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Aux sources de notre nourriture: Les voyages de Nikolaï Vavilov
Aux sources de notre nourriture: Les voyages de Nikolaï Vavilov
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Livre électronique293 pages4 heures

Aux sources de notre nourriture: Les voyages de Nikolaï Vavilov

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À propos de ce livre électronique

Sibérie, hiver 1943. Le grand botaniste russe Nikolaï Vavilov meurt de faim au goulag, victime des purges de Staline. Tragique destin pour un homme admirable qui a consacré sa vie à lutter contre la famine. Aventureux et visionnaire, Vavilov a sillonné les quatre coins du monde à la recherche des sites originels de notre biodiversité alimentaire, récoltant partout des milliers de semences pour les mettre à l’abri des destructions et de l’oubli. Aujourd’hui, ces trésors inestimables dorment en sécurité dans la banque de semences mondialement réputée qu’il a fondée à Saint-Pétersbourg.
À la faveur de périples parfois périlleux à travers déserts, montagnes ou forêts, Gary P. Nabhan retrace dans ce récit les voyages du savant russe. Il y mesure également le recul de la biodiversité induit depuis un siècle par les changements climatiques, la libéralisation des échanges, la perte des savoirfaire traditionnels ou l’ingénierie génétique… La fabuleuse diversité des semences des champs et vergers du monde est en péril. C’est pourtant d’elle que dépend la survie alimentaire de l’humanité. Ce livre est un message d’espoir pour nous rappeler que la sauvegarde de la biodiversité est entre nos mains.
LangueFrançais
ÉditeurNevicata
Date de sortie12 mars 2022
ISBN9782512011576
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    Aperçu du livre

    Aux sources de notre nourriture - Gary Paul Nabhan

    1

    Le musée et la banque de semences

    Au cours des nuits blanches de 1941 – au moment du solstice d’été, lorsque le crépuscule s’attarde, magnifique et éternel, dans les ciels des latitudes les plus nordiques – les forces de l’Allemagne nazie passèrent de Pologne en Union soviétique, dans l’intention de prendre Leningrad. Les renseignements soviétiques, bien informés des convois apparemment infinis de troupes allemandes et finlandaises, de chars et d’artillerie qui avançaient, supposaient qu’ils auraient convergé vers la ville à la fin de l’été. Staline comme ses généraux redoutaient le coup terrible – aux plans économique, stratégique et symbolique – que représenterait la chute de Leningrad, la vieille Saint-Pétersbourg, pour eux et leurs alliés : plus que toute autre dans le pays, cette ville abritait des trésors, monétaires et artistiques.

    Le 15 juillet 1941, Staline autorisa l’évacuation urgente des biens jugés les plus précieux, ceux dont on pensait que les nazis voudraient les confisquer et contrôler à leur profit. Le monde retenait son souffle : le destin de ces trésors dépendait du choc frontal de deux des armées les plus nombreuses jamais réunies ici-bas.

    La plupart des érudits occidentaux s’inquiétaient surtout de la protection des collections extraordinaires du musée de l’Ermitage, l’un des plus anciens et importants au monde. En effet, les six cents pièces du Palais d’hiver des tsars renferment bien plus de deux millions d’objets – tableaux, sculptures, monnaies, joyaux et objets d’art divers.

    Staline s’interrogeait encore sur la manière d’autoriser l’évacuation sans causer la panique de la population ni reconnaître sa vulnérabilité, que les conservateurs des trésors de Leningrad étaient déjà passés à l’action. Deux jours après l’entrée de l’ennemi en URSS, Joseph Orbeli, directeur de l’Ermitage, avait mis sur pied son plan d’évacuation. Outre ses conservateurs, il enrôla des centaines d’artistes, d’historiens, d’étudiants et de travailleurs. Dans la plus grande urgence, il leur faudrait désencadrer environ un million de toiles, les étiqueter, les rouler ou les fixer dans des boîtes puis les envelopper dans un rembourrage de manière à les transporter. En six jours à peine, plus d’un million et demi d’œuvres d’art étaient prêtes à être entreposées dans des caves secrètes dans les sous-sols du palais, dans une cathédrale voisine ou dans les lointains de la steppe russe. Au petit matin du 6 juillet 1941, un demi-million de tableaux, dessins, fresques, objets d’art, joyaux et décorations de l’Ermitage étaient chargés sur le premier train en partance pour être cachés dans une localité connue d’une poignée de fonctionnaires soviétiques. Le 10 juillet, 700 000 autres chefs-d’œuvre, occupant 53 wagons Pullman, furent dépêchés vers le village de Sverdlovsk à quelque 2 500 km de là. Ils passeraient les trois années suivantes à l’intérieur d’une église catholique, d’un musée ou dans l’entresol funeste de la Maison Ipatiev, là où la famille du Tsar Nicolas II avait été exécutée près de trois décennies auparavant. On dépêcha à Sverdlovsk les meilleurs des conservateurs pour protéger les collections contre les incendies, les pillards ou autres dangers.

    Aujourd’hui, interprètes et guides de l’Ermitage adorent s’étendre sur les efforts qui permirent de conserver les plus grands chefs-d’œuvre des époques grecque, romaine, médiévale ou renaissante. Ils ne mentionnent que rarement, voire jamais, une autre collection, tout aussi inestimable et d’importance mondiale, qui se trouvait à quelques centaines de mètres, sur la place Saint-Isaac, sans rien qui la signale.

    Ce deuxième trésor abritait et abrite encore plus de 380 000 échantillons vivants de semences, racines et fruits de quelque 2 500 espèces de cultures vivrières collectionnés par le corps exceptionnel des chercheurs de plantes ayant travaillé pour le Bureau russe de botanique appliquée depuis 1894. Ces semences avaient toutes les couleurs, tailles et formes imaginables ; certaines étaient ternes quand d’autres rutilaient comme des bijoux, reflétant l’abondance et la diversité encore présentes dans les champs cultivés tout autour du monde. Tubercules, racines et bulbes présentaient toutes sortes de textures, tantôt noueuses, tantôt douces et vernies comme une poterie tournée, vernissée puis cuite au four. Quant à la myriade de fruits, elle exhalait presque toutes les fragrances connues du nez d’une usine de parfums – musquées, fermentées, citronnées ou florales. Fruits et noix offraient divers aspects, depuis les grappes de baies jusqu’aux merveilles géométriques des ananas et des pommes de pin. La plupart n’étaient pas que beaux à voir, comme l’art de l’Ermitage, mais bons à manger.

    Ce trésor avait mille utilités : on pouvait multiplier et distribuer les semences aux agriculteurs qui pourraient les faire pousser pour nourrir leurs familles ; grâce à des semences choisies, les sélectionneurs pourraient accroître la résistance aux maladies ou aux nuisibles de variétés trop fragiles, sources de famines ou de disettes ; certaines variétés à enracinement profond étaient utiles pour prévenir l’érosion et la restauration de paysages détruits ; d’autres encore ouvraient sur l’histoire des origines de notre nourriture ; elles nous aidaient à comprendre les débuts de l’agriculture et les premières domestications des plantes sur plusieurs continents. Certaines semences étaient associées à des histoires extraordinaires, toutes portaient une histoire génétique dans leur carapace. La plupart étaient sans prix dans la mesure où il était difficile de les retrouver ou les remplacer : les paysages agricoles d’où elles provenaient avaient subi des changements radicaux au cours du siècle précédent. Elles représentaient des peuplements de plantes dynamiques qui s’étaient déplacés et avaient évolué dans l’espace-temps – pourvu qu’ils aient échappé aux bouleversements politiques et naturels – et qui étaient d’autant plus précieux.

    Pourtant, rares étaient les Russes longeant la banque de semences cachée dans les entrailles de ce bâtiment massif, place Saint-Isaac, à se douter de son importance cruciale pour la survie de l’humanité comme de son caractère unique : c’était un témoignage vivant de certaines des plus grandes réussites des diverses cultures de la planète. En 1941, plus rares encore étaient les artistes, intellectuels, politiciens et fonctionnaires affolés par les menaces pesant sur l’Ermitage à savoir que les troupes allemandes engagées dans l’opération « Barbarossa Front Nord » étaient tout aussi désireuses de mettre la main sur cet entrepôt génétique qu’elles l’étaient de capturer et vendre les trésors artistiques du Palais d’Hiver.

    En dépit des dégâts subis par Leningrad au cours du siège initié en ce mois de septembre – il dura neuf cents jours et causa la mort d’1,5 million d’êtres humains – la bâtisse de la place Saint-Isaac survécut miraculeusement avec sa banque inestimable de semences. Elle s’y trouve encore à ce jour, gérée par des scientifiques sous le nom « d’Institut panrusse des Ressources génétiques végétales N. I. Vavilov ». Les Russes, assez rares, qui connaissent son rôle historique vital et celui de son charismatique fondateur Nikolaï Ivanovitch Vavilov (1887-1943), le surnomment le VIR. On doit à Vavilov davantage que les semences recueillies tout autour du monde : en effet, il prisait surtout les graines demeurées dans le champ du paysan, dans leur dynamique d’adaptation et de changement, ainsi que le savoir traditionnel : quand, où et comment les semer.

    Mes amis du VIR ne peuvent raconter l’histoire de ce legs sans avoir les larmes aux yeux, car leur histoire revient à décrire celles de son créateur et de sa banque, sise sous leurs bureaux d’aujourd’hui. Si j’avais rencontré un directeur du VIR à Rome dans les années 1980 alors que j’y étais en poste comme consultant de la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’Agriculture et l’Alimentation, je n’ai découvert l’Institut lui-même qu’au printemps 2006. Je m’étais rendu à Saint-Pétersbourg avec un vieil ami, Kent Whealy, cofondateur d’une bourse d’échange de semences, la Seed Savers Exchange, qui devait recevoir la Médaille Vavilov, en récompense du travail accompli pour conserver des stocks de semences patrimoniaux et les remettre au goût du jour sur nos tables. Depuis des années, Kent et moi avions reçu d’amis russes des bribes d’informations sur ce qui s’était passé au VIR aux heures sombres du siège de la ville. Mais nous voulions entendre l’histoire sur place, au cœur de Saint-Pétersbourg, racontée par ceux qui avaient connu Vavilov et auxquels il avait confié le soin de veiller sur ses graines.

    Comme nous l’apprirent nos collègues, en 1941, les responsables de la banque, ceux des fermes des environs – où l’on faisait périodiquement germer les semences pour reconstituer le stock – ne reçurent aucun des concours apportés au personnel de l’Ermitage. Pourtant, d’après ce qu’ils savaient de l’intérêt de l’ennemi pour l’eugénisme, il était impossible que celui-ci négligeât l’importance de cet institut génétique. Comment ne pas redouter qu’il confisque toutes les semences disponibles dans les stations d’introduction botanique associées au VIR ? On parvint au moins à en dissimuler une partie dans une ferme expérimentale jouxtant le palais de Tsarskoe-Selo, dans les faubourgs de Pouchkine, juste en dehors de Leningrad. Mais aucun membre du personnel ne reçut de permis d’évacuation. Les employés devaient rester à leur poste et faire leur devoir, guerre ou pas.

    Dès la fin du premier automne de blocus, la ville fut entièrement encerclée : ses millions d’habitants ne recevaient plus ni nourriture ni combustible. Le pilonnage de l’artillerie croissant, on n’eut plus que trente jours de réserves alimentaires qu’il fallut rationner strictement, à raison de 125 grammes par personne ou un quart de livre de pain quotidien. Suivit le plus implacable des hivers : la population abandonnée n’avait ni mazout ni charbon, peu de bois de chauffage, une électricité réduite et sous la plupart des toits pas d’eau courante. Une fois les céréales et le sucre épuisés, les familles reçurent des rations de boyaux de moutons, de farine de malt, de cellulose et de peau de veau ; leur santé se mit à péricliter avec leurs espérances.

    En février 1942, dans la région de Leningrad, 200 000 personnes au moins étaient mortes de faim ou des maladies induites par la faim. Malgré ces deuils et les menaces pesant sur eux, beaucoup des assiégés s’efforçaient d’accomplir leur tâche, en se concentrant sur le jour présent. Ceux qui avaient œuvré à l’évacuation de l’Ermitage avaient au moins la satisfaction de savoir qu’ils avaient fait tout leur possible pour conserver les plus grands chefs-d’œuvre de la ville pour le profit des générations futures.

    Au contraire, l’essentiel de l’autre grande collection restait très vulnérable. Des rapports signalaient que les semences se trouvant dans les stations d’Ukraine et de Crimée avaient déjà été saisies par l’ennemi ; on apprit plus tard que le généticien Heinz Brücher les avait entreposées au château de Grannagh en Autriche. De même, la fraction des collections du VIR évacuée à la station de Pouchkine était sur la trajectoire des obus ; quant à la « route de la Vie » traversant le lac Lagoda au-delà des limites de la ville, on l’avait rebaptisée la « route de la Mort ».

    Non sans audace, les responsables de la collection chargèrent ce qu’on avait déplacé à Pouchkine sur vingt camions, dont les chauffeurs réussirent à franchir les lignes ennemies en se faisant passer pour des paysans livrant des céréales à d’autres troupes allemandes. Ce convoi finit par atteindre, incognito, la station expérimentale de l’université de Tartu en Estonie à l’été 1942. Mais si ces semences avaient échappé par miracle à une bataille, elles ne purent échapper à la guerre : à l’automne 1944, l’armée allemande s’en empara et entreprit de les faire passer en Lituanie.

    Le personnel du VIR resté à Leningrad ignorait que la vie de son directeur était aussi exposée que les semences qu’il avait réunies. Nous y reviendrons, cet immense savant russe était alors prisonnier politique de son propre gouvernement, lequel publiait des communiqués réguliers prétendant qu’il réfléchissait, avec Staline et le biologiste Trofim Lyssenko, à trouver une stratégie permettant de nourrir la population. Bien qu’aucun de ses collaborateurs n’en eût plus de nouvelles depuis son départ « pour une réunion importante à Moscou » à l’été 1940, leur détermination à protéger la banque restait inchangée. De fait, alors qu’ils mouraient de faim, ils se vouaient à leur mission avec la même énergie que leurs homologues de Sverdlovsk.

    La seule différence, de taille, était que si Staline appuyait l’évacuation de l’Ermitage, il tenait la banque de semences pour un coûteux exemple de « science bourgeoise ». Quand les nazis voyaient l’importance de contrôler la plus grande banque génétique mondiale pour la future sélection végétale, la nomenklatura soviétique estimait que celle-ci n’avait été qu’un terrible fardeau financier qui n’avait guère rapporté. Staline avait jeté en prison Vavilov et des douzaines d’autres savants, accusés d’élitisme et de traîtrise, sous prétexte que leurs recherches n’avaient profité ni à la paysannerie ni à l’État.

    Le personnel resté au VIR continuait à travailler, sans presque aucun soutien des autorités. Il redoutait que les foules affamées, à l’extérieur, ne tentent de faire irruption dans les réserves et ne se jettent sur les sacs de blé, d’orge, de fèves et de pois conservés pour les générations futures. Sous la houlette d’Abraham Kameraz et Olga Voskresenkia, les employés créèrent deux lots des plus précieuses parmi les 400 000 semences pour les cacher dans des lieux différents. Ainsi, au nom de leur avenir à tous, Kameraz avait-il persuadé une petite escouade de l’Armée rouge de l’importance d’en entreposer une partie dans un autre bâtiment derrière la place Saint-Isaac.

    La tragédie qui suivit a souvent été racontée aux visiteurs du VIR, mais entendre ce récit en personne n’en fut pas moins bouleversant pour Kent et moi. Scientifiques et conservateurs s’étaient enfermés dans le bâtiment humide et non chauffé pour garder leurs semences et toutes leurs pommes de terre dans l’obscurité quasi glaciale des caves. Engourdi, affamé, le personnel assurait des tours de garde. Neuf des collaborateurs les plus dévoués de Vavilov allaient mourir lentement de faim ou de maladie plutôt que manger ce qui leur était confié. Ce ne furent pas les seules victimes, hélas : plus de 700 000 habitants de Leningrad étaient morts de faim au printemps 1944, à la levée du blocus.

    Il faut peut-être se féliciter que les protecteurs affamés de l’Institut n’aient jamais su qu’il s’en fallut d’un cheveu que les nazis s’en emparent : la nouvelle aurait pu avoir raison de leur ténacité. De fait, à l’insu de tous, le cercle le plus restreint de leurs stratèges visait la banque de semences bien plus que les collections d’art dont ils pensaient qu’elles se trouvaient toujours à l’Ermitage. Dès qu’il eut pris la décision d’envahir la Russie en 1941, Hitler créa une unité spéciale des S.S., le Russland-Sammelcommando, pour s’emparer de l’Institut et détourner ses richesses vives dans l’intérêt du Troisième Reich.

    Comment s’étonner que le dictateur s’intéressât aux recherches génétiques des Russes ? On sait qu’il avait établi sa philosophie raciste sur la pseudoscience de l’eugénisme qui prônait, outre l’amélioration de l’espèce humaine via de judicieuses unions, le progrès de l’agriculture grâce à des semences très sélectionnées ; ses programmes étaient dirigés par des savants férus de darwinisme social et d’eugénisme. On a même dit que le végétarisme strict d’Hitler et son recours aux crudités comme à des philosophies étranges de purification diététique s’inscrivaient dans sa théorie de pureté ethnique. Ses conseillers scientifiques ont pu considérer que la diversité des semences conservées à Leningrad pourrait favoriser leurs projets.

    Prévoyant une prise de contrôle rapide de la ville, il entendait prononcer son discours de victoire depuis le balcon de l’Hôtel Astoria, juste en face de l’Institut, à 100 mètres à peine. Il fit même imprimer des invitations aux cérémonies de victoire, à l’adresse de l’Hôtel Victoria. Le personnel du VIR ne se douta jamais que l’envahisseur entendait faire la fête sur son seuil.

    Tandis que cette tragédie se déroulait à Leningrad, une autre avait cours dans la petite ville de Saratov, à près de 1 000 km de là, sur la Volga. C’est là, en 1918, que Vavilov s’était vu décerner le titre de professeur de sciences agricoles à l’âge précoce de 31 ans. En 1941, il était de retour dans sa chère ville, au cœur du grenier à blé du pays, là où sa carrière de protecteur de semences avait pris son envol ; mais il était désormais un prisonnier politique, plus un professeur.

    Seul homme au monde à avoir recueilli des semences de cultures vivrières sur les cinq continents, explorateur ayant organisé cent quinze expéditions de recherche dans quelque soixante-quatre pays pour trouver de nouveaux moyens de se nourrir, il était en train de mourir de faim. Entre le printemps 1942 jusqu’à sa mort en janvier 1943, il ne reçut pour aliment qu’une bouillie crue de farine et de chou gelé. Émacié, n’ayant plus que la peau sur les os, il souffrait de diarrhée chronique, un œdème le démangeait aux jambes et, ses muscles ayant fondu, l’on diagnostiquerait bientôt sa dystrophie. Comme si cela ne suffisait pas, le KGB s’efforçait de le briser mentalement, allant jusqu’à l’interroger 14 heures par jour. On entendait lui faire avouer qu’il avait dilapidé les ressources financières de l’Union soviétique afin de bâtir son propre empire d’une centaine de stations expérimentales pour conserver et évaluer la biodiversité mondiale ; selon ces sbires, la banque génétique de semences était un scandaleux détournement du devoir immédiat, nourrir les masses. La famine des années 1930, causée par la collectivisation forcée puis la confiscation des céréales par le gouvernement, avait provoqué la mort d’au moins 5 millions de gens ; aujourd’hui que les voies commerciales étaient désorganisées à l’intérieur comme à l’extérieur de l’URSS, la population n’avait jamais tant risqué la famine.

    À l’été 1942, les collègues de Vavilov plantèrent des choux et des pommes de terre de semence dans le cimetière de la cathédrale Saint-Isaac et dans les champs entourant l’ancien palais de Tsarskoe-Selo à Pouchkine. L’hiver précédent, ils avaient trouvé assez de bois de chauffage pour chauffer les magasins de la station où végétaient certains tubercules, dans l’espoir de prévenir le dépérissement des pommes de terre de semence. Au contraire des autres années, il leur fallut garder les plantes vingt-quatre heures sur vingt-quatre – parfois alors que l’artillerie tonnait sur leurs têtes : en effet, il s’agissait de protéger les semis aussi bien de leurs camarades de l’extérieur, qui considéraient avec envie ces plants alignés, que des centaines de rats envahissant le potager.

    Bien plus tard, l’auteur russe Genady Golibev s’entretint avec Vadim Lekhnovitch, l’un de ceux qui avaient creusé la terre gelée, gardé les plants et veillé sur le jardin des délices comestibles en ce printemps 1942. « Avait-il trouvé difficile de ne pas sacrifier à son profit certaines de ces plantes alors qu’il ne mangeait plus à sa faim depuis des mois ? »

    — Ce qui était difficile, c’était de marcher. C’était affreusement dur de se lever chaque matin, de mouvoir ses mains et ses pieds. (…) Mais s’empêcher de dévorer notre collection ne présentait aucune difficulté. Car il était impossible d’y songer. Ce qui était en jeu, en effet, c’était notre raison de vivre, la raison de vivre de nos camarades.

    Après que le personnel du VIR nous eut exposé ce qu’il savait des événements de la guerre, l’un d’eux, le Dr Sergueï Alexanian, nous déclara qu’il souhaitait nous donner un dernier aperçu sur ses devanciers. Quoique fluet, ce savant arménien fit montre d’une grande autorité dans les propos et l’attitude ; maîtrisant parfaitement l’histoire politique et les sciences agricoles, il constituait le guide idéal. Il nous conduisit devant un accrochage de vieilles photos en noir et blanc, des portraits du personnel du VIR d’autrefois, sur le palier devant son bureau. Il voulait nous expliquer comment s’était produite la soudaine prolifération de rats dans les potagers de Leningrad et Pouchkine lors du siège.

    — Vous comprenez, la seule viande encore disponible à l’été 1942 était celle des chats restant dans la ville. Lorsqu’il n’y eut plus de chats pour contrôler la population de rongeurs, ceux-ci se mirent à arpenter les rues nuit et jour, exhumant tout ce qui pouvait se manger. Vous voyez la photo de cette femme, ici ? Elle était responsable de la collection de pommes de terre et mourut alors qu’elle la protégeait des rats… Et ce sont ces femmes et ces hommes, poursuivit calmement Sergueï en montrant plusieurs autres clichés, qui moururent à leur poste de garde.

    Parmi eux, Alexander Stchukin mourut à son bureau, en tenant un sachet de ses arachides préférées dont il avait espéré qu’on les planterait. La conservatrice de maintes collections d’avoine du VIR, Liliya Rodina, mourut de faim, tout comme Dimitri Ivanov qui, alors même qu’il était en train de s’éteindre, entreposa des milliers de précieux échantillons de riz. Il y en eut encore d’autres – Steheglov, Kovalesky, Leonjevsky, Malygina, Korzun – morts de faim, de maladie ou d’un tir d’obus. Wolf, le responsable de l’herbier, fut touché par un fragment d’obus et se vida de son sang. Gleiber, archiviste des notes de terrain de Vavilov, mourut au milieu de ses papiers plutôt qu’abandonner son poste.

    Kent et moi étions emplis de tristesse, aux côtés de Sergueï. Un long silence s’écoula avant que nous puissions rouvrir la bouche, tant le sacrifice des Russes restait palpable entre ces murs. Si les semences avaient survécu, ce n’était pas le cas de tant de leurs défenseurs !

    Ce même jour, notre guide nous montra les empilements de boîtes en fer-blanc où Vavilov avait naguère entreposé les semences recueillies, ainsi que les gigantesques fûts d’azote liquide vaporisé où les descendantes de ces semences restent congelées et vivantes. Sachant que je venais des déserts d’Amérique du Nord explorés par Vavilov quelque 75 ans plus tôt, le Dr Alexanian avait prié le responsable de l’herbier de préparer des spécimens qu’en avait rapportés notre héros. Quoique desséchées, réduites à deux dimensions, plaquées et collées sur d’épaisses planches d’herbier, ces plantes

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