Petite philosophie de l'actualité: Chroniques 2019-2020
Par Michel Théron
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À propos de ce livre électronique
Michel Théron
Michel Théron est agrégé de lettres, docteur en littérature française, professeur honoraire de Première supérieure et de Lettres supérieures au Lycée Joffre de Montpellier, écrivain, chroniqueur, conférencier, photographe et vidéaste. On peut le retrouver sur ses blogs personnels : www.michel-theron.fr (général) et www.michel-theron.eu (artistique).
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Aperçu du livre
Petite philosophie de l'actualité - Michel Théron
Sommaire
Avant-propos
Ambiguïté
Amnésie
Anorexie
Anthropomorphisme
Antispécisme
Banalisation
Banc
Berger
Blasphème
Canicule
Censure
Compassion
Complotisme
Confession
Confiance
Confinement
Consommation
Contexte
Corps
Crédulité
Croyance
Crucifixion
Culte
Culture
Décroissance
Délation
Délégation
Délivrance
Duplicité
Écoféminisme
École
Écologisme
Empathie
Ensauvagement
Évaluation
Expurgation
Folie
Fraternité
Gare
Genre
Glottophobie
Haine
Homosexualité
Hypocrisie
Imposture
Infantilisme
Infantilisme (suite)
Insulte
Jésuite
Laïcité
Langage
Leçon
Liberté
Mendicité
Message
Métacognition
Miracle
Monument
Narcissisme
Notoriété
Obscurantisme
Oral
Pastorale
Peur
Plaisir
Prénom
Prière
Prière (suite)
Pudeur
Racisme
Rapidité
Réconciliation
Rédemption
Référendum
Relativisme
Religion
Relique
Responsabilité
Ruissellement
Rumeur
Sacralité
Sang
Scandale
Sélection
Smombie
Surnaturel
Symbole
Temple
Théocratie
Traduction
Transparence
Tri
Ultracrépidarianisme
Vie
Vigilance
Avant-propos
Les textes qu’on va lire, comme ceux des volumes 1, 2, 3, 4 et 5 auquel ce livre fait suite, sont tous parus, sous leur forme initiale, dans le journal Golias Hebdo, de janvier 2019 à décembre 2020. Ils ont été revus et souvent enrichis. Leur contenu est fort divers : politique, sociétal, religieux, psychologique ou philosophique. Ils ont chacun pour titre un mot. Par commodité ils ont été rangés par ordre alphabétique, mais évidemment on peut les lire dans l’ordre qu’on veut.
Souvent c’est l’actualité qui les a inspirés. On pourra s’amuser à le vérifier, en voyant la date de parution qui figure à la fin de chaque texte. Certains articles insolites, toujours sourcés, peuvent même donner naissance à des fictions pour qui voudrait en écrire (nouvelles, romans, etc.).
Si ces petits textes peuvent nourrir la réflexion personnelle du lecteur, ils peuvent aussi servir de points de départ utiles pour alimenter des débats thématiques menés en commun (cours scolaires, cafés-philo, réunions de réflexion, etc.).
Chaque texte est assorti à la fin d’un petit encart en grisé indiquant de quel thème il relève. Il se trouve en bas à droite de la page de droite, ce qui permet de feuilleter rapidement le livre et d’en améliorer l’exploration en suivant les thèmes indiqués.
Dans chaque chronique, les renvois à d’autres entrées du même volume sont indiqués en gras et entre crochets : [].
Ambiguïté
J’ ai revu sur Arte le beau film de Kieslowski Trois couleurs : Bleu . Cependant l’indéniable splendeur plastique des images, de même que l’excellente composition de Juliette Binoche, n’ont pas suffi à lever pour moi toute ambiguïté à l’égard de cette œuvre.
D’abord tout en elle n’est que signes, jusqu’à la saturation. Ils sont parfois surindiqués, tel le plan initial où les aléas du jeu du bilboquet signifient à l’évidence le rôle du hasard dans nos vies, ou encore plus loin ce plan où une lueur bleue erre sur le visage de l’actrice, de façon à mon avis bien trop appuyée et artificielle. Bien sûr le cinéaste qui multiplie ces signes a la prudence et l’habileté de ne pas les expliciter. Mais enfin on sent bien que dans son univers la moindre chose peut faire sens, même si c’est au spectateur de le formuler.
Quant à moi, je pense, après Spinoza, que la finalité ne renvoie qu’à notre propre attente, et que le sens n’est que le désir que nous en avons. [v. Complotisme]
Mais cette réserve personnelle est moins grave que la suivante. Les cinq dernières minutes du film sont occupées par un chœur tonitruant et emphatique, dont le texte est l’hymne paulinienne très connue sur le pouvoir de l’amour (1 Corinthiens 13). Évidemment chaque personnage de ce film choral va être touché par la grâce de l’agapè, qui, nous dit le texte grec, l’emporte sur la « connaissance », et « supporte tout ». Le spectateur ignorant le sens des paroles est évidemment ému aux larmes, et l’émotion est son dernier mot. Mais comme les larmes brouillent le regard, l’émotion peut obscurcir la pensée. Si par exemple une femme, qui a pu entendre lors de son mariage, comme bien d’autres, l’hymne paulinienne, est battue par son mari, doit-elle le supporter ?
On lit donc dans cette hymne que la connaissance passera, mais que l’amour subsistera. Or que penser d’un amour non éclairé par la connaissance ? Voyez le cas de la fable de La Fontaine « L’Ours et l’Amateur de jardins » : cet ours est animé des meilleures intentions du monde (son type d’amour à lui), mais sa bêtise cause la mort de son ami le jardinier : il écrase sa tête en voulant écraser une mouche qui s’est posée sur son visage. Ou bien encore voyez comment certaines mères accablent leur enfant de conseils, qui montrent qu’elles ne fonctionnent que par projection égocentrée : « Mets ton pull, j’ai froid ! », etc. – Bref un amour sans réflexion et connaissance peut être catastrophique. « Tous nos crimes, disait Soljenitsyne, sont des crimes d’amour. »
Je crois donc qu’il peut parfois exister une irréflexion de l’art, et qu’elle est d’autant plus dangereuse que l’art est, comme ici, plus beau.
21 février 2019
> Art / Esthétique
> Religion / Spiritualité
Amnésie
Après la mort de George Floyd, citoyen américain noir tué par un policier blanc à Minneapolis, les manifestations se sont multipliées dans le monde entier, et parmi elles certaines visant à effacer les traces historiques du passé colonialiste et raciste de l’Occident.
Des statues ont été retirées ou détruites, telles celle à Anvers du roi Léopold II, le conquérant du Congo dans le sang, ou aux États-Unis celle de Christophe Colomb, au titre du génocide amérindien. D’autres demandes se font chaque jour, dans le même but.
Il est curieux qu’au nom de la mémoire même des victimes on veuille effacer celle de leurs bourreaux. J’entends bien qu’on veut par là refuser d’honorer ces derniers en rappelant leurs noms, mais que gagnera-t-on à les faire sombrer dans l’oubli ? On ne sera pas plus avancé quand on ne s’en souviendra plus.
Ce n’est pas en supprimant l’image d’un raciste qu’on fera disparaître le racisme : il est en nous, tapi au fond de nous-mêmes, et il faut lui faire face. L’aveuglement n’est pas une solution. Au fond, il en est du racisme comme du Diable : il habite notre être profond. [v. Délivrance, Rumeur (fin), Symbole]
Songeons à l’autruche, qui cache sa tête quand elle est en danger, pour ne pas voir ce dernier. Pas plus qu’il ne faut balayer la poussière sous le tapis, on ne fait pas tomber la fièvre en cassant le thermomètre. Ce qu’on ne veut pas voir existe tout de même, et peut se reproduire si l’avertissement du passé n’en est plus perçu. « Ceux qui ne se souviennent pas du passé, disait Santayana, sont condamnés à le revivre. »
La mesure prise par la ville de Bordeaux d’apposer, dans ses rues portant le nom de négriers, des plaques racontant l’Histoire et rendant hommage aux victimes, est une mesure bien préférable au simple effacement de leur nom.
La mémoire est une blessure, comme il se voit dans le tableau éponyme de Magritte, et sa cicatrisation n’implique pas l’oubli, mais au fil du temps la réflexion informée, qui doit succéder au réflexe immédiat. Plutôt que détruire, il faut conserver et comprendre, c’est-à-dire contextualiser, et distinguer ainsi dans ce qu’on refuse l’essentiel de l’accessoire.
Le zèle iconoclaste veut toujours détruire en bloc les traces de ce qu’il refuse, comme il se voit dans les mouvements révolutionnaires, aussi bien celui de notre Révolution en 1789 que celui de la révolution bolchevique. Mais il est naïf, angélique et finalement dangereux de vouloir s’affranchir totalement du passé. « Du passé faisons table rase ! », dit l’Internationale. Mais le cauchemar succède vite à l’Avenir radieux, et à l’utopie, la dystopie. Puissent nos nouveaux insurgés y réfléchir !
2 juillet 2020
> Politique > Société
Anorexie
J’ ai été très impressionné par l’émission Lene Marie ou le Vrai Visage de l’anorexie , diffusée sur Arte en fin de soirée le 19 août dernier. Sans aucun fard, cette jeune femme à la maigreur squelettique, devenue photographe, confessait qu’elle n’avait pas voulu grandir à partir de l’âge de dix ans. On pense à Peter Pan, qui pareillement refusait de devenir un homme. Ou encore, dans un autre contexte, au héros du roman de Günther Grass, Le Tambour .
La maladie de Lene Marie venait de ce qu’elle n’admettait pas les changements en tout domaine et les ravages ordinaires du temps, d’où un désir d’arrêt sur place, qu’elle satisfaisait par la seule défense qui lui restait, la maîtrise sur son corps qu’elle refusait de nourrir.
Elle n’a donc pas connu la puberté, et est restée une femme-enfant. Sans doute ce qu’elle observait autour d’elle, la vie des adultes, les bassesses, compromissions et hypocrisies qu’elle implique, l’ont-elles confortée dans son choix. Mais ce ne fut pas comme on le croit un choix de mort : elle dit bien dans le film qu’elle voulait vivre. Simplement vivre autrement que ce qu’elle voyait autour d’elle, qui pour elle était une fausse vie : j’ai pensé par exemple à celle de ceux que les anciens gnostiques appelaient pseudanthropes, ou semblants d’hommes.
Je ressens tout à fait en ce qui me concerne la pertinence de ce choix. Qu’est-ce qu’une vie d’adulte, sinon une capitulation, une trahison des promesses de l’enfance ? Rien de tel qu’un regard lucide, celui d’un enfant précisément, pour voir le décalage constant entre ce qui est affirmé et ce qui est effectivement vécu. Et cette impression est d’autant plus forte que l’enfant est sensible, ce qui fut le cas de Lene Marie.
Aussi rien ne sert pour les adultes de vouloir entraîner l’anorexique dans leur monde, puisque précisément il le refuse. Ils devraient plutôt s’examiner eux-mêmes et essayer de se changer, si tant est qu’ils le puissent : au moins peuvent-ils par introspection se demander ce qui ne va pas dans leur genre de vie, et qui justifie un tel refus.
Quand une vie est vouée à la seule consommation matérielle, dont la nourriture est une évidente métaphore, on comprend qu’elle soit percée à jour et suscite la nausée. La Grande Bouffe de Ferreri, film symbole et apocalyptique, est bien propre à inspirer par réaction tous les anorexiques du monde.
Il ne faut pas négliger chez une jeune fille ce qui n’est pas une lubie de minceur pour se conformer aux canons de la mode, mais qui constitue en réalité un refus métaphysique du monde comme il va. L’anorexique « n’est pas d’ici », comme l’a dit Patrick Poivre d’Arvor à propos de de sa fille Solenn. C’est exactement ce que dit Jésus dans l’évangile selon Jean : « Mon Royaume n’est pas de ce monde. » (18/36)
10 septembre 2020
> Psychologie / Philosophie
Anthropomorphisme
La Lettre d’origine évangélique que je reçois régulièrement, dont j’ai déjà parlé ( Golias Hebdo , n os 635 et 641), se demande cette semaine comment il faut rendre un culte à Dieu. Et la réponse est bien simple : « Ce que Dieu veut, c’est que nous lui rendions un culte qui Lui soit agréable. »
Cette Lettre ne me déçoit jamais. Quelle prétention, me suis-je dit, à s’imaginer savoir « ce que Dieu veut » ! Mais le rédacteur ne s’embarrasse pas de doutes. Évoquant le sacrifice du Fils, il écrit : « Dieu a fait sa part en payant le prix fort, en offrant son fils unique pour le salut de tous. Et nous avons la nôtre à faire en acceptant le cadeau. » Quant à ceux qui sont rétifs à accepter cette nouvelle, il conclut tout bonnement : « Pendant ce temps, l’heure tourne et Dieu regarde sa montre avec peine… » Je pensais jusque là que cette Lettre n’était pas destinée aux seuls enfants !
Ces derniers sont pourtant en grand nombre. On leur dit bien souvent qu’ils doivent « faire plaisir » à leurs parents. De façon comparable l’idée d’un culte devant être « agréable » à Dieu est générale chez les rédacteurs de la Bible. Pensons au « sacrifice que Dieu accepte et qui lui est agréable, et qui a un parfum de bonne odeur. » (Philippiens 4/18)
Cette idée ensuite est reprise dans le canon de la messe romaine. L’offrande de la victime sur l’autel du sacrifice doit être agréée comme le furent celles d’Abel, d’Abraham, et du pontife Melchisedech : il s’agit de se concilier les bonnes grâces d’un Dieu potentiellement terrible (l’Offertoire romain dit même qu’il faut l’« apaiser », placare en latin), en le flattant obséquieusement, à la manière d’un courtisan. L’image de Dieu ne sort pas grandie de cette vision.
Voltaire le disait bien : « Si Dieu a fait l’homme à son image, l’homme le lui a bien rendu. » En fait, outre l’infantilisme qu’implique cet anthropomorphisme, c’est aussi un cas typique d’idolâtrie, qui consiste à