Rue Amélie: Roman
Par Dorothea Hirsch
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEURE
Répondant à un appel intérieur, l’écriture de ce récit autobiographique est une nécessité pour Dorothea Hirsch.
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Aperçu du livre
Rue Amélie - Dorothea Hirsch
La vie m’a osée
Ce récit est celui de ma vie.
Il est le témoin de la force mystérieuse qui m’anime depuis ma naissance.
À travers les turbulences de ma petite enfance au début de la Seconde Guerre, les violences dans les ruines de Düsseldorf pendant son adolescence jusqu’à la jubilation et la résilience de l’âge adulte en Corse et à Paris.
Les séquences sont quasi cinématographiques, tragiques, extatiques, burlesques. Une palette émotionnelle dont seule l’existence en est capable.
La petite Prussienne que j’étais s’est vue projetée dans un monde fantastique dans lequel elle a été amenée à fréquenter les grands de ce monde… des politiques, des artistes, des scientifiques, des philosophes, des sportifs, ainsi que le milieu de la grande noblesse française.
Je vous livre ici les scènes du film de ma vie, telle une tragi-comédie.
J’ai eu la chance et la force de vivre une expérience radicale, un face à face avec moi-même qui m’a permis de devenir, ce que je suis.
Suis-je vraiment née ?
1er juin 1940
Je n’en ai aucun souvenir, aucune conscience, suis-je vraiment née ou tout n’est-il qu’illusion ? Cette question est récurrente dans certaines spiritualités orientales qui considèrent que tout est conscience et comme la naissance et la mort y échappent, nous ne connaissons donc que la vie. Éternellement la vie, de multiples vies dans d’infinies variations. Quelle idée limitée de penser que nous n’avons qu’une seule vie !
Je sais avec certitude que j’ai été engendrée au moment même où Hitler a trouvé le prétexte pour déclencher la Seconde Guerre mondiale en faisant croire que la radio de Gleiwitz, ma ville natale de la Haute-Silésie, avait été attaquée par les Polonais. Ce que je ne sais pas, et ne saurai jamais, c’est si j’ai été conçue par un Éros joyeux ou un Éros triste dans le contexte historique de mon pays et donc forcément de mes géniteurs. Quoi qu’il en soit, joyeux ou triste, Éros engendre la vie et il a décidé de me faire venir au monde. Peut-être, un jour, découvrira-t-on que la pulsion érotique partagée et consentie mutuellement modifie totalement la vie de l’enfant à naître… je pense à ma mère : a-t-elle éprouvé de la jouissance pendant l’acte sexuel, ou au contraire a-t-elle servi uniquement à celle reproductrice de mon père, comme beaucoup de femmes de cette époque ? Le mâle ne peut pas dissocier jouissance et procréation. Autrement dit, ma mère avait-elle subi la tyrannie du déterminisme biologique et socioculturel de l’époque nazie, où chaque femme aryenne devait au moins avoir trois enfants, ou a-t-elle transgressé cette loi en exprimant sa propre jouissance de femme face au pouvoir du mâle reproducteur ?
Quoi qu’il en soit, il me plaît d’imaginer qu’il y a eu mutation génétique en ce qui me concerne, car j’ai le sentiment d’avoir échappé pour une large partie aux multiples conditionnements et déterminismes de mes parents.
J’ai peut-être tout simplement tiré le bon numéro dans la loterie du vivant, et malgré mon début chaotique dû aux contingences, je me sens gâtée par mon destin car il a déposé en moi le plus grand des cadeaux ; celui d’avoir voulu intensifier la vie au lieu de la subir.
Un souvenir rapporté
(3-4 ans)
Ma force herculéenne, d’après les dires de mes parents, avait comme inconvénient que je sautais dans mon berceau avant de savoir marcher. Résultat, je risquais de tomber par terre et surtout la nuit. Les médecins de l’époque jugeaient mon cas anormal et conseillèrent à ma mère d’attacher mes pieds et mes mains en me couchant sur le dos dans mon berceau-prison ; ce qu’elle fit. En dehors du risque de chute, les voisins du dessous se plaignaient d’un bruit de roulement pendant toute une partie de la nuit, provoqué par les roues de mon berceau, autrement dit par les mouvements compulsifs de ce petit corps crucifié, le mien, qui essayait de se libérer de toutes ses forces. Est-ce cette expérience pénible, voulue par la bêtise bienveillante des adultes, qui a provoqué en moi cette force irrésistible de vouloir vivre libre ?
La peur qui fait plaisir
(4 ans)
Ne pas me soumettre. Ils m’aimaient sans aucun doute, mais ils voulaient me sauver pour se sauver eux-mêmes. Et les bombardiers russes qui volaient dans le ciel au-dessus de nos têtes, eux aussi voulaient se sauver en tuant ou en se sacrifiant. Et c’est ainsi qu’est née cette désinvolture qui m’a accompagnée tout au long de ma vie, ce sens de l’absurde qui s’est inscrit profondément dans ma chair ? Mais ce n’est que beaucoup plus tard ainsi je me revois encore têtue, debout au milieu de la cour de la maison parentale. Les sirènes hurlaient, annonçant les bombardiers russes au-dessus de la ville. Ma mère et les surveillants de la garde civile m’appelaient d’une voix véhémente et autoritaire, m’ordonnant de descendre au plus vite dans l’abri antiaérien. Je me souviens très bien que je ne prenais pas le surveillant au sérieux. Je ressentais là sans doute une totale disjonction entre l’immobilité de son corps et sa voix qui passait d’un ton grave jusqu’au plus aigu. Est-ce que je sentais déjà cette tension entre le danger réel et celui de l’imaginaire ? Le fait de jouer avec ma propre peur et celle des autres était sans doute un puissant vecteur de l’apprentissage de ma vie : celui d’avoir compris que cette peur n’était rien d’autre que la force exaltante de l’imagination.
Une peur en cache une autre
(4 ans)
Un après-midi, ma mère n’a pas pu venir me chercher à la maternelle chez les bonnes sœurs. Elles m’avaient forcée à descendre avec elles dans l’abri pendant une attaque aérienne. Pendant qu’elles priaient, les murs se fissuraient à côté de moi, à cause du bombardement voisin. Je me souviens avoir eu plus peur de leurs incantations, de leurs prières et de leurs yeux convulsés vers le ciel, que du mur qui se fendait à côté de moi. À ce moment-là, s’est inscrit en moi quelque chose d’indicible ; ce que j’analyse aujourd’hui comme un rejet viscéral de toute croyance ou foi. C’est essentiellement la puissance du réel qui m’entourait qui a conduit ma vie et je ne pensais qu’à m’enfuir de cette ambiance mortifère.
Plus fort que la mort !
J’avais juste cinq ans lorsque ma mère, mon frère et ma petite sœur avons fui notre terre natale en plein hiver dans le chaos total de la fin de la guerre. Nous étions à bord d’un train désaffecté, le dernier qui quittait Gleiwitz avant l’arrivée des hordes russes. Pas d’hommes. Il était bondé de femmes, d’enfants et de vieillards, tous ceux qui subissaient la guerre.
Ce train avançait pendant la nuit comme un vaisseau fantôme tous feux éteints, traversant lentement la Haute-Silésie puis la Tchécoslovaquie afin de ne pas être repéré par les bombardiers. Il avançait comme une chenille aussi silencieuse que possible dans des paysages noirs et froids, je vois et je sens encore la fumée de la locomotive. J’essayai de toutes mes forces de voir ce qui se passait dehors pour me libérer de cette ambiance irrespirable à l’intérieur de ce wagon figé par l’angoisse. Puis le train s’arrêta brusquement, nous sortîmes en trombe. Le temps de courir derrière nos mères affolées et de nous blottir contre elles, le train explosa dans un immense feu d’artifice. Le silence qui suivit l’explosion – le même qui suit un orage – n’avait rien d’inquiétant pour moi, mais au contraire il était certitude, plénitude et émerveillement d’être là tous ensemble. Ce sentiment d’avoir échappé au néant m’a accompagnée tout au long de ma vie.
Le lendemain, après une nuit sans sommeil, dans les champs, à la fois euphorique d’être en vie, totalement gelés, mais heureux de voir le soleil qui se levait radieux sur les plaines immenses de la bohème, nous avons laissé le cadavre ferroviaire encore fumant.
Commença une longue marche de survie, celle de millions de gens fuyant à pied depuis la Prusse à travers la Tchécoslovaquie et l’Autriche pour rejoindre l’Allemagne de l’Ouest et trouver du secours.
Nous avions survécu, je ne sais comment, nous n’étions plus très loin de la frontière autrichienne, lorsque ma mère nous déposa, ma petite sœur malade et moi chez de lointains cousins tchèques. Elle avait payé avec des pièces d’or, notre hébergement de quelques jours, le temps d’essayer de franchir le Danube pour rejoindre l’Allemagne de l’Ouest.
Elle s’éloigna d’un pas ferme tenant mon frère de huit ans par la main, tous deux chargés d’un sac à dos. Cet instant est l’un des plus pénibles de ma vie, sans aucun doute aussi le plus reçurent de mon existence : ce désespoir total de voir disparaître l’être le plus aimé, le plus indispensable. C’était pour nous sauver, mais je ne pouvais le comprendre du haut de mes cinq ans. Cette blessure de la séparation, de l’abandon ne s’est jamais cicatrisée en moi et hante toujours mes jours et mes nuits, surtout dans toutes mes relations affectives. Ma mère nous avait laissées seules, ma petite sœur malade et moi, chez des gens indifférents, car dans ce chaos de la guerre, chacun ne cherchait qu’à survivre, y compris les lointains cousins de ma mère. Je me renfermais sur moi-même, alors que j’étais plutôt ouverte et joyeuse selon ce que ma mère raconterait plus tard. Ma préoccupation principale était de m’accrocher à son image et à celle de mon frère, repères de ma jeune vie, et de mon identité. Pendant leur absence, le temps semblait interminable et cruel. Ma petite sœur malade hurlait de faim et de douleur, elle pesait sans doute encore plus lourdement dans ma déjà grande détresse et dans l’angoisse de survie. Le soir, je m’endormais épuisée, mais dès que le jour se levait, j’ouvrais la fenêtre du rez-de-chaussée fixant le bout de la rue pendant des journées entières, l’endroit même où ma mère et mon frère avaient disparu.
Puis un jour, je crois le plus radieux de ma vie, ils revinrent, et ce jour s’est imprégné en moi aussi fortement que le jour de leur disparition. Cette alternance de souffrance et de joie extrêmes a marqué ma vie si tôt que ce schéma s’est répété inconsciemment. On pensait que j’avais hérité de la maladie maniaco-dépressive – aujourd’hui « bipolaire » – de ma mère, celle qu’elle appelait ses montagnes russes, car elle était slave après tout.
À la manière slave, nous fêtions nos retrouvailles. Les sacs à dos de ma mère et de mon frère étaient pleins de provisions et nous nous gavions de saucisses de pain noir et aussi de snaps, même moi, jusqu’à la nausée, et nous dormions tous ensemble dans le même lit, pour nous rassurer et pour nous réchauffer au cœur de cet hiver impitoyable de 1945.
La vie est mouvement
Depuis mon plus jeune âge, je me balançais dans mon lit pour m’endormir et pour tuer soit l’ennui, soit l’angoisse. D’après les psychologues, ces balancements seraient une manière de s’autostimuler qui apporterait un ersatz de vie, une sorte de routine qui engourdit l’effet stimulant des souffrances afin de devenir indifférent, inerte ; ni heureux, ni malheureux, mais qui permet de survivre. Les singes et les éléphants en cage font de même.
Jouer la comédie pour survivre
(6 ans)
Après avoir quitté les cousins tchèques, nous avions trouvé refuge dans une minuscule chambre chez des paysans autrichiens, non loin de Salzbourg, après la longue traversée de la Tchécoslovaquie. Pendant que ma mère travaillait durement avec mon frère dans les champs pour assurer notre survie, je me trouvais une nouvelle fois enfermée avec ma petite sœur malade dans une chambre semblable à celle que j’avais connue en Tchécoslovaquie.
La faim me tordait le ventre en attendant le retour des champs de ma mère et de mon frère. J’entendis que les paysans se mettaient à table dans la grande pièce commune en bas ; poussée par la faim et exaspérée par les pleurs incessants de ma sœur, je finis par descendre dans la grande salle sans me faire remarquer et me glissai à côté de la seule personne qui me parlait parfois et me donnait de temps à autre un morceau de pain. Je l’appelais tante Nani. Pendant que les paysans avalaient bruyamment leur soupe, tante Nani faisait semblant de ne pas me voir. Poussée par ma faim et mon instinct de survie, je me laissai tomber sous la table lourdement, faisant semblant de m’évanouir. J’avais tout juste 5 ans et demi. Tante Nani, très affectée, me ramassa sous la table en me prenant dans ses bras, elle avait alors une voix très particulière, étranglée et solennelle en même temps. Je frémis encore, rien qu’en y pensant. « Vous êtes des monstres, tous, cet enfant n’est pas responsable de la guerre, il a faim. » Après un silence de mort qui me parut une éternité, je m’assis à côté de ma tante salvatrice, tète basse mais en train d’avaler une délicieuse soupe au lait et au pain. Je n’oublierai plus jamais sa saveur et aussi le fait d’avoir remporté une victoire. Cette pitié subite, une culpabilité chrétienne sans doute de ces paysans frustres, mais qui se soldait pour moi par le couronnement sublime d’être enfin rassasiée, d’avoir le ventre plein.
Lorsque ma mère revint enfin des champs, tante Nani lui confia ses inquiétudes concernant mes évanouissements qui devaient se répéter par la suite. Elle lui indiqua un médecin à Salzburg et ma pauvre mère dut payer la consultation avec sa dernière pièce d’or. Le médecin autrichien dit à ma mère que mes malaises venaient sans aucun doute de mes dents de lait infectées et qu’il fallait les arracher. Pour rien au monde, je n’aurais avoué la réalité des faits : pouvoir manger à ma faim et me faire aimer, non seulement par tante Nani mais par tous les paysans autrichiens, me paraissait sans prix, plus important que de me faire supprimer toutes mes dents de lait ; ce qui arriva par la suite. Conséquence, tout au long de ma vie j’ai eu des problèmes de dents qui ont blessé profondément mon narcissisme d’adolescence. J’ai refusé obstinément d’avoir faim, j’ai refusé obstinément d’être abandonnée, j’ai refusé obstinément de ne pas être aimée ! Je me rends compte aujourd’hui à quel point cette période de mon enfance a été déterminante pour le reste de ma vie.
Éros, mon ami
J’avais 6 ans, et nous nous trouvions, ma mère, mon frère, ma sœur et moi dans un camp de réfugiés en Allemagne de l’Ouest, en zone d’occupation américaine au bord du Danube. Nous étions parqués dans un gymnase d’école désaffecté pour les rescapés de la Prusse occidentale, les sacrifiés de la politique d’Hitler. Il n’y avait que des mères, des enfants et quelques vieillards. Pendant que ma mère s’occupait de ma petite sœur sous-alimentée, mon frère et moi explorions les lieux. Dans la cour, il y avait un va-et-vient incessant de soldats américains. J’avais très vite compris qu’on pouvait leur demander du chocolat et du chewing-gum en faisant du charme. Je me plantais devant eux et avant qu’ils montent au premier étage, je les dévisageais avec mon regard bleu en répétant les mots que j’avais entendus autour de moi : « please one penny, ou please chocolate ».
Dans la cour, mon frère et moi ramassions des petits ballonnets gonflables qui s’avéraient être des préservatifs utilisés par les soldats et jetés par la fenêtre du 1er étage. D’une nature plutôt curieuse, je montais au premier étage. Un spectacle alors extraordinaire s’offrit à mes yeux : une grande salle dans laquelle il y avait des rangées de lits sur lesquels « se battaient » des hommes et des femmes à moitié nus. J’étais fascinée, sentant immédiatement que ces combats-là avaient une violence singulière qui provoqua en moi un sentiment étrange, une sorte d’attirance mêlée de crainte. J’ai dû sentir intuitivement que j’étais en présence de quelque chose que j’appellerai plus tard le mystère d’éros et de thanatos. Je ne tardais pas à raconter mon expérience à ma mère et lorsqu’elle réalisa que j’avais gonflé des préservatifs déjà utilisés, elle me lava aussitôt la bouche avec un horrible désinfectant qui m’arracha en même temps la muqueuse de la bouche et celle de l’estomac. Pour couronner le tout, le lendemain elle me rasa la tête tant j’étais infestée de poux. Je me sentais malade et humiliée, ce qui aurait dû m’assagir ; mais cette aventure au bordel militaire avait éveillé en moi précocement l’éros ou la puissance d’être.
La puissance d’exister
(7ans)
Après avoir quitté le camp des réfugiés, nous fûmes placés chez des paysans en Westphalie afin de survivre à la famine. J’ai été scolarisée à 7 ans pour la première fois avec 70 autres enfants d’âges différents, réfugiés et paysans mélangés dans la même classe tenue par un seul enseignant, le curé du village, car les autres étaient soient morts soient prisonniers.
Je me promenais un jour autour du village dans cette campagne de Westphalie de tradition très catholique. Je m’étais agenouillée comme on me l’avait appris devant un des nombreux calvaires qui faisaient intégralement partie du paysage lorsque je fus surpris par ce curé instituteur. Il était à bicyclette et m’invita à regagner le village avec lui sur son vélo. Il y avait une selle pour enfants à l’avant du guidon ce qui était tout à fait courant. Tout en pédalant et en traversant les landes à perte de vue, Herr Kaplan (M. le curé) respirait fortement sous l’effort du pédalage, pensais-je, mais je sentais sa main chaude qui caressait mon sexe. Brusquement, il s’arrêta, jeta le vélo à terre, me coucha dans l’herbe, m’enleva ma culotte et écarta mes jambes. Pour la première fois de ma vie, je voyais un sexe d’homme en érection. Un sentiment mélangé m’envahissait, celui de l’effroi et de l’inéluctable. Je me souviens seulement qu’il a longuement touché mon sexe d’enfant avec le sien. J’éprouvais un sentiment ambigu de confiance et de peur mêlées. À ce moment précis, j’eus l’impression que s’éveillait en moi une puissance qui dépassait largement ma compréhension. Une incroyable énergie était née de cette expérience, la conscience d’Éros précoce et défendue par mon éducation catholique. Je ne l’associais que beaucoup plus tard à la culpabilité et à la mauvaise conscience. Sans aucun doute a-t-elle influencé mon rapport à la sexualité, mais non pas à l’éros, cette force vitale qui semblait dépasser de loin les pulsions purement sexuelles. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’en ai pris la mesure à la fois négative et initiatrice.
Dans les landes mystérieuses de la Westphalie de l’après-guerre étincelaient des feux follets, provenant des cadavres noyés dans les marais, ceux qui racontaient des légendes. Les granges remplies de foins odorants de sensualité me servaient de cachette pour mes expériences amoureuses précoces, les expériences de la vie. Tous les petits garçons du village me connaissaient, car ils avaient tous eu une expérience charnelle avec moi. J’avais inventé une formidable mise en scène pour accueillir mes soupirants, un endroit douillet, un lit de paille et de chiffons tendus. Pourtant il n’y avait ni télévision ni livres pour m’avoir inspirée, mais seulement cet appétit de vivre. Je me souviens que je mettais un maillot de bain emprunté à mon frère, un maillot de bain noir avec une raie blanche sur le côté ce qui représentait le comble du chic pour l’époque de l’après-guerre. Nous étions en 1947. Mon frère avait reçu ce maillot de bain de notre famille américaine paternelle par les premiers paquets arrivés après la guerre et qui rendaient jaloux tous les petits paysans du village. Je négociais des cigarettes et des vivres avec ces garçons de paysans nantis. J’avais compris très tôt qu’avec mon sexe, je pouvais littéralement tout acheter, du sucre, de la farine ou de la mélasse. Mon sexe était si jeune mais si savant déjà. Eux, les paysans avaient tout, un toit, de la nourriture à profusion, alors que nous, les réfugiés de Haute-Silésie, nous manquions de tout. Cependant, nous avions l’audace des gens qui n’avaient rien à perdre, mais nous devions aussi faire profil bas pour que l’on nous accepte. L’attraction que j’exerçais sur tous ces garçons du village me donnait de l’importance, une sorte de pouvoir sur eux. Je sentis très tôt à quel point le sexe était une monnaie d’échange, mais en même temps j’éprouvais du plaisir à ce jeu défendu. Je voulais rivaliser avec tous ces garçons, avoir les mêmes avantages qu’eux, les mêmes droits, mais je cachais farouchement ce que j’éprouvais afin de ne pas m’affaiblir et devenir inférieure à eux. Avec mon frère et mes cousins, c’était facile, ils étaient faibles, je sentais bien que je les dominais par mon audace. J’aimais beaucoup faire l’amour, je me souviens que