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Traductions et métraductions de Jane Austen: Effacement et survivance de la voix auctoriale
Traductions et métraductions de Jane Austen: Effacement et survivance de la voix auctoriale
Traductions et métraductions de Jane Austen: Effacement et survivance de la voix auctoriale
Livre électronique499 pages7 heures

Traductions et métraductions de Jane Austen: Effacement et survivance de la voix auctoriale

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À propos de ce livre électronique

La réputation de l’autrice britannique Jane Austen, particulièrement dans le monde anglophone, n’est plus à faire : son œuvre est abondamment fréquentée par les lecteurs et lectrices, et l’on ne compte plus les adaptations et continuations – textuelles et transmédiatiques – de ses romans. En français seulement, ses ouvrages ont été l’objet de plus de 70 traductions en deux siècles d’existence.

Comment son écriture, où abondent humour, ironie et discours indirect libre, a-t-elle été intégrée au corpus français ? Alors qu’Austen fait déjà l’objet de débats dans le monde anglo-saxon, quelle interprétation aura franchi la Manche et été proposée au lectorat francophone ? Ce transfert linguistique aura-t-il, pour l’autrice, donné lieu à une traduction ou à une métraduction ?

Analyse littéraire combinant les disciplines de la traductologie, la narratologie et des études féministes, ce livre se penche, avec une approche diachronique, sur les traductions françaises de trois romans de Jane Austen : Northanger Abbey (1803 [†1818]), Pride and Prejudice (1813) et Persuasion (†1818).

Dans cette étude traductologique et littéraire des versions françaises des romans de Jane Austen, Rosemarie Fournier-Guillemette s’intéresse aux destinées françaises des prises de position et de l’écriture de cette autrice qui a inspiré de nombreuses féministes par sa critique de l’institution du mariage.

LangueFrançais
Date de sortie18 mai 2022
ISBN9782760337244
Traductions et métraductions de Jane Austen: Effacement et survivance de la voix auctoriale

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    Aperçu du livre

    Traductions et métraductions de Jane Austen - Rosemarie Fournier-Guillemette

    Introduction

    The Translator: writer of new sentences on the close basis of others, producer of relations.

    (Briggs, 2018, p. 45)

    La traduction littéraire est un phénomène multiforme et plurifonctionnel, situé à l’épicentre de notre relation à l’Autre ; l’éthique de sa pratique est caractérisée par une ambivalence irréductible entre sa matérialité en tant que démarche réelle de négociation interlinguale et l’idéalité de sa médiation interculturelle. Comme le décrit si bien Kate Briggs dans la citation reproduite en exergue, la tâche du traducteur¹ – pour reprendre le célèbre titre de Walter Benjamin – est la production de relations : à l’œuvre originale, à son auteur, au lecteur à venir, à la culture d’accueil, etc. L’imbrication de la traduction dans l’espace entre langue et culture, dans le dynamisme de leur constante transformation, en fait un objet d’étude particulièrement pertinent pour la recherche en littérature. De réelles transfigurations peuvent émerger dans le transfert des œuvres d’une langue-culture à une autre, occasionnant tantôt un gain, tantôt une perte. C’est pourquoi, comme le résume si bien Lance Hewson, l’étude des traductions revêt une grande importance :

    Marquée par son statut de remplaçante, [la traduction] est néanmoins la nouvelle identité d’une œuvre, voire d’un auteur, son porte-parole, le nouveau canal de son vouloir dire. C’est elle qui forgera la réputation de l’auteur dans la nouvelle culture, qui sera la trace de son authenticité. Dans ces conditions, la critique de la traduction devient un garde-fou, un devoir, seul rempart contre des interprétations farfelues ou abusives. (2006 : 171)

    Il s’agit non seulement de mesurer les différences entre original et traduction, mais aussi de comprendre et de contextualiser les choix effectués par le traducteur, et ainsi mieux éclairer les modalités d’échange littéraire entre les peuples. Certes, la question de la traduction non littéraire, comme celle de l’interprétariat, soulève elle aussi certains des mêmes enjeux philosophiques et linguistiques – comme la (non) correspondance des langues et la dualité fond/forme –, mais l’œuvre littéraire, par sa polysémie et sa créativité linguistique, constitue un défi particulier pour le traducteur, qui doit reconstituer et refaire le geste inventif de l’auteur :

    C’est alors une écriture, l’organisation d’une subjectivation dans le discours telle qu’elle transforme les valeurs de la langue en valeurs de discours. On ne peut plus continuer à les penser dans les termes coutumiers du signe. On ne traduit plus de la langue. Ou alors, on méconnaît le discours, et l’écriture. C’est le discours, et l’écriture, qu’il faut traduire. (Meschonnic, 1999 : 12, je souligne)

    Le regretté Henri Meschonnic nous indique ici l’aune à laquelle nous devons mesurer les traductions : reformulent-elles, dans la langue d’arrivée, le discours porté par l’original ? Il faudra bien évidemment, pour répondre à cette question, savoir identifier et caractériser ce discours. D’ailleurs, pour bien traduire, il faut interpréter correctement, et le même raisonnement tient lorsqu’il s’agit d’étudier les traductions et de théoriser le phénomène traductif, notamment en tenant compte des biais idéologiques qui s’exercent chez le traducteur comme chez son lectorat (Megrab, 1999). C’est que la traduction, à l’instar de toute œuvre originale, est produite sous l’influence de nombreux facteurs (sociaux, politiques, littéraires, etc.) dont il faut tenir compte lorsqu’on l’analyse, notamment quand il s’agit d’un texte idéologiquement chargé, comme c’est le cas des œuvres de Jane Austen (1775-1817), romancière britannique reconnue pour son talent d’ironiste et sa satire de la « bonne » société anglaise.

    Son œuvre est tant imprégnée d’ironie et d’ambiguïté qu’elle donne lieu à une multitude d’interprétations de diverses allégeances. Ainsi que le résume Devoney Looser dans The Making of Jane Austen, cet aspect doit toujours être pris en compte lorsqu’on étudie l’autrice :

    For more than a century, Austen has been an inspiration, role model, and mascot for groups that have otherwise had little in common. In some situations, and at some moments, Austen has been presented as gloriously conservative. At others, she’s described as unflinchingly progressive. No wonder it’s exceptionally difficult to tell the history of her image, reputation, and legacy with any nuance. (2017 : 3)

    Cette querelle interprétative semble indiquer que la dimension idéologique des écrits d’Austen est, à tout le moins, suffisamment importante pour susciter les passions, une situation qui rend d’autant plus nécessaire le rôle de garde-fou, selon le mot de Hewson, joué par l’analyse traductologique. Dans la mesure où Austen fait déjà l’objet de débats dans le monde anglo-saxon, quelle interprétation aura franchi la Manche et été proposée au lectorat français ? Ce transfert linguistique aura-t-il été, pour l’autrice, le lieu d’une traduction ou d’une métraduction ? Les observations de Looser sur ses différentes adaptations intermédiatiques² laissent deviner que la traduction d’Austen pourrait avoir donné lieu, en français, à bien des versions : « She has adapted, or, rather, many of us have adapted her, finding in her what best suits us. Her reputation has shifted with the times and with the needs and desires of her multiple audiences » (2017 : 217).

    De ces interprétations, je prendrai pour mienne l’hypothèse amplement soutenue de la présence chez Austen d’un discours féministe précurseur³. Il va sans dire que ce parti pris ne m’épargnera pas la nécessité, dans la présente recherche, d’étayer chacune de mes propositions. En effet, ainsi que le souligne Sonjeong Cho dans An Ethics of Becoming: Configurations of Feminine Subjectivity in Jane Austen, Charlotte Brontë, and George Eliot, toute critique féministe implique une forme de métacritique : « Feminist criticism asserts its legitimacy by practicing a critical assertion of itself, which amounts to the very performance of saying » (2005 : 30). Cette connexion intense entre performance langagière et engagement féministe se déploiera de multiples manières dans cette étude, puisque la voix auctoriale d’Austen, qui porte son autorité narrative, se manifeste dans les interstices créés par son usage ambigu de la langue (Lanser, 1992). D’ailleurs, l’ancillarité de la traduction, souvent décrite à l’aide de métaphores misogynes, a donné lieu, comme je le montrerai, à un ensemble de réflexions sur le phénomène traductif menées par des chercheuses féministes.

    Les œuvres à l’étude : Northanger Abbey, Pride and Prejudice et Persuasion

    Rédigés, pour certains, dès les années 1790 et publiés entre 1811 et 1817, les romans de Jane Austen s’inscrivent dans cette courte période dorée où, à la suite des débats ayant animé les Lumières, la création féminine jouit d’un certain statut au sein de l’intelligentsia européenne. Ainsi, bien qu’elle ait publié ses œuvres au début du xixe, on peut aisément considérer Austen davantage comme une autrice de la fin du xviiie siècle, précédant le mouvement réaliste qui marquera de manière indélébile le siècle de Balzac et de Stendhal. Pierre Goubert argumente d’ailleurs en ce sens dans son introduction au premier tome de la publication de ses œuvres dans la prestigieuse collection « Bibliothèque de la Pléiade » : « [P]ar sa formation, ses goûts, ses idées, ses modèles littéraires [Cowper et Richardson], Jane Austen est véritablement fille du xviiie siècle » (2000 : 31). De plus, Austen ne s’inscrit pas dans le mouvement romantique qui marquera le xixe siècle. L’œuvre romanesque de l’autrice se compose de six œuvres complètes, abondamment traduites en langue française⁴ :

    Northanger Abbey ([1803] †1818) : 4 traductions complètes, 1 traduction abrégée

    Sense and Sensibility (1811) : 7 traductions complètes

    Pride and Prejudice (1813) : 12 traductions complètes, 7 traductions abrégées

    Mansfield Park (1815) : 4 traductions complètes, 1 traduction abrégée

    Emma (1816) : 10 traductions complètes

    Persuasion (†1818) : 6 traductions complètes

    Même en éliminant d’emblée les neuf versions abrégées – qui ne répondent pas, quel que soit leur public cible, aux mêmes exigences éditoriales qu’une traduction complète –, l’œuvre d’Austen a suscité, en deux siècles d’existence, une pléthore de traductions, soit 41 versions en langue française. Bien évidemment, étant donné l’ampleur de la tâche à venir, il a fallu se résoudre à restreindre le corpus principal. Je l’ai d’abord réduit en limitant à trois le nombre d’originaux à l’étude, soit Northanger Abbey, Pride and Prejudice et Persuasion. Ces trois romans représentent bien les différentes facettes de l’œuvre d’Austen : le premier, œuvre initiale de la jeune Austen, présente à la fois une réflexion sur le littéraire et une parodie du genre gothique ; le deuxième, certainement l’œuvre la plus fréquentée de l’autrice, conjugue brillamment amour, humour et satire sociale ; le troisième, dernier texte achevé par Austen avant sa mort précoce, est louangé par Susan Sniader Lanser pour son usage particulier du style indirect libre et l’ambiguïté narrative qu’elle en soutire.

    De plus, j’ai sélectionné quatre ensembles de traductions à étudier : 1) les toutes premières traductions, d’ailleurs toutes faites avant 1830 ; 2) les traductions incluses dans le projet d’édition des romans d’Austen mené par Christian Bourgois de 1979 à 1982, reprises dans les collections « 10/18 » et « Omnibus » ; 3) les traductions choisies pour la prestigieuse collection « Bibliothèque de la Pléiade » de l’éditeur Gallimard ; et, finalement, 4) les traductions publiées dans la populaire collection « Folio », toujours chez Gallimard. Le premier groupe revêt bien sûr une grande importance, car ces premières interprétations peuvent avoir marqué les traductions à suivre – et leurs lecteurs. Les groupes suivants, de leur côté, constituent les trois projets les plus importants d’édition et de traduction des œuvres d’Austen en Europe francophone dont je pourrai évaluer la cohérence. Il ne faut pas s’étonner du vide historique séparant le premier groupe du second : d’une part, les traductions de la période antérieure ne sont pas légion et, d’autre part, certaines d’entre elles ont profité d’une nouvelle vie en étant reprises par Bourgois lors de l’établissement de son catalogue des romans de l’autrice. Le corpus, ainsi formé de douze traductions pour trois romans, me permettra de mener une étude diachronique des traductions de différentes œuvres d’une même autrice, qui s’étendra sur plusieurs siècles. Cette forme est d’ailleurs inspirée par celle adoptée par Judith Lavoie (2002) dans son étude comparative de différentes traductions des romans de Mark Twain. L’étude approfondie du cas exemplaire d’Austen m’offrira également l’occasion de formuler des réflexions sur l’histoire de la traduction en France, notamment en ce qui concerne les autrices traduites vers le français, et sur le phénomène de la retraduction des classiques littéraires.

    Les traductions étudiées ici sont ainsi les suivantes :

    Pour Northanger Abbey ([1803] †1818) :

    L’abbaye de Northanger (1824), par Mme Hyacinthe de Ferrières

    Catherine Morland (1898), par Félix Fénéon

    Northanger Abbey (1980), par Josette Salesse-Lavergne

    L’abbaye de Northanger (2000), par Pierre Arnaud

    Pour Pride and Prejudice (1813) :

    Orgueil et prévention (1822), par Éloïse Perks

    Les cinq filles de Mrs. Bennet (1932), par Valentine Leconte et Charlotte Pressoir

    Orgueil et préjugé (2000), par Jean-Paul Pichardie

    Orgueil et préjugés (2007), par Pierre Goubert

    Pour Persuasion (†1818) :

    La famille Elliot, ou L’ancienne inclination (1821), par Isabelle de Montolieu

    Persuasion (1945), par André Belamich

    Persuasion (2011), par Pierre Goubert

    Persuasion (2013), par Jean-Paul Pichardie

    Si l’on pouvait facilement feuilleter ces différentes versions, que retiendrait-on de ce rapide coup d’œil ? D’abord, pour chacun des romans, on remarque que les titres varient sensiblement, sauf peut-être dans le cas de Persuasion, presque toujours traduit tel quel, avec pour seule exception la version de Montolieu, avec un titre beaucoup plus explicite que l’original sur la teneur du récit. Pour Northanger Abbey, le titre est francisé dans deux versions (Ferrières et Arnaud), rendu tel quel chez Salesse-Lavergne et remplacé par le nom de l’héroïne chez Félix Fénéon, un choix plutôt intéressant par rapport à la dimension métalittéraire du roman, que j’aborderai en détail dans l’analyse. C’est pour Pride and Prejudice que les différences sont les plus marquées, avec quatre variantes du titre, dont la plupart (Perks, Pichardie et Goubert) sont des francisations de l’original ; le titre de la version de Leconte et Pressoir, de son côté, est une allusion directe au titre d’un autre roman mettant en scène les différentes filles d’une famille, Les quatre filles du docteur March⁵. Toutefois, il faut mentionner que la traduction de Perks, ainsi que celle de Leconte et Pressoir ne sont plus publiées sous leur titre original : on les coiffe désormais de celui qui s’est imposé dans la seconde moitié du xxe siècle, Orgueil et préjugés, aussi choisi par Goubert, même si le pluriel du second terme ne reflète pas la construction de l’original.

    Un autre détail attire l’attention lors de ce rapide coup d’œil aux textes : pour le trio Mr./Mrs./Miss, qui abonde chez Austen, différentes traductions émergent. D’abord, l’équivalent classique français – M./Mme/Mlle – est le plus populaire, puisqu’on le trouve dans huit des douze traductions (j’y inclus Perks, dont la variante n’est pas très dissemblable : M./Mme./Mlle.). Deux autres gardent les titres originaux, quoiqu’à l’aide de graphies légèrement différentes : Mr./Mrs./Miss (Salesse-Lavergne) et Mr./Mrs./miss (Leconte et Pressoir). Chez Ferrières et Montolieu, on adopte un système présent dans la littérature franco-suisse de l’époque, soit M./Mistriss/Miss pour l’une et M./mistriss/miss pour l’autre, quoique le choix de Ferrières s’explique peut-être par le fait que Montolieu, elle-même suisse, a publié la toute première traduction d’Austen avec, dès 1815, sa version de Sense and Sensibility. Il n’est alors pas impossible que Ferrières se soit inspirée de ces versions et en ait adopté les formulations. Bien entendu, à l’instar du choix du titre de l’œuvre traduite, ce type de détail typographique ne relève pas toujours du traducteur, mais aussi parfois des politiques éditoriales ; il peut toutefois indiquer un parti pris sur l’inclusion d’éléments étrangers dans les textes traduits.

    Il en va de même pour l’onomastique des personnages : si plusieurs traductions reproduisent tels quels les noms et prénoms des personnages (Leconte et Pressoir, Belamich, Arnaud, Pichardie et Goubert), d’autres font certaines altérations. Ainsi, Ferrières, Fénéon et Salesse-Lavergne francisent « Isabella » en écrivant plutôt « Isabelle ». De leur côté, Perks et, surtout, Montolieu font des changements plus marqués : la première francise le prénom de l’héroïne, qui devient « Élisabeth », et modifie complètement celui de sa sœur aînée, qui ne s’appelle alors plus « Jane » mais « Hélen » ; la seconde francise aussi plusieurs prénoms, avec parfois une consonance allemande (« Elizabeth » devient « Elisabeth », « Mary » devient « Maria », « Anne » devient « Alice », « Frederick » devient « Frederich », etc.).

    Que nous apprennent ces quelques observations ? D’abord, que certaines de ces caractéristiques laissent entrevoir une homogénéité de l’approche traductive : ainsi, les traductrices qui ont conservé le Mr./Mrs./Miss ont aussi laissé filtrer l’étranger dans leur choix de titre, avec une reprise de l’original chez Salesse-Lavergne et une allusion à un autre roman traduit de l’anglais chez Leconte et Pressoir. Les choix de Perks et de Montolieu, qui tirent l’une vers la francisation et l’autre vers une mixité franco-allemande, sont tout aussi cohérents, mais cette fois avec l’entreprise inverse, celle de masquer l’altérité et adapter l’œuvre à la culture d’arrivée. Le choix prisé chez Gallimard (Arnaud, Goubert et Pichardie), soit celui de conserver l’onomastique originale tout en utilisant l’ensemble normatif M./Mme/Mlle, présente quant à lui moins d’unité et le lecteur pourrait aisément trébucher en tombant sur des syntagmes comme « Mlle Elizabeth Bennet », où les pratiques françaises et anglaises se côtoient. Nous verrons à l’analyse si ces remarques préliminaires sont indicatives de l’approche adoptée par les différents traducteurs.

    Traduire Jane Austen : état de la recherche

    Je ne suis pas la première chercheuse à m’intéresser à la traduction des romans de Jane Austen. En effet, son statut particulier dans l’histoire littéraire anglo-saxonne et son utilisation originale de la langue ont en effet poussé plusieurs chercheurs à analyser les traductions de son œuvre. Certains la trouvent même quasi intraduisible, comme Marinella Rocca Longo, pour laquelle toute tentative de rendre directement la langue d’Austen en traduction serait vouée à l’échec, et seule une traduction « libre », qui reproduirait les mêmes effets sans trop s’attacher à l’original, pourrait produire un équivalent de même valeur littéraire (2004 : 243). D’autres, tel Massimiliano Morini, n’excluent pas d’emblée la traduction – sans toutefois manquer d’en souligner la très grande difficulté (2007 : 5). Cependant, une incontestable réalité matérielle s’oppose à cette vision idéalisée : les romans d’Austen ont été abondamment traduits, en français comme en de nombreuses autres langues étrangères. Que nous indique alors la recherche sur ces traductions et ce qu’elles parviennent – ou non – à accomplir ?

    Austen traduite en français

    Plusieurs chercheurs se sont déjà penchés sur la traduction des œuvres de Jane Austen en français, dont l’un des tout premiers est peut-être Noel J. King, qui s’est intéressé à la réception de l’autrice dans le champ littéraire français. Il commente entre autres l’apport du critique Léon Boucher⁶ à l’intégration d’Austen au corpus français, soulignant la manière dont le critique vante le réalisme de l’autrice tout en passant sous silence son humour et son esprit (1953 : 24). Il sera certainement intéressant de voir si, par la suite, les traducteurs auront intégré l’opinion de Boucher à leur projet de traduction, notamment en passant sous silence l’ironie typique d’Austen. À cet égard, King fait remarquer la possible influence du goût littéraire français, alors fortement appréciatif de l’étalage des sentiments, sur le travail des traducteurs de ces premières traductions (p. 3). La traduction des romans d’Austen a donc pu être dès le départ orientée pour satisfaire à ces critères et garantir un succès commercial. Selon Anne-Rachel Hermetet et Frédéric Weinmann, qui signent un chapitre consacré à la traduction française de la prose narrative au xixe siècle, les traductions françaises d’Austen du début de ce siècle sont typiquement des traductions libres, selon la mode du temps (2012 : 543).

    Les plus connues de ces versions sont certainement celles d’Isabelle de Montolieu, abondamment critiquées par Valérie Cossy. D’ailleurs, les travaux de cette dernière sont d’un grand intérêt pour la présente recherche, puisqu’ils me permettent de pousser encore plus loin la réflexion sur le sujet. L’apport de cette théoricienne est inestimable, surtout en ce qui concerne l’étude de la réception de l’autrice en Europe francophone et les rapports politiques et culturels qui existent depuis bien longtemps entre la France, la Suisse et l’Angleterre. Dans son ouvrage fondateur, intitulé Jane Austen in Switzerland (2006), Cossy étudie la manière dont les premières traductions françaises d’Austen, si libres qu’elles sont plutôt des adaptations, ont été instrumentalisées pour promouvoir la bienséance chez les jeunes femmes. Ce détournement initial est d’ailleurs le premier d’une série de tentatives de restreindre l’autrice au fantasme d’une romance menant à la félicité domestique. Comme Gillian Dow l’observe, ce type de traduction nous éclaire sur les attentes des lecteurs de l’époque : « Montolieu’s translation is certainly a belle infidèle, but it is equally a valuable document in tracing reader-responses to Sense and Sensibility » (2006 : 166).

    D’ailleurs, Hewson, qui s’est intéressé à la traduction du discours amoureux dans Emma (2001) et dans Pride and Prejudice (2006), relève cette même tendance à la valorisation de la domesticité dans nombre de traductions : « Une belle histoire d’amour, après tout, se vend bien et encore mieux si elle respecte certains canons de la littérature populaire. […] Le tout se résume en un seul mot : travestissement » (2006 : 182). Cossy explique cette situation par la réception critique réservée en France à Austen, depuis Chasles et Boucher⁷ jusqu’à son introduction récente dans la collection « Bibliothèque de la Pléiade ». Selon la chercheuse, la conception française du paysage littéraire anglais ne comprend que deux catégories : la grande prose sérieuse et masculine, et les récits de mœurs campagnards puritains et, surtout, féminins. Les critiques français semblent donc toujours vouloir rattacher Austen à l’une ou l’autre de ces catégories, la première recelant bien entendu plus de prestige. Si cette dichotomie, comme c’est bien possible, s’est immiscée dans les projets de traduction qui seront l’objet de mon attention tout au long de la présente recherche, les traductions « universelles » tendraient peut-être vers plus de sérieux et les traductions « populaires » miseraient alors davantage sur le mélodrame (2004 : 351).

    Poursuivant sa réflexion, Cossy a abondamment critiqué l’édition préparée par Goubert pour la collection « Bibliothèque de la Pléiade », la jugeant encore une fois victime de l’éternelle dichotomie féminin-masculin : « My hypothesis is that Goubert has a choice between two evils and that he chose the lesser one: either Austen is to be regarded as sentimental, female, and trivial; or as conservative, unsentimental, and dull but serious and hence fit for La Pléiade » (2010, l’autrice souligne). Dans cet article au titre éloquent – « Why Austen Cannot Be a Classique in French: New Directions in the French Reception of Austen » – la chercheuse examine en détail le projet de traduction de Goubert et y découvre une tentative maladroite d’inclure Austen dans le canon littéraire du siècle des Lumières, attribuant à l’œuvre de grandes vertus philosophiques et rejetant d’emblée le protoféminisme d’Austen⁸. Cossy conclut donc à regret que, pour l’éditeur Gallimard, ce projet a été un rendez-vous manqué.

    Si, de son côté, l’investigatrice a décortiqué les mécanismes de la réception française de Jane Austen, Lucille Trunel, dans Les éditions françaises de Jane Austen : 1815-2007 (2010), a étudié les conditions de production des différentes éditions hexagonales. Son ouvrage très détaillé recense les caractéristiques physiques et les éléments paratextuels de chacune des éditions retenues (1815-2007), en plus de s’intéresser à leur histoire éditoriale. J’y aurai abondamment recours dans les chapitres d’analyse lorsqu’il s’agira de présenter les traductions analysées et leur contexte d’émergence. Ainsi soutenus par les travaux de ces chercheuses, nous avons la chance d’avoir entre les mains les éléments qui permettront de mener une analyse éclairée et contextualisée de ces textes.

    Traductions du monde entier

    Même si elles ne portent pas tout à fait sur le même corpus, les études menées sur la traduction des œuvres d’Austen en d’autres langues étrangères peuvent éclairer l’analyse – et d’ailleurs contribuer à mettre en perspective la norme traductive française. Dans un essai intitulé « Jane Austen Abroad » (1975), Andrew Wright fait un tour d’horizon des traductions alors les plus récentes, résumant brièvement les caractéristiques de traductions chinoises, allemandes, mexicaines, roumaines, russes et suédoises. Les difficultés rencontrées sont de diverses natures – inaltérable inadéquation entre les langues, perte du style ou de l’ironie –, mais plusieurs concernent la sphère sociale, comme la navigation entre les niveaux de langue et, surtout, la portée morale des œuvres, mise de l’avant en Chine, en Allemagne et en Suède.

    La moralité semble en effet hanter certaines traductions étrangères, car plusieurs chercheurs notent une tendance moralisante dans leur corpus respectif. Par exemple, Helen Chambers, dans une métaphore amusante, note dans les traductions allemandes du xixe siècle une simplification de la texture sociale des romans :

    Both translators have diminished the complexity of the social texture of the novels, not least by suppressing most of the servants. They have toned down idiosyncrasies of style and characterisation, producing the consistency of a bread and butter pudding – a dish with a crisp top, a dash of spice, a melting centre and occasional sultanas. It is not as bland and homogenised as blancmange, but falls far short of Jane Austen’s Christmas pudding with its piquant, varied richness of sharp and sweet flavours, its whiff of spirits and quota of hidden silver coins, which may jar at first, but reward the finder. (2000 : 243)

    De la même manière, Peter Mortensen remarque, à travers son étude d’une traduction danoise de Sense and Sensibility publiée en 1855, la mise en avant d’une version idéalisée de l’« English sense » – tel que perçu par les Danois de l’époque –, au détriment du sentiment, qui pourtant joue aussi un rôle primordial dans l’original (2006 : 53). Ainsi, il apparaît évident que l’instrumentalisation du roman féminin à travers sa traduction n’est pas un phénomène confiné à la France ; elle est pratiquée ailleurs dans le monde.

    Beaucoup de chercheurs signalent aussi, dans leurs études des traductions étrangères d’Austen, la disparition de l’ironie et de la prosodie particulière d’Austen. Par exemple, Ellen Smith, qui s’intéresse aux traductions espagnoles de Northanger Abbey, a noté que certains passages ironiques, notamment plusieurs commentaires attribués à Henry Tilney, sont parfois carrément absents de la version traduite (1985 : 24-25). Cependant, certains traducteurs plus récents, comme le Turc Hamdi Koç, semblent, au contraire, s’efforcer de rendre le rythme particulier du phrasé d’Austen, ainsi que le soutient Rana Tekcan⁹ : « Koç’s commitment to accuracy extended to closely following punctuation patterns, keeping long sentences intact as much as possible […], and not subtracting or adding anything to the original text – all principles violated in previous translations » (2008 : 237). Il est à noter qu’il considère ce type de projet de traduction comme défiant la norme qui a été jusque-là de traduire en « bon turc ».

    Cette emprise de la norme peut prendre des proportions insoupçonnées et entraîner les traducteurs à assimiler l’œuvre au maximum. S’intéressant au contexte italien, Mirella Agorni et Elena di Giovanni commentent une traduction de Pride and Prejudice réalisée sous l’égide du régime de Mussolini : « For literature, one of the mainstays of Fascist policy was to adapt virtually all foreign references into Italian. This meant that a translation was needed for proper names, titles and, to some extent, even place names » (2004 : 364). C’est aussi le cas de certaines traductions chinoises d’Austen, pour lesquelles le programme politique oriente la traduction. Par exemple, Feng Zhang insiste sur la réappropriation maoïste des tensions entre classes sociales dans deux traductions chinoises de Pride and Prejudice. Ainsi, dans la version réalisée par Wang Keyi, la part « révoltée » du personnage d’Elizabeth est accentuée (2010 : 196). Dan Shen, qui lui aussi s’est intéressé à ces traductions, y a surtout noté une absence d’ironie et d’ambiguïté qu’il attribue entièrement à la nature de la traduction elle-même (1988 : 632), mais qui selon moi pourrait aussi s’expliquer par un rejet politique et philosophique de l’ambiguïté. Dans tous les cas, les différentes pistes évoquées ici sont autant d’inspirations pour l’analyse du corpus à l’étude.

    En étudiant ainsi, de manière diachronique, différentes traductions de chacune des œuvres sélectionnées, je pourrai contribuer à constituer une histoire de la traduction romanesque en France depuis le début du xixe siècle, puisque mon corpus s’étend de 1821 à 2016. Cet examen par corpus, habituellement mené à grande échelle et assisté par ordinateur, sera cette fois conduit en sélectionnant pour l’analyse plusieurs extraits représentatifs du style de l’autrice, selon une méthodologie inspirée par l’approche descriptive de Danielle Risterucci-Roudnicky (2008), ainsi que d’une grille de lecture adaptée à mon objet d’étude grâce à l’apport des études féministes et de la narratologie. Je contribuerai aussi à éclairer le phénomène de la retraduction, qui, comme le fait remarquer Kris Peeters, « rend visible, dans la comparaison entre différentes traductions d’un même matériau, l’évolution des formes successives par lesquelles ce matériau a été rendu connaissable dans une culture donnée » (2016 : 638) et permet donc de mieux comprendre la poétique et l’histoire de la traduction.

    Traduction-traîtrise ou traduction-élévation ?

    La traduction, malgré son inhérente invisibilité (Venuti, 1995), implique une réécriture complète de l’œuvre et, par ce geste, fait indiscutablement violence à l’œuvre originale, fixant son interprétation auparavant intangible. En cela, on est tenté de la considérer comme un acte de langage perlocutoire, car la traduction, véritablement, accomplit l’original dans une nouvelle langue. En effectuant son choix, le traducteur est d’ailleurs forcé à se positionner à l’égard d’une multiplicité de sujets, ainsi que l’observe Gillian Lane-Mercier dans son article « Translating the Untranslatable: The Translator’s Aesthetic, Ideological, Political Responsibility » consacré à l’éthique de la pratique traductive :

    [T]ranslation is a violent, decision-oriented, culturally determined discursive activity that compels the translator to take a position with respect to the source text and author, the source culture, the target culture and the target reader, thus engaging, over and above socially imposed norms and values, the translator’s agency together with his or her responsibility in the production of meaning. (1997 : 65)

    Or, la traduction ne peut-elle pas aussi être le lieu d’un gain pour la langue et la culture d’arrivée ? Malgré son emprise, particulièrement prononcée en France, l’imaginaire négatif attribué à la traduction n’a pas le monopole des esprits et certains la considèrent comme un enrichissement, ainsi que l’a montré Antoine Berman avec son étude de la philosophie traductive des romantiques allemands dans L’épreuve de l’étranger : culture et traduction dans l’Allemagne romantique (1984). Christiane Nord s’intéresse aussi à cette réflexion et repère quatre formes de gain traductif :

    –Gain quantitatif : le texte original est étendu et devient disponible pour davantage de lecteurs.

    –Gain qualitatif : en exprimant des réalités linguistiques et culturelles inconnues dans la langue-culture d’accueil, la traduction y permet leur introduction.

    –Gain fonctionnel : la traduction, en transformant le texte, permet d’en faire ressortir de nouvelles interprétations.

    –Gain personnel : en étant en contact avec une culture étrangère par la traduction, le lecteur peut être amené à réfléchir sur sa propre culture. (2011 : 27-28)

    Cette classification laisse entrevoir que le gain attendu peut prendre de nombreuses formes – notamment, le gain quantitatif est certainement toujours présent –, et il faudra se demander en conclusion si, dans le cas d’Austen, la traduction en langue française aura permis la réalisation de certains de ces types d’enrichissement.

    Ainsi, à la fois un idéal culturel et une pratique destructrice, à la fois gain et perte, la traduction est marquée par l’ambivalence. Le point de convergence de l’investigation de toute traduction est le sujet qui accomplit cette nouvelle œuvre : à la fois lecteur de l’original et créateur de la traduction, le traducteur, sortant de son invisibilité habituelle, est au centre de la recherche qui suit. Je m’efforcerai donc de rendre compte de toutes les forces qui peuvent présider au moment du choix traductif, à cet instant précis où le sujet traducteur opte pour l’une ou l’autre des solutions qu’il a envisagées.

    Située au confluent de différentes approches et questions, ma réflexion puise dans plusieurs domaines de recherche. Dans la première partie de cet ouvrage, je m’intéresserai d’abord à la traduction littéraire, ensuite à l’écriture des femmes et en particulier à celle de Jane Austen, et enfin à la constitution de ma méthodologie d’analyse. Ainsi, j’examinerai en premier lieu l’histoire de la traduction de langue française, particulièrement aux xixe et xxe siècles, ainsi que les théorisations de la traduction littéraire, en général d’abord, puis concernant les enjeux soulevés par mon objet d’étude (chapitre 1). Deuxièmement, je me pencherai sur l’œuvre de Jane Austen en interrogeant, d’abord, ses conditions de production, en discutant la place occupée par les autrices françaises et britanniques dans l’histoire du roman, et, ensuite, en décrivant la spécificité de l’écriture d’Austen, des thématiques abordées dans ses œuvres à l’inscription textuelle de son autorité de romancière (chapitre 2). C’est ce dernier élément, l’autorité narrative de l’autrice, si bien identifiée par Lanser dans Fictions of Authority: Women Writers and Narrative Voice (1992), qui sera au cœur de ma grille de lecture et de comparaison des traductions. Troisièmement, j’établirai ma méthodologie, composée, d’une part, des critères de mon analyse textuelle des traductions et des procédés (ambiguïté, ironie, discours indirect libre, entre autres) qui transmettent la voix auctoriale d’Austen et, d’autre part, des modalités de l’évaluation des traductions (chapitre 3). Armée de ces connaissances, je me consacrerai, dans la seconde partie du présent livre, à mener des analyses des trois œuvres à l’étude, Northanger Abbey, Pride and Prejudice et Persuasion, et de leurs traductions françaises (chapitres 4 à 6) avant de proposer, en conclusion, une réflexion sur les résultats obtenus et sur la survivance ou à l’effacement de la voix auctoriale de l’autrice en langue française.

    1 C’est avec une pointe de regret que je me conformerai, dans le présent ouvrage, à la pratique conventionnelle voulant que le neutre se confonde au masculin. Voir, au chapitre 2, ma critique de cette norme linguistique française. 2 Son livre se penche sur les adaptations qu’on a faites de son œuvre, de sa mise en scène théâtrale à sa récupération par le système scolaire. 3 Ainsi, je ne me priverai pas de qualifier Austen et d’autres autrices, ainsi que leurs œuvres, de « féministes », même si le mot n’était pas encore en usage à l’époque où elles vivaient. En effet, nul historien, historienne ne saurait faire débuter le mouvement féministe à la fin du xixe siècle sans reconnaître que ses racines sont anciennes et multiples, ancrées dans les écrits de figures tutélaires comme Christine de Pisan, Mary Wollstonecraft, Olympe de Gouges, etc. J’utiliserai parfois aussi, s’il faut marquer l’avant-gardisme de leur démarche, le terme « protoféministe ». 4 Dernière compilation établie à l’été 2021. 5 Traduction de Little Women dont l’original a été publié en deux volumes en 1868-1869 par Louisa May Alcott. 6 Même si l’article de Boucher, publié en 1878 dans la Revue des deux mondes, concerne la version originale des textes d’Austen – alors récemment publiés en édition groupée avec la note biographique de J.-E. Austen Leigh par l’éditeur londonien Bentley –, et non l’une ou l’autre des traductions françaises de ses œuvres, son opinion contribue à construire l’horizon d’attente des lecteurs de la traduction, conditionnant ainsi le travail des traducteurs subséquents. 7 Philarète Chasles, auteur de « Du roman en Angleterre depuis Walter Scott » (1842), et Léon Boucher, qui écrit « Le roman classique en Angleterre » (1878). 8 Bien entendu, puisque ces volumes feront partie de mon analyse, ce projet de traduction sera explicité avec plus d’exhaustivité dans les chapitres d’analyse concernés. 9 Tekcan a publié cette nouvelle traduction turque de Pride and Prejudice en 2006.

    PREMIÈRE PARTIE

    ÉLÉMENTS THÉORIQUES ET CONTEXTUELS

    CHAPITRE 1

    Traduction littéraire : histoire, éthique et poétique

    Souvent instrumentalisée pour symboliser le rapprochement entre les peuples, la traduction est un phénomène culturel des plus répandus. Tout en étant marquée par l’impossibilité d’une équivalence parfaite entre les systèmes linguistiques, sa pratique est celle d’ouvriers de la langue soumis aux aléas bien pragmatiques de leur métier. Plus qu’un simple transfert de sens, elle implique un décodage et un réencodage complets du texte, ce qui suppose un important travail interprétatif et créatif, ainsi que le souligne Clem Robyns : « Translation is not a secondary text, but an event, an interpretation, a discursive practice » (1994b : 3). Comme je le montrerai dans la seconde partie du présent chapitre, la traduction soulève d’importants questionnements philosophiques, linguistiques et littéraires. Toutefois, avant d’aborder les méandres de la conceptualisation du phénomène traductif, il est nécessaire d’étudier le contexte d’émergence des textes à l’étude en s’intéressant brièvement à l’histoire de la traduction en France au moment où les œuvres d’Austen y sont traduites.

    1.1 Échanges culturels et traduction

    Il est difficile de situer précisément l’apparition du phénomène de la traduction ; toutefois, sa naissance coïncide sans doute avec celle de l’écriture au cours du quatrième millénaire avant notre ère. Bien entendu, l’interprétation, simultanée ou non, a probablement existé bien avant la traduction, advenant de facto dès que deux communautés linguistiques entraient en contact l’une avec l’autre et cherchaient à échanger et à communiquer plutôt qu’à s’affronter. La traduction étant une pratique qui remonte à l’origine de la civilisation écrite, les traducteurs ont contribué d’une manière importante à la construction de nos cultures et de nos sociétés. Jean Delisle et Judith Woodsworth ont mené des recherches d’un grand intérêt sur ce sujet, soulignant dans leur ouvrage Les traducteurs dans l’histoire (2014) les divers rôles occupés par les traducteurs et traductrices au cours des siècles : ils ont été en effet inventeurs d’alphabets, bâtisseurs de langues nationales, artisans de littératures nationales, diffuseurs de connaissances, acteurs sur la scène du pouvoir, propagateurs de religions, importateurs de valeurs culturelles, rédacteurs de dictionnaires et témoins privilégiés de l’histoire. Leur survol de ces différentes fonctions nous informe sur une dimension incontournable de l’activité traductive, celle d’être un vecteur d’échanges culturels, qu’ils soient politiques, religieux, littéraires ou linguistiques.

    Du Moyen Âge

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