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Une coccinelle sur la lande: Les enquêtes de l'apicultrice - Tome 7
Une coccinelle sur la lande: Les enquêtes de l'apicultrice - Tome 7
Une coccinelle sur la lande: Les enquêtes de l'apicultrice - Tome 7
Livre électronique391 pages5 heures

Une coccinelle sur la lande: Les enquêtes de l'apicultrice - Tome 7

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À propos de ce livre électronique

Cap Sizun, été 1974 : Rozen Le Bihan quitte la ferme familiale au volant de sa coccinelle bleue et disparaît. Printemps 2017 : Audrey et Antoine sont en vacances à La Quincaillerie d’Audierne. Ils se rendent chez Gabriel Le Bihan, apiculteur et photographe renommé, connu sous le pseudonyme de Gargamiel, qui souhaite vendre la ferme parentale et propose à Audrey ses colonies « Noires du Cap Sizun ». Tandis que celle-ci visite le rucher, un mur de bois s’effondre dans la grande étable, révélant une Coccinelle bleue, dont le coffre recèle un squelette de femme. Serait-ce celui de Rozen Le Bihan ? Alors qu’Antoine est nommé directeur d’enquête de ce « cold case », Audrey se lance dans des investigations psycho-généalogiques au côté de Jean Failler, célèbre auteur breton de romans policiers et ami du fidèle Lebel. À eux trois, ils feront ressortir bien des fantômes transgénérationnels…


Dans cette enquête originale, Valérie Valeix intègre avec malice Jean Failler comme personnage à part entière. Elle mêle habilement intrigue passionnante, histoire, âme bretonne et paysages à couper le souffle, parsemant le tout d’humour et d’un zeste de romance. Les amateurs de la série Mary Lester apprécieront sans aucun doute !


À PROPOS DE L'AUTEURE


Intéressée depuis toujours par les abeilles (son arrière-grand-père était apiculteur en Auvergne), Valérie Valeix, née en 1971 dans les Yvelines, fonde les Ruchers d’Audrey lors d’un déménagement en Normandie. Elle s’engage alors dans le combat contre l’effondrement des colonies, la malbouffe et dans l’apithérapie. Son amie et romancière favorite Juliette Benzoni, reine du roman historique malheureusement décédée en 2016, a encouragé ses premiers pas dans l’écriture. Auteure de deux séries policières, l’une apicole, l’autre historique, Valérie a reçu en 2021 le Prix du Roman Napoléon Ier pour son ouvrage Les diamants de Waterloo.
LangueFrançais
ÉditeurPalémon
Date de sortie8 juil. 2022
ISBN9782372606417
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    Aperçu du livre

    Une coccinelle sur la lande - Valérie Valeix

    PRÉFACE

    La vie est décidément pleine d’imprévu et c’est ce qui en fait le charme. Un événement en entraîne un autre qui, lui-même, mène à un second puis à un troisième, la chaîne paraissant sans fin.

    Ainsi suis-je devenu successivement chômeur, puis écrivain, puis éditeur de mes ouvrages et enfin de ceux d’autres auteurs venus me rejoindre aux éditions du Palémon.

    Je ne me doutais pas qu’un jour j’éditerais les œuvres d’une apicultrice, en l’occurrence, Valérie Valeix.

    Après tout, il y eut des précédents illustres car on dit que le grand Sherlock Holmes se serait retiré dans sa campagne pour y vivre sereinement avec ses abeilles.

    Valérie, elle, se lança dans ce beau métier par tradition familiale, puisque son arrière-grand-père le pratiquait en Auvergne. Elle transporta ses ruches en Normandie.

    Il lui fallut alors combattre les ennemis de ses petites ouvrières ailées, le méchant frelon asiatique et surtout, plus insidieux, les traitements agressifs de l’agriculture intensive.

    Mais Valérie avait une autre passion, l’écriture, ce qui l’amena à contacter les éditions du Palémon. Heureuse surprise, nous découvrîmes alors avec bonheur que l’apicultrice possédait un joli brin de plume et que les intrigues policières n’avaient pas de secret pour elle, qu’elle connaissait aussi l’Histoire et que l’épopée napoléonienne l’inspirait tout particulièrement, ce qui lui valut le très convoité Prix du Roman Napoléon Ier (au passage, on notera que l’Empereur avait choisi l’abeille comme un symbole de ses armoiries… il n’y a pas de hasard).

    Comme Valérie est dotée de nombreux talents et d’une capacité de travail peu commune (peut-être transmise par ses vaillantes petites ouvrières ailées), elle nous entraîne aujourd’hui pour une enquête dans le Cap Sizun où son héroïne Audrey est venue récupérer quelques ruches de « Noires », une variété propre au Cap.

    C’est en visitant ce rucher qu’elle va faire, par le plus grand des hasards, une macabre découverte. A-t-elle mis la main sur le cadavre de Rozenn Le Bihan, jeune femme de Lervily, en Audierne, disparue depuis quarante ans ? Comment ce corps s’est-il trouvé dans le coffre d’une coccinelle dissimulée derrière un tas de bois de cette vieille ferme ?

    Valérie m’a fait le très grand honneur de m’impliquer dans cette enquête en tant qu’auteur de romans policiers qui va apporter son point de vue à Audrey dans ses investigations. Je me suis prêté au jeu avec grand plaisir ! Enquête ardue s’il en est, au cœur des merveilleux paysages du Cap Sizun… Merci à elle pour cette belle collaboration !

    JEAN FAILLER

    Première partie : intrigue au Cap-Sizun

    Chapitre 1 :

    « Rien qu’une larme dans mes yeux »

    Audierne, lundi 15 juillet 1974.

    Une minuscule bulle verte naquit entre les lèvres vermillon. Puis elle enfla jusqu’à prendre la taille d’une balle de ping-pong avant d’éclater et de répandre ses lambeaux de gomme au parfum de chlorophylle artificielle sur le nez et les joues de la jeune femme. Elle haussa son visage au niveau du rétroviseur intérieur de sa Volkswagen Coccinelle bleu ciel récemment achetée par son père. Le permis, la voiture et la majorité avancée, ah ! que la vie allait être douce… Enfin…

    D’un index à l’ongle carminé, elle ramena les bribes de chewing-gum dans sa bouche. Tout en poursuivant bruyamment sa mastication, elle vérifia que son rimmel n’avait pas coulé, fit des grimaces pour ôter une minuscule trace de crayon au bas de sa paupière droite. Tout devait être parfait pour retrouver Romain. Abel de son vrai nom, mais il préférait Romain. Abel, c’était pour sa femme, mais plus pour longtemps, il l’avait promis à Rozennn. « Ma petite coccinelle » comme il aimait l’appeler.

    — Putain, j’suis majeure ! J’suis majeure, se répéta avec délectation Rozenn Le Bihan, âgée de tout juste dix-huit ans.

    Depuis le 5 juillet dernier en effet, deux millions et demi de jeunes gens n’auraient plus à attendre les vingt et un ans réglementaires pour disposer d’eux-mêmes, une volonté du nouveau président, Valéry Giscard d’Estaing, qui avait enthousiasmé la jeune génération et semé la zizanie dans les familles. Celle de Rozenn, des fermiers besogneux habitant près de Lervily en Audierne et ayant peu fréquenté l’école, n’y avait pas échappé.

    — C’est pas ça qui va changer les choses ! avait braillé la mère en apprenant la nouvelle sur la première chaîne du poste de télévision en noir et blanc. Si j’ai b’soin de t’calotter, j’vais pas m’gêner… Majeur, pfut, j’t’en foutrai ; tu leur pinces le nez, y leur pisse du lait. Giscard, penn kloug¹ !

    Son père était plus nuancé.

    — La majorité, la majorité… T’en as plein la bouche, mais est-ce que c’est ça qui va t’faire manger ? T’as même pas d’métier…

    — J’ai quand même mon bac…

    — La belle affaire, est-ce qu’on a b’soin d’un diplôme pour torcher l’cul des vaches ou ramasser le guano ? avait ricané la mère quasi illettrée.

    — Jamais j’torcherai le cul des vaches, encore moins celui des mouettes !

    — Qu’est-ce que tu vas faire alors ? La poufiasse ?

    — Demain je passe mon permis et je l’aurai…

    Sa mère, qui ne conduisait pas, avait haussé les épaules, son père avait rétorqué :

    — Évidemment que tu l’auras, t’as toujours conduit l’tracteur et la camionnette, comme tous les gosses d’agriculteurs. Et ensuite, hein ?

    — Ensuite, on verra.

    — C’est pas une réponse, ça ! Si au moins tu voulais te marier, y’en a plein qui t’voudraient bien…

    Car la jeune Rozenn, que son amoureux avait qualifiée de sosie de Marlène Jobert, était d’une beauté à couper le souffle avec ses courtes mèches de feu, ses taches de rousseur, ses yeux aigue-marine dans un ovale parfait et sa moue boudeuse. Et cela, alors que ses deux parents étaient d’une laideur remarquable.

    Sa mère, Soizic, était un grand échalas au visage osseux orné de deux arcades sourcilières proéminentes telles que devaient en arborer les hommes de Néandertal. Son père, Ronan, un petit gros qui faisait la moitié de la taille de sa femme, avait des cheveux noirs et gras qu’il peignait consciencieusement sur le côté, comme VGE, pour masquer sa calvitie.

    Rozenn tourna le bouton de l’autoradio ; après quelques cracouillements, la voix puissante de Mike Brant retentit dans l’habitacle :

    Rien qu’une larme dans tes yeux

    C’est toujours ta seule réponse

    Quand je te dis qu’il vaudrait mieux

    Ne plus se revoir nous deux.

    Le cœur de Rozenn se serra à cette dernière phrase ; et si Romain ne venait pas… Si finalement il avait décidé de rester avec sa femme ? Mais non quelle idée, bien sûr qu’il allait venir, c’était un homme de parole.

    J’étais certain cette fois

    Que rien ne me retiendrait

    On se trompe quelques fois

    Une larme a tout changé

    Bien que Rozenn fît tout pour oublier cette conversation avec ses parents, celle-ci lui revint en mémoire, quand son père avait remis le mariage sur le tapis.

    — Le fils Penneg, il m’déplairait pas…

    Rozenn avait gonflé les joues d’agacement. Comme à chaque fois qu’il était question de son avenir, son père se mettait à chanter les louanges de Malo Penneg, héritier d’une des plus grosses maisons de produits de la mer, Les Viviers Penneg. Leur unique concurrent était le vivier de Jacques Le Gall qui, dix ans plus tôt, avait racheté la maison Stoop, au grand dam des Penneg.

    — La langouste, ça marche bien et le homard aussi… Mieux que les vaches, j’peux t’l’assurer. T’as vu leur baraque de Primelin, c’est un manoir. Sans parler de l’appartement de Nice… En plus ils t’aiment bien, les Penneg, la preuve, c’est qu’ils t’ont invitée à Pâques là-bas… Tu serais pas bien à faire la navette entre l’ouest et le sud ? C’est une belle occasion comme beaucoup d’femmes en rêveraient. D’autant que Malo te comble de cadeaux…

    C’était vrai, le jeune Penneg ne manquait jamais de lui rapporter quelque chose, notamment quand il revenait de Nice. Dernier présent en date, un ravissant sac pochette en perles de plastique rose dernier cri.

    — C’est pas vrai qu’il la gâte Malo, mam ?

    La mère hocha la tête.

    — Bien trop… J’ai pas eu cette chance, au lieu de ça, j’ai ramassé la merde des vaches !

    — Oh ça va, t’as pas fait qu’ramasser la merde des vaches, t’as passé une bonne part de ton temps à t’occuper de Malo quand sa mère est morte.

    — Fallait bien, l’avait à peine cinq ans.

    — Pourquoi que l’père Penneg, il t’a choisie, toi, pas maternelle pour deux sous ?

    — J’vais t’en coller une bonne, tu vas voir si j’suis pas maternelle ! Fri Kreien²…

    — Ne parle pas comme ça à ta mère, intervint le père en tentant de faire redescendre la pression entre les deux femmes.

    — N’empêche, le bel Armel, pourquoi qu’il a pris maman quand il en avait treize à la douzaine dans sa boutique qui d’mandaient qu’ça d’venir s’occuper d’son mioche ?

    — Tu le sais bien, pourquoi.

    — Non j’le sais pas.

    — Parce que… Parce que… je lui ai rendu un service pendant la guerre, voilà…

    — Quel service ?

    — Oh, c’est loin tout ça. Bon alors, le fils Penneg, je parle à son père oui ou non ?

    — Ça pue !

    Soizic s’avança vers Rozenn la main ouverte dans l’intention manifeste de la lui appliquer sur la joue.

    — Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?

    La jeune femme s’esquiva au fond de la grande salle à manger aux murs sans couleur définie et au plafond crépi de chiures de mouches, du moins celles qui avaient échappé au « collant » suspendu au lustre en opaline à fleurs orange.

    — J’dis que le vivier, ça pue le poiscaille jusque dans les bureaux, même Malo, il pue !

    — Parce que les vaches, ça pue pas peut-être ? Oh, la garce, elle va l’avoir sa baffe !

    — Du calme, mamm…

    — Non, mais tu l’entends, tad ?

    — Oui, j’entends, et elle aussi elle nous entend, et elle va se montrer gentille…

    La voix de son père s’était faite doucereuse :

    — Tu sais, maître Laffargue, le notaire, il vend sa Coccinelle… En plus, elle a l’autoradio. Il m’la laisse pour un bon prix, alors si tu veux que j’te la prête de temps à autre après l’permis, faut prouver que t’as d’bonnes dispositions…

    Rozenn avait étouffé un soupir ; Malo, il n’était pas vilain garçon. Quoique saillants, il avait d’assez beaux yeux bleus mais il était très timide, sans doute était-ce dû à son bégaiement, il semblait aussi très soumis à son père, Armel Penneg, veuf et grand séducteur devant l’Éternel, surnommé par les Audiernois « Le bel Armel » pour sa prestance et ses beaux costumes de chez Brummel.

    Aucune femme travaillant dans son entreprise n’avait résisté à ses avances. D’autant que sa situation d’homme disponible et aisé aiguisait bien des appétits. Et ce n’était pas pour faire plaisir à son fils qu’il avait accepté d’emmener Rozenn à Nice, mais bien dans l’intention d’en faire sa maîtresse. La belle rousse aux traits de nymphe qui semblait d’accord au premier abord – Armel Penneg en était sûr – s’était soudain montrée réfractaire. Il n’avait compris la raison que la veille de leur retour pour Audierne quand un coup de klaxon avait précipité Rozenn dans les escaliers de « L’Amiral », tout premier immeuble du complexe Marina Baie des Anges, un ensemble de bâtiments en forme de bateau au pied de la plage. Armel Penneg y avait acquis le premier appartement deux ans plus tôt, en 1972.

    Au bas de « L’Amiral » l’attendait ce photographe qui avait couvert le mariage d’amis niçois de Penneg. Cet opérateur avait fait jaser tous les invités : c’était un repris de justice qui avait tenté d’assassiner de Gaulle, du moins était-ce la renommée qui l’avait précédé. Mais il était aussi l’ami de hautes personnalités de Nice, ce qui expliquait sa protection. Car ce photographe aux traits taillés à coups de serpe et à la réputation sulfureuse n’était autre qu’Abel Santini dit « Romain ». Et entre Rozenn et l’ancien bandit au regard libertin, le coup de foudre avait été immédiat. Il en allait de même de leur complicité, « Romain » débarquant à Brest huit jours après leur rencontre et faisant de Rozenn une femme. Ce soir-là, il lui avait promis de l’emmener vivre avec lui.

    « Où ? » et « comment ? » étaient deux questions que Rozenn n’avait pas posées. Elle n’avait rien demandé non plus au sujet de son épouse, « Carla », infirmière possédant son propre cabinet à Nice. Romain pourvoirait à tout cela, il prendrait soin d’elle. Ne lui avait-il pas dit qu’il en avait plus qu’assez de son magasin de photos ; les mariages, certes, ça rapportait, mais c’était d’un ennui… Même l’appartement au-dessus, il ne le supportait plus. Il préférait de loin sa bergerie dans l’arrière-pays. Rozenn avait compris que la vie à deux ne serait certainement pas parisienne, Romain privilégiant les endroits sauvages, la nature, les grands espaces. Mais avec le soleil au rendez-vous toute l’année et les boutiques de Nice à deux pas, cela serait tolérable.

    Lorsqu’il avait eu fini de lui faire l’amour dans la chambre de l’hôtel Continental à Brest, il avait déclaré en lui caressant les cheveux :

    — Tu es trop belle pour saler le poisson…

    Les paroles de Romain faisaient étrangement écho aux pensées de Rozenn et elle avait souri. Elle ne s’était jamais sentie attirée par la vie de « patronne de vivier ». Elle ne s’était jamais non plus sentie à sa place dans sa propre famille. Sa mère ne lui avait pas donné d’affection, une fille, lui avait-elle répété, n’en mérite pas quand elle prend la place du fils attendu. Ou celle de l’enfant disparu…

    En revanche, cette femme sèche et revêche s’était toujours montrée attentionnée avec Malo. Sans doute avait-il remplacé le fils tant désiré. Il n’empêche qu’une telle révélation avait attisé le feu entre la mère et la fille d’autant que Rozenn grandissait en beauté. Soizic Le Bihan était alors devenue encore plus agressive. Vers l’âge de douze ans, elle avait même tenté de la défigurer en lui appliquant le fer à repasser chaud sur une joue. La jeune fille avait hurlé de douleur et s’était enfuie chez sa Mamm-gozh. Pour réduire sa contrition et empêcher la formation d’une cloque, la vieille dame avait étalé sur sa peau brûlée une bonne couche de miel qu’elle avait ensuite protégée d’une compresse tenue par deux pansements. Mamm-gozh avait accompagné ses soins d’un chapelet d’injures bretonnes à l’encontre de Soizic Le Bihan, sa belle-fille.

    — Louka, teileg, penn boultouz, gwiz, jamais compris c’que ton père lui avait trouvé d’autant que c’était une fille et une sœur de miliciens… et khaz gleb³ avec ça !

    Rozenn aimait beaucoup Mamm-gozh Maria qui habitait une petite maison non loin du sémaphore. L’été, elle la trouvait près de sa cheminée à ravauder ou à faire des krampouezh, l’été dans ses ruches, à peine cinq pour suffire à sa consommation personnelle et revendre quelques pots sur le marché d’Audierne avec les œufs roux de sa douzaine de poules grises et blanches, des Coucou de Rennes.

    Mamm-gozh était l’une des dernières à posséder cette race abandonnée par la plupart des éleveurs bretons car longue en croissance. Mais Mammgozh était aussi une solide Bretonne à la coiffe brodée immaculée vissée sur son crâne aux cheveux d’argent. Respectée, nul ne se serait avisé de lui en remontrer, pas même Soizic Le Bihan. Seul refuge et unique amie de Rozenn, elle ne s’était pas réveillée au matin de Noël 1970. La jeune fille avait pleuré toutes les larmes de son corps tandis que sa mère avait conclu « Bon débarras ». La maison de Maria avait été vendue, une partie de la somme avait servi à l’achat d’une télévision qui faisait saliver tous les voisins à deux kilomètres à la ronde. Les poules mises à la casserole, le père avait récupéré les ruches, et les avait même fait prospérer. Maintenant, il y en avait une douzaine au fond du jardin, de la Noire de la pointe du Raz qui produisait un miel crémeux aux saveurs de trèfle, bruyère, ronce et une pointe de châtaignier.

    Au retour de chez Mamm-gozh, Rozenn avait pris une raclée mémorable de la part de son père pour la punir de les avoir fait s’inquiéter. Sur le geste de la mère et sur la joue encore enflée, pas un mot.

    Romain, à qui Rozenn s’était confiée sur cette affaire lors de leur moment intime au Continental, l’avait consolée et lui avait promis que tout cela appartiendrait sous peu au passé.

    — J’ai un plan, avait-il dit en brandissant un livre de poche dont le titre était Tous à l’égout de Robert Pollock.

    Rozenn ne lisait pas, il n’y avait jamais eu de livres à la maison, pas même le journal. « De la distraction de riches », disait sa mère. Ce qui n’empêchait en rien celle-ci, une fois ses occupations terminées, de se planter devant la télé et ses émissions favorites Aujourd’hui Madame et la série Aux frontières du possible.

    — Tout est là-dedans, avait dit Romain.

    — Tout quoi ? avait demandé Rozenn.

    — Avec ça, je vais te sortir de ta ferme où personne n’a su reconnaître ta valeur. À nous deux la belle vie, on la mérite.

    — Fais voir ton livre…

    — Non…

    — Allez, donne-le-moi, j’en ai jamais eu…

    Il avait souri et dans un baiser avait jeté le livre de l’autre côté du lit.

    Elle devrait seulement patienter jusqu’à leur départ fixé pour le 15 juillet. Rozenn n’aurait qu’à dire qu’elle allait chez Malo, ils ne lui refuseraient pas d’aller voir un ami.

    Non ils ne le lui avaient pas refusé et même sa mère n’avait émis aucune recommandation d’usage :

    — Sois là pour dîner, fais attention…

    Soizic avait tourné les talons pour se rendre à l’étable. Rozenn en avait été attristée malgré tout. Voilà le seul souvenir qu’elle garderait de sa mère. Une grimace et un regard mauvais. Quand la jeune fille avait vu son père monter dans sa 4L break blanche, – il lui avait adressé un petit signe en partant –, elle avait couru jusqu’à sa chambre faire son baluchon. Elle n’emporterait pas grand-chose : son jean « pattes d’eph », une chemise à carreaux et un pull beige. Elle avait hésité à prendre « Lulu », un petit ours bon marché en peluche offert par Mamm-gozh pour ses cinq ans. Rozenn l’avait saisi, serré contre son visage, embrassé, puis l’avait reposé sur son oreiller en lui disant « Adieu ». Il appartenait à sa vie d’avant, celle dont elle ne voulait plus entendre parler et il n’y avait pas de place pour lui dans sa nouvelle existence.

    Elle avait jeté le baluchon sur la banquette arrière de sa voiture puis elle avait pris la route d’Audierne. Il était un peu plus de seize heures lorsqu’elle avait débarqué sur la place de la République.

    Elle se gara sur le petit parking sur le port. La mer d’un bleu intense paraissait épouser le ciel inondé de soleil. Elle voulait revoir une dernière fois Audierne.

    Il faisait un temps superbe, les femmes dans leurs jupes courtes de couleurs vives ressemblaient à des fleurs évoluant sur les quais. Un vent léger et salé comme il y en a toujours en bord de mer faisait voyager des confettis multicolores, souvenirs du bal du 14 juillet, deux jours plutôt. Certains volaient même jusque sur le pont des bateaux. Çà et là des affiches, à demi arrachées pour certaines, annonçaient le bal populaire du 14 juillet avec feu d’artifice sans oublier la course en sac, événement auquel Rozenn ne s’était pas rendue, trop occupée à songer à Romain.

    Tout désormais lui semblait laid, commun, médiocre… « Rien de pire que la médiocrité », lui avait répété Romain plusieurs fois et même dans ses lettres qu’il adressait chez Malo, confident qui désapprouvait sa liaison avec cette « fripouille ».

    Malo. Rozenn songea soudain qu’elle ne lui avait pas non plus dit « Au revoir ».

    Elle lui écrirait… plus tard. Et puis ils se reverraient à Nice.

    Rozenn poussa un énorme soupir, puis elle fit démarrer la Coccinelle et quitta Audierne par le quai Anatole-France pour passer devant son école, seul endroit où elle avait trouvé du réconfort enfant. Elle sentit son cœur se serrer, il était grand temps d’aller retrouver Romain à l’hôtel de la Ville d’Ys au creux de la baie des Trépassés. Elle longea doucement la côte : Esquibien, Primelin, Plogoff, et au loin le manoir des Penneg… Malo était-il rentré du vivier ? À la radio, cette chanson interprétée par l’acteur Jean Gabin. Toute nouvelle sur les ondes, Malo l’avait d’emblée adorée mais pas Rozenn.

    Cette fois, pourtant, cette chanson plus parlée que chantée la fit sourire. Elle se mit même à fredonner :

    Quand j’étais gosse, haut comme trois pommes

    J’parlais bien fort pour être un homme

    J’disais, je sais, je sais, je sais…

    Plogoff apparut, qu’elle dépassa en direction de la pointe du Raz ; la baie se dessina comme sous un majestueux coup de pinceau.

    Nulle part ailleurs la mer n’était aussi bleue, pas même à Nice où les flots semblaient figés. Lorsqu’elle aperçut la Citroën SM bleu marine de Romain devant l’hôtel de la Ville d’Ys, le cœur de Rozenn s’emballa et elle accéléra pour se garer près de la grosse berline aux chevrons. Elle chantait encore en tournant la clef dans la serrure :

    La vie, l’amour, l’argent, les amis et les roses.

    On ne sait jamais le bruit ni la couleur des choses.

    C’est tout ce que j’sais, mais ça, j’le sais.

    — Rozenn ?

    — Malo ? Qu’est-ce que tu fais là ? Tu m’as suivie ?

    Le jeune homme, longue mèche châtain clair lui balayant le front et favoris descendant sur les joues, haussa les épaules.

    — C’est… c’est… t… oi qui… qui… m’en as p-parlé…

    — Mais je ne t’ai pas dit quel jour.

    Malo ignora le regard furieux de la jeune femme et prit une énorme respiration pour ne pas bégayer, il y parvenait sur les phrases courtes en se concentrant très fort.

    — Rozenn, ne pars pas…

    — Je t’écrirai dès que je serai installée, promis.

    — Il va… va… te… t-tuer…

    — Mais ça va pas la tête ? Romain m’aime.

    — M-mon… p-père…

    — Quoi ton père ?

    — Il v-veut…

    Rozenn le vit rougir et ses yeux s’affoler. Sa respiration s’accéléra. La jeune femme posa sa main sur son bras et dit doucement :

    — Respire fort, Malo… Là, voilà, calme-toi…

    Elle attendit que l’émotion dont le jeune homme était étreint s’apaise, puis elle demanda :

    — Qu’est-ce qu’il veut ton père ?

    — T-t’épouser…

    Rozenn hésitait entre se mettre en colère ou éclater de rire. Et dire que son père pensait demander la main de Malo pour elle au bel Armel ! C’était assez comique dans le fond.

    — Il n’est pas sérieux ?

    Malo hocha la tête pour indiquer que si.

    — Et toi, ça te plairait que je sois ta belle-mère ?

    — M-moi c’qui m-m’plai-rait c’est… c’est… que tu… partes… pas…

    — Même en étant la femme de ton père ?

    — O-oui…

    Après avoir écarquillé les yeux, Rozenn prit Malo dans ses bras et lui caressa le dos.

    — Je suis désolée…

    — Et… m-oi ?

    — Tu veux que je sois ta femme ?

    — O-oui… Je… je t-t’ai… me.

    — Moi aussi, Malo, je t’aime, mais on est comme frère et sœur…

    Il enfouit la tête dans son cou et se mit à pleurer, doucement et sans bruit. Elle le laissa déverser son chagrin quelques instants, puis elle s’écarta et sourit comme on sourit aux enfants.

    — Je dois y aller… On se voit à Nice…

    Rozenn fit brusquement demi-tour pour ne plus voir son visage désemparé. Puis elle se dirigea vers l’entrée de l’hôtel. À mesure qu’elle s’en approchait, la tristesse de Malo fut emportée par la brise et elle sourit au destin.


    Tête de con !

    Nez à morve sèche.

    Poufiasse, tas de fumier, face de lamproie, vieille truie… et hypocrite.

    4 Maintenant je sais, chantée par Jean Gabin.

    Chapitre 2 :

    « Les états d’âme d’une fleur »

    Pointe de la Torche. Printemps 2017.

    Le soleil de cette fin mars perçait timidement, mais le temps était doux. Devant eux se trouvait la Pointe de la Torche où s’étendait un kilomètre carré de jacinthes se déclinant en rose, blanc, camaïeu de mauve, violet améthyste… Dans quelques jours, ce serait au tour des tulipes de faire leur entrée dans ce tableau parfumé situé à quelques centaines de mètres de l’océan dont on entendait le ressac.

    — Un régal pour les yeux et le nez, avoue-le quand même, sourit Antoine en serrant Audrey contre lui.

    — Oui.

    Oui, le spectacle était divin, oui, l’appendice nasal était comblé par l’arôme de ces milliers de fleurs sorties du sable, bien en avance sur les autres régions grâce aux températures clémentes du Finistère, mais pas uniquement : cette armée florale était aussi gourmande en produits phytosanitaires, insecticides avant la plantation, bulbes badigeonnés aux fongicides, pesticides une fois les fleurs écloses. Le sol sableux étant incapable de retenir cette manne toxique, celle-ci finissait par se déverser dans la mer où se formaient des nappes de mousse étrange donnant aux surfeurs une sensation de brûlure des yeux et des lèvres, car cet endroit précis était un spot : une plage baignée de vagues propices à la glisse.

    La jeune femme se baissa et ramassa un corps de stylo à bille.

    — Un touriste qui l’aura égaré, temporisa Antoine, qui sentait monter une diatribe écologique.

    — On ne perd pas un stylo cassé. On le jette à la poubelle chez soi, pas dans un champ, encore moins dans un champ de fleurs. À moins d’être un sacré cochon !

    — Et il y en a, hélas.

    — Ici, les fleurs sont « nourries » de compost issu des poubelles. Si je poursuis mes recherches, je suis bien sûre de trouver d’autres déchets en plastique.

    — Attention, tu es dans une propriété privée.

    — Je sais. Mais regarde plus loin, tu vois ce que je vois… La vache ! Une fourchette en plastique aux dents cassées.

    Antoine étouffa un soupir : Shissdrake⁵ !

    Dire qu’il avait cru faire plaisir à son épouse en l’emmenant voir ce spectacle champêtre. Il n’était pas assez naïf pour croire que cette exploitation industrielle était bio, mais il n’aurait quand même pas pensé trouver des stylos cassés dans les rangs de jacinthes, encore moins une fourchette, et Dieu ou le diable savait encore quoi d’autre. Comme il ne souhaitait pas du tout qu’Audrey ait envie de dénicher d’autres objets insolites, il prit un ton faussement enjoué pour demander :

    — Et si on allait manger une crêpe ?

    — Tiens, oui, c’est une idée. Où ça ?

    — À Pors

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