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Le TIERS_MONDE POSTCOLONIAL:ESPOIRS ET DÉSENCHANTEMENTS
Le TIERS_MONDE POSTCOLONIAL:ESPOIRS ET DÉSENCHANTEMENTS
Le TIERS_MONDE POSTCOLONIAL:ESPOIRS ET DÉSENCHANTEMENTS
Livre électronique465 pages5 heures

Le TIERS_MONDE POSTCOLONIAL:ESPOIRS ET DÉSENCHANTEMENTS

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À propos de ce livre électronique

La fin de la domination coloniale européenne en Amérique latine, en Asie et en Afrique a provoqué des changements manifestes, sans qu’ils soient nécessairement accompagnés d’un renversement de l’ordre établi. Les nouveaux États-nations, pour soutenir leur indépendance et bien marquer leur identité propre, ont mis en place des politiques et des institutions. Dans un monde en constante mutation, quelles en sont les forces et les faiblesses ?

Abordant la question de la deuxième phase de décolonisation du Tiers-Monde – un espace bâti par la mise en solidarité des peuples dominés et par le rejet du mythe civilisateur de l’Occident –, les auteurs comparent les divers contextes et décrivent les répercussions concrètes des luttes anti-impérialistes du xx e siècle, tout en mettant au jour leurs convergences et leurs particularités.
Maurice Demers et Patrick Dramé sont tous deux professeurs au Département d’histoire de l’Université Sherbrooke.

Également avec les textes de : Brieg Capitaine, José Del Pozo, Alain Deneault, Magali Grolleau, Nakpane Labante, Olivier Mbabia, Jean-Bruno Mukanya Kaninda-Muana, Alain Saint-Victor, Nishant Upadhyay et María Fernandez Vásquez Vela.
LangueFrançais
Date de sortie16 nov. 2014
ISBN9782760632431
Le TIERS_MONDE POSTCOLONIAL:ESPOIRS ET DÉSENCHANTEMENTS

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    Aperçu du livre

    Le TIERS_MONDE POSTCOLONIAL:ESPOIRS ET DÉSENCHANTEMENTS - Patrick Dramé

    Introduction

    Recoupement des imaginaires

    et réalités postcoloniales

    Maurice Demers et Patrick Dramé

    En Amérique latine, en Asie et en Afrique, la fin de la domination coloniale européenne est un moment charnière qui instaure une transition politique manifeste, mais qui ne s’accompagne pas toujours d’un renversement de l’ordre social préétabli. Néanmoins, l’accession à l’indépendance s’accompagne d’un bouillonnement culturel, idéologique et politique sans précédent, une effervescence qui est largement célébrée par les dirigeants des nouveaux états indépendants et par le peuple, en grande partie. Celle-ci dénote la volonté d’exorciser les héritages coloniaux, de reconstruire la nation et de rechercher des voies et des moyens pouvant mener au renouveau culturel et au développement économique et social. La gestion de l’indépendance a été non seulement le temps du choix des modèles idéologiques de développement, mais aussi le point de départ de politiques socioculturelles, éducatives et économiques volontaristes, censées bâtir ou rebâtir les États-nations et les sociétés et restaurer une identité propre, lutter contre les inégalités et le sous-développement économique inhérents au colonialisme¹.

    Bien que les discours anti-impérialistes qui mènent aux indépendances aient démasqué l’hypocrisie de la mission civilisatrice occidentale, il semblerait qu’en dépit d’importantes mutations et de résultats probants, les politiques postcoloniales présentent de nombreuses limites qui seraient dues, entre autres, à la persistance des anciennes dépendances, à la nature des régimes politiques en place et aux nouvelles formes de dépendances économiques. En abordant la question de la décolonisation dans le Tiers-Monde – cet espace politique qui s’est bâti par la mise en solidarité des ex-colonies et des peuples dominés économiquement –, ce livre n’entend pas s’inscrire dans une dynamique de relecture du processus qui mène à l’indépendance, encore moins d’effectuer son bilan². Notre propos s’inscrit plutôt dans une étude critique de la seconde phase des décolonisations: celle de la définition et de la consolidation des indépendances. C’est justement une consolidation fragile des nations issues des ex-empires espagnols et portugais qui incite nombre d’acteurs politiques latino-américains à se solidariser avec les luttes d’affranchissement asiatiques et africaines durant la guerre froide. Dans ce contexte, Ernesto Guevara n’a pas été le seul à vouloir «risquer sa peau» au Congo et en Angola pour lutter contre l’impérialisme. La décolonisation des uns fait ainsi écho et s’abreuve des luttes anti-impérialistes des autres.

    D’une part, cette période, trouble et enthousiasmante à la fois, est marquée par la difficulté des États postcoloniaux à faire leur place au sein d’un nouvel ordre mondial qui, d’un point de vue économique, est profondément inégalitaire, ce qui engendre des relations de types néocoloniaux. D’autant plus que cet ordre mondial est polarisé soit par la réémergence de l’expansion impérialiste au XIXe siècle, soit par la guerre froide; voilà ce qui explique en partie les revers des projets d’unifications continentales de l’Amérique hispanique au XIXe siècle et de l’Afrique au XXe siècle. D’autre part, la période postcoloniale met aussi en lumière la pérennité de certaines structures de domination qui sont de plus en plus contestées par des entités politiques subétatiques, des groupes ethniques, des minorités religieuses, des citoyennes et des citoyens qui cherchent ainsi à redéfinir leur place dans la société et leurs rapports à l’État³.

    La question du sens, des contradictions et des limites de la décolonisation mérite donc d’être posée⁴. À l’instar de Gardinier, nous affirmons que le concept de décolonisation désigne stricto sensu le processus par lequel les anciennes colonies d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie accèdent à l’autonomie et à l’indépendance de leurs métropoles. Au sens large, le concept de décolonisation suppose aussi «le processus par lequel les États nouvellement indépendants se réapproprient leur destin par le démantèlement des vestiges de la domination coloniale dans les domaines économiques, politiques, culturels et psychologiques»⁵. Toutefois, on remarque que les élites politiques des entités décolonisées n’ont pas forcément cherché à faire table rase du passé colonial, perpétuant et recréant ainsi certaines anciennes dynamiques de domination.

    Ces nouvelles dynamiques ne sont toutefois pas que le fruit des choix politiques des nouveaux États indépendants, ceux-ci devant composer avec une conjoncture internationale pouvant être défavorable à leurs intérêts. Ainsi, en dévoilant les nouvelles nations au grand jour, les élites décolonisées savaient-elles qu’elles n’étaient qu’au début d’un long parcours sinueux parsemé d’embûches? Aussi, le masque peint en couverture de ce livre illustre bien les contradictions de la situation postcoloniale qui est en définitive un lieu de confrontations, de négociations et d’hybridations entre l’ancien et le nouveau, le dominant et le dominé et finalement le centre et la périphérie⁶. En fait, si la décolonisation évoque le désir d’affranchissement, force est de constater que les élites postcoloniales du Tiers-Monde ont souvent dirigé leurs pays sous le masque d’une idéologie exogène – comme le mentionnait Octavio Paz à propos du Mexique – ou par des faux-semblants légitimant une gouverne autoritaire⁷. Ainsi, en examinant les lignes de tensions des sociétés postcoloniales, nous désirons mettre en lumière l’hybridité résultant du processus de consolidation des indépendances. Susceptibles de refléter l’identité «authentique», car sous le couvert du renouveau, c’est plutôt une incertitude qui se dessine à l’ombre du masque⁸.

    Et pourtant, en comparant les espoirs et désenchantements des nouveaux territoires décolonisés en Amérique latine au XIXe siècle à ceux des ex-colonies asiatiques et africaines qui s’affranchissent au XXe, certains parallèles émergent distinctement. En premier lieu, l’on constate que l’enthousiasme associé à la chute de l’ancien régime fait rapidement place au durcissement des positions entre les nouvelles élites politiques, aux luttes de pouvoir incessantes, aux tentatives de coups d’État et, finalement, à la fragmentation de l’ancien territoire colonial suite à des guerres civiles qui parfois, se prolongent, durant des décennies. Sur ce point, le premier quart de siècle d’indépendance en Amérique latine est marqué par autant d’instabilité politique que les premières décennies de souveraineté en Asie et en Afrique, les tensions entre libéraux et conservateurs au cours du XIXe siècle latino-américain faisant place à l’opposition entre nationalistes et socialistes dans les territoires décolonisés au XXe siècle.

    Ces tensions politiques et sociales résultent, en grande partie, de la difficile reconstruction économique des territoires décolonisés. En effet, l’indépendance entrouvre la possibilité de sortir du cadre économique colonial afin de commercer librement avec les puissances étrangères. Si l’Angleterre et les États-Unis s’assurent de préserver cette possibilité pour les nouvelles républiques latino-américaines au XIXe siècle, la France tente, quant à elle, d’éviter cette éventualité en esquissant de nouvelles relations économiques avec ses colonies avant de concéder l’indépendance. D’une façon ou d’une autre, les nouvelles relations économiques qui s’établissent procèdent d’une dynamique néocoloniale qui favorise certaines élites au détriment de l’intérêt national. Cet état des choses motive, d’une part, nombre de mouvements sécessionnistes et encourage, d’autre part, certains acteurs politiques à rechercher une indépendance réelle des grands centres financiers en rompant radicalement avec le système économique.

    Cet ouvrage sera articulé autour de trois questionnements majeurs. Il s’agira dans un premier temps d’évaluer la signification véritable de la décolonisation à travers l’étude de ses réussites, de ses ambiguïtés et de ses limites. Autrement dit, quelles sont les forces et faiblesses des politiques mises en œuvre par les nouveaux États-nations en vue de promouvoir l’indépendance réelle et une identité propre? Dans la mesure où la logique de décolonisation se pose tout en s’opposant aux héritages coloniaux, il sera pertinent d’étudier les formes que prend la continuation des luttes anticoloniales et anti-impérialistes au sein des États nouvellement indépendants. Enfin, le processus de construction nationale amène forcément ces nouveaux États-nations à définir des rôles et/ou épouser des représentations à propos de minorités ethniques ou religieuses. Il conviendra donc d’évaluer la place de la religion et des groupes minoritaires dans le projet de reconstruction nationale.

    Évidemment, ces problématiques nous amènent à prendre en compte un cadre temporel éclaté afin d’établir des parallèles à propos d’enjeux qui affectent l’Amérique latine, l’Asie et l’Afrique à des périodes différentes⁹. Ce séquençage éclectique à propos des impacts directs de la décolonisation dans ces trois régions a l’avantage de bien faire entrevoir comment les luttes anti-impérialistes du XXe siècle se connectent, arrimant le désir d’une «deuxième indépendance» latino-américaine à la recherche d’une indépendance réelle en Afrique et en Asie postcoloniales. Néanmoins, ces affinités tiers-mondistes ne doivent pas être exagérées; ce livre a comme objectif principal de débroussailler les convergences et particularismes qui émergent de ces trois régions dans la deuxième moitié du XXe siècle, s’appuyant sur une histoire apparentée de domination coloniale et de revendications identitaires visant à contrer l’idéologie de la supériorité raciale des puissances occidentales blanches. Ainsi, le lecteur pourra voir poindre des connexions entre les différentes histoires nationales et transnationales au gré des chapitres de cet ouvrage.

    L’idée même de comparer la situation postcoloniale latino-américaine à celle des pays décolonisés d’Afrique et d’Asie se bute à certaines limites conceptuelles en français en ce qui a trait aux nouvelles formes de domination qui s’établissent par la suite. En effet, l’impérialisme informel de Londres et de Washington¹⁰ sur les nouvelles républiques lourdement endettées d’Amérique latine – ascendant garanti par des interventions militaires musclées lorsque les politiques économiques de celles-ci déplaisent aux centres financiers anglo-saxons – se compare aux structures néocoloniales planifiées par Paris à l’aube des décolonisations africaines¹¹. De fait, pour des pays fortement dépendants des États-Unis comme Cuba ou le Nicaragua, le terme de néocolonialisme décrit bien la situation qui s’établit au lendemain de l’indépendance de l’Espagne – une donne que leurs révolutions respectives tenteront de renverser brutalement. Pourtant, la littérature francophone portant sur les relations Nord-Sud postcoloniales réserve généralement le terme pour décrire les relations qu’établissent la France et la Grande-Bretagne avec leurs anciennes colonies africaines et asiatiques dans les années 1960¹². Nous considérons que les rapports qu’entretiennent les États-Unis avec leurs voisins du Sud dans les Amériques relèvent d’une même dynamique caractérisée par des rapports de pouvoir inégaux et des fonctions économiques bien déterminées structurant ces relations Nord-Sud. Ainsi, en mettant en parallèle le Tiers-Monde postcolonial asiatique, africain et latino-américain, nous pourrons mieux appréhender la simultanéité des luttes d’affranchissement anti-impérialistes qui s’articulent dans ces trois régions dans la deuxième moitié du XXe siècle, ainsi que la dimension transnationale des solidarités qui émergent de Bandung et de la Conférence tricontinentale de la Havane.

    La fin de la période coloniale ouvre la voie à la volonté de reconstruction des États, mais aussi de définition de relations interétatiques susceptibles de contrebalancer l’influence des puissances traditionnelles. Cette première partie s’interroge sur les premières décennies de la gestion de l’État haïtien marquée par l’ambition de ses dirigeants de bâtir du nouveau sur les cendres de l’ancienne colonie. Or, cette volonté de reconstruction sera fortement teintée par la double réalité de l’héritage colonial et de l’isolement international. Elle sera ainsi dévoyée par la propension des nouvelles élites au pouvoir à reproduire des pratiques de l’ère esclavagiste. Dans les autres républiques latino-américaines, sitôt libérées de l’emprise coloniale, il apparaît que la définition d’une politique étrangère latino-américaine que dicte la nécessité de garantir les nouvelles indépendances s’avère difficile à établir compte tenu de profondes divisions que les conflits armés ne font qu’aggraver encore. Pourtant, décolonisation ne rime pas seulement qu’avec division; dans le cas de l’Inde de Nehru et de l’Égypte de Nasser, un rapprochement a vu le jour dès le lendemain de la Deuxième Guerre mondiale sur la base de l’anticolonialisme, de la volonté d’indépendance nationale réelle et du non-alignement.

    L’étude de la phase d’édification ou de construction nationale qui succède à la fin du colonialisme met aux prises les nouveaux États-nations en quête de développement, mais aussi des ex-puissances européennes déterminées à maintenir leur influence. Aussi, la deuxième partie du livre explore d’abord les stratégies politiques, institutionnelles et économiques mises sur pied par la France afin de maintenir sa prééminence dans les politiques économiques et financières des nouveaux États indépendants d’Afrique et plus particulièrement au Togo. Elle analyse par la suite les expériences d’indépendance économique réelle amorcées par le Mali, la Guinée et le Sénégal afin de sortir du giron néocolonial et définir des politiques propres centrées sur les aspirations et les intérêts endogènes. Enfin, il est question de la définition et de l’évolution des rapports Sud-Sud comme alternative à la domination économique du Nord.

    Bien que souvent sous-tendue par des aspirations politiques et économiques, la phase d’édification des États postcoloniaux ne va pas sans poser avec acuité la question de la religion et en particulier de sa place, de sa fonction et de son rapport avec l’État au sein des nouvelles sociétés en recomposition. Dans cette perspective, la troisième partie de l’ouvrage évalue, en premier lieu, les enjeux liés au projet de l’État et de l’Église congolais de construire une identité collective centrée sur le rejet de la culture d’emprunt occidentale et la restauration des valeurs africaines propres sur la base de l’authenticité et de l’inculturation. Or, cette quête de l’indépendance culturelle, ou du moins d’africanisation, achoppa très rapidement devant l’impossibilité des deux institutions à coopérer afin de dégager une synergie novatrice. On note, dans un deuxième temps, que la question se pose différemment en Amérique latine. En effet, dans un contexte marqué par la recrudescence de l’impérialisme américain et la prééminence des régimes autoritaires de droite, l’apostolat missionnaire catholique en Amérique latine, tel que celui porté par le Québécois Maurice Lefebvre, s’est souvent posé en défenseur des peuples en butte à l’appauvrissement, à la répression et à l’injustice. Cette prise de parole militante participe de la dénonciation de l’injustice et d’un vibrant appel à des changements sociopolitiques dans le Tiers-Monde.

    La question des minorités et de la prise en compte de leur spécificité et de leurs droits se pose avec acuité dans les espaces postcoloniaux. Une telle problématique est sous-tendue par des enjeux majeurs, notamment la persistance des pratiques et représentations traditionnelles et des préjugés hérités de l’ère coloniale. Centrée sur l’observation du parcours des minorités sikh en Inde et amérindienne au Canada, cette quatrième partie évalue, dans un premier temps, à la lumière du conflit entre l’État indien et la communauté sikhe, la complexité de la conjoncture postcoloniale marquée par le décalage entre les principes énoncés de justice sociale et la réminiscence des représentations et des pratiques vis-à-vis des minorités. Dans cette perspective, une réflexion, ou du moins une déconstruction quant à la pertinence réelle du contenu de concepts tels que la décolonisation, l’indigénité et le postcolonialisme s’impose. Enfin, l’étude de cas du parcours et de la condition des Amérindiens au Canada permet de saisir les enjeux liés à la redéfinition à partir des marges, en l’occurrence des modalités de la lutte de décolonisation et de la quête de reconnaissance menées depuis les années 1960.

    Ce livre se termine par une réflexion sur le statut des Canadiens français face au débat sur la décolonisation. Est-ce que l’évolution historique du Québec peut réellement être expliquée à la lumière du binôme colonisateur-colonisé, malgré «les lacunes de notre conscience politique contemporaine de classe», comme se demande Alain Deneault? Nous espérons que ce livre stimulera les discussions sur cette problématique qu’il faut prendre en considération quand nous tentons de comprendre le Tiers-Monde postcolonial à partir du Nord industrialisé, en l’occurrence le Québec.

    1. Pour les expériences africaines et asiatiques, voir les ouvrages de Prosser Gifford et W. M. Roger Louis, Decolonization and African Independence: The Transfer of Power, 1960-1980, New Haven/Londres, Yale University Press, 1988 et de Mark T. Berger, The Battle For Asia: From Decolonization to Globalization, Londres, Routledge, 2003. Voir également Magalie Deleuze et Patrick Dramé, «Les idées phares du processus de décolonisation et le Québec», Bulletin d’Histoire Politique, 2006, vol. 15, no 1, septembre 2006.

    2. Sur cette question, voir Henri Grimal, La décolonisation de 1919 à nos jours, Bruxelles, Éditions Complexe, 1985; Marc Michel, Décolonisations et émergence du tiers-monde, Paris, Hachette, 2005; John Darwin, The Rise and Fall of the British World System, 1830-1970, Cambridge University Press, 2009 et Charles-Robert Ageron et Marc Michel (dir.), L’ère des décolonisations, Paris, Karthala, 1995.

    3. Sur ce thème, voir notamment les deuxième et troisième parties de l’ouvrage de Vijay Prashad, Les nations obscures. Une histoire populaire du tiers monde, Montréal, Écosociété, 2010.

    4. Hailé Béji, Désenchantement national, essai sur la décolonisation, Paris, Maspéro, 1982.

    5. D. E. Gardinier, «The Path of Independence in French Africa: Recent Historiography», dans G. Maddox, W. Timothy, Articles on Colonialism and Nationalism in Africa, New York, 1993, vol. III, p. 81-104.

    6. À l’instar de Néstor García Canclini, nous considérons le concept d’hybridation plus approprié que celui de métissage pour envisager la reconfiguration des cultures et nations postcoloniales. Le terme hybridation sous-tend «des processus socioculturels dans lesquels des structures ou des pratiques discrètes, qui existaient de façon séparées, se combinent pour engendrer de nouvelles structures, de nouveaux objets et de nouvelles pratiques». Néstor García Canclini, Cultures hybrides. Stratégies pour entrer et sortir de la modernité, Québec, PUL, 2010 (1989), p. 19.

    7. Voir Octavio Paz, Le labyrinthe de la solitude suivi de Critique de la pyramide, Paris, Gallimard, 1990.

    8. Franz Fanon, dans Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002 et Albert Memmi, dans Portrait du décolonisé, Paris, Gallimard, 2007, abordent très bien les modalités de la persistance de phénomènes anciens dans le quotidien des États décolonisés.

    9. B.R. Tomlinson, What Was the Third World, Journal of Contemporary History, vol. 38, no 2, avril 2003, p. 307-321.

    10. Christian G. Appy (dir.), Cold War Constructions: The Political Culture of the United States Imperialism, 1945-1966, Amherst, The University of Massachusetts Press, 2000.

    11. Jean-Pierre Bat, «Le rôle de la France après les indépendances: Jacques Foccart et la Pax gallica», Afrique contemporaine, no 235, 2010/3, p. 43-52.

    12. Brigitte Nouaille-Degorce, La politique française de coopération avec les États africains et malgache au sud du Sahara, 1958-1978, Paris, CEAN/IEP, 1982.

    Première partie

    Sens et contresens de la décolonisation

    Chapitre 1

    La genèse d’un État néocolonial:

    Haïti (1804-1820)

    Alain Saint-Victor

    Au lendemain de l’indépendance, le nouvel État haïtien fait face à une double réalité qui semble incontournable et déterminante: l’héritage colonial et l’isolement international. Cette double réalité détermine la structure et l’organisation sociales de façon si importante que les nouvelles classes dirigeantes trouvent tout à fait naturel de reproduire l’économie des plantations – malgré le rejet de celle-ci par la grande masse des anciens esclaves – et d’élaborer un cadre juridique qui renforce l’exclusion politique des nouveaux libres. Dans un même temps, le nouvel État véhicule une idéologie antiesclavagiste et indépendantiste et poursuit une quête de reconnaissance politique par les puissances esclavagistes de l’époque. Dans de telles circonstances, le sort de l’État haïtien semble scellé d’avance: les contradictions sur lesquelles il se fonde paraissent insurmontables et la nation ne peut être conçue hors d’une structure concrètement néocoloniale.

    De points de vue politique et idéologique, ce régime veut marquer sa différence et son unicité. La Constitution de 1805 déclare que «l’esclavage est à jamais aboli» et que «[l]es citoyens haïtiens sont frères chez eux; l’égalité aux yeux de la loi est incontestablement reconnue, et il ne peut exister d’autre titre, avantages ou privilèges, que ceux qui résultent nécessairement de la considération et en récompense des services rendus à la liberté et à l’indépendance»¹. Comme le fait remarquer Michel-Rolph Trouillot², cette Constitution est unique en son genre parce qu’elle est la seule (à l’époque coloniale dans les Amériques) qui ne soit pas fondée sur l’exclusion raciale. Tout en héritant et en conservant la structure économique basée sur les grandes plantations de l’époque coloniale, le jeune État affirme son refus de l’esclavage et sa volonté de maintenir par tous les moyens son indépendance.

    Toutefois, l’idéologie antiesclavagiste et indépendantiste véhiculée par les différents régimes au pouvoir de 1804 à 1820 a failli à développer une conscience collective qui aurait pu être à la base d’un État-nation. Les causes de cet échec ne sont pas liées uniquement à la reproduction de l’économie de plantations (quoique cette dernière fût déterminante), elles viennent également de l’héritage de la structure sociale qui prédominait à Saint-Domingue.

    À l’époque coloniale, les intérêts des deux classes sociales (les grands propriétaires et les esclaves) sont fondamentalement opposés: il ne pouvait y avoir de compromis ni de considération pour le sort des esclaves sous peine de diminuer la rentabilité de la colonie, ces derniers devaient travailler jusqu’à l’épuisement total, sans même tenir compte de la reproduction de leur force de travail puisque ces esclaves, grâce à la traite, étaient facilement remplaçables. Entre ces deux classes, il y avait les petits Blancs qui exerçaient les métiers d’artisans, boutiquiers et autres petits boulots. Ces artisans aspiraient à devenir grands propriétaires. Les affranchis (dont certains étaient grands propriétaires et très riches) réclamaient leurs droits civiques et les hauts fonctionnaires représentants de la métropole assuraient la pérennité du régime colonial et du système exclusif. Jusqu’en 1791, les luttes d’intérêts qui se développèrent entre ces différents groupes sociaux ne remirent jamais en question le système esclavagiste; au contraire, l’enjeu était tout autre: il s’agissait de savoir qui allait profiter au maximum de ce système.

    Dans cette recherche, nous tenterons de comprendre la nature de l’État haïtien au lendemain de l’indépendance et d’analyser son évolution jusqu’en 1820. Pourquoi les structures mises en place par cet État sont-elles semblables dans leur forme à celles qui existaient à l’époque coloniale? Quels étaient les objectifs des nouvelles classes dominantes au lendemain de l’indépendance alors que le pays demeurait profondément divisé et qu’un système social apparenté à l’apartheid se mettait en place³? La question du rapport de l’État à la nation reste essentielle pour comprendre la nature et le développement de l’État haïtien, car concrètement cet État se conçoit, se définit par opposition à cette nation (M.-R. Trouillot) pendant qu’il projette à la face du monde occidental la vision d’une grande nation nègre fière et capable de civilisation. Ce paradoxe est à la base de toute la problématique de l’idéologie dominante au cours de l’histoire haïtienne: montrer au monde que la première république noire constitue par son histoire et par ses accomplissements une réhabilitation de la race tout en valorisant et en prenant comme seuls critères de référence les valeurs occidentales que le peuple devrait faire siennes.

    Pour les classes dominantes, l’existence d’Haïti est la preuve que la race noire est égale à la race blanche, que «[l]’indépendance d’Haïti importe donc à toute la race noire, parce que l’égalité sociale du Noir avec le Blanc, la suppression, sinon du préjugé individuel mais au moins du préjugé social, ne sera un fait accompli qu’en conséquence de la victoire morale de la République d’Haïti contre la mauvaise foi, contre l’antipathie internationale que celle-ci rencontre encore presque partout»⁴. Pourtant, au sein de cette nation modèle que les élites haïtiennes veulent construire, le peuple sur le dos duquel le nouveau pays se construit est asservi et aliéné de son droit de citoyen.

    Le régime louverturien

    De 1791 à 1804, une série d’événements bousculent l’ordre colonial à Saint-Domingue: les bouleversements et contradictions générés par la Révolution française exacerbent les conflits entre les représentants de la métropole, les petits Blancs, les grands Blancs et les affranchis. Comme le remarque Gérard Pierre-Charles, «la lutte acerbe entre les classes, expression permanente des relations de production de la société esclavagiste, à laquelle s’était ajouté avec tout son poids l’antagonisme racial, entra dans une nouvelle étape, au sein de laquelle les idées de la Révolution française purent prospérer»⁵. Ces conflits génèrent une crise sans précédent dans la colonie, et on assiste à une remise en question de l’esclavage lui-même, mais qui cette fois-ci se fait par les esclaves eux-mêmes (révolte générale de 1791, révoltes dans le sud, etc.). À la faveur de ces événements, un groupe d’affranchis et de nouveaux libres, sous le leadership de Toussaint Louverture, va jouer un rôle fondamental dans la destinée de la colonie. Né esclave le 20 mai 1743 sur l’habitation Bréda, propriété située près du Cap-Français, la capitale coloniale, Toussaint bénéficia dans sa jeunesse d’une importante éducation: grâce à son père, il apprit la langue et l’histoire de la tribu des Aradas⁶, dont il est le descendant, tandis que son parrain, Pierre Baptiste, un affranchi, lui enseigna des notions de géographie, de français et d’histoire. Louverture est affranchi en 1776 et, en 1789, au début de la révolution en France, il dispose d’une propriété plantée en caféiers, sur laquelle travaillent treize esclaves⁷.

    À la fin du XVIIIe siècle, l’économie saint-dominguoise rentre dans une crise profonde. La production sucrière est presque inexistante: de 1790 à 1795, elle passe de 93,2 millions à 1,2 million de livres et l’exportation du café diminue durant cette même période de 76,8 millions à 2,2 millions de livres⁸. De plus, l’abolition de l’esclavage crée des tensions sociales: les grands planteurs ainsi que les gens de couleur propriétaires de grandes plantations manquent de main-d’œuvre et assistent impuissants à la déchéance de leurs habitations. Certains affranchis accusent Sonthonax de créer le désordre et de vouloir détruire la colonie. Le mulâtre Savary de Saint-Marc voit dans la décision d’affranchir les esclaves l’objectif «d’enlever à la France la possession de cette colonie puisqu’un pays peuplé exclusivement d’Africains, de Noirs, ne peut être une colonie française»⁹. L’image de l’Africain indiscipliné, ingrat et utilisateur de sortilèges se précise dans l’imaginaire des Créoles. Pour les planteurs, les nouveaux libres (les Africains) ne comprennent pas la signification de leur liberté: «Rigaud parle, dans son règlement de culture, de l’ingratitude des Africains qui refusent de comprendre qu’ayant obtenu de la république le bénéfice de la liberté, ils doivent lui rendre la réciprocité par leur travail»¹⁰.

    C’est dans ce contexte de crise généralisée que Toussaint Louverture prend le contrôle de la colonie en devenant dans un temps record gouverneur général de l’île. L’ascension sociale et politique de Toussaint est fulgurante et cela lui confère auprès des nouveaux libres un grand respect, qu’il saura utiliser au moment opportun. En prenant le pouvoir, Louverture a pour objectif essentiellement la restauration de la richesse de la colonie. À cette fin, un nouveau contrat social s’avère nécessaire et celui-ci, pour Toussaint, passe nécessairement par un compromis. Comme le note Claude Moïse, ce compromis consiste «à stabiliser le régime postcolonial esclavagiste autour d’un nouveau contrat social qui garantit la liberté générale des anciens esclaves, élargit l’espace d’autonomie de l’État, reconstitue la grande exploitation des travailleurs fixés sur les plantations et militairement organisés, avec des fractions d’anciens colons et la couche privilégiée des nouveaux libres comme partenaires dominants»¹¹. La base économique de la colonie étant les grandes plantations, il faut nécessairement les remettre en valeur, mais la réalisation d’un tel projet n’est pas simple. Toussaint en est conscient. Avec lui, une nouvelle classe de propriétaires voit le jour: les nouveaux libres ou du moins une certaine élite noire avide de partager les richesses de la colonie.

    Cette classe émergente est particulièrement agressive quant à l’acquisition des habitations. À ce sujet, Paul Moral écrit: «Partout où ils [les lieutenants de Toussaint] interviennent, ils s’opposent aux anciens libres, comme candidats à l’acquisition des fermes. L’affermage des habitations vacantes, qui n’a pas eu beaucoup de succès jusqu’en 1797, va devenir par la suite le régime le plus répandu et alimenter la rivalité des castes»¹². Il est important de préciser que la position de cette nouvelle classe se caractérisait par une certaine dualité: d’une part, elle veut démanteler le système esclavagiste qui la met dans une situation inférieure à celle des Blancs; d’autre part, elle lutte du même coup pour conserver ses privilèges et par conséquent elle s’oppose «aux revendications radicales des esclaves»¹³.

    Cette classe constituée de nouveaux libres étant le pilier principal du pouvoir louverturien, le gouverneur général ne peut en aucun cas s’en aliéner et propose même un cadre légal pour asseoir son pouvoir, codifiant du même coup les nouveaux règlements de travail. En effet, après que fut constituée cette «nouvelle aristocratie noire», Toussaint promulgue un nouveau règlement de culture quelques mois après la promulgation de la Constitution de 1801. Dans ce règlement, il déclare: «Tous les cultivateurs et cultivatrices qui sont dans l’oisiveté, retirés dans les villes, bourgs ou dans d’autres habitations que les leurs, pour se soustraire au travail de la culture, même ceux ou celles qui depuis la révolution ne s’en seraient pas occupé, seront tenus de rentrer immédiatement sur leurs habitations respectives»¹⁴.

    Le régime louverturien exige que les anciens esclaves se transforment en cultivateurs travaillant obligatoirement sur leurs anciennes habitations. Cette disposition pour être valide doit nécessairement aliéner la masse des nouveaux libres de leurs droits de citoyens, principalement le droit de disposer de leur personne en toute liberté et de vendre leur force de travail librement. Cette structure agraire qui constitue la base économique de la colonie au début du XIXe siècle va façonner, selon Moral¹⁵, la nouvelle classe paysanne en formation. La distinction que le régime esclavagiste faisait entre Créoles et Bossales prend une autre dimension sous le régime louverturien: la dichotomie est maintenue en termes de citoyens et Africains¹⁶. Dans sa perception de l’Africain, Toussaint entrevoit les mêmes défauts que les colons

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