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Yarilo
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Livre électronique622 pages9 heures

Yarilo

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À propos de ce livre électronique

Deux enfants martyrs se rencontrent, le tsar Ivan le Terrible, veuf inconsolable cruel, fascinant et blessé, et le tout jeune guerrier Fédia Basmanov, dont l’âme instinctive et païenne fut saccagée par son père. Compagnons de débauche nostalgiques de la pureté, ils deviennent les proies d’un égrégore politique fatal, dans lequel l’un s’enfonce sans retour, tandis que l’autre, marié de force à une jeune fille touchante et simple, amorce une difficile et dangereuse rédemption.
LangueFrançais
Date de sortie2 déc. 2022
ISBN9782312129754
Yarilo

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    Aperçu du livre

    Yarilo - Laurence Guillon

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    Yarilo

    Laurence Guillon

    Yarilo

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    Du même auteur

    Parthène le Fou (épilogue de Yarilo). Aux Éditions du Net.

    Épitaphe. Aux éditions du Net.

    Lueurs à la dérive, aux éditions Rod.

    Albums pour enfants :

    Cœur d’or aux éditions Gautier Languereau Hachette.

    Le Balai de Luciole, éditions Gautier Languereau.

    Léon le Caméléon, éditions Gautier Languereau.

    Ivan l’Idiot, éditions Gallimard Jeunesse.

    © Les Éditions du Net, 2022

    ISBN : 978-2-312-12975-4

    « Ne mettez pas votre confiance dans les princes, dans les fils des hommes, qui ne peuvent sauver » (Ps. 145)

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    Le tsar vu par l’auteur.

    Je dédie ce livre à ceux qui en ont partagé la genèse et à ceux qui l’ont nourrie, Anne, Dany, Mano, Hélène, au Cercle Cosaque, à Vladimir Skountsev et à « oncle Micha » qui se reconnaîtra. À tous ceux qui m’ont fait entrer dans la mémoire vivante de la sainte Russie.

    Préface

    J’ai décidé d’écrire une préface à ce roman qui m’a hantée toute ma vie, parce que je m’aperçois qu’il peut prêter le flanc à des malentendus : Ivan le Terrible, qui en est un des héros principaux, est devenu, en Russie, une figure litigieuse que détestent les uns ou adulent les autres, d’une manière, à mon avis, excessive dans les deux cas. On l’assimile à Staline, dictateur typiquement contemporain et athée, on y voit le symbole de tous les défauts des Russes, ou bien encore on le sanctifie et on en fait des icônes. Pour aggraver mon cas, j’ai pris comme héros principal son favori qui fut très probablement son amant occasionnel, le jeune Fédka Basmanov, « très beau de figure mais affreux d’âme », sans me douter, à l’époque où j’ai commencé à être hantée par cette histoire, de ce que l’homosexualité pouvait avoir pour certains de scabreux, d’autant plus que formée par la littérature des anciens Grecs, j’en avais l’habitude. Je serais tout à fait consternée que ce fut là la seule chose qu’on vit dans mon livre. En réalité, cela ne serait pas un problème, si je m’adressais exclusivement à un certain public, soit homosexuel, soit simplement dépourvu de préoccupations spirituelles, j’ai eu l’occasion de voir sur Internet que la fameuse relation avait été décrite de toutes les façons imaginables, et aussi dessinée, que Fédka était devenu le sex symbol des homosexuels russes. Quand au tsar lui-même et ses nombreuses femmes, il est lui aussi le héros de toutes sortes de fantasmes.

    Si je m’étais inscrite dans ce courant, j’aurais touché le même public, il n’est pas sûr d’ailleurs que je ne le touche pas aussi, mais il peut être déçu ou choqué, car justement, si cet aspect des choses fait forcément partie de mon récit, il n’en est pas l’objet. Ce qui m’intéresse c’est l’évolution psychologique et spirituelle, des protagonistes. En effet, Fédka, dans mon livre, connaît une évolution humaine et spirituelle. Le propos de mon livre, c’est la chute et la rédemption, le pouvoir et la sainteté, le paganisme et le christianisme, et plus généralement, la Russie… C’est aussi l’enfance, le regard de l’enfance sur les adultes et des adultes sur les enfants. À tel point que si je devais le schématiser à l’extrême, je dirais qu’il s’agit d’un Peter Pan sombre, dans la Russie du XVI° siècle, qui aime sa Wendy tout en conservant une amitié passionnée avec le capitaine Crochet.

    ***

    À l’âge de 15 ans, après un engouement de six ans pour la Grèce antique, ses épopées, sa mythologie et son théâtre, les frères Karamazov de Dostoïevski me firent découvrir le christianisme orthodoxe. J’avais vu à la télé un extrait du film d’Eisenstein Ivan le Terrible et rêvait de le voir en entier, mais à l’époque, en province, il n’était pas souvent ni partout diffusé. En attendant, j’avais lu une biographie anglaise du tsar où on le présentait comme une sorte de Dracula, c’était un catalogue d’atrocités fantasmagoriques totalement dépourvu de sympathie pour les Russes, pour leur tsar, cette époque et leur religion, et cependant, en soi, Dracula, pour une jeune fille romanesque imbibée d’épopée grecque, présentait un certain intérêt d’autant plus que ce Dracula russe avait beaucoup aimé sa femme. Enfin, quand j’eus 16 ans, on passa Ivan le Terrible à la cinémathèque du lycée, et après avoir tant rêvé du chef d’œuvre, non seulement je ne fus pas déçue, mais complètement ensorcelée, et pour longtemps, en fait, probablement pour le reste de mon existence. L’aspect propagande du film m’échappait complètement, il ne m’intéressait pas. Je n’établissais pas de parallèles entre Staline et le tsar, car à mes yeux, il était le tsar, le tsar orthodoxe légitime, une personne puissante et adorable entièrement dévouée à sa sainte mission, c’est-à-dire le contraire d’un dictateur, d’un aventurier arrivé au pouvoir par effraction et amené à s’y maintenir par la terreur. Que l’aspect propagande m’ait échappé, à l’époque, n’est pas si naïf que cela de ma part, ou plutôt, il faut parfois regarder les choses avec naïveté pour les comprendre profondément. Naturellement, plus tard, il m’est apparu que le métropolite Philippe et tous les personnages religieux du film étaient terriblement caricaturés. Eisenstein ne comprenait rien à l’orthodoxie, et n’allait pas en faire l’apologie. Cependant, sa première partie est une apologie du tsarisme, involontaire, mais réelle. Pour une adolescente de 16 ans, ce qu’on voit là, c’est le tsar, couronné, légitime, orthodoxe, dans une magnifique église, avec de superbes chants, de somptueux costumes, bref rien à voir avec une affiche de réalisme soviétique ou un président de la République, qui ne font pas rêver les enfants autant que les rois et les reines des contes. On sait bien que même un roi ou un tsar couronné et légitime est soumis à de grandes tentations quand il est au sommet de l’état, mais sa vie n’en est pas moins au service de cet état, dans une perspective mystique, et dans une profonde communion avec son peuple, et c’était cela qui m’apparaissait, comme si la sainte Russie était remontée, à travers l’œuvre du cinéaste athée et communiste, pour toucher mon âme archaïque, en mal de gravité, de ferveur et de sens. Les œuvres précédentes d’Eisenstein ayant un contenu terriblement simpliste, j’en ai tiré la conclusion qu’avec Ivan le Terrible, il avait, comme tous les génies, été possédé et dépassé par son sujet et qu’il était tout à coup devenu presque vrai, presque complètement honnête.

    Subjuguée par la Russie et par Ivan le Terrible, je me mis à apprendre le russe toute seule, après l’école, car en plus de tout le reste, la langue du film me ravissait par son expressivité, ses intonations musicales, tantôt caressantes et tantôt sonores et cinglantes, incantatoires. Je me mis aussi à me raconter des histoires, et à en raconter à ma sœur, et plus tard à ma jeune cousine, des histoires qui se passaient toutes auprès d’Ivan le Terrible. Quand j’arrivais à Paris, je me convertis à l’Orthodoxie, et je jetais les premières ébauches d’un roman qui avait pour héros Féodor, Fédka, Fédia Basmanov. Car avec ma personnalité de garçon manqué rêveur, je m’identifiais peut-être plus à ce jeune homme qu’à la tsarine Anastassia que j’enviais quand même beaucoup, la veinarde, mais dont je n’avais peut-être pas toutes les qualités féminines, il fallait bien le reconnaître…

    Je fus ensuite prise par la vie, par mes drames familiaux, par de maladroites tentatives pour m’adapter à un monde occidental contemporain qui m’avait toujours été, en fin de compte, profondément étranger, et vers la trentaine, je décidai de justifier mon existence chaotique en concrétisant ses aspirations créatrices, je ressortis mon roman du placard. Je fus aussitôt envoûtée comme au premier jour par cet univers et retournai, à cette occasion, vers l’Orthodoxie, que j’avais délaissée pour toutes sortes de raisons. Ma situation était difficile, je ne savais plus trop comment vivre, je n’avais plus d’argent, je n’avais pas de mari. Je n’avais pas envie d’entrer dans le monde du travail régulier et normal, qui me semblait un esclavage tarifé absurde, et dans lequel je tombais occasionnellement. Bref j’étais ce qu’on appelait une paumée ou un exemplaire de ce qu’Alexandre Panarine caractérisait comme les parias de la modernité, parce que j’avais été fabriquée sur le modèle du moyen âge, et que rien ne correspondait à ce que j’étais profondément, dans tout ce qui m’entourait et qui m’était proposé. Je me jetais donc dans ce roman et dans une transe créatrice médiumnique dont je ressortis épuisée : j’avais pondu mon livre, je pouvais mourir tranquille. Malheureusement, je l’avais pondu trop vite, et même si je le corrigeais et le surcorrigeais, il me manquait l’expérience de la Russie, l’expérience tout court, et la documentation qui pouvaient approfondir les choses. J’avais fait un livre sincère, poétique et bien écrit. Je n’avais rien voulu censurer, par principe, et j’aurais dû, car je me laissai aller à des scènes d’amour certes sans vulgarité, mais trop explicites, cela compromettait le message du livre qui parlait quand même au premier chef de la perdition et de la rédemption. Pour mon plus grand malheur, ce livre fut publié, et grâce à Dieu, il passa inaperçu, malgré un petit prix littéraire, le prix Fénéon, et je me rendis compte en écrivant la suite, que j’aurais dû attendre, car la suite imposait la réécriture du premier livre, la suite était beaucoup plus spirituelle et beaucoup plus russe, et on me la refusa d’ailleurs partout.

    Mon premier livre ne m’ayant attiré que déceptions et problèmes, j’avais fini par le prendre presque en haine, comme le Maître le sien, dans le roman de Boulgakov. J’espérais trouver un travail para littéraire qui me permettrait de continuer à écrire, je publiai quelques livres pour enfants, puis je dus entrer dans l’éducation nationale, ce qui fut pour moi, au moins les quatre premières années, une vraie descente aux enfers. Il était hors de question d’écrire quoi que ce soit, à part un journal, et à l’issue de ce tunnel, j’obtins un poste au lycée français de Moscou, après un séjour en Russie qui m’avait bouleversée. Je suis partie, aspirée par la Russie, et mes romans, comme le tsar et le jeune favori qui les inspirèrent, le premier publié et le second à l’état de manuscrit, se retrouvèrent entre parenthèses pour de longues années.

    La Russie qui, de même que son tsar, avait hanté ma jeunesse et une grande partie de ma vie, ne me déçut pas ; malgré des péripéties parfois épuisantes, parfois extrêmement irritantes ou choquantes, je l’aimai éperdument, et même les terribles cicatrices de la période communiste ne pouvaient me détourner de ce « moyen âge déboussolé », comme un ami russe m’avait caractérisé son pays. Je me retrouvai dans une autre réalité, que le père Valentin Asmus, dans la famille duquel je passais tous mes vendredis soir, qualifiait de fantasmagorique. Oui, je retrouvai dans la Russie contemporaine un condensé de toutes les époques qui l’avaient constituée et qui se bousculaient dans un présent chaotique où le passé restait vivant : bien que déformé, défiguré, on le percevait toujours. Il y avait la Russie post-soviétique. Et il y avait la sainte Russie. Au bout de quelques années, je rencontrai l’ensemble Kazatchi Kroug de Vladimir Skountsev, et j’entrai profondément dans l’univers du chant cosaque, de la tradition et de la culture populaires. J’appris moi-même à chanter, à jouer de la vielle à roue et des gousli. Bref, n’était l’obligation de travailler en milieu français, j’étais complètement adoptée et intégrée et me sentais en Russie comme un poisson dans l’eau. Je trouvai le moyen d’y écrire un court roman, sur la période stalinienne et les persécutions des chrétiens, « Lueurs à la dérive », que je publiai bien plus tard aux éditions Rod. Mon livre, remisé dans mes tiroirs, se rappela alors à mon souvenir d’une manière inattendue. Ma sœur m’envoya, croyant me faire plaisir, un roman dont j’ai oublié le titre, sur le même thème. Je n’ai pas pu lire ce que l’auteur en avait fait en a fait, et après l’avoir gardé quelques temps dans un coin, j’ai jeté le livre à la poubelle. La violence de ma réaction a été telle que j’en ai été effrayée et ébahie. Comme si cette colère et cette amertume n’étaient pas de mon fait, comme si mes personnages eux-mêmes, en moi, étaient fous de rage et de douleur. Que peut écrire sur un pareil thème une romancière à succès, spécialisée dans les romans historiques à connotation homosexuelle ? Je préfère, encore aujourd’hui, ne pas le savoir.

    Pourtant, en écrivant ma première version, j’étais loin de connaître assez bien la Russie moi-même et j’en rougis à présent. Au moins en avais-je l’amour profond. Et la nécessité intérieure qui est la seule bonne raison qu’on puisse se trouver d’écrire un livre. Et puis c’était à moi que cela revenait, c’était la tâche que j’avais à accomplir.

    Ma mère étant tombée malade, je dus prendre ma retraite un peu prématurément et aller m’occuper d’elle. Quitter la Russie fut pour moi un déchirement que tous mes amis russes ne furent pas en mesure de comprendre pleinement, je ne sais pas, au fond, s’ils n’ont jamais bien compris pourquoi leur pays me tenait tellement à la peau, je ne sais pas si je le comprends très bien moi-même. Une fois en France, aux prises avec la terrible maladie de maman, je me réfugiai dans la prière et mes visites dominicales au monastère orthodoxe de Solan. Je subissais une sorte d’étrange et insensible dévitalisation propice au recueillement et je me résignais à rester où Dieu m’avait rejetée, mais il apparut, après la mort de ma mère, que les autorités spirituelles du monastère, le « géronda » Placide et la « gerondissa » Hypandia, ne partageaient pas ce point de vue, non plus d’ailleurs que le père Valentin. Le père Placide fut particulièrement insistant, et malgré mon âge et les difficultés du projet, je me décidai à entreprendre de rejoindre la Russie. J’achetai en trois jours une maison à Pereslavl Zalesski. J’entrepris de déménager mes affaires et, à cette occasion, trouvant le manuscrit de mon deuxième livre, jamais publié, je me demandai qu’en faire : il était sans doute temps de le passer sur ordinateur, pour l’emporter plus facilement.

    Relisant et corrigeant ce livre à la faveur de l’opération, je fus tout à coup entièrement reprise par lui, tout en lui trouvant un début maladroit et encore trop dans l’esprit du roman publié autrefois. Du coup, je relus aussi ce dernier : c’était juste un brouillon prometteur, qui ne soutiendrait pas la comparaison avec sa suite, et donc que faire ? Pouvais-je me lancer dans la réécriture complète d’un roman déjà publié ? Je considérai que oui, et me lançai, ce qui me fit passer trois mois de transe au cours desquels je m’éloignai très sensiblement de ma première version. Je commençai des recherches plus approfondies sur l’époque concernée.

    Je vis assez vite que je tombai au milieu d’une querelle, pour moi périlleuse, entre ceux qui dénigraient passionnément le tsar et ceux qui l’absolvaient tout aussi passionnément, dans les deux cas, pour des raisons politiques, et ne me rangeai ni dans un camp ni dans l’autre. Cependant, des détails m’ont troublée : il n’aurait pas tué son fils Ivan dans un accident de colère, on n’a pas trouvé de trace du coup fatal. Comment l’histoire, finalement assez récente, aurait-elle pu être falsifiée à ce point ? Ailleurs, je vis que néanmoins, le crâne du tsarévitch était en trop mauvais état pour qu’on pût reconstituer son visage, alors comment a-t-on pu déterminer qu’il ne portait pas trace de coup ? Ce détail me faisait perdre ma tragédie shakespearienne, et en plus, il ne me paraissait pas dans la logique du personnage. La question reste pour moi ouverte, et comme j’écrivais un roman, et non un document historique, je me suis arrêtée à la version officielle, traditionnelle, traitée dans mon deuxième livre. Depuis, j’ai vu la conférence d’un historien orthodoxe, pour lequel on ne pouvait affirmer grand-chose, étant donné l’état du crâne. En dehors du jésuite Possevino, l’ambassadeur anglais sir Jerome Horsey relate aussi cet épisode, ils sont donc deux à en témoigner… J’en étais venue à penser que le tsar avait été pas mal calomnié. Mais il m’était difficile de me faire une idée, tant les informations que je recevais étaient contradictoires. Indépendamment des péripéties de mon livre, partiellement imaginaires et partiellement inspirées par des faits réels, j’avais le désir de mieux comprendre le personnage du tsar, son entourage et son époque. Mon père spirituel, le père Valentin, s’est alors mis à me passer des piles de livres sur la question. Je lus un recueil très complet de témoignages d’époque, dont ceux de sir Jerome Horsey. Ces témoignages sont présentés comme douteux par les adorateurs du tsar, j’ai même entendu parler de propagande par un conférencier. Ce n’est pas l’impression que j’en ai retiré. Bien sûr que ces témoignages sont subjectifs, les choses sont vues par une personne précise, avec son éducation et ses partis pris. Sir Jerome Horsey ne comprend rien aux Russes ni à l’orthodoxie, mais il semble s’efforcer d’être honnête. À l’époque, sans journaux et avec les distances qui rendaient les voyages très longs, la propagande n’était pas très possible. On cherchait avant tout à renseigner l’interlocuteur. Le tsar est décrit avec enthousiasme par des Italiens, c’était quand il était jeune et avant son veuvage : le souverain idéal, beau, intelligent, ferme mais juste, très aimé de ses sujets. Pour Jerome Horsey, donc après le veuvage et l’Opritchnina, c’est un tyran d’une cruauté épouvantable. Il concède cependant qu’il avait sans doute été forcé d’être implacable par les circonstances. Il m’apparaissait cependant qu’en fin de compte, il n’avait pas été pire que Pierre le Grand, à qui on dresse des statues et on tresse des louanges, tout simplement parce qu’il a occidentalisé son pays de force. Ivan le Terrible apparait en comparaison comme une espèce de khan mongol ou de roi byzantin attardé, ce qui lui vaut l’inimitié des personnes libérales et éclairées. Pour moi, si l’on élève des statues à l’un on peut en élever à l’autre. Et si l’on couvre l’un d’opprobre, on peut également incendier l’autre. Toujours est-il que contrairement à ce que d’aucuns prétendent, le tsar n’était vraiment pas un saint et le métropolite Philippe avait de bonnes raisons de ne pas lui accorder sa bénédiction. Peut-être lui ai-je donné des côtés plus sympathiques que dans la réalité, mais je pense à présent que je dois assumer d’avoir fait un roman inspiré par lui, une méditation sur la Russie, un conte, un conte de plus dans sa riche légende, souvent noire, mais pas toujours. Le folklore le présente de façon toujours positive, au contraire de Pierre le Grand… Je me suis penchée sur ses relations avec Fédia Basmanov, forcément, et il semble généralement admis qu’elles aient été homosexuelles. Je trouve très plausible qu’il ait eu une relation homosexuelle accidentelle avec ce garçon, dont il fut un temps inséparable, mais je pense qu’il s’agissait davantage d’un lien d’amitié amoureuse entre un mâle (très) dominateur et un gamin ébloui, quelque chose qui s’apparentait à la pédérastie guerrière des Grecs. Je crois l’événement accidentel, dans la vie du tsar, je pense qu’après la mort de sa femme, remarié à une Tcherkesse cruelle qu’il n’aimait pas, il s’est rabattu sur ce garçon, et c’est la thèse qui s’est imposée à ma trame romanesque. C’est ce que l’on sent aussi dans le film d’Eisenstein. Peut-être y avait-il aussi un élément de provocation, voire de profanation, c’était bien dans son style.

    Au cours de mes recherches sur Fédia, ce jeune homme à la réputation sulfureuse, j’ai vu qu’il avait eu deux enfants, et aussi, détail qui n’apparaît dans aucune des biographies que j’ai lues, qu’il était marié à Varvara Sitskaïa, nièce de la tsarine Anastassia. Ce détail m’a paru très important, car la famille de la tsarine était sacro-sainte aux yeux du tsar, et s’il l’avait marié à la nièce de sa femme, cela signifiait vraiment quelque chose. D’autant plus que les enfants de Fédia lui ayant survécu, il semble qu’on n’ait pas touché à sa famille quand il est tombé en disgrâce. Or la plupart du temps, lorsqu’un homme était exécuté, sa famille y passait aussi. J’en suis venue à penser que sans doute, la version selon laquelle, au lieu d’exécuter Fédia, il l’avait exilé à Saint-Cyrille-du-Lac-Blanc était plausible. Ce détail donnait une toute autre profondeur à mon histoire et aux relations qui unissaient les personnages.

    ***

    Je fis toutes ces recherches non comme une historienne, ce que je n’ai pas la prétention d’être, mais comme une conteuse, en faisant mon miel de ce que je trouvais pour constituer mon histoire. Ce fut une longue imprégnation, et je ne me souviens pas où j’ai glané les détails que j’ai pu utiliser. J’avais moins le souci de la véracité historique que de la cohérence interne du roman. Je ne voulais pas faire un roman historique selon la conception habituelle du genre, une façon pour le lecteur d’apprendre des choses sur une époque sans se donner la peine de lire des documents rébarbatifs. En réalité, je ne voulais pas faire un roman historique du tout, ce livre m’impliquant d’une façon personnelle et profonde. Je voulais à la rigueur faire une sorte de reconstitution transposée qui restituât plus ou moins l’esprit de l’époque à travers une digestion artistique, créative des détails glanés çà et là. Et quand je dis « je voulais », ce n’est pas exact non plus, car je n’ai pas voulu grand-chose, tout s’imposait à moi de l’intérieur. J’écrivais ma légende, mon conte personnel sur Ivan le Terrible, celui qui m’avait émerveillée et terrifiée dans ma jeunesse, avec toutes les implications personnelles qui en résultaient mais aussi ce quelque chose d’universel qui tient à l’âme humaine en général. Mon intention était donc littéraire, créative, et non historique et scientifique, et encore moins politique. Il est très difficile de tenter de reconstituer dans un roman une époque disparue de façon exacte sans tomber dans le carton-pâte. Mon modèle littéraire sur ce plan-là serait peut-être Salammbô de Flaubert, qui était sans doute très documenté, mais a créé un univers étrange qui lui était propre et qui est peut-être plus fidèle à l’esprit antique que ne l’aurait été un livre à prétention didactique. J’ai laissé toutes sortes d’informations m’imprégner, entre Eisenstein, les illustrations de Bilibine, ce que j’ai vu sur place, les chants traditionnels avec les cosaques, j’ai écrit avec tout ce que je savais sur la Russie, avec ce que j’avais vécu en Russie, avec mes amis, avec ma vie, mes rêves, avec toute mon âme.

    Le vrai Fédia était sans doute plus méchant que le mien, il avait sans doute moins de scrupules et de débats intérieurs, encore que finalement, on n’en sache pas grand-chose. Alexandre Dumas avait fait une brave femme de Catherine de Médicis qui avait alors si mauvaise réputation, et les historiens ont prouvé que cette réputation était imméritée… Quelle réputation pouvait-on faire à l’époque à un petit guerrier qui couchait avec le tsar ? Je me suis mise à vivre avec ces âmes, et j’ai ressenti que si je ne respectais pas la vérité historique, je devais m’approcher au plus près, de façon intuitive et sensible, d’une certaine vérité psychologique et spirituelle.

    Dans le système organique qui est le mien, j’entrai moi-même en communion avec des choses extérieures à moi mais qui, je le comprenais, ne m’étaient pas étrangères, simplement parce qu’elles étaient humaines. Ces âmes venaient en moi, quelque chose d’elles venait en moi, je tenais à elles par un côté de ma nature. L’expérience fut par certains côtés très perturbante, et par d’autres tout à fait merveilleuse, en tous cas profonde et totale. J’écrivis avec mon enfance, ma jeunesse et mes blessures, avec toute mon existence, avec mes péchés, avec mes vertus, avec mes aspirations au bien, et mon attachement au mal. Je me gardai bien, cette fois, d’entrer dans le détail des scènes d’amour, et pourtant, l’amour humain, et la sensualité, sont présents dans le livre. La perversité aussi. Mais comment écrire sur Ivan le Terrible, personnage notoirement passionnel et luxurieux, et sur son favori, sans faire allusion à ce genre de choses ? Disons-le d’ailleurs tout net, comment écrire sur les profondeurs de l’âme humaine en évitant ce thème ? Je choisis de rester allusive, pour ne pas alourdir mon propos, pour ne pas tomber dans le travers de la littérature contemporaine française, pour observer envers mes personnages une distance discrète que je n’avais pas su garder la première fois, et je pense que c’était le bon choix.

    ***

    Les chansons, épopées et vers spirituels cités dans le livre sont toutes issues de la tradition russe et traduite par mes soins, elles ne sont pas forcément contemporaines de mes héros. Mais d’après ce que j’ai appris, des chansons très anciennes étaient actualisées au gré des époques et des événements. Elles remontent généralement à la nuit des temps. Ils ne les chantent pas forcément non plus en situation, mais il arrive qu’on ait envie de chanter quelque chose, bien que ce ne soit pas le moment de le faire, parce que cela correspond à notre humeur. L’invocation à Yarilo de la sorcière Paracha et les compositions personnelles de Fédia Basmanov, en revanche, sont de moi. Beaucoup de Français ont des difficultés avec les noms russes. Les Russes ont un nom de baptême qui est suivi d’un patronyme signifiant qu’ils sont les enfants d’Untel, soit Ivan Vassiliévitch, Ivan fils de Vassili. L’emploi du prénom et du patronyme est une tournure officielle, solennelle et respectueuse. Dans la vie courante, on n’utilise ni l’un ni l’autre, mais des diminutifs plus ou moins caressants, familiers, voire méprisants. Ainsi mon héros, Féodor Alexeïevitch, est-il appelé tour à tour Fédia, Fédioucha ou Fédka. Le problème est que les personnages du livre ont tous plus ou moins les mêmes prénoms, car à l’époque, dans les familles princières ou nobles, on affectionnait les noms de saints guerriers vénérés tels que Iouri (Georges), Féodor (Théodore), Dmitri ou royaux tels que Vassili et Vladimir, ou Mikhaïl, comme saint Michel, chef des armées célestes, j’ai donc plusieurs personnages qui ont les mêmes prénoms, et les mêmes diminutifs, mais pas les mêmes patronymes, j’ai essayé de m’arranger pour qu’on pût les différencier. Les extraits de psaumes sont donnés dans la traduction de la Septante du père Placide Deseille. Les extraits bibliques dans la traduction de Lemaître de Sacy.

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    Fédia Basmanov vu par l’auteur.

    PREMIÈRE PARTIE :

    Fédia

    I

    « Nul ne peut servir deux maîtres. Car, ou il haïra l’un, et aimera l’autre ; ou il se soumettra à l’un, et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon. Si donc la lumière qui est en vous n’est que ténèbres, combien seront grandes les ténèbres mêmes ? »

    Cet extrait de l’Évangile de Mathieu ne laissait pas en repos le boïar Féodor Stépanovitch Kolytchov depuis qu’il l’avait entendu à l’église, quelques temps auparavant. Il l’avait entendu et lu de nombreuses fois dans sa vie, car il avait toujours été pieux, et sa famille aussi. Mais il lui semblait que soudain, ces mots s’étaient mis à le concerner profondément et personnellement, lui, Kolytchov, comme si, par la voix du prêtre psalmodiant la lecture dominicale, une présence invisible s’était adressée à lui en particulier, en désignant son cœur d’un doigt brûlant pour qu’il n’y eût pas d’équivoque. Kolytchov avait servi jusqu’ici le grand prince de Moscou Vassili Ivanovitch, sur les champs de bataille et au parlement de la Douma, puis son héritier, le petit prince Ivan Vassiliévitch, orphelin depuis peu : sa mère venait d’être empoisonnée, quelques années après que la mort du grand-prince en eut fait la régente du royaume moscovite. Le garçon, pour lequel Kolytchov avait une affection inquiète, se retrouvait seul avec son frère sourd-muet, à la merci d’une oligarchie de boïars rapaces qui s’entredéchiraient et ne songeaient qu’à leurs intérêts particuliers. Mais lui, Kolytchov, servait avec désintéressement et honneur un souverain légitime, quel était donc ce maître qui l’empêchait de se consacrer à Dieu et faisait de sa lumière intérieure des ténèbres ? Sans doute cela concernait-il, dans l’absolu, toute espèce de maître terrestre qui le retenait de s’engager dans une autre armée et un autre combat.

    Féodor Kolytchov, en dépit d’un visage agréable et d’une noble apparence, avait atteint l’âge de trente ans sans se marier, trompant dans les risques et les rigueurs d’une sévère existence guerrière son hésitation à s’engager dans une vie familiale. Il ne pouvait concevoir autre chose, entre époux, que cette sorte d’amour total qui fait de ces deux moitiés complémentaires une seule entité, et savait que c’était là un miracle assez rare, et qui le soumettrait, s’il avait la chance de trouver celle avec qui cela fût possible, à l’angoisse permanente de perdre sa compagne. L’attachement charnel et sentimental à une créature si facilement mortelle, contrainte d’enfanter dans la douleur le fruit de leurs noces, fruit lui-même exposé à une mort inéluctable à plus ou moins long terme et qu’il fallait cependant aimer, protéger et élever, c’était là un déterminisme cruel, une sorte de malédiction à laquelle il redoutait de se soumettre. C’était participer à l’état déchu du monde, à sa perpétuation, au lieu de consacrer toute son énergie à sa rédemption et à sa transfiguration future.

    Ce sentiment ne lui était pas venu immédiatement de façon aussi claire, la vie jouait dans ses veines comme dans celles de n’importe qui, mais la seule alternative au mariage étant les viols et l’adultère, il n’était pas pensable pour lui d’y recourir, et les tentations qu’il pouvait avoir le laissaient incapable de réagir, comme si un mur de verre l’avait séparé des fiancées, proies ou séductrices éventuelles. Il ne fallait pas avoir de cœur pour abuser des femmes, que ce fût par la force ou la ruse… Alors il avait bravé la mort avec simplicité, et mené une vie rude et sans autre consolation que la contemplation, la prière et la certitude que son ange le guidait et le placerait soit dans la situation où ce mariage lui apparaîtrait soudain comme l’évidence éclatante de la croix à laquelle il ne pourrait se soustraire, soit devant une autre issue, à laquelle cette citation de l’Évangile l’incitait maintenant à recourir. Sa décision prise, Kolytchov alla voir une dernière fois le petit prince, Ivan Vassiliévitch, qui avait alors huit ans, et qui était fort maltraité par ses oncles. Il avait scrupule à le laisser, tout en ayant conscience de ne pas pouvoir faire grand-chose pour lui, dans la situation actuelle, à part prier, ce qui lui paraissait d’ailleurs le seul recours efficace en ce monde. Kolytchov le trouva comme d’habitude à l’abandon, dans sa chambre aux voûtes décorées de toute une flore et de toute une faune fantastiques, et au sol recouvert de tapis ; il était mal vêtu, les cheveux hirsutes ; il avait un regard sérieux, dévorant et traqué.

    Le boïar se souvenait des premières années de l’enfant, couvé par son père, le grand-prince Vassili, qui avait failli ne pas avoir d’héritier et s’épouvantait du moindre de ses bobos. À la mort de celui-ci, il avait été intronisé en grande pompe devant ses nobles prosternés, entre sa mère et son favori Telepniev ; enfin, témoin de l’agonie de l’une et de l’arrestation de l’autre, il avait été brusquement réduit à l’état de mendiant, rudoyé et méprisé dans le palais de ses ancêtres.

    « Souverain, lui dit-il en le prenant sur ses genoux, permets-moi de partager avec toi ces pirojkis que j’ai apportés… »

    Les yeux mornes du garçon s’éclairèrent d’une lueur d’intérêt : « Oui, donne m’en un, oncle Fédia, s’il te plaît… »

    Il attrapa un pirojki d’une main sale et se le fourra dans la bouche, le mangeant avec application, en faisant durer le plaisir. Puis il en prit un autre et posa la tête sur l’épaule du boïar : « Oncle Fédia, est-ce normal que je meure de faim dans mon propre palais ?

    – Non, souverain.

    – Et tu pourrais y changer quelque chose, toi, oncle Fédia ?

    – Pas directement, je le crains. Je ne fais pas partie de ton conseil de tutelle…

    – Il me faut grandir encore un peu…

    – C’est cela, souverain. »

    Le garçon soupira : « Un jour, je tuerai l’oncle Chouïski… »

    Le regard qu’il fixait sur Kolytchov n’était plus celui d’un enfant, c’était celui d’une personne déterminée qui exposait un projet concret. Le boïar le serra dans ses bras : « Mon souverain, Ivan Vassiliévitch, je suis venu te demander la permission de partir, Dieu m’appelle à son service, et en le servant, je te servirai d’autant mieux, par mes prières assidues… – Tu veux entrer au monastère, oncle Fédia ?

    – Oui, Vania, oui, mon petit souverain, et je prierai tous les jours pour toi, et je te demande de faire de même, de prier pour moi tous les jours, et alors, nous resterons ensemble même si je suis très loin.

    – Tu pars très loin ?

    – Jusqu’à la mer glaciale.

    – Là où il y a des ours blancs ?

    – Presque… »

    L’enfant lui serra la main : « Oncle Fédia, je n’ai pas beaucoup d’amis et j’ai souvent très peur…

    – Je sais, mon cher petit prince, mais je suis de toute façon en grand danger d’être emprisonné.

    – Alors il te faut partir, oncle Fédia, avec la protection de Dieu et de sa sainte Mère… Je prierai pour toi ».

    Kolytchov sentit qu’il se mettait à pleurer et remit, avec le reste des pirojkis, un sac au garçon : « J’ai apporté des vêtements neufs, pour ton frère et toi, le métropolite Joseph s’occupera de vous… ».

    Il bénit le petit visage farouche, et l’enfant le serra de toutes ses forces dans ses bras, puis, détournant la tête et se levant, il murmura avec une tristesse hautaine : « Va maintenant… bon voyage, Féodor Stépanovitch, j’ai vu trop souvent ceux que j’aimais arrêtés sous mes yeux. Que ton ange gardien t’accompagne… »

    Le métropolite Joseph ne s’occupa pas longtemps du petit prince : son oncle Chouïski le fit saisir par ses sbires dans la chambre même de l’enfant, où le prélat s’était réfugié, implorant une protection que le garçon terrifié, contraint de s’agenouiller face au mur pendant l’opération, n’était pas encore en mesure de lui accorder. Ivan se dépêcha donc de grandir, exposé au spectacle des brutalités de son entourage, dans la solitude et l’angoisse d’être étranglé ou empoisonné à son tour. Puis, à treize ans, il réalisa le rêve qu’il avait caressé tout au long de ces années d’humiliation et de mauvais traitements, il tenta le tout pour le tout, et donna l’ordre d’arrêter son oncle ; il eut la chance d’être obéi et les piqueurs, de leur propre initiative, livrèrent Chouïski aux chiens de sa meute. Ils avaient pris la louable précaution de lui enlever sa pelisse de brocart doublée de zibeline, son caftan somptueux et ses bottes brodées, et remirent ces dépouilles au prince adolescent. Le garçon les fit porter dans le trésor, après tout, ces affaires coûtaient fort cher, et on avait assez volé le pays et son souverain légitime.

    ***

    Le métropolite Macaire, successeur de Joseph, s’était chargé de son éducation et l’avait amené, à l’issue d’une adolescence violente et dépravée, au repentir, au mariage, et à la croix consentie de la royauté orthodoxe. Ivan s’était fait, à son instigation, couronner tsar de toutes les Russies, reprenant le flambeau de Byzance, tombée aux mains des Turcs. Il s’agissait de faire de Moscou la troisième et dernière Rome avant l’Apocalypse, le refuge de la vraie foi, partout persécutée. Il avait épousé, à dix-sept ans, Anastasia Romanovna Zakharina qui, parmi la sélection finale de toutes les plus belles jeunes filles de Russie, convoquées pour l’occasion, lui avait plu par son intelligence, sa douceur et sa modestie. Lui qui n’avait connu que la violence, la méfiance et la débauche, tomba amoureux d’une vierge pieuse et charitable.

    Lorsque le jeune tsar vit Anastasia, elle lui parut toute menue, elle avait de beaux yeux, doux et bruns. Lui-même était grand et fort, avec un nez aquilin, un regard observateur, méfiant et magnétique, profondément enfoncé dans les orbites, et il avait beaucoup de prestance. Le choix de la fiancée allait venir à la fin de toute une période d’observation, pendant laquelle il faisait connaissance et discutait avec les beautés en lice. La petite taille d’Anastasia et ses yeux calmes lui inspiraient l’envie de la protéger de tout mal, de ce mal qui était pratiquement la seule chose qu’il eût connue jusqu’alors et dont, pulpeuse, douce et radieuse qu’elle était, elle ne faisait miraculeusement pas partie. Elle n’avait pas grandi au milieu des querelles, des intrigues, des empoisonnements, des meurtres, des tortures et des viols. Elle était vierge, non seulement de corps, mais de cœur et d’esprit. Et cet être vierge pouvait désormais lui appartenir, avec tous les trésors intacts de bonté, de gaieté et de tendresse dont il avait soif.

    « Anastasia Romanovna, lui demanda-t-il au bout de quelques entrevues, si c’était à toi que je donnais le mouchoir, en serais-tu heureuse ? En serais-tu heureuse jusqu’au fond de ton cœur ? »

    La jeune fille regarda son majestueux prétendant, encore imberbe mais déjà plein d’autorité, venu presque humblement, et avec crainte, s’assurer que le choix imposé serait librement consenti, qu’à son inclination répondrait un sentiment correspondant, et elle en fut profondément émue. « J’en serais heureuse, souverain, j’en serais très heureuse… »

    Une ombre de sourire passa sur les lèvres du jeune tsar. Son regard glissa sur le côté, puis revint se poser sur elle, dévorant et grave. Elle y sentait une détresse sauvage, une espérance hagarde, une confiance timide. « Mon souverain, répéta-t-elle, au bord des larmes, je serais heureuse de te soulager en partie de ta croix… »

    Il lui prit les mains, les baisa, puis effleura doucement son visage. Le jour venu, il lui remit le mouchoir brodé de perles, et elle s’inclina profondément devant lui. Il n’avait pas l’ombre d’un doute, et lui offrait sans retenue son cœur en friches, une confiance qu’il n’avait pratiquement jamais témoignée à personne. Il se jetait, comme un naufragé, dans la barque de l’amour conjugal où brûlait la seule petite lumière qu’au cours de sa sinistre et courte existence, il lui avait été donné d’apercevoir, et rendait grâce à Dieu de la lui avoir accordée.

    ***

    Le jeune tsar débuta son règne par la conquête de Kazan, capitale des Tatars musulmans qui opprimaient cruellement les Russes depuis trois siècles. Son retour à Moscou fut triomphal. Il était le premier tsar de toutes les Russies, l’héritier de Constantinople, le libérateur du joug détesté. Sur son passage, dans toutes les villes et villages, les gens accouraient avec icônes et bannières, jetaient des fleurs sous les pas de son cheval, se prosternaient en versant des larmes de joie et le bénissaient. La Russie, devant lui, vibrait comme une ruche de prières, d’hymnes et d’acclamations. Même la brise, les fleuves, les lacs, les forêts et les prés semblaient à perte de vue chanter ses louanges et lorsqu’il parvint à Moscou, cette rumeur devint pareille à celle d’une mer agitée, sous un vent fort et hardi. Toute la ville se portait à sa rencontre, en vêtements de fête, avec des processions de prêtres et de moines aux chasubles resplendissantes ; d’innombrables visages le regardaient passer, d’innombrables mains se tendaient vers lui. Son peuple, éperdu de reconnaissance, d’amour et d’espoir alternait les ovations et les chants religieux, les églises, sous leurs diadèmes ensoleillés, bruissaient de carillons qui lui berçaient le cœur.

    Lorsqu’il atteignit la place des cathédrales, au Kremlin, la voix des cloches devint si assourdissante que tout son être en fut ébranlé et brassé, et se mit à brûler d’une joie presque insupportable, une joie d’un autre monde. La rumeur et les chants viraient et battaient autour de lui avec une puissance vertigineuse, comme si les chérubins et les séraphins célestes étaient descendus à sa rencontre. Il mit pied à terre, ses larges yeux dilatés par le triomphe et l’enthousiasme, et s’inclina sous la bénédiction du métropolite Macaire, son père spirituel. Le fracas décrut autour d’eux, il n’entendit plus que l’énorme et profond tumulte du bourdon qui le soulevait de terre, le déferlement doré et cristallin des carillons qui l’emportait vers les coupoles et leurs croix incandescentes. Sans lui laisser le temps de reprendre ses esprits, le métropolite Macaire l’étreignit, et lui ôta son casque. Il lui fit quitter ses armes, sa cotte de mailles, et revêtir ses attributs royaux : la robe de brocart, brodée d’icônes et de perles, la tiare fourrée de Vladimir Monomaque, comme s’il le sacrait une seconde fois. L’ovation que déclencha sa haute silhouette dorée, sur le parvis, fut telle qu’il crut en devenir sourd ; il vacilla dans la lumière, ivre de gloire, avant de se redresser, appuyé sur son sceptre, et devant sa majesté, toute la foule présente tomba à genoux.

    Le visage du vieux métropolite rayonnait d’une allégresse sacrée : c’était lui, avec l’aide de Dieu, qui avait amené le jeune tsar sur ce parvis en ce jour, qui en avait fait le souverain de la troisième Rome, l’icône du pouvoir impérial.

    Le tsar retrouva ensuite sa chère tsarine Anastasia, qui lui avait donné un héritier, et comme tout un chacun dans son royaume, elle le regardait avec des yeux brillants de joie et d’adoration. Il l’étreignit et reçut dans ses bras le fils qui allait poursuivre son œuvre. Il se sentait porté, comme un vaisseau, par un courant calme et irrésistible, par tout son pays et la mission spirituelle qui lui était désormais dévolue : garder et transmettre la foi orthodoxe jusqu’à la fin des temps. « Je serai votre juge et votre défenseur » avait-il proclamé à ses sujets le jour de son sacre. Et c’était bien là ce qu’il se promettait d’être…

    ***

    Les jours qui suivirent ce glorieux retour, il tomba très gravement malade et faillit mourir. C’est alors qu’il revit Féodor Kolytchov, qu’il avait déjà rencontré lors du concile des Cent Chapitres, et avec lequel il était resté en correspondance. Devenu le moine Philippe, higoumène du grand monastère des Solovki, sur la mer Blanche, il se trouvait de passage à Moscou, et lui rendit visite, dès qu’il le sut convalescent. Le jeune homme le reçut avec joie, et lui désigna un siège, près du lit où il gisait encore, mais son visage amaigri, ses yeux cernés, reflétaient un désarroi sombre et pensif. « Oncle Fédia, je suis heureux de te voir, car en cette occasion, nous avons grand besoin de réconfort… Ils m’ont tous trahi, tu le sais ? » Et il répéta, comme s’il avait du mal à le croire : « Ils m’ont tous trahi ! Ils m’ont trahi… »

    L’higoumène jeta un coup d’œil à la tsarine qui hocha tristement la tête, pour confirmer les dires de son mari, et l’entoura d’un bras protecteur : « À notre grand chagrin, saint père, dit-elle, les boïars nous ont presque tous abandonnés et nous ont montré leur vrai visage, celui de la duplicité et de la félonie. Le souverain est tombé gravement malade, on pouvait penser qu’il ne survivrait pas… Et nous avons constaté que nous ne pouvions compter sur personne. » Le tsar l’embrassa avec une tendresse attentive et touchante. Il était au bord des larmes. « Je ne sais pas ce qu’il serait advenu d’elle et de mon fils, dit-il en se signant, si Dieu ne m’avait permis de guérir, je n’ose même pas y penser ! Ils l’auraient tuée sans pitié, comme ils ont tué ma mère… »

    Kolytchov saisit la main du tsar, sur le drap, et s’inclina sur elle pour la baiser, puis se redressant, traça un signe de croix sur son visage, et le regarda avec cette attention calme, sévère et pleine d’amour qui avait intimidé et réconforté le jeune monarque dans son enfance.

    « Souverain, que s’est-il passé, exactement ?

    – Je suis tombé gravement malade, j’ai failli mourir, sans doute le Seigneur a-t-il voulu me mettre en garde contre un excès d’orgueil et de confiance en moi et en mon entourage… J’ai été terrassé en plein bonheur, comme un haut cyprès brusquement frappé par la foudre. J’étais aux toutes dernières extrémités, et j’ai convoqué les boïars, et parmi eux tes proches, père, tous les Kolytchov… et aussi mes amis Kourbski et Adachev et l’archiprêtre Sylvestre, mon confesseur, et mon cousin Staritski, toute la clique de la Douma… La tsarine me soignait avec dévouement, et j’ai ordonné d’amener le tsarévitch afin qu’on lui jurât fidélité, comme à mon héritier légitime… Le croiras-tu ? Ils se sont détournés de nous, ils sont allés jurer fidélité à Staritski, que sa mère présentait contre moi, Vladimir Staritski que j’ai tiré de prison dans notre enfance, que je considérais comme un frère… Je les ai suppliés un par un, je me suis traîné à genoux devant eux, moi, le tsar, j’ai rampé devant ces canailles… »

    Anastasia hocha la tête pour appuyer ses dires, elle en gardait encore une expression de consternation incrédule et de terreur. « Père, poursuivit le tsar, comprenant que j’implorais en vain, j’ai reculé jusqu’à mon lit, je n’avais pas la force de remonter dessus pour m’allonger… Elle m’a aidé toute seule, comme elle le pouvait, et je commençais à craindre qu’ils ne m’achèvent… Car je ne pouvais plus ouvrir les yeux, mais j’entendais tout. Je ressentais tout. J’étais mourant, et la seule personne qui s’en préoccupait était ma femme, ma pauvre petite génisse, que je laissais démunie, à leur merci… ils étaient tellement sûrs que je n’en réchapperais pas et que je ne comprenais plus rien, qu’ils réglaient déjà les affaires du royaume comme si je n’étais plus là, comme autrefois, quand je n’avais plus de défenseurs.

    – Oui, père… soupira Anastasia, j’ai même beaucoup mieux compris, en ce qui me concerne, quelle avait pu être l’enfance de mon souverain, et je n’attendais brusquement plus aucune compassion de personne… Nous n’existions déjà plus. »

    Le tsar se redressa sur ses oreillers, le regard fixe et absent : « Le métropolite vint m’administrer le sacrement des malades, et je ne parvenais pas à parler ni à me confesser… Muré dans mon impuissance et ma faiblesse, j’étais plein de haine et de terreur ! J’aurais trépassé en état de péché mortel, si Dieu ne nous avait pris en pitié : l’eucharistie m’a apporté la guérison, je me suis senti mieux, peu après, la fièvre est tombée… C’était avant-hier.

    – Grâce à Dieu… » soupira l’higoumène en se signant.

    Depuis qu’il avait quitté Moscou, bien des années auparavant, et laissé le petit prince à son destin, il avait été bien loin de toutes ces intrigues dans lesquelles le malheureux enfant n’avait cessé de baigner. Il en avait eu, dans son monastère, de lointains échos. Il avait prié pour lui avec amour, et les choses avaient fini par s’améliorer, mais tout cela restait fragile, et les forces mauvaises bien actives.

    « Tout de même, je suis étonné par Staritski, finit-il par dire, ce n’est pas quelqu’un de très ambitieux…

    – Non, mais sa mère l’est et elle déteste ma famille. Et tous ces serpents à trois têtes s’empressaient autour de lui et le poussaient, sachant bien qu’il serait plus facile à manœuvrer que moi, tu t’en doutes bien…

    – Mais ton confesseur Sylvestre, ton ami Adachev…

    – Ils avaient peur de voir s’installer à nouveau les temps d’instabilité, de trahison et de rapines qui ont suivi la mort de ma mère, pendant mon enfance abandonnée. C’est ce qu’ils m’ont dit, pour prévenir mes reproches… »

    Le regard de la tsarine se fit distant et hostile, elle avait manifestement accumulé quelque ressentiment envers ces dignitaires, très proches de son mari. Kolytchov hocha la tête : sans doute un certain nombre de boïars, sans avoir vraiment voulu trahir Ivan et sa famille, avaient-ils raisonné ainsi ou s’étaient-ils laissé convaincre par ce type d’arguments, mais l’événement était fort malheureux et laisserait des traces profondes dans l’âme méfiante de cet être blessé et violent qui avait fait de si louables efforts pour correspondre à l’idéal inspiré par le métropolite Macaire…

    « Eh bien, souverain, demanda-t-il enfin, que va-t-il se passer maintenant ? Leur as-tu pardonné ?

    – Oui, souffla le tsar. Que faire ? »

    Ses yeux s’élargirent et son regard glissa de côté. « J’ai pardonné, pouvais-je châtier toute ma noblesse ? Mais je n’oublie pas, je n’oublie rien… Je n’oublierai jamais plus rien.

    – Cela ne s’appelle pas pardonner, répliqua Kolytchov en riant, cela s’appelle faire grâce pour cette fois-ci, en attendant la prochaine ! »

    Ivan hocha silencieusement la tête, avec ses immenses yeux qui ne semblaient pas le voir : « Oui, on peut dire cela de cette manière, oncle Fédia. Un tsar peut pardonner, ou faire grâce, mais il est

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