s’étendre jusqu’aux « correspondances » baudelairiennes (pour venir se rompre en prose ! ). Le poète ne peut que « faire le deuil » de la phrase, qui continuera à s’articuler, « vivant de sa personnalité », « dans le vide de signification ».

    Mais dans ce cas, ne restons-nous pas trop proches d’une interprétation que notre hypothèse initiale voulait écarter ? Car, certes, la poésie est un registre exceptionnel et son expression est singulière ; elle semble ne plus produire de « rencontres », même du poète avec lui-même. On serait donc tenté de faire du « travail du deuil » le seul principe du poème : l’existence poétique vouée à la pure exposition du néant. Mais cette négativité insurmontable, non dialectique²², nous conduit de nouveau aux problèmes initiaux : à la superposition paradoxale de la forme poétique – qui était censée être singulière – et de l’expérience originaire de la négativité constitutive du langage.

    Comment sortir de l’impasse ? Il faut chercher une marque formelle capable de résister à ce mouvement d’annulation continue, à cette passion du néant. Elle ne peut plus être l’ensemble des règles classiques, garantes de la production du Même, car la crise de l’analogie dissocie les éléments qui restaient liés dans la scène classique. Elle sera plus discrète et sa perception à chaque fois plus fuyante. Y a-t-il une pareille marque, couche suffisante d’intelligibilité, dans la scène du Démon de l’analogie ? Y a-t-il quelque chose qui fixe la forme du poème dans l’absence des « anciens calculs » ?

    Eh bien oui, il y en a une, qui n’avait pas encore été traitée. Il y a une marque qui permet la reconnaissance de la phrase comme étant poétique. Il s’agit de la phrase elle-même, ou plutôt de son mode de présentation. On a remarqué plus haut que l’indice intra-diégétique du narrateur était insuffisant pour garantir que la phrase soit un vers. Or, le texte fait plus qu’il ne dit. Par un artifice récurrent dans l’œuvre du poète, Mallarmé sépare l’espace de la distribution de la phrase poétique de la linéarité continue du récit en prose. « La Pénultième » et « est morte » figurent dans le texte d’une façon différente de toute autre phrase. Ces syntagmes sont séparés par un « lucide contour », pour évoquer le terme de Prose pour des Esseintes. Cet intervalle graphique constitue l’index de positivité qui permet, par la position relative des éléments de la phrase, sa vérification en tant que fait poétique. Ou presque, car il demeure un problème important. L’espace comme condition, comme support de la production de certains effets sémiotiques, intervient aussi dans d’autres phénomènes d’écriture (le journal, l’affiche). La prose fait, elle aussi, usage des variations typographiques, des dispositions spatiales différentielles. Il n’y a donc pas de raison, en principe, pour rapporter cet espace sémiotisé exclusivement à la production poétique. C’est d’ailleurs un point essentiel, car, suite à la crise entrainée par le vers libre, certains auteurs avaient déjà essayé de faire de la mise en page le critère d’identification du poème. Or, Mallarmé s’oppose explicitement à cette solution. Entre juin et juillet 1893, il rédige une note intitulée « Théâtre » pour le journal The National Observer. Cet article sera modifié et repris dans Divagations, où il est placé dans la section « Crayonné au théâtre » sous le nom de « Planches et feuillets ». Le texte final dit :

    Le vers, où sera-t-il ? pas en rapport toujours avec l’artifice des blancs ou comme marque le livret : tout tronçon n’en procure un, par lui-même : et, dans les multiples répétitions de son jeu seulement, je saisis l’ensemble métrique nécessaire. Ce tissu transformable et ondoyant pour que, sur tel point, afflue le luxe essentiel à la versification où, par places, il s’espace et se dissémine […]. Voici les rimes dardées sur de brèves tiges, accourir, se répondre, tourbillonner, coup sur coup, en commandant par une insistance à part et exclusive l’attention à tel motif de sentiment, qui devient nœud capital. Les moyens traditionnels notoires se précipitent ici, là, évanouis par nappes, afin de se résumer, en un jet, d’altitude extrême²³.

    Le texte est tiré d’un article que Mallarmé avait écrit sur la pièce de théâtre La Fin d’Antonia de Dujardin, mais il convient parfaitement à sa propre poétique. Il nous indique que l’espace du texte, l’artifice des blancs, n’est pas à lui seul capable de produire le fait poétique. Il réaffirme, en fait, une condition du vers qu’on avait déjà rencontrée dans la poésie classique : la répétition de son jeu, l’itération de ses composantes formelles, est indispensable pour que la perception de « l’ensemble métrique » se produise. C’est ce rythme de la répétition, le tissu transformable et ondoyant, qui fait que la versification « s’espace et se dissémine ». Il faut noter que, parmi les critères qu’il décèle dans la pièce de Dujardin, il prend comme exemple la rime, principe poétique de répétition par excellence.

    On peut affirmer que l’espace du poème n’est jamais ni neutre (il n’est pas la page vierge, une extériorité vide) ni signifiant (au sens où il serait surdéterminé a priori). Mais il reste expressif, car il constitue le fil sensible qui permet la présentation des séries rythmiques.

    Après cette caractérisation de l’espace textuel, revenons sur la phrase énigmatique de la Pénultième. On avait avancé que l’espace pouvait être ce critère qui nous manquait pour définir la spécificité poétique de la

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