La betterave à sucre: Mémoire sur le sucre de betterave
Par Anselme Payen et J.-A. Chaptal
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La betterave à sucre - Anselme Payen
La betterave à sucre.
La betterave à sucre
Mémoire sur le sucre de betterave.
Anselme Payen
J.-A. Chaptal
EHS
Humanités et Sciences
Première partie
La betterave à sucre.
{1}
C’est en 1751 que paraissait le second volume de la grande Encyclopédie où le XVIIIe siècle nous léguait, à côté de quelques faibles éléments scientifiques, de vagues, mais curieux aperçus des importantes applications que l’industrie, aidée de la science, réalise aujourd’hui sous nos yeux. Parmi ces applications, il en est une cependant que les écrivains réunis sous la direction de Diderot et de d’Alembert n’ont pas pressentie. Qu’on ouvre en effet le volume dont nous parlons à l’article betterave ; on y trouvera ces quatre lignes, perdues au milieu de généralités sur la bette blanche ou poirée : « La betterave (beta rubra) a la tige plus haute que la bette ou poirée… Sa racine est grosse de deux ou trois pouces, renflée et rouge comme du sang… On cultive ces espèces dans les jardins ;… on fait cas des racines de betterave, qu’on mange en salade ou autrement. »
Aujourd’hui l’humble plante dont les encyclopédistes définissaient si sommairement les propriétés a toute une histoire. Tirée des rangs les plus infimes de la culture potagère, elle a fourni depuis cinquante ans à l’agriculture et à l’industrie manufacturière des ressources qui, exploitées avec des chances diverses, n’en ont pas moins abouti en définitive à une série d’applications fécondes dont le développement se poursuit chaque jour. C’est cette histoire que nous voudrions raconter, c’est la grande influence industrielle de la culture de la betterave saccharifère et alcoogène que nous voudrions suivre depuis les premiers essais d’exploitation jusqu’à nos jours, et caractériser par ses résultats les plus significatifs.
I.
Olivier de Serres nous apprend que la betterave rouge fut importée de l’Italie dans l’Europe du nord vers la fin du XVIe siècle, et cultivée dans les jardins comme plante alimentaire pour l’homme. C’est en Allemagne que cette culture prit d’abord de grandes proportions ; elle ne se développa en France que beaucoup plus tard. Une variété productive, mais très aqueuse, de la betterave, la disette, avait été introduite dans notre pays en 1775 par Vilmorin. On en faisait usage principalement pour la nourriture des animaux. L’abbé Commerel, qui lui donna le nom de betterave champêtre, rédigea sur la culture de la disette en 1784 une bonne instruction publiée par ordre du gouvernement et insérée dans le Dictionnaire de l’abbé Rozier. Ce n’est pourtant qu’à la fin du XVIIIe siècle que le blocus des ports français et les obstacles apportés aux communications de la France avec les colonies appelèrent l’attention du pays sur la possibilité d’obtenir de la betterave des ressources bien autrement précieuses. Il s’agissait en effet d’extraire économiquement de cette plante un sucre cristallisable, et tel est le problème que la science parvint à résoudre, en même temps qu’elle développait, au grand avantage de diverses industries indigènes, l’exploitation de matières premières tirées du sol, mais jusqu’alors négligées, qui produisirent en abondance l’acide sulfurique, le chlore, la soude, l’alun, le salpêtre, le sel ammoniac, etc. Dès-lors aussi furent inaugurées ces savantes méthodes industrielles au moyen desquelles la France, tout en luttant contre la pression extérieure, dota de forces nouvelles l’industrie des nations qui voulaient l’accabler.
De nombreux essais d’épuration des sirops et sucres de raisin, de miel, etc., n’avaient donné qu’un produit très différent du sucre de canne, deux fois moins soluble, deux fois moins sucré, et de saveur moins agréable. À l’époque même où se poursuivaient ces essais sans avenir, bien que généreusement encouragés, des efforts plus intelligents étaient provoqués par la découverte de Margraff, chimiste prussien, qui avait observé la présence d’un sucre cristallisable, semblable au sucre de canne, dans des solutions alcooliques où se trouvaient immergées des tranches de betterave. Dès 1799, un premier procédé manufacturier avait été indiqué par Achard, membre de l’Académie des Sciences de Berlin. Bien que ce procédé fût long, dispendieux, et d’une réussite incertaine, c’était un pas de fait dans la voie manufacturière. La Société d’agriculture de la Seine le comprit, et décerna en l’an XI à l’auteur une médaille d’or, pour avoir le premier en Europe extrait en grand du sucre cristallisable de la betterave. Dans la même séance, voulant récompenser les premiers perfectionnements des procédés manufacturiers, la Société d’agriculture décerna une médaille d’or à Deyeux, de l’Institut.
Dès l’année 1810, messieurs Schumacher et C° avaient fondé une fabrique de sucre où ils obtenaient de 54,450 k. de betteraves 1,100 k. de sucre brut, ou 2 pour 100, le tiers à peine de ce que l’on obtient maintenant des bonnes variétés traitées par les procédés modernes. Barruel introduisit quelques améliorations nouvelles, notamment l’emploi du gaz acide carbonique, mais dans des conditions bien moins favorables que celles ménagées aujourd’hui par un autre inventeur, et Ch. Derosne rendit l’extraction plus rapide et plus sûre en substituant à la cristallisation lente dans des étuves évaporatoires la concentration directe et la cristallisation immédiate du sucre brut. De leur côté, les ingénieurs mécaniciens apportèrent graduellement des perfectionnements remarquables aux ustensiles et machines propres à diviser ou à réduire les betteraves en pulpe, et à en extraire le jus sucré.
Cependant, il faut bien le reconnaître, au milieu de ce nombreux cortège de procédés, d’ustensiles, machines et appareils qui chaque année modifiaient le matériel des usines en le perfectionnant, mais aussi en imposant de lourds sacrifices aux manufacturiers, la sucrerie indigène aurait sombré, ou du moins elle n’aurait pu soutenir la concurrence du sucre de canne plus tard, après les événements de 1814, au moment où nos frontières furent ouvertes aux importations coloniales, si un agent nouveau d’épuration des jus et sirops n’eût été introduit dans l’extraction et le raffinage du sucre de betterave. Cet agent, d’une utilité si grande que rien n’a pu le remplacer encore, et dont l’emploi a été propagé des sucreries et raffineries de France dans les sucreries et raffineries de toute l’Europe, des Antilles, de l’Amérique et des Indes, c’est le charbon d’os, appelé noir animal, dont les propriétés épurantes et décolorantes ont assuré le succès complet, rapide et définitif des opérations souvent chanceuses du traitement des jus de betterave. Ce fut un événement considérable à une époque où la plupart des fabricants, découragés, cédaient