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Se dire arabe au Canada: Un siècle d'histoire migratoire
Se dire arabe au Canada: Un siècle d'histoire migratoire
Se dire arabe au Canada: Un siècle d'histoire migratoire
Livre électronique411 pages5 heures

Se dire arabe au Canada: Un siècle d'histoire migratoire

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À propos de ce livre électronique

oute personne originaire du Machrek, de la région historique de la Grande Syrie ou du mont Liban, a une histoire migratoire à raconter. Dès la fin du XIXe siècle, ils ont été nombreux à quitter leur pays natal pour s’installer partout dans le monde – notamment au Canada –, et jusqu’à maintenant cette chaîne n’a jamais réellement été rompue. La population arabe d’ici est issue de cette histoire, de ces strates d’immigration qui se sont superposées, de ces générations qui se sont croisées et se sont parfois unies dans une volonté de préserver leur patrimoine, de s’entraider ou de se défendre contre la discrimination.
Si les « Arabes » sont aujourd’hui l’objet d’une grande attention, aussi bien des médias, des États que des recherches sociologiques, leur histoire reste cependant peu connue. Des origines de leur migration à la fin des années 1970, ce livre fait renaître la voix de ceux qui ont choisi de se faire entendre, de s’organiser et d’exister collectivement sur la scène publique canadienne. Quelles sont les institutions que ces migrants et leurs descendants ont créées et comment ont-ils exprimé leur identité et organisé leur vie religieuse, sociale et politique ? C’est ce que révèle cet ouvrage admirablement documenté.

Houda Asal est titulaire d’un doctorat d’histoire soutenu en 2011 à l’École des hautes études en sciences sociales (EHSS). Elle a poursuivi ses recherches à l’Université McGill et travaille depuis sur le racisme, l’islamophobie et les discriminations.
LangueFrançais
Date de sortie28 nov. 2016
ISBN9782760637030
Se dire arabe au Canada: Un siècle d'histoire migratoire

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    Aperçu du livre

    Se dire arabe au Canada - Houda Asal

    Sigles et abréviations

    Avant 1950

    Après 1950

    Introduction

    «Je suis d’une tribu qui nomadise depuis toujours dans un désert aux dimensions du monde. Nos pays sont des oasis que nous quittons quand la source s’assèche, nos maisons sont des tentes en costume de pierre, nos nationalités sont affaire de dates ou de bateaux…»

    Amin Maalouf, Origines, 2004.

    Toute personne originaire du Machrek, de la région historique de la Grande Syrie ou du mont Liban¹, a une histoire migratoire à raconter, un parent dans un pays d’Amérique du Nord, du Sud ou en Australie. Tant d’émigrants ont quitté cette région pour s’installer partout dans le monde, dès la fin du xixe siècle, génération après génération, et cette chaîne n’a jamais réellement été rompue, jusqu’à aujourd’hui. La population arabe au Canada est issue de cette histoire, de ces strates d’immigration qui se sont superposées, de ces générations qui se sont croisées et se sont parfois unies, dans une volonté de préserver leur héritage, de s’entraider ou de se défendre contre des discriminations. Au Canada, cette histoire demeure peu connue. Des origines de la migration en provenance du monde arabe de la fin du xixe siècle à la fin des années 1970, cette recherche a pour objectif de retrouver les voix de celles et ceux qui ont choisi de se faire entendre, de s’organiser et d’exister collectivement sur la scène publique.

    Si les «Arabes» sont aujourd’hui l’objet d’une grande attention, aussi bien des médias, des États que des recherches sociologiques, l’historiographie s’est peu penchée sur les différents courants migratoires en provenance de cette région, les institutions que les migrants et leurs descendants ont créées, leurs expressions identitaires et leurs organisations politiques. De plus, les discriminations qu’ils subissaient déjà et leurs capacités de mobilisation au cours du siècle demeurent méconnues. À leur arrivée au Canada, comment ces migrants sont-ils accueillis, perçus et traités? Parallèlement, comment choisissent-ils de se nommer, de s’organiser et de se faire entendre? Ces questions, résumées dans le titre de l’ouvrage Se dire arabe au Canada, sont d’autant plus centrales qu’elles continuent à se poser aujourd’hui de manière récurrente: au Canada, qui est désigné comme Arabe et qui se dit arabe?

    La minorité arabe dans l’espace public: «exister, c’est exister politiquement»

    À leur arrivée au Canada au tournant du siècle, à l’instar de nombreux autres migrants, les personnes originaires du Machrek sont assignées à des catégories qui les maintiennent dans un statut d’infériorité. À l’époque, et pendant plusieurs décennies, le Canada établit une hiérarchie raciale qui classe les groupes: les Autochtones sont les premières victimes de la colonisation du territoire, alors que les Noirs (réduits en esclavage pour une partie d’entre eux), les Asiatiques, les Européens du Sud et de l’Est sont quant à eux soumis à des politiques d’immigration discriminatoires plus ou moins restrictives selon les périodes. Ces discriminations reflètent des hiérarchies raciales qui ont des effets sur la manière dont chaque groupe est traité et perçu, donnant lieu à différentes formes de contestation selon les périodes et les communautés visées. Ces catégories que l’État canadien utilise pour sélectionner, classer et compter les migrants, englobantes et discriminatoires, sont souvent en contradiction avec la manière dont les migrants se perçoivent eux-mêmes. Par ailleurs, à l’intérieur même de ces catégories, certains groupes se retrouvent dans des sous-ensembles qu’ils réfutent, comme celui de la «race asiatique» perçu comme particulièrement «indésirable» (unwanted) pour les migrants du Machrek. À partir de 1967, la sélection migratoire fondée sur des critères liés à l’origine ayant été abolie, d’autres formes de discrimination et d’assignations maintiendront la population arabe dans un statut de minorité racisée².

    À l’heure où des minorités discriminées et lésées par les politiques de l’État canadien réclament des réparations et des excuses³, il est intéressant de documenter l’histoire des minorités en «position intermédiaire», expression qui permet bien de décrire la place occupée par les Canadiens arabes. Comparée à la majorité dominante anglo-saxonne et blanche, et à d’autres minorités plus nombreuses cibles d’une stigmatisation encore plus importante, la minorité arabe se trouve placée dans un «entre-deux». Cette position explique en partie que ce groupe ait moins attiré l’attention des chercheurs, intéressés d’abord par des populations dont la présence représentait un enjeu plus important pour l’État canadien, notamment les Chinois, les Indiens, les Ukrainiens, les Italiens ou les Juifs. Les travaux portant sur le racisme (comme Guillaumin, 1972) et plus récemment sur la construction de la catégorie majoritaire de «Blanc» (les Whitness Studies), sont essentiels pour comprendre les conditions de production des minorités racisées face à une majorité blanche, dont les frontières ont évolué dans le temps. Ces catégorisations raciales ont un effet performatif sur la construction des groupes sociaux dans l’histoire, et sont d’autant plus complexes dans des nations coloniales qui se réclament aujourd’hui du multiculturalisme, comme la société canadienne (Iacovetta, 1997; Hage, 1998; Bannerji, 2000; Smith, 2006; Das Gupta et al, 2007; Thobani, 2007). Cette étude montre comment, à différents moments historiques, des organisations arabes ont pu refuser certaines assignations et se mobiliser. Placée dans une «position intermédiaire», la minorité arabe a tantôt essayé de contourner les catégorisations raciales (en essayant de «se blanchir», c’est-à-dire en voulant se rapprocher de la catégorie majoritaire), et a tantôt choisi de résister plus frontalement à ces catégories en dénonçant le racisme dont elle était l’objet. Dans toutes ces configurations, les actions collectives des organisations créées par le groupe arabe relèvent d’une volonté d’exister sur la scène publique, d’obtenir des droits ou de défendre des intérêts, révélant «le processus par lequel un groupe passe d’un ensemble passif d’individus à un participant actif dans la vie publique» (Tilly, 1978: 69). Décrire l’action politique des associations arabes au cours de l’histoire permet de nuancer l’idée que cette population a toujours accepté son sort sans réagir, d’autant plus que la mémoire des luttes du passé demeure relativement absente des discours du monde associatif arabe aujourd’hui, qui semble souvent ignorer sa propre histoire.

    La présente étude analyse comment l’imbrication des dynamiques internes à la minorité arabe (associationnisme et mobilisations politiques) et des assignations extérieures (catégorisations étatiques, lois, politique internationale) influence les représentations des Arabes au Canada et détermine la mise en place de stratégies ­d’action par le groupe. L’action collective fait l’objet d’une importante littérature rattachée à la sociologie des mouvements sociaux. Au-delà de l’exercice du pouvoir, la participation politique peut se développer dans la relation qu’entretiennent les associations avec l’État, leur action au sein de la société civile et le rôle qu’elles décident d’y jouer. Notre perspective s’inscrit plus particulièrement dans le sillage des travaux d’Abdelmalek Sayad, portant sur «l’existence politique» des immigrés et de leurs descendants (à partir du cas de la France): «comment exister dans un ordre sociopolitique qui s’appelle la nation — même de cette existence mineure, accidentelle, inessentielle, toute chétive, étriquée, mutilée qu’on accorde aux immigrés — sans exister politiquement?», s’interroge-t-il. Les luttes pour la défense et l’égalité des droits des immigrés doivent s’inscrire dans le champ politique: «la défense des immigrés, l’amélioration de leur condition, leur promotion sur tous les plans ne peuvent plus être assurées aujourd’hui que si les intéressés eux-mêmes et, surtout, leurs enfants engagent leur action dans la sphère politique» (Sayad, 2006: 12-21).

    Cette socio-histoire des populations arabes au Canada s’inscrit dans des courants ayant tenté de redonner la parole aux acteurs oubliés, ces «peuples sans histoire» selon l’expression d’Eric Wolf. La thèse de Wolf est centrée sur le rôle des agents et sur la question de savoir comment les peuples non européens, ou des groupes dont on a longtemps négligé l’apport, ont participé aux grandes évolutions des sociétés de leur temps (Wolf, 1982). Selon la même démarche, les travaux de Denise Helly sur l’histoire des Chinois à Cuba et au Canada ont tenté d’allier une recherche historique approfondie à une perspective anthropologique sur le rôle joué par ces minorités pour transformer leur statut social, et la manière dont elles ont négocié leur place et leur participation économique et politique à la vie de leur pays d’établissement (Helly, 1987). De nombreuses études se développent au Canada sur l’histoire de groupes d’immigrants vus de l’intérieur, redonnant ainsi la parole aux gens sans histoire, tout en montrant que le rôle d’agent n’est pas l’apanage des puissants, que des groupes subordonnés et défavorisés peuvent faire des choix, lutter contre l’idéologie dominante ou s’en accommoder, et exercer un certain pouvoir, même s’il est limité. Cette recherche s’inscrit dans cette démarche d’analyse du rôle de l’agent et de ses capacités décisionnelles, organisationnelles et collectives (agency), tout en tenant compte du contexte historique dans lequel il a évolué. Pour éviter d’opposer une théorie où la contrainte fait de l’immigrant un agent passif dans un système global et une vision de l’acteur rationnel, totalement libre de ses choix, Nancy Green propose de «tenir ensemble la perspective des acteurs sociaux sans oublier les aspects internationaux et nationaux qui entourent les choix individuels ou familiaux», qu’elle définit comme la voie du «structuralisme post-structural» (Green, 2002: 102-104).

    Méthodologie: les sources d’une recherche sociohistorique

    Aux Archives nationales du Canada à Ottawa, nous avons pu constituer un ensemble de sources inédit sur le groupe arabe. Nous avons retrouvé les échanges écrits et les comptes rendus de rencontres entre associations arabes et autorités canadiennes (archives des ministères, principalement des Affaires extérieures et des directions chargées de l’immigration). Cette correspondance permet de documenter les mobilisations du groupe arabe au Canada et ses liens avec l’État canadien. Parallèlement, elle permet d’analyser les réactions des autorités face aux requêtes du groupe arabe. L’identification de campagnes politiques de collectifs ou d’individus, les enquêtes menées sur des militants et des associations arabes, les revues de presse commandées et la quantité de lettres sur un même sujet permettent de mieux comprendre les dynamiques internes des ministères et les discours des agents de l’État. Si la plupart de ces documents sont inédits et méritent une attention particulière, leur collecte demeure parcellaire. Il faut ainsi relever que nous n’avons pu obtenir l’ouverture de certaines boîtes, encore «sensibles» ou concernant des individus (loi de respect de la vie privée). Pour la période des mandats français au Liban et en Syrie (1920-1945), nous avons mené une recherche aux archives du ministère des Affaires étrangères français à Nantes, où se trouvent les documents des ambassades et des consulats français au Canada qui nous ont permis de comprendre les relations des immigrants syriens et libanais à l’étranger avec la puissance mandataire. La présente étude montre la place de la population arabe au Canada, assez différente de celle des autres minorités arabes en Amérique, auxquelles la France mandataire s’intéresse davantage.

    Pour documenter la vie organisationnelle et les discours du groupe arabe, les journaux qu’il a publiés constituent également une source d’information extrêmement riche. L’histoire de l’associationnisme comme de la presse de la minorité arabe au Canada est très peu étudiée, tant pour la période précédant les années 1980 (Baha Abu-Laban y consacre un chapitre dans son ouvrage pionnier La présence arabe au Canada) que pour la période suivante (Aboud, 1992; Antonius et al., 2009). Notre perspective de recherche considère la presse de la minorité arabe comme un objet d’étude à part entière. Les journaux constituent une forme structurée d’organisation collective, au même titre que les associations.

    En plus de refléter les discours identitaires de l’époque, la presse est elle-même productrice d’identités, elle devient un lieu de mémoire, un vecteur d’unité ou un outil de communication et, dans certains cas, elle participe aux mobilisations politiques. En ce qui concerne les associations, nombre d’entre elles n’avaient pas de lieu de rencontre fixe, alors que d’autres ont souvent déménagé et n’ont pas conservé leur documentation, rendant leurs archives difficiles à localiser. La plupart des archives d’associations qui ont pu être consultées se trouvent chez d’anciens membres qui les ont conservées. Les comptes rendus de réunions, les affiches d’événements publics, les chartes de naissance des organisations et leur correspondance interne sont autant de sources qui aident à comprendre les dynamiques associatives et la vie sociale du groupe arabe. Les archives des églises se sont également avérées utiles. Elles sont néanmoins assez limitées, car certains prêtres les auraient emportées en quittant l’église (pour retourner au Liban, par exemple) et nous n’avons pu accéder aux archives de certaines églises qui ne les ont jamais classées et rendues accessibles.

    Quelques figures importantes du monde associatif arabe, dont le nom est apparu de nombreuses fois au cours de notre recherche, dans les journaux, les associations ou les correspondances, ont versé leurs archives privées aux Archives nationales ou publié leur correspondance (ce qui constitue en soi une démarche significative). En plus des archives privées, nous avons pu recourir à l’histoire orale, en menant une série d’entretiens avec des acteurs associatifs, des prêtres, des témoins ou des descendants de figures importantes décédées. La fréquentation de la scène associative arabe actuelle à Montréal nous a également permis de recueillir des informations et des souvenirs sur cette époque, et de rencontrer des personnes impliquées dans la scène associative avant 1980. La dimension mémorielle s’est donc imposée d’elle-même en fournissant des pistes de réflexion nouvelles. Les entretiens effectués montrent qu’un des défis des mouvements associatifs, comme celui des Canadiens arabes, est de gérer le rapport à leur propre histoire et de transmettre une mémoire des mobilisations passées. Ainsi, la distance de l’historien maniant un matériau archivistique a croisé la méthodologie du sociologue face aux témoins interrogés, devenus des acteurs vivants de la recherche. L’intérêt suscité par nos questions et nos «découvertes» semble partagé par des membres d’organisations luttant pour la justice sociale que nous avons côtoyés au Canada. Ces derniers connaissent mal cette histoire et souhaiteraient pouvoir la mobiliser dans leurs luttes actuelles, sur des sujets comme les restrictions migratoires, les discriminations, la surveillance policière, le profilage racial, la cause palestinienne ou l’islamophobie. La mémoire des luttes peut aider à déterminer la continuité des actions collectives, leur efficacité parfois, et la transmission de relais, d’une génération à une autre. Il nous semble que la scène associative arabe, dans son histoire, a du affronter un certain nombre d’obstacles qui expliquent en partie sa fragmentation actuelle et sa relative faiblesse. Une meilleure connaissance de l’histoire pourrait atténuer le sentiment d’autodénigrement que nous avons constaté parfois, en rappelant les luttes du passé et en replaçant les mobilisations dans leur contexte historique.

    Cent ans d’immigration, quatre périodes historiques

    La question de la temporalité ne permet pas uniquement de montrer l’intérêt d’une étude sur le temps long à travers les continuités et les ruptures dans les dynamiques organisationnelles, mais aussi de penser la temporalité comme facteur de ces processus. En analysant l’histoire des mouvements sociaux en Europe du xvie au xxe siècle, l’étude fondatrice de Charles Tilly (1978) insiste sur la temporalité, prenant en compte l’évolution des rapports entre groupes sociaux et État, des répertoires d’action, et de la structure des opportunités politiques. Il montre que la mobilisation dépend d’un réseau complexe de faits sociaux qu’il faut réintégrer dans un contexte historique et politique donné. Parallèlement à l’inscription des mouvements dans leur contexte historique, Sydney Tarrow (1989) développe la notion de cycles de mobilisation (cycles of protest), pour décrire les fluctuations que connaît un mouvement social dans le temps, tout en analysant comment des revendications s’élèvent puis déclinent selon les périodes. Rupp et Taylor (1987) prolongent cette réflexion sur la continuité de l’action collective, à partir de leur étude du mouvement féministe étasunien. Elles relèvent la signification des cycles de mobilisation au sein d’un même mouvement, en expliquant comment, après un pic de mobilisations qui aboutit à la victoire du droit de vote des femmes en 1920, le mouvement féministe semble s’éteindre, alors qu’en réalité il se rétracte (ou hiberne), maintenant des «structures dormantes» qui lui permettront de retrouver un nouveau dynamisme à la fin des années 1960 (Taylor, 2005). Qu’il s’agisse de l’émergence d’un mouvement ou d’un pic de mobilisation, la présente enquête montre bien comment «un mouvement ne peut se comprendre qu’à la lumière du destin des mouvements qui l’ont précédé» (Fillieule, 2009: 31-32). Cette idée de fluctuation de nature et d’étendue des mobilisations autour d’une même cause répond à l’une des questions de départ de la présente recherche: comment les expressions identitaires et les actions collectives de la minorité arabe au Canada se construisent-elles sur le temps long?

    Quatre périodes qui correspondent aux quatre parties de cet ouvrage ont été définies, déterminées par l’histoire de l’immigration arabe au Canada et sa visibilité dans l’espace public.

    Le temps des pionniers (1882-1930)

    Le premier migrant en provenance du Machrek arrive au Canada en 1882. Le temps des pionniers correspond à la première période d’immigration arabe, de la fin du xixe siècle aux années 1920-1930. Les premiers migrants viennent de l’Empire ottoman, plus précisément de la Grande Syrie (Liban, Syrie, Palestine et sud de la Turquie). Ces pionniers sont souvent des paysans, peu instruits, sans capital, chrétiens pour la plupart, ayant quitté leur ville ou leur village pour améliorer leur condition économique. À leur arrivée en Amérique, ils exercent souvent le métier de colporteur ou de commerçant. En 1919, l’Empire ottoman est démantelé et la Société des Nations (SDN) attribue des mandats européens pour gérer les nouveaux États. La France est en charge du Liban et de la Syrie, et la Grande-Bretagne de la Palestine, de la Transjordanie et de l’Irak. Durant cette période, il est plus difficile d’immigrer au Canada, car le pays a mis en place, dès 1908, des lois migratoires restrictives qui affectent particulièrement les migrants en provenance d’Asie, y compris ceux du Machrek.

    La période d’implantation (1930-1950)

    La date approximative de 1930 s’appuie surtout sur un début d’organisation collective qui permet à la population arabe d’acquérir une certaine visibilité au Canada. Les sources plus nombreuses, la présence de journaux, un début de politisation, ainsi que la diversification du profil de cette population justifient ce découpage. La politique migratoire restrictive ayant freiné l’arrivée de nouveaux migrants en provenance du monde arabe, la minorité arabe s’implante, se composant désormais des descendants de la première génération de pionniers. L’homogénéité socioéconomique du temps des pionniers est révolue: la période d’implantation est marquée par la diversification des profils, certains migrants se sont enrichis et leurs enfants se sont intégrés à la société canadienne pour exercer toutes sortes de métiers.

    Les années de transition (1950-1967)

    Cette période est marquée par les indépendances dans le monde arabe, l’émergence d’un mouvement idéologique et politique privilégiant une identité pan-arabe, la naissance de la Ligue des États arabes en 1945, et la création de l’État d’Israël en 1948 qui aura un impact sur l’ensemble de la région. Parallèlement, au Canada, cette période est marquée par une croissance économique et d’importants changements politiques. L’assouplissement relatif de la législation canadienne restrictive à l’encontre des migrants asiatiques ainsi que de profonds changements politiques dans le monde arabe entraînent l’arrivée d’une nouvelle vague de migrants en provenance de la région, notamment d’Égypte. Nous avons défini ces années comme une période de transition, car, progressivement, la scène associative se recompose face au renouvellement de la population arabe au Canada, et l’on constate la difficulté de maintenir des liens entre anciennes et nouvelles générations de migrants arabes et leurs descendants.

    L’affirmation politique (1967-1975)

    L’année 1967 marque un tournant décisif, à la fois pour le monde arabe et pour le Canada. C’est également un tournant pour une partie de la minorité arabe canadienne qui se mobilise pour acquérir davantage de visibilité: elle devient plus active et plus volontariste dans la construction de son identité collective et de la place qu’elle veut occuper dans la société canadienne. La défaite des troupes arabes dans la guerre des Six jours contre Israël et l’occupation de nouveaux territoires palestiniens sont vécues comme une tragédie et un choc, marquant l’affaiblissement de l’Égypte et du mouvement nationaliste arabe. Parallèlement, en 1967, le Canada abandonne définitivement son système de sélection fondé sur l’origine des migrants, et accueille de plus en plus de personnes du monde entier. Estimée à environ 50 000 personnes en 1970, la population d’origine arabe se compose alors des anciennes générations implantées au Canada, auxquelles s’ajoutent de nouveaux migrants venant d’une région arabe élargie comprenant l’Égypte, la Jordanie, la Palestine, l’Irak et les pays du Golfe. Ces derniers sont instruits, parfois bilingues, exercent divers métiers, et leurs liens avec le monde arabe sont plus importants (les communications étant plus faciles). La population arabe au Canada demeure majoritairement chrétienne même si la proportion de musulmans augmente.

    Deux raisons principales expliquent le choix d’arrêter cette recherche au milieu des années 1970. Premièrement, la mise en place du multiculturalisme en 1971 change la nature des rapports entre État et minorités au Canada. Les subventions aux associations ethniques qui se multiplient progressivement représentent un changement. Deuxièmement, le début de la guerre civile libanaise en 1975 entraîne un flux beaucoup plus important de migrants en provenance du monde arabe, changeant la composition de cette minorité au Canada. Avec la guerre du Liban et le conflit prolongé en Palestine, de nouveaux paramètres déterminent les solidarités collectives et exacerbent certaines divisions au sein du groupe arabe canadien. Ces changements qui bouleversent la région d’origine des migrants arabes au Canada jouent un rôle important dans les constructions identitaires collectives. De plus, à partir des années 1990, l’immigration en provenance du Maghreb change le visage de la population «arabe» au Canada, si tant est qu’on puisse encore l’appe­ler ainsi. Comme le montre l’ensemble de cet ouvrage, l’unification et l’identification au sein de cette minorité dépendent de la période d’immigration, des liens plus ou moins importants que les descendants de migrants maintiennent avec leur pays d’origine et de l’influence des nouveaux arrivants qui ont connu la période des indépendances et du nationalisme arabe. Plus généralement, la très grande majorité des migrants arabes vivant aujourd’hui au Canada sont arrivés après les années 1980 et se répartissent entre ressortissants du Machrek et du Maghreb (Libanais fuyant la guerre, réfugiés d’autres pays arabes, émigrants du Maghreb en constante augmentation, surtout au Québec), et entre chrétiens et musulmans (melkites, orthodoxes, maronites, Coptes, Druzes, sunnites et chiites). Cette diversification explique l’évolution d’autres référents identitaires, notamment minoritaires (berbère par exemple) et religieux (islamique en particulier), qui peuvent s’oppo­ser ou se superposer à l’identification arabe aujourd’hui.


    1. Machrek: littéralement «le levant» (là où le soleil se lève), en opposition au Maghreb qui signifie «le couchant». Nous entendons par Machrek toute la région arabe entourant la Syrie (Liban, Palestine, Jordanie), la région irakienne et l’Égypte (même si son inclusion dans le Machrek est parfois discutée). La Grande Syrie: Bilad el-Cham en arabe, région comprenant l’actuelle Syrie, le Liban, la Jordanie, la Palestine dans ses frontières mandataires et le sud de la Turquie. Terme utilisé aujourd’hui par les historiens pour parler de cette région au passé, afin d’éviter tout anachronisme. Le mont Liban: montagne au centre du Liban actuel, d’où sont partis la majorité des émigrants à la fin du

    xix

    e siècle.

    2. Nous entendons par minorité racisée un groupe pris dans des processus déterminés par les relations raciales dans une société. Cette définition renvoie aux travaux fondateurs de la sociologie du racisme qui analysent le processus de racialisation, rappelant comment le racisme fait exister les «races», les personnes étant discriminées en fonction de signes construits comme des marqueurs d’appartenance à un groupe pensé comme étant par nature ou culture, radicalement différent et/ou inférieur (Guillaumin, 1972).

    3. C’est le cas des Japonais, des Chinois, des Ukrainiens, des Juifs et des Autochtones. Voir Ross Lambertson, Repression and Resistance : Canadian Human Rights Activists, 1930-1960, Toronto, University of Toronto Press, 2005, p. 4-9.

    Première partie

    Le temps des pionniers (1882-1930)

    «À l’opposé des arbres, les routes n’émergent pas du sol au hasard des semences. Comme nous, elles ont une origine. Origine illusoire, puisqu’une route n’a jamais de véritable commencement; avant le premier tournant, là derrière, il y avait déjà un tournant, et encore un autre. Origine insaisissable, puisqu’à chaque croisement se sont rejointes d’autres routes, qui venaient d’autres origines. S’il fallait prendre en compte tous ces confluents, on embrasserait cent fois la Terre».

    Amin Maalouf, Origines, 2004.

    Écrire la genèse de l’immigration arabe au Canada implique de prendre en compte la région d’origine, le pays d’établissement, et entre les deux, les différentes routes qui ont amené les migrants à s’installer dans ce vaste territoire du nord de l’Amérique. En suivant la trace de ces pionniers, on mesure l’ampleur de ce grand mouvement migratoire qui a poussé des dizaines de milliers de personnes à quitter les montagnes et les villes de la Grande Syrie pour s’établir dans l’ensemble des Amériques. L’histoire de ces premiers migrants au Canada rejoint donc celle de nombre de leurs compatriotes installés aux États-Unis, au Brésil ou en Argentine. Les témoignages décrivant leurs milieux d’origine, comme les métiers qu’ils exercent une fois établis dans ces pays, concordent souvent, même si chaque chaîne migratoire a sa propre trajectoire, ses routes, ses étapes de transit et son intégration dans une ville ou une autre selon les possibilités de travail.

    1

    Les départs de l’Empire ottoman vers les Amériques

    Khalil Gibran, sans doute le plus célèbre des migrants arabes américains, demeure une figure emblématique de la première génération de pionniers qui s’installe en Amérique du Nord. Sa mère immigre aux États-Unis en 1895 alors que Khalil a 12 ans. Étant seule, elle exerce d’abord le métier de colporteur, comme beaucoup de migrants de cette première vague. Khalil Gibran deviendra un auteur internationalement connu grâce à son ouvrage, Le prophète, publié en 1923. Il sera même célébré au Canada pour rendre hommage à la «communauté libanaise du pays», donnant son nom à une rue de Montréal, inaugurée en septembre 2008. Les migrants qui quittent l’Empire ottoman dans les années 1860 prennent souvent le bateau en direction d’Amerka, sans savoir dans quel pays d’Amérique ils se rendent. Après une escale en Europe, par exemple en France, nombre d’entre eux arrivent à Ellis Island, restent à New York ou se déplacent vers une autre ville des États-Unis. Le premier migrant arabe connu, qui atteint le Canada en 1882, Ibrahim Bounadère, aurait transité par les États-Unis avant de s’installer à Montréal. D’autres migrants arabes accostent en Nouvelle-Écosse, avant de se disperser dans l’immense territoire canadien.

    L’immigration arabe en Amérique du Nord

    Les premières études sur l’immigration arabe en Amérique du Nord portent sur les États-Unis, où la présence arabe est plus ancienne et plus nombreuse qu’au Canada. Dans le sillage de Khalil Gibran, d’autres intellectuels marquent la scène associative arabe américaine au tournant du siècle, grâce à la richesse de leurs journaux et à leur production littéraire, surtout à New York. Philip Hitti évolue dans cet univers, bien qu’il ait immigré tardivement, pour enseigner à l’université et finir son doctorat. Avant de publier son ouvrage majeur sur l’histoire des Arabes (1937), il écrit la première monographie portant sur la population arabe aux États-Unis: The Syrians in America (1924). Progressivement, les études sur les Arabes américains se multiplient¹.

    La première monographie sur le Canada est celle de Baha Abu-Laban, La présence arabe au Canada (1981). Cet ouvrage fait suite au Rapport de la Commission royale sur le bilinguisme et le biculturalisme, publié dans le cadre d’une série de monographies sur plusieurs groupes ethniques composant la «mosaïque canadienne». Quant à lui, Brian Aboud s’est spécialisé dans l’histoire des flux et des régulations d’entrées de cette même population de migrants au Canada à partir de 1945, dans une perspective comparant les politiques d’immigration canadiennes et australiennes (2002). Il a ensuite consacré ses recherches à l’histoire des pionniers du début du siècle dans le cadre de différents projets, qui ont notamment permis l’exposition d’archives privées inédites au

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