Parthène le Fou
Par Laurence Guillon
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Contes pour enfants précoces et adultes infantiles Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationYarilo Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluation
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Aperçu du livre
Parthène le Fou - Laurence Guillon
Parthène le Fou
Laurence Guillon
Parthène le Fou
LES ÉDITIONS DU NET
126, rue du Landy 93400 St Ouen
Du même auteur
Aux éditions du Net :
Yarilo
Epitaphe
Contes pour enfants précoces et adultes infantiles
Aux éditions Rod :
Lueurs à la dérive
Aux éditions du Mercure de France :
Le tsar Hérode (prix Fénéon 1985, première version de Yarilo)
Aux éditions Gautier Languerau
Cœur d’or
Le balai de Luciole
Léon le Caméléon
Aux éditions Nathan jeunesse
Ivan l’idiot
Nouvelle édition
© Les Éditions du Net, 2023
ISBN : 978-2-312-13100-9
À la mémoire de l’archimandrite Barsanuphe (Ferrier) et des nombreuses discussions que nous avons eues à propos de ce livre.
Introduction
img1.pngVania Basmanov enfant, vu par l’auteur.
Parthène le Fou est la suite et l’épilogue de Yarilo, le devenir du tsar, de ses proches, et de la famille Basmanov qui en étaient les héros. Les deux livres sont étroitement liés, et pour lire le second, il vaut mieux avoir lu le premier qui lui-même appelait ce complément. C’est d’ailleurs en voulant réécrire la suite, que j’ai décidé de réécrire le début. Parthène le Fou était le pseudonyme que prenait réellement le tsar Ivan pour composer des chants religieux et des prières. La meilleure explication que j’ai entendue au choix de ce pseudonyme est qu’il fait référence aux vierges folles de l’Évangile, qui n’ont pas prévu assez d’huile pour entrer chez l’Époux, Parthène signifiant « vierge » en grec. Je suis d’assez près l’histoire en ce qui concerne le tsar et sa famille, du moins l’histoire officielle jusqu’à récemment, puisque l’on conteste maintenant que le tsar ait tué son fils Ivan. On dit aussi qu’il serait devenu moine, or à ma connaissance, il l’est devenu sur son lit de mort, comme c’était alors la coutume. J’ai lu les récits de l’ambassadeur anglais, sir Jerome Horsey, que je mets d’ailleurs brièvement en scène. Les gens qui voudraient canoniser le tsar accusent les étrangers de propagande mensongère, mais je n’ai pas cette impression. Bien sûr que les Polonais ne portent pas un regard bienveillant sur les Russes. Mais les Italiens, par exemple, ont laissé des descriptions enthousiastes du jeune tsar, et sir Jerome Horsey, s’il n’est pas enthousiaste du tout, et ne comprend rien à la Russie, ni aux Russes, ni à l’orthodoxie, est juste un témoin étranger, intelligent et curieux, un être sans illusions, sans mysticisme, assez moderne, déjà. Il voit évidemment tout ceci à travers le prisme de sa personnalité, mais je ne crois pas qu’il invente par pure malveillance, ou par souci de propagande. Du reste, s’il trouve Ivan le Terrible cruel et despotique, il considère également qu’il ne pouvait peut-être pas faire autrement, dans le contexte où il était. Son récit des derniers moments du tsar, de la visite qu’il lui fait faire de son trésor, sont extraordinairement vivants et fantastiques. On voit bien là que la réalité russe de l’époque était fort loin de la modernité, elle était mystique et magique, comme la nôtre au moyen âge, c’était une autre réalité, je veux dire qu’elle comportait vraiment des sortilèges et des miracles que nous sommes devenus incapables de voir et d’accomplir.
En ce qui concerne le tsarévitch, je pense personnellement que le tsar l’a vraiment tué. Il n’en avait pas l’intention, mais il l’a tué parce qu’il ne se contrôlait pas. Et cela me paraît dans la logique de son caractère et de façon plus générale, du destin tragique de certains êtres. Pour bien des choses, j’ai laissé libre cours à l’invention romanesque ou disons, à ce qui m’était dicté par l’évolution de mes divers archétypes. J’ai appris que Varia Basmanova s’était remariée, ce qui n’est pas le cas dans mon livre, et cela m’a fait de la peine pour Fédia, qui n’était pourtant peut-être pas pour elle le mari exemplaire que je lui donne dans l’histoire. Pour ce qui est de Vania, Ivan Basmanov, j’ai totalement inventé la suite de son destin pour les besoins du roman. Parthène le Fou est donc la fin du conte qui m’avait complètement et si tôt absorbée, et ne m’avait, en fin de compte, jamais vraiment lâchée.
« Saint ange, en nous apportant la mort, transforme-nous par la beauté de ta nature ».
Parthène le fou.
img2.pngPREMIÈRE PARTIE :
Ivan Tsarévitch
Chapitre I
Surgi peu à peu du néant, l’Archange s’embrasait tout entier pour se ternir ensuite, comme un métal surchauffé retombe dans son inertie et sa froideur initiales. Ses ailes, répandues sur son manteau, entrelaçaient à l’infini des diagonales sanglantes, et son image se désagrégeait et s’effaçait dans la nuit. C’était une illusion récurrente des ténèbres, une illusion mortelle qui hantait ses songes.
Le tsar s’éveillait d’un court sommeil agité. « Éloigne-toi de moi, Satan ! » souffla-t-il et, se signant, il ajouta : « Que Dieu se lève et que ses ennemis soient dispersés, et que ceux qui le haïssent fuient devant sa Face ! »
Il chercha autour de lui et le vit près de l’icône où figurait saint Michel en relief, dans son armure émaillée. Le jeune garçon chantait d’une voix sonore et poignante. Son avant-bras drapé de soie, son joli visage et ses boucles blondes se détachaient de l’ombre par intermittence. Vêtu d’un caftan de laine tissée blanche largement brodée de motifs noirs au point de croix, avec de longues manches à crevés nouées dans le dos, des braies rayées, une ceinture et des bottes écarlates, il portait en travers de sa poitrine des gousli{1} en forme d’aile : c’était avec l’escarboucle qu’il avait au doigt, une partie de l’héritage de son père défunt.
« Ils viennent, ils viennent, les derniers siècles
Les sources des rivières vont se tarir
Le soleil et la lune s’assombrir
Les claires étoiles tomber sur la terre
Et l’archange Michel surgissant
Va sortir sur la haute montagne
Et jouer de sa trompette d’or :
Debout, les vivants et les morts… »{2}
Assis un peu plus loin, dans l’ombre, deux personnages, habillés de la même manière, faisaient doucement résonner des instruments semblables. C’étaient les serviteurs du garçon, oncle Micha et son fils Stépane. Le tsar les avait réunis en rachetant ce dernier aux Turcs auxquels il avait été vendu comme esclave. Stépane était le plus jeune, il avait à présent près de trente ans, l’exil et la servitude l’avaient marqué, et le tsar l’avait marié avec une femme de vingt cinq ans, qui avait connu un destin similaire. Il avait donné au jeune noble, Ivan Féodorovitch Basmanov, la même fonction qu’à l’ancien palefrenier de son grand-père et à son fils retrouvé, celui de barde à son service. Il aurait pu lui faire franchir tous les degrés d’une carrière à la cour, mais il avait tout de suite senti que Vania devait être tenu à l’écart de tout cela, qui avait perdu son père et le perdrait d’autant plus. Dans la position choyée, mais marginale et subalterne où il l’avait placé, il ne gênait les ambitions de personne, il n’existait que pour enchanter ses yeux et ses oreilles, et tromper, avec l’oncle Micha, qui l’avait en partie élevé, et son fils Stépane, ses longues et fréquentes insomnies.
Il leur avait installé un logement près de son palais, dans le kremlin de la Sloboda, et pouvait les envoyer chercher à tout moment. Ou bien il pouvait aller retrouver, dans la résidence des femmes, de l’autre côté de la cour, sa nouvelle et sixième épouse, une gamine terrifiée à laquelle il n’avait rien à dire et qu’il allait dépraver de temps en temps, avec le semblant de légitimité que donnait à cela un semblant de mariage. Il avait pris cette compagne, beaucoup trop jeune, après s’être cru trahi par sa maîtresse, la veuve Vassilissa, dont avant de la reléguer au couvent, il avait fait empaler l’amant sous ses fenêtres. Une chose pareille ne pouvait naturellement pas être tolérée, mais il devait s’avouer que Vassilissa lui manquait : elle avait du caractère et de la répartie, elle avait vécu, c’était une vraie femme… La jeune Macha lui donnait la consternante impression d’avoir pris un animal de compagnie, une petite chatte mal apprivoisée qui ne comprenait pas ce qu’il lui voulait.
Les trois bardes lui chantaient des épopées et tout leur merveilleux répertoire, la musique hypnotique et cristalline des gousli l’aidait à s’endormir ; il aimait aussi deviser avec eux, ils le reposaient de tout le reste, et ils en étaient protégés. Cela ne faisait pas l’affaire des grands-parents du garçon, mais il n’allait pas compter avec leurs désirs personnels, et quand à sa mère Varvara, elle pourrait ainsi bientôt se retirer au monastère, comme elle en avait le désir, son second fils Pétia devant suivre la filière habituelle d’un jeune noble, la guerre et le service de l’état ; l’important pour le tsar étant avant tout de garder à portée de la main Rossignol le Brigand, sa tête fantasque et dorée, son joli visage, et aussi son serviteur Micha, dont il appréciait la profondeur et la sagesse populaire.
Vania avait douze ans, l’âge de son père quand le tsar l’avait vu la première fois, avant de le prendre plus tard à son service et en faveur, et il ne vivait au palais que depuis quelques jours. Depuis son lit, où il gisait en chemise de lin, frileusement enveloppé dans une couverture fourrée, le tsar contemplait avec satisfaction son trio de bardes. Ils lui faisaient la vie plus gaie et les nuits plus courtes. « Rossignol le Brigand, proféra-t-il, tu es content ici, Vanietchka ?
– Oui, souverain ! répondit joyeusement le garçon.
– C’est ton père qui t’avait appris ce poème spirituel…
– Oui, souverain…
– Je le reconnais, c’est moi qui le lui avais chanté. Viens ici… »
Le garçon s’approcha d’un pas souple, comme si ses jolies bottes brodées ne demandaient qu’à danser et rebondir. Le tsar le prit par la main et le fit asseoir près de lui : « Que pourrais-je donc t’offrir ?
– Mais… rien, souverain.
– Oh Vanietchka… Tu es sûr ?
– Je n’ai besoin de rien… »
Le garçon fit un sourire perplexe et navré : son parrain voulait lui faire plaisir et il ne savait pas comment lui donner cette satisfaction : il était magnifiquement habillé, il avait les plus jolies bottes rouges de la terre, il portait une escarboucle autour du cou, en attendant de pouvoir la mettre à son doigt, celle que son père avait reçue du tsar à son âge et que ce dernier lui avait rendue, et il ne se lassait pas de ses reflets ardents et mystérieux qui le fascinaient déjà dans sa petite enfance, quand il les voyait, de son vivant, chatoyer à la main du cher défunt. Il était fort bien logé et nourri, avec oncle Micha qu’il aimait et qui veillait sur lui, son fils Stépane, la femme de celui-ci, Zinaïda, et la tante Frossia qui s’occupaient d’eux. Sa fonction était de jouer des gousli, de chanter, de distraire son souverain et de lui obéir en tout, il ne voyait vraiment pas ce qu’il pouvait ajouter à cela et comme il avait faim, il regarda l’assiette d’argent où s’entassaient des pâtisseries, sur une petite table, près du lit du tsar, et demanda : « Un gâteau aux noix ? »
Le tsar éclata de rire et lui fourra l’objet de sa convoitise entre les lèvres : « Vania ! Tu resteras toujours un petit saltimbanque, mais je veillerai à ton avenir. Chante-moi l’âme pécheresse…
» C’était un poème spirituel que la mère de Vania avait l’habitude de chanter pour le tsar quand il venait voir sa famille, autrefois. Il trouvait à sa mère une voix séraphique, mais celle de Vania, qui n’avait pas encore mué, l’émouvait encore plus.
L’énorme bourdon de l’église de la Protection ébranla l’épaisseur de la nuit et l’enfant s’arrêta de chanter ; il ferma les yeux pour laisser ce son profond et souterrain le traverser de part en part et l’élargir aux dimensions du monde. Il fit son signe de croix. Le tsar s’était levé pour s’habiller. Il était temps d’aller aux matines.
***
Dans l’église de la Protection de la Mère de Dieu, sous les voûtes peintes de fresques qui se perdaient dans la pénombre, le tsar examinait ses proches ensommeillés. La jeune tsarine lui jetait des coups d’œil craintifs. Son fils Féodor, toujours frileux et souffreteux, s’emmitouflait dans les fourrures et les étoffes de brocart accumulées sur sa frêle personne. Son héritier Ivan et sa traînée étaient en retard, ils étaient sans doute encore fort occupés : depuis qu’il l’avait épousée contre sa volonté paternelle, il avait perpétuellement l’air d’un cheval en rut. Boris Godounov, en revanche, était déjà sur place, et l’irremplaçable Nikita Romanovitch Zakharine, frère de la défunte tsarine Anastasia, la seule de ses épouses que le tsar eût jamais vraiment aimée. Vania se tenait, avec ses serviteurs, non loin des tsarévitchs, dont il était le cousin. Ivan tsarévitch n’arriva, avec la tsarevna Yelena, qu’au milieu de la stichologie des neuf odes bibliques, au début de la prière de Jonas : « Dans ma tribulation, j’ai crié vers le Seigneur mon Dieu, et il m’a exaucé ; il a écouté ma voix, ma clameur du sein des enfers… »
Ivan laissa à regret la main de son épouse quitter la sienne, et tandis qu’elle allait se placer du côté des femmes, il s’inclina pour baiser l’icône et croisa le regard noir de son père : « Vous auriez pu aussi bien, au point où vous en êtes, siffla ce dernier, rester dans votre lit, où vous avez sans doute mieux à faire ! »
Ivan préféra ne rien répliquer, l’endroit ne s’y prêtait pas, et un fils n’était pas censé remettre un père à sa place, surtout quand celui-ci était le tsar de toutes les Russie, mais il pâlit, et les narines de son nez aquilin se dilatèrent de rage. Yelena s’appliquait à ne pas lever les yeux. C’était une jeune femme belle et fière, de famille princière, ce que le tsar, qui avait lutté contre l’ancienne aristocratie une grande partie de son règne, ne pouvait lui pardonner, non plus qu’à son imbécile de fils, qui risquait ainsi de ruiner tout ce qu’il avait fait en ramenant la caste détestée au pouvoir. Pourvu, espérait-il, que dans l’impulsion qui lui avait fait donner le mouchoir à Yelena Cheremetieva, ne fussent pas entrés de facteurs plus complexes que l’élan vital… Il n’aimait pas l’idée que son fils pût délibérément, consciemment s’allier contre lui à ceux qui avaient toujours menacé son trône, et par conséquent le sien. Sans compter qu’il avait perdu une grande partie de la complicité qui l’unissait à cet autre lui-même, depuis que cette fille était entre eux. Il se méfiait d’elle, de sa famille. Humainement, elle était pleine d’orgueil, et c’était un défaut qu’il ne supportait chez personne d’autre que lui-même, ou à la rigueur son fils, et chez les femmes encore moins.
***
Avant qu’il n’entrât au service du tsar, sa mère avait instruit Vania des événements qui avaient abouti à leur déportation à Saint-Cyrille-du-lac-Blanc, et à la mort prématurée de son père en disgrâce. Vania n’en avait ressenti que plus de compassion pour le jeune homme qui lui manquait toujours, et auquel il continuait à s’adresser fréquemment dans ses pensées, et même parfois à haute voix, quand il était seul : « Écoute comment je joue cela, papa, tout le monde m’a dit que cela devenait vraiment magique… Tu te souviens, c’était toi qui me l’avais appris, cet air, quand on était sur le rempart, devant le lac, cette chanson sur le champ sauvage. C’était sûrement toi qui l’avais inventée… »
Il écoutait le silence, au bord des larmes, comme s’il avait pu en sortir une réponse, un écho, et reprenait son monologue : « Je t’ai promis que je ne t’oublierais jamais, mais tu sais, même si je le voulais, je ne pourrais pas y arriver, et tu es un peu en moi, n’est-ce pas ? Je le sais bien, quand le tsar me regarde, c’est toi qu’il voit. Il est très gentil avec moi, et je ne comprends pas comment il a pu t’obliger à décapiter grand-père et te laisser enfermer dans ce cachot, mais c’est sans doute parce qu’il était lui-même prisonnier de l’Opritchnina{3}, comme tu me le disais, papa. Cette Opritchnina, elle lui faisait faire des choses terribles, tu as bien fait de t’en aller, même si… Même si tu en es mort… »
À ce stade, Vanietchka commençait à pleurer, et jouait avec acharnement, préoccupé seulement des sons qu’il produisait. Puis il ajoutait : « C’est quand même un peu de sa faute, mais si tu ne lui en voulais pas, alors, je ne lui en veux pas non plus. Avec moi, il est très gentil. Il me donne des vêtements magnifiques, et tout ce qu’il me demande, c’est de jouer des gousli à n’importe quelle heure. Mais tu te souviens, tu me disais qu’on ne voyait pas arriver le moment où Kochtcheï l’Immortel refermait la porte, quand on entrait chez lui ; alors, mon petit papa, si ce moment arrive, demande la permission au métropolite Philippe de venir me le dire, de venir me le dire en personne, que je puisse te voir encore une fois, papa… »
Quand le tsar surprenait un de ces discours, il s’arrangeait pour prévenir l’enfant de sa présence, afin qu’il pût se taire à temps et ne pas se trouver dans l’embarras ni l’y mettre lui-même. Il tenait à lui, il était son vivant remords et son ange domestique, il voulait voir la clarté de ses boucles dans les ténèbres de sa vie. Au début, le prenant par la main, il lui avait parfois dit : « C’était de ma faute, Vanietchka, pardonne-moi comme il m’a pardonné. » Mais il évitait de le faire, car le garçon pleurait alors amèrement, et il ne pouvait plus le consoler.
***
Assis près du grand poêle en faïence, dans les appartements de sa femme, Ivan tsarévitch jouait aux échecs avec son ami le plus cher, Boris Féodorovitch Godounov. Le visage de celui-ci étincelait de malice : il était en train de gagner. Les doigts d’Ivan dansaient sur le bord de l’échiquier : il aimait Boris comme un frère, mais détestait perdre et n’appréciait pas ses airs triomphants. « Je ne suis pas concentré, ce soir, maugréa-t-il, et tu en profites. » Boris, l’approuvant d’un signe de tête, s’empara de sa tour. Furieux, Ivan se retourna contre la tsarevna qui les avait rejoints en silence et, blottie près d’une fenêtre, ne cessait de pleurer. « Liénotchka, s’exclama-t-il, pour l’amour du Christ, essaie de penser à autre chose !
– Que se passe-t-il ? s’enquit Boris.
– La tsarevna a vu un homme que mon père a fait châtier, elle en a été bouleversée, elle est très impressionnable.
– Oui ? murmura Boris, d’un ton un peu surpris. Ah… en effet, je comprends et j’approuve. Il est bienséant et souhaitable que les femmes soient sensibles, c’est pour cela que nous les aimons, n’est-ce pas, tsarévitch ? Nos douces et tendres femmes… Quelles infâmes brutes serions-nous restés sans elles !
– En ce qui me concerne, c’est tout à fait vrai ! répliqua le tsarévitch en riant.
– Tu exagères, tsarévitch, personnellement, j’ai toujours pensé que tu avais un bon fond ! »
La tsarevna vint en reniflant rejoindre son mari. « C’est exact, dit-elle, il a un bon fond. Et toi aussi, sans doute, Boris Feodorovitch, tu n’es pas si mauvais…
– Comment ça, pas si mauvais ? Tu n’as donc pas remarqué l’excellente influence que j’exerce sur ton époux ?
– Si… il fait des progrès au jeu d’échecs !
– Tu trouves ? »
La tsarevna sourit finement et déjoua la manœuvre de Boris en poussant la pièce que son mari, distrait, n’avait pas repérée. Boris poussa une exclamation indignée, et hocha la tête : « Ce n’est pas loyal, tsarevna, mais même à deux, vous ne viendrez pas à bout de moi ! »
Ivan battit des paupières sur un regard énigmatique et provoquant : « Et comme cela ? demanda-t-il en balayant l’échiquier d’un revers de main.
– Comme cela non plus ! » répliqua Boris en remettant les pièces dans l’ordre exact où elles se trouvaient. Les yeux encore rouges et gonflés, la tsarevna pouffa de rire.
« Il a reçu des ambassadeurs aujourd’hui, dit brusquement Ivan, il ne m’en a même pas parlé, comme si j’avais douze ans, et encore quand j’avais douze ans, il m’associait davantage à tout cela. Il me tient à l’écart. » Boris plongea la main dans un plat de fruits secs et se mit à grignoter des noisettes avec concentration. « Il se méfie de ton épouse, observa-t-il.
– Ah oui ? Qu’est-ce que mon épouse vient faire là dedans ? Elle ne connait rien à la politique…
– Pour l’instant ! Mais elle joue très bien aux échecs !
– Elle est intelligente, déclara Ivan avec ferveur. Cela devrait pourtant lui plaire… – Avec le tsar, il faut être intelligent, mais ne pas trop le montrer. Je me demande, au fond, s’il n’en est pas jaloux. »
Ivan émit un ricanement sans joie : « C’est la meilleure !
– Ou bien c’est de toi qu’il est jaloux, comme un vieux loup qui ne veut pas céder la place. »
Songeur, Ivan prit la main de sa femme, la tournant et la retournant entre les siennes et la portant à ses lèvres : « J’en ai assez d’être désœuvré, de passer mon temps à jouer aux échecs, j’en ai vraiment assez, Boria.
– Je comprends bien, tsarévitch, mais que faire ?
– Que faire, oui… que faire ? répéta Ivan. Je n’en sais fichtre rien ! »
La tsarevna suggéra : « Nous pourrions manger ? »
Le tsarévitch se mit à rire. « Excellente idée, s’exclama Boris, qui nous fera du bien et ne fera de mal à personne ! »
***
Le tsar, en vaquant à ses diverses occupations de la journée, avait songé sans arrêt à sa belle-fille, qu’il détestait, et à sa nouvelle femme, qu’il n’aimait pas. Il se reprochait d’avoir eu la faiblesse de se marier encore une fois, avec cette oie blanche qui, deux ans auparavant, jouait encore à la poupée. Mais c’était là demi-mal par rapport au mariage d’Ivan, avec une fille de famille princière à laquelle il n’accordait aucune confiance. Cet imbécile l’avait aperçue, l’avait désirée et l’avait choisie, sans penser à rien d’autre. C’était un peu ce qu’il avait fait lui-même, incapable qu’il était de résister à ses sens, au lieu de se tourner vers un ascétisme qui eût été plus en accord avec son âge, ses aspirations et les nombreux péchés qu’il avait à expier. Si contrarié qu’il fût, il avait besoin d’Ivan, son mariage lui avait fait perdre, en même temps qu’un fils, un confident, un complice, il se sentait vieux et rejeté ; il allait le rejoindre avec amertume, et l’espoir secret de retrouver quelque chose de leur intimité passée.
***
La soirée se prolongeait encore dans les appartements de sa belle-fille, où son fils se trouvait quasiment en permanence. La voix de Boris, douce, insinuante et un peu éraillée, traînait à sa rencontre : « Nous n’allons pas laisser cette partie inachevée, tsarévitch ? Si nous la finissions avant d’aller dormir ?
– Elle est finie, répliqua la basse enjouée d’Ivan, puisque je ne peux plus gagner !
– Tu pourrais au moins chercher à comprendre pourquoi tu l’as perdue ! »
Le tsar se fit la réflexion que Boris n’eût pas dû se trouver chez la tsarevna, que l’affection pour l’un et l’amour pour l’autre troublaient le jugement et le sens des convenances de ce malheureux benêt, et entra. Les jeunes gens changèrent de visage. La tsarevna, les joues en feu, fit mine de s’enfuir. La retenant par la main, Ivan la contraignit à s’incliner devant son père puis l’accompagna jusqu’à sa chambre.
Le tsar contourna l’échiquier et s’installa dans le fauteuil de son fils dont il suivait le manège d’un regard sombre. Les deux amis, mal à l’aise, ne savaient que lui dire. « Pourquoi, leur lança-t-il, me dévisagez-vous de cette façon stupide ? Le plaisir de me voir vous a coupé la langue ?
– Le fait est, souverain, répliqua Boris en contemplant le jeu d’un air accablé, qu’un partenaire digne de ce nom me changerait d’Ivan tsarévitch. »
Le tsar daigna rire : « N’y a-t-il rien à boire, ici ? Vos réunions, jeunes gens, sont devenues bien sages… Pourquoi la tsarevna me fuit-elle comme si j’avais la peste ?
– Parce que tu lui fais peur, souverain, répliqua Ivan.
– Et quelles raisons a-t-elle de me craindre, si sa conscience est en paix ?
– Quelles raisons avais-tu de martyriser le saint métropolite Philippe, dont nulle conscience ne pouvait être plus irréprochable ? »
À ce nom, le tsar perdit