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Atala: Le disque de Phaïstos
Atala: Le disque de Phaïstos
Atala: Le disque de Phaïstos
Livre électronique581 pages7 heures

Atala: Le disque de Phaïstos

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À propos de ce livre électronique

Depuis la découverte d’un disque d’argile dans un palais en Crète en 1908, le déchiffrement de ses hiéroglyphes est resté une énigme à ce jour. Mais une jeune archéologue canadienne, Adèle Chevalier, entreprend de découvrir l’origine du disque minoen.
Dans ce qui se révèlera une véritable saga archéologique, elle rencontrera un policier au passé obscur, un jeune Soufi informaticien, une physicienne téméraire et un vieux savant excentrique. Chacun à sa façon essaiera de trouver l’énigme cachée au cœur du disque, tout en étant confronté à une organisation de voleurs internationaux.

Or, Adèle porte aussi un secret de famille, soit un étrange médaillon hérité de ses aïeuls. Sa double quête la projettera dans un monde quantique… Quel message cache le disque ? Qui en a encrypté la clé au cœur de ses atomes ? Et quelle est cette cité d’Atala, dont l’existence défie le temps et les lois de la physique…
LangueFrançais
Date de sortie31 mars 2022
ISBN9782897755812
Atala: Le disque de Phaïstos
Auteur

Alex R. Carson

Né au Canada, l’auteur a été journaliste de la presse spécialisée pendant de nombreuses années. Il a étudié en archéologie, ayant participé à des fouilles sur le site d’Ercolano, près de Pompéi. S’intéressant à la science-fiction depuis son jeune âge, il a rédigé des nouvelles dans la vingtaine, Le disque de Phaïstos est son premier roman.

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    Aperçu du livre

    Atala - Alex R. Carson

    PROLOGUE

    Sur la colline du premier dieu…

    À quand remonte l’humanité ? Que nous apprennent les recherches des dernières années sur l’ancêtre de l’être humain ? Après la découverte des restes du Sinanthrope ou Homme de Java, âgé de 500 000 ans, on lui a trouvé un ascendant africain, le Zinjantrope, âgé de 600 000 ans… lequel fut vite détrôné par la trouvaille de fragments fossiles d’un troisième hominien, baptisé « homo habilis », dont l’existence remontait à au moins 1,5 million d’années, selon les tests au carbone 14.

    Mais la découverte la plus déconcertante fut celle de fragments fossiles d’une créature humanoïde vieille de plus de 10 millions d’années dans des mines de Toscane, en 1956.

    Le Pr Johannes Huerzeler et le Pr Helmut de Terra conclurent, après vingt-trois ans d’étude, que « si l’homme a eu un ancêtre commun, ce n’était ni un singe, ni un homme-singe, mais un individu présentant des caractéristiques propres, ni singe ni homme, qui vivait en des temps extrêmement reculés de l’évolution des mammifères, peut-être même il y a cent millions d’années. » Donc, ces ancêtres ne descendaient pas des singes, mais plutôt partageaient avec eux un ancêtre commun ou un « moule » duquel ils avaient évolué chacun en parallèle.

    Or la remontée dans le temps ne s’arrête pas là. Si les paléontologues ont longtemps cherché à savoir à quand datait la séparation génétique entre les ancêtres des hominidés et les grands singes arboricoles (orang-outang, gorilles, chimpanzés et bonobos de la famille des panidés), tout en supposant qu’elle devrait se situer vers 8 ou 10 millions d’années, ils n’avaient trouvé aucune preuve tangible de ce qu’ils avançaient. Jusqu’à ce 5 janvier 1967, où un article du Virginian Pilot annonçait, en primeur, la découverte par le Pr Leakey, au Kenya, des ossements d’une créature qu’il nomma « Kenyapithecus Africanus » et dont l’âge était estimé entre 14 et 20 millions d’années.

    Comment vivaient nos lointains ancêtres ? Étaient-ils si différents que cela de nous ? Pour survivre, ils ont dû développer un sens de l’adaptation et de tolérance à la vie en communauté, partager les tâches entre mâles et femelles, se défendre contre les prédateurs, apprivoiser l’ancêtre du chien et du cheval et souvent se déplacer à pied sur de longues distances pour fuir le froid et la sécheresse. Et ils commencèrent à ensevelir leurs morts.

    Adaptabilité, tolérance et partage ont été leurs outils de survie pendant des millénaires. Puis le désir d’un savoir autre et mystérieux, que ces premiers humanoïdes ressentaient en scrutant le ciel étoilé, guida lentement leur évolution…

    Il y a près de 600 000 ans, plus rien n’existait, sinon des vestiges, des premières communautés humanoïdes qui avaient quitté l’Afrique pour s’installer sur des terres nouvelles. À la place de la hutte primitive, ces premiers migrants avaient construit des habitats petits et confortables, avec des pièces particulières, des jardins, des voies praticables qui menaient à un port de mer où étaient gardées des embarcations qui pouvaient voyager loin sur les eaux… Pour certains, leur peau était devenue rouge comme la terre sur laquelle ils avaient migré, pour d’autres, leur chevelure abondante avait pris la couleur des céréales qu’ils semaient et dont ils se nourrissaient.

    Mais les membres d’un petit groupe, animés par leur courage et leur détermination, poursuivirent leur exploration jusqu’aux confins du monde visible. Ils décidèrent alors de traverser la nappe d’eau salée qui leur barrait la route sur de fragiles embarcations, faites d’écorces d’arbres et de résine durcie au soleil, pour atteindre les rivages d’une île éloignée qui les attirait. Ils y trouvèrent une plaine verdoyante et, en son centre, une colline où coulait une source, où il y avait du miel, du gibier et des fruits en abondance. Mus par une exaltation qu’ils n’avaient encore jamais ressentie, ils y construisirent une magnifique cité pour y loger les descendants des fils et des filles des ancêtres premiers qui les avaient guidés. Ainsi naquit le mythe de l’île paradisiaque. La communauté, encore petite, constituée de quelque 100 000 individus, prospéra et se développa de façon exceptionnelle.

    Leur évolution s’accéléra, augmentant le fossé entre eux et leurs cousins les plus proches, les « petits singes de l’aube ». Certains individus racontaient les visions de leurs rêves ou peignaient des animaux sur les murs des habitations pour laisser une trace de leur passage… D’autres observaient les changements du jour et de la nuit, comparant la procession des astres dans la nuit, et ils leur donnèrent le nom de divinités pour les protéger et apprivoiser le mystère. Et ils avaient extrait, des profondeurs d’une caverne volcanique, une immense pierre translucide comme l’eau et brillante comme le soleil… Nous sommes dans la Haute Atlantide, dans la cité d’Atala, premier fief du peuple atlante…

    Ce qu’il adviendra de cette communauté évoluée d’humanoïdes, nul ne le sut jamais et leur existence reste une énigme jusqu’à ce jour. Sauf pour Platon, un philosophe grec de l’Antiquité qui évoqua, pour la première fois, l’île mythique dans deux de ses écrits, le Timée et le Critias (428-348 av. J.-C.). Pendant plusieurs siècles, on ignora son récit considéré comme improbable ou une simple fable pour flatter le peuple athénien.

    Or Platon affirmait que le récit de l’Atlantide lui avait été confié par son parent Critias, lequel le tenait de son arrière-grand-père Dropidès. Ce dernier se l’était vu confié en personne par le législateur Solon, qui lui-même le tenait d’une source égyptienne mystérieuse…

    PREMIÈRE PARTIE

    LES PRÊTRES DE SAÏS

    1

    Le voyage de Solon

    ATHÈNES… 564 AV. J.-C.

    En l’an 564 av. J.-C., le législateur d’Athènes, Solon, se rendit en Égypte à la demande d’Oudjahoresne (Xéphas), grand prêtre de Saïs, qu’il avait connu lors d’un voyage à Chypre.

    Ballotté au fond d’un char de marchandises tiré par deux chevaux, Solon ressentait la fatigue du voyage qu’il avait entrepris depuis Athènes. Après une rude traversée en Méditerranée, depuis le port d’Athènes jusqu’à la Crète, il était arrivé à l’aube à Djekhaper, ville portuaire située à la pointe nord de l’Égypte. Sur la place du marché, Solon s’était enquis comment continuer son voyage par voie terrestre. Finalement, un vendeur de tapis, qui parlait grec, lui avait indiqué un marchand qui se rendait à la grande capitale de Men-Nefer. Ce dernier avait accepté de le prendre dans son charriot de marchandises, pour une petite rétribution.

    Depuis de nombreuses heures déjà, le charriot filait sur une route désertique et cahoteuse. Solon regrettait presque de s’être embarqué dans cette aventure, mais « tout voyage ne l’est-il pas », songea-t-il. Le marchand, peu bavard, lui avait assuré qu’avant la tombée de la nuit, il serait à Saïs, capitale de l’Égypte sise comme un joyau dans le delta du Nil. Solon constatait, pendant que défilait le désert ensemencé de céréales, que le pays avait bien changé depuis la dernière fois où il l’avait visité. En effet, le nouveau pharaon de la 26e dynastie, Amasis II, avait ouvert les portes de sa ville aux marchands grecs et commencé à construire un canal entre le Nil et la mer Rouge. Il avait pu constater que la ville de Djekhaper où il était arrivé, autrefois port de pêcheurs déserté, avait pris de l’importance au chapitre de la navigation. Elle avait été récemment renommée Naucratis, en l’honneur de riches marchands qui en avaient fait leur port d’attache et des philosophes grecs qui fréquentaient la maison du pharaon. Un nouveau souffle de prospérité soufflait sur l’Égypte, après des décennies d’invasions barbares. Les Grecs s’étaient peu à peu installés en Égypte et Solon ne pouvait que s’en réjouir.

    Au-dessus de sa tête, une mince toile se ballotait sur des tiges de bambou fixées grossièrement aux côtés du char et le bruit monotone de la voile battant dans le vent, le ramena un mois plus tôt, alors qu’il recevait une invitation quelque peu mystérieuse de son ami Oudjahorresnet, grand prêtre du temple de la déesse Neith. Les quelques hiéroglyphes gravés sur une tablette en argile, que lui avait livrée un marchand au retour d’un voyage en Égypte, l’enjoignaient de se rendre sans tarder à Saïs. Il ne pouvait douter de la provenance du message qui portait l’Ibis du Pharaon et le sceau du Temple. Malgré tout, quelque peu incrédule, il avait lu la missive plusieurs fois :

    « À Solon, archonte de la cité d’Athènes. Au nom de Zeus et de la Philosophie sacrée, je vous enjoins de me retrouver au monastère qui jouxte le grand Temple de Neith à Saïs. Ne tardez pas, mon ami. Apportez ce parchemin pour le voyage. Il vous servira de laissez-passer. Sous la protection de… »

    Il y a cinq jours, Solon avait donc décidé d’entreprendre ce long et périlleux voyage qui l’amenait dans ces contrées africaines et désertiques qu’on disait peuplées de nomades hostiles aux étrangers… Il repoussa le rideau de jute qui l’isolait de la poussière de la route et regarda défiler les champs de millet, cette nouvelle céréale issue de la Chine que le Pharaon, disait-on, destinait à son peuple, s’étendant à perte de vue de chaque côté de la route encadrée de montagnes. Depuis près de quinze ans qu’il n’avait foulé le sol de l’Égypte, il se sentait fébrile à l’idée de revoir le brillant médecin, devenu grand prêtre au service du pharaon, qui avait partagé ses études osiriennes. Mais, il ne pouvait se départir, depuis son embarquement sur la frégate qui l’avait amené de l’autre côté de la Méditerranée, d’une sorte d’appréhension que ce voyage le conduirait vers un inconnu qui le mettrait en danger.                     

    Il chassa cette dernière pensée d’un geste de la main, comme on repousse un frelon. « Je me fais vieux, se dit-il en se moquant de ses craintes non fondées. Ce voyage est vraiment inespéré. Je pourrai revoir les pyramides construites sous l’Ancien Empire. » Solon admirait, plus que tout autre, le génie de ces premiers pharaons qui avaient su édifier, en plein désert, des tombeaux géants ayant résisté au passage des siècles, et avaient érigé cet étrange Sphynx, mi-animal, mi-homme, qui semblait le gardien d’un autre temps…

    Il était aussi intrigué par le nouveau culte au dieu Râ, qui venait de restaurer la paix entre les peuples de l’Égypte, alors qu’à Athènes les conflits de classes sociales empoisonnaient la vie de ses citoyens. Il hocha la tête et soupira. « Qu’on soit né roi, commerçant ou simple paysan, pensa-t-il, la justice devrait être la même pour tous. » Ayant choisi la philosophie dans ses études des dieux et des civilisations antiques, Solon, en devenant législateur d’Athènes, en avait appliqué le principe d’équité et de justice pour tous les citoyens. « Je ferai admettre un tribunal du peuple qui jugera en toute partialité les crimes de tous, même dans les villages les plus reculés », poursuivit-il dans sa pensée. Mais sa réforme se heurtait à bien des résistances du côté du pouvoir en place. Et cela ne faisait que commencer… 

    Né à Athènes en 640 av. J.-C. dans une riche famille de propriétaires terriens, Solon avait reçu la meilleure éducation de son temps. À 19 ans, il décidait de se consacrer au commerce maritime pour reconstituer la fortune familiale dilapidée par son père, un joueur et un buveur notoire. Son travail de commerçant, qui ne le passionnait pas, l’amena néanmoins à voyager et lui fit découvrir la pensée et la culture des peuples gravitant autour de la Méditerranée. Cependant, las de ce travail qui convenait bien peu à son tempérament rêveur, il délaissa le commerce maritime quelques années plus tard, lui préférant la compagnie des muses de la poésie. Ses vers acérés, décrivant les corruptions du pouvoir et sa vision d’une cité nouvelle, l’avaient rapidement fait connaître sur les agoras d’Athènes.

    Un événement, cependant, allait le rendre encore plus populaire auprès du peuple : l’expédition pour reprendre l’île de Salamine aux mains de Mégare vers 596 av. J.-C., qu’il dirigea et qui fut couronnée de succès. Sa popularité n’avait alors cessé de croître dans toute la Grèce et il fut élu archonte d’Athènes, ce qui le plaça à la tête des plus puissantes familles d’Athènes en tant que chef de la cité.

    Ayant ainsi accédé aux hautes fonctions dont on pouvait rêver à 40 ans, Solon avait entrepris de réaliser la cité idéale inspirée des écrits d’Homère, à la surprise de ses pairs. Son premier geste d’archonte avait été d’abolir l’esclavage pour dettes, qui était la cause principale qui réduisait la liberté des hommes et alimentait les conflits dans la cité d’Athènes. Bientôt connu comme l’un des sept sages de la Grèce, il avait poursuivi sa réforme et remplacé les privilèges, accordés autrefois aux seules familles nobles, par des droits basés sur la richesse et le rang social davantage accessibles à tous les citoyens d’Athènes.

    Sa plus grande fierté avait été l’élection des magistrats par suffrage universel, jetant ainsi les bases de la première « démocratie » en Grèce. Mais, depuis peu, sous l’influence de vieux clans familiaux qui s’étaient ligués contre sa réforme, Pisistrate, un conquérant sans scrupule, menaçait d’occuper l’Acropole et de soumettre la ville à son joug. « L’assemblée du peuple veut la réforme. Elle votera l’élection des jurys par tirage au sort », se dit-il pour se rassurer. Mais il savait qu’en s’opposant au tyran, il était menacé d’exil. Or il avait encore le souvenir amer de ce que le pouvoir tyrannique pouvait faire…

    Ses pensées le jetèrent malgré lui dans son passé, alors qu’il allait épouser Alcyopé, la sœur de Dracon, d’une famille de nobles eupatrides. Il avait 22 ans et Alcyopé venait d’en avoir 15. Il se rappelait ses immenses yeux bleus et sa longue chevelure bouclée, qui lui faisait comme une crinière de fauve éparse autour de son visage, lorsqu’elle récitait enflammée sur l’agora, à côté de lui, l’Iliade d’Homère. Fille, elle rêvait d’être libre et, qui sait, d’écrire un jour des poèmes épiques. « Si tout est incertain, lui avait-elle dit un jour en conclusion d’une de leur longue discussion philosophique, pourquoi craindre quelque chose ? »  Elle portait parfois des pantalons, aimait monter à cheval et avait appris par cœur les strophes du génial poète aveugle. « Tout est si éphémère, avait-elle ajouté gravement, la vie de tout homme et femme est comme celle des feuilles d’un arbre, qui s’envolent au moindre vent… Et d’autres viennent les remplacer… » Ils discutaient pendant des heures de la vie, la mort, des lois et de la cité idéale, du destin et des dieux… Pour la première fois de sa vie, il avait éprouvé pour une fille, pour son esprit et sa beauté, une admiration qu’il pouvait qualifier, sous le regard moqueur de la déesse Aphrodite, de doux sentiment amoureux. Les deux jeunes gens s’étaient juré un amour éternel, un soir devant le petit temple d’Apollon, sans se douter que de vils intérêts familiaux en avaient décidé autrement.

    Il voulut chasser les images qui se bousculaient dans sa tête, mais sa mémoire avait tout noté de cette journée funeste, et lui en restituait la trame fidèlement. Il ne pouvait revivre ces moments sans en éprouver encore une douleur vive, comme s’ils s’étaient stigmatisés à jamais dans sa poitrine…

    Ce matin-là, le jeune Solon avait donné rendez-vous à Alcyopé dans le jardin public au pied de la colline des dieux de l’Olympe. Marchant dans l’allée bordée par de grands pins, dont les branches s’agitaient sous une brise marine qui rafraîchissait quelque peu cette chaude journée d’été, il pensait à celle qu’il couvrirait bientôt de baisers, lorsqu’une femme s’était approchée timidement en prononçant son nom, puis lui avait remis un vieux manuscrit en papyrus, qu’il reconnut tout de suite comme étant le texte de l’Iliade qu’Alcyopé s’était plu à retranscrire en entier. En le prenant, le livre s’ouvrit entre des pages séparées par un rameau de cyprès, où avait été inséré un court billet écrit d’une main tremblante, tant l’écriture en était hachurée et pâle.

    « Telle Persephoneia enlevée par le cruel Hadès, on m’arrache à toi, mon aimé, pour me contraindre à en épouser un autre ! Ne cherche pas à me revoir. La douleur n’en serait que plus amère. Il est déjà trop tard et nos larmes ne pourront effacer la marque du destin… » Lorsqu’il avait levé des yeux horrifiés pour chercher une explication, il était seul au milieu de l’allée : la messagère avait disparu.

    Malgré tous ses efforts ce jour-là et les suivants, il ne put revoir la jeune fille, sa famille l’ayant amenée – il l’apprit plus tard – dans l’île Eubée sur une propriété terrienne d’un oncle de la famille. Entre les dizaines de fois où il faillit se noyer en essayant de rejoindre l’île à la nage, toujours repoussé sur le rivage par d’infranchissables vagues, et le moment où il avait tenté de se jeter du haut d’une falaise, secouru à l’ultime moment par la déesse Athéna qui avait pris l’apparence d’un paysan qui passait sur son âne et l’en avait dissuadé, le temps avait égrené ses jours et Chronos avait fini par atténuer son chagrin.

    Trois mois plus tard, il avait appris par un ami de la famille qui allait livrer des marchandises dans l’île qu’Alcyopé avait fini par épouser Mégaclès, un descendant de la puissante famille des Alcméonides, qui possédait de hautes charges militaires et administratives dans tout le Péloponnèse. Puis un matin, on retrouva son corps sur le rivage. La jeune femme, échappant à la vigilance de son mari, s’était jetée d’un rocher dans la mer… 

    Un marchand lui remit, de la part de la mère d’Alcyopée qui avait réussi à dérober ces quelques souvenirs de sa fille des mains de son cruel mari, un morceau de tissu plié en quatre et attaché par un ruban bleu, que Solon reconnut en tremblant. Par une sorte d’appréhension, il ne le déplia pas et attendit que le soleil fût à l’horizon et que les lampadaires du port commencent à s’allumer. Alors il se rendit au temple d’Apollon où les deux amants s’étaient juré un amour éternel. À ce moment seulement, il trouva le courage de défaire le ruban. Les pans du tissu s’ouvrirent sur cet ultime poème qu’elle avait composé, avant de se donner la mort, pour immortaliser leur amour.   

    Dans l’Hadès…

    Agapê a abreuvé mon âme de son divin élixir

    Et Philos lia nos esprits comme un seul souffle

    Mais ce fut Éros qui ravit nos lèvres de ses suaves délices.

    Ah ! cruelle Aphrodite,

    Sache de quel amour Alcyopé a été transportée

    Et dans quel désespoir elle sombrera loin de son aimé !

    Lorsque dans l’Hadès j’irai rejoindre le funeste Achille

    Et que je ne serai plus qu’une ombre parmi les ombres

    Au moment où je franchirai les noires eaux du Styx

    Ma dernière pensée sera pour toi, mon unique Solon,

    Et ma souffrance de ne plus te revoir

    Durera plus que le veut l’éternité…

    Pour toujours ton Alcyopé

    Il avait effleuré des lèvres le nom de son aimée et un désespoir terrible envahit son âme. Sa douleur semblait sans fin, alors que les larmes s’écoulaient sur son visage sans vouloir s’arrêter. Cette nuit-là, Solon crut ne pouvoir survivre à son amour perdu, jusqu’à ce que la moiteur de la nuit et la fatigue l’engourdissent peu à peu. Il tomba dans un lourd sommeil, qui est une petite mort, dit-on, rêvant qu’il rejoignait Alcyopée dans l’Hadès et essayait, en vain, de la ramener à la vie. Au réveil, ayant retrouvé un calme que seul celui qui revient du pays des morts peut éprouver, il avait rattaché avec une délicatesse extrême le poème de celle qu’il ne reverrait plus jamais. Ce geste, il l’avait accompli les yeux fermés comme un rituel d’amour entre eux, scellant ainsi dans sa mémoire ce souvenir qui resterait à jamais douloureux. Son Alcyopé lui avait été ravie sans raison et son cœur à lui, Solon, avait été arraché en même temps de sa poitrine.

    Sans le savoir encore, son destin suivrait désormais une autre voie : il combattrait avec une ferveur farouche l’injustice du pouvoir que les familles riches faisaient subir aux petites gens, aux femmes et aux paysans. Il se consacrerait avec une passion décuplée à réaliser un monde idéal qui abolirait les classes sociales. Si l’amour l’avait brutalement abandonné, le combat pour la justice serait désormais son unique compagne. 

    Et le temps avait fini par panser les plaies et fait ce qu’il fallait… comme toujours. Mais jamais, jusqu’à ce jour, alors qu’il était déjà au seuil de sa vieillesse, il n’avait pu oublier ce passage (VI, ligne 146) de l’Iliade qu’il aimait déclamer haut et fort, au temps des amours de la libre Alcyopé et du jeune Solon, alors qu’elle lui volait un timide baiser et qu’il l’enlaçait en riant sous les grands saules aux abords du Pirée… Quel fatal présage de leur amour, se dit-il, ce poème du maître avait été à leur insu. Il ferma les yeux et le poème lui revint en mémoire comme s’il l’avait appris la veille : 

    « La naissance des hommes est comme celle des feuilles. Le vent répand les feuilles sur la terre, mais la forêt féconde en produit de nouvelles, et la saison du printemps revient toujours ; ainsi naissent et s’éteignent les générations des hommes… »

    Solon redevint un noble vieillard à la barde fleuri voguant dans cette voiture inconfortable vers la ville de Saïs en Égypte. Il hocha la tête : bien de l’eau avait coulé sous les ponts depuis son tragique amour de jeunesse. Après toutes ces années, « quarante ans déjà », pensa-t-il. Depuis lors, sa réforme pour accroître le rôle de la classe populaire dans la politique d’Athènes se heurtait au pouvoir des eupatrides, cette classe de la noblesse à laquelle il appartenait et dont plusieurs lui reprochaient sa trahison en la légalisant. Il devrait utiliser son talent d’orateur et tout son pouvoir de législateur pour abolir les vieilles institutions existantes, pour faire accepter que tout citoyen puisse être défendu par un jury et que l’élection des magistrats se fasse par tirage au sort, sans distinction de rang social ni de fortune. « Il y a encore loin de la coupe aux lèvres », se dit-il en soupirant.   

    ***

    La voiture se souleva soudain et Solon dut se retenir pour ne pas être projeté dans les ballots de marchandises qui s’entassaient devant lui. Les chevaux se cabrèrent et l’attelage s’immobilisa brusquement. Solon reprit ses esprits et se pencha, à travers le rideau de la fenêtre, pour savoir ce qui se passait. Le marchand lui fit un signe de rester à l’intérieur, occupé à calmer son attelage. Solon ramena sur son épaule un pan de son himation, cette ample tunique blanche drapée autour du corps qui s’était ouverte sous l’impact, lorsqu’il entendit le bruit de sabots martelant la terre qui se rapprochaient à vive allure. Il se rappela qu’on l’avait prévenu que le chemin n’était pas sûr et exposait les voyageurs au danger de se faire attaquer par des tribus nomades vivant dans le désert de Nubie.

    Le cavalier inconnu doubla le cocher et, saisissant les chevaux par leurs mors, les retint jusqu’à ce qu’ils soient immobilisés. Après quelques mots brusques échangés avec le marchand, dont Solon saisit des bribes d’une langue s’apparentant à l’égyptien, il revint sur ses pas et, toujours en selle, repoussa brusquement en arrière la toile qui protégeait le voyageur. Surgit alors devant Solon le visage d’un homme dans la vingtaine aux longs cheveux noirs ornés sur le côté d’une plume d’autruche. Il avait un corps musclé et portait, comme seul vêtement par-dessus un ample pantalon, une cape en daim bordée de liserés rouges qui était l’habit des mercenaires libyens. Il sortit son épée et la pointa vers le passager.

    — Qui êtes-vous et que faites-vous sur les terres du pharaon à cette heure tardive ?

    Il s’exprimait à présent en copte, langue antique de l’Égypte qui était parlée surtout par les prêtes et la noblesse et que, heureusement, Solon connaissait pour l’avoir étudiée à l’école de mystères d’Osiris à Crotone.               

    — Que la protection d’Isis, soit sur toi, noble cavalier, dit-il. Je suis Solon, législateur d’Athènes et invité par le prêtre du pharaon à visiter le monastère de Saïs.   

    Le soldat le dévisagea, puis voyant sa barbe nette et ondulée, sa toge à larges plis et le long manteau pourpre des notables, il remit son épée dans le fourreau et le salua d’un geste rapide.

    — Que celle d’Amon soit aussi sur vous, noble voyageur. Je suis Arkibios, gardien des champs du gouverneur de la Basse-Égypte. Je vois que vous êtes un citoyen de noble famille, poursuit-il. Pour passer sur les terres protégées de mon maître, Harpamon, vous devez offrir la sekhet au dieu Shou. Avez-vous de quoi payer ?   

    Solon prit sous son manteau une bourse en peau de chevreau. Il en dénoua les cordelettes et en sortit cinq piécettes en métal frappées d’un côté du visage du dieu Orphée et de l’autre de la chouette d’Athènes.

    — Est-ce que ces oboles suffiront pour payer le tribut du gouverneur ?

    Le soldat prit les pièces de monnaie, les soupesa et les mit dans une large poche sous sa cape. 

    — Je les remettrai au gouverneur du Sud qui gère les offrandes aux dieux sur les terres du Nil. Avez-vous un document attestant de votre visite au monastère de Saïs ?

    Solon ouvrit le petit coffre de cuir qui reposait à côté de lui et en tira un parchemin enroulé retenu par un sceau noirci à la chandelle.

    Arkibios descendit de son cheval d’un bond souple et examina le sceau posé sur le papier. Solon eut le temps d’observer que le jeune homme était de haute stature, beaucoup plus grand que la plupart des Égyptiens qu’il avait connus. Il portait à l’annulaire gauche un cabochon fait d’un métal rouge et surmonté d’une pierre verte étincelante que Solon supposa être une émeraude, bien que cette pensée ne puisse s’accorder au salaire de sa charge militaire.

    Le soldat détacha le sceau avec un couteau qu’il avait à sa ceinture, lut rapidement le message et termina à haute voix « … sous la protection d’Oudjahoresne, grand prêtre du temple de Sau et dévoué serviteur du pharaon Amosis II… »

    Il remit le document à Solon.

    — C’est bien le sceau royal, dit-il. Vous pouvez continuer votre route. En lançant votre attelage au galop, vous y serez dans moins d’une heure.     

    — Dites-moi, reprit Solon, avec témérité, alors que le soldat attrapait la crinière de son cheval bai pour y grimper, on m’a parlé d’un peuple qui vivrait dans le désert. On dit que ce sont des géants, que leur peau est bleue et qu’ils ont de bien étranges rites anciens…

    Le jeune soldat repoussa la toile totalement et son regard n’était pas bienveillant.

    — Pourquoi voulez-vous savoir cela ? Cyrus, roi de Perse, a formé des espions pour s’emparer du pouvoir en s’alliant les nomades du désert et régner sur l’Égypte. Par Horus, seriez-vous un espion envoyé par cet usurpateur ?

    La voix du jeune grondait. Il sortit une dague de sa ceinture et la pointa vers Solon, qui regretta sa curiosité qui avait provoqué la méfiance d’un de ces mercenaires, dont on disait qu’ils étaient entraînés pour tuer sans pitié tout ennemi du pharaon.   

    Le métal de la courte lame brilla devant ses yeux et Solon craignit un instant que sa dernière heure fût arrivée. Puis il se rappela qu’il avait déjà affronté la « petite mort » dans le temple de Déméter à Éleusis, lors d’une initiation aux mystères antiques. Qu’ai-je à craindre de la véritable mort ? pensa-t-il et il soutint le regard scrutateur du soldat de la garde du pharaon, dont il remarqua les pupilles de couleur différente, l’une bleue et l’autre marron, ce qui lui conférait un bien étrange regard. Voilà une disgrâce des dieux qui défie la loi de l’harmonie, songea Solon, oubliant soudain le danger qui le guettait. 

    — Les combats que j’ai menés en pays hellène, dit-il d’une voix calme, tout en repoussant la lame trop proche de son cou, l’ont toujours été pour les opprimés, les faibles et ceux qui n’ont pas de droits. Croyez-vous que je pourrais travailler pour un tyran, noble soldat ? Je ne suis qu’un vieillard en visite chez mon ami, le médecin et grand prêtre du temple de Saïs ou Sau en ancien égyptien…

    Le jeune homme fronça les sourcils, parcourut des yeux le reste de la voiture à la recherche d’un indice, tâta au hasard quelques ballots d’étoffes et de poteries, puis, semblant rassuré, il remit le couteau à sa ceinture. Il se pencha vers Solon et poursuivit avec aisance en langue copte. 

    — Je ne crois pas que vous soyez un espion. Mais nous ne sommes jamais trop prudents, par les temps qui courent, et nous devons protéger le pharaon de ses ennemis.

    Solon hocha la tête en signe d’approbation. Arkibios se fit plus aimable et poursuivit :

    — Sur ce peuple du désert, qui semble vous intéresser, les nomades les appellent les Amazighs. On raconte qu’il y a fort longtemps, les derniers descendants d’un peuple venus de la mer ont fui la colère des dieux, qui auraient englouti leurs terres. Plusieurs seraient morts en cherchant l’exil sur des terres inhospitalières, mais certains auraient abouti dans le désert de Libye et y vivraient depuis lors…

    Solon caressa sa barbe bien taillée, dans un geste machinal qu’il faisait lorsqu’il était perplexe.   

    — Peut-on croire une telle histoire ? Comment savoir ce qui tient de la vérité ou est déformé par les ans ?

    Le soldat se pencha en avant, comme s’il voulait livrer un secret, et Solon aperçut, sur son torse nu et imberbe, un pendentif gravé de symboles qu’il ne put déchiffrer.         

    — À votre place, noble étranger, je n’ajouterais pas foi à ces histoires que les femmes berbères racontent pour endormir les enfants durant les longues nuits d’hiver…

    Solon osa une dernière question.

    — La vie des peuples m’intéresse, dit-il. Comment en savoir plus sur ces Amazighs, comme vous les appelez ?

    — Essayez au monastère, où vous vous rendez. On dit que les prêtres se procurent auprès des bédouins des plantes rares servant à guérir… Peut-être pourront-ils vous en dire davantage, ajouta Arkibios en remontant sur son cheval.   

    Le jeune soldat s’éloigna aussitôt et lança d’une voix forte pour être entendu du marchand, qui tenait ses chevaux en mains, craignant de repartir :

    — Allez. Vous êtes autorisé à traverser les terres de mon seigneur, vos papiers sont en règle. Et… bon voyage, vénérable vieillard.

    Alors que le cavalier s’éloignait, Solon vit briller à ses flancs la longue dague au pommeau ciselé en une tête de taureau, qui avait menacé quelques instants plus tôt de lui trancher la gorge, à présent reposant dans un étui sur lequel les mêmes signes étranges que sur le pendentif étaient dessinés.           

    Le bruit des sabots s’éloignant, le silence revint alors que le soleil baissait à l’horizon. Le marchand, impatient de poursuivre son voyage, lança ses chevaux à pleine allure sur la route. Solon demeurait intrigué par ce soldat dont les manières, peu communes pour un garde du pharaon, divergeaient de l’éducation fruste des mercenaires égyptiens qu’il lui était arrivé de croiser à Chypre. Quel étrange garçon, se dit-il enfin, avant de sombrer dans un sommeil jusqu’à Saïs.

    Alors que le dernier rayon du soleil disparaissait à l’horizon, le char de marchandises qui transportait Solon franchit les portes de la cité. Des voix se firent entendre tout près le réveillant. Solon, en repoussant le rideau, observa les commerçants qui s’affairaient pour dégarnir les édicules de fruits et légumes, des charrettes tirées par des bœufs, des femmes qui revenaient du lavoir public avec une pile de linge dans des paniers posés en équilibre sur une hanche et des chiens qui cherchaient une dernière pitance dans des détritus jetés sur le parvis par les marchands pressés de fermer boutique.

    Deux soldats portant l’habit et l’emblème du pharaon les doublèrent à cheval. L’attelage poursuivit sur la droite, empruntant un large chemin pavé qui menait à des bâtiments publics, mais bien vite il tourna à gauche et suivit pendant une dizaine de minutes une rue de terre battue qui serpentait entre une haie de palmiers. Enfin, le cocher s’arrêta devant un bâtiment dont les lignes simples et épurées ne laissaient pas de doute : ils étaient enfin arrivés au monastère de Saïs.

    2

    Le secret du grand-prêtre

    À présent seul dans la nuit, le marchand étant reparti sitôt qu’il eut payé son passage, le temps parut interminable à Solon, avant que la vieille porte de bois du monastère pivote sur ses lourds gonds de métal. Le frère, qui l’accueillit était petit, avait le teint cuivré et semblait muet. Sans répondre aux salutations du voyageur, il tira plusieurs fois sur un cordon qui fit tinter une cloche au loin. Puis il prit la malle par terre et s’engagea, l’archonte Solon à sa suite, dans de longs couloirs étroits et sombres, qui s’emboîtaient dans un ordre obscur, qui lui semblèrent un véritable labyrinthe à ce dernier.

    Sous la lueur de torches qui étaient fixées au mur, Solon apercevait ici et là l’œil d’Horus, le profil canin d’Anubis ou le disque doré sur la tête d’Isis, et d’autres hiéroglyphes qui étaient peints sur les murs du vieux monastère. Après une marche qu’il crut sans fin, le frère s’arrêta brusquement devant une porte basse et lui fit signe d’entrer. Solon pénétra dans une chambre exiguë et sombre. Une fenêtre devait l’éclairer, mais la nuit empêchait de voir sur quoi elle donnait. Le mobilier y était réduit au minimum : un lit étroit, une caisse servant de rangement et une table sur laquelle vacillait la lumière d’une lampe à l’huile, ainsi qu’un banc de bois. Une bassine, un pot de chambre rempli d’eau et deux linges pour les ablutions constituaient le nécessaire de toilette.

    Solon revint prendre sa malle dans le corridor où l’avait laissée le frère, qui était déjà reparti, puis referma la porte derrière lui. Il trouva sur le lit, en plus du drap de jute étriqué, une couverture en laine grossière, ce qui laissait supposer que les nuits étaient fraîches. Quelqu’un avait fait déposer sur la table de chevet quelques feuilles de papyrus vierges, une plume et de l’encre, une attention qui lui signifiait que sa présence était déjà connue au monastère.

    Après qu’il se fut lavé et changé, Solon revêtit, par-dessus un chiton de lin aux longs plis retenu par une ceinture, une ample chlamyde blanche, qu’il drapa autour de ses épaules, tunique qu’il réservait aux rencontres cérémonielles. Il se demandait comment il se retrouverait dans le labyrinthe de couloirs, lorsqu’il entendit des sons forts et percutants à l’extérieur de la chambre et qui s’amplifiaient en se rapprochant.

    Il poussa la porte basse et vit un prêtre complètement glabre et à la tête rasée, ayant en bouche un mince instrument en métal que Solon rapprocha de la salpinx dont on jouait dans les olympiades à Athènes, avancer dans l’étroit corridor. Devant chaque porte il jouait quelques notes, et celles-ci s’ouvraient pour laisser sortir des prêtres qui lui emboîtèrent le pas. Solon fit de même et les suivit. Au bout du corridor, le guide tourna dans une allée plus large et ils débouchèrent dans une grande salle qui tenait lieu de réfectoire. Une table de bois occupait l’espace central, circonscrite d’un banc unique de chaque côté pour accueillir les novices de la communauté. Une grosse marmite fumante y avait été déposée, ainsi que des paniers remplis de pains coniques et de figues séchées qui les invitaient au repas du soir.

    Tout au bout de la pièce, un homme très maigre et imberbe, vêtu d’une robe rouge ornée d’une large collerette bleue et arborant la coiffe caractéristique de la déesse Neith, se leva et vint vers lui. Solon reconnut dans ce personnage au costume quelque peu théâtral son ami Oudjahorresnet. Les deux hommes se saluèrent avec affection, en croisant les deux bras sur le torse, ce qui était le signe de reconnaissance des initiés aux mystères d’Osiris. Puis Oudjahorresnet le prit par le bras et l’invita à prendre place à la table réservée au grand prêtre et aux officiants des rituels, en lui désignant un fauteuil confortable, possédant un dossier en tissu et des accoudoirs. 

    Entretemps, la table centrale avait été prise d’assaut par une trentaine de novices, qui attendaient impatiemment que le grand prêtre donne sa bénédiction pour débuter les festivités, ce qui interrompait momentanément leur silence monacal. Quand tous les regards furent tournés vers lui, Oudjahorresnet éleva solennellement au-dessus de lui son long bâton en ébène se terminant par un pommeau recourbé en or, le sceptre khereb, qui était l’insigne suprême de sa fonction.

    — Le silence est levé, dit-il. Le repas peut commencer. Qu’Osiris vous soit favorable et bénisse ces agapes fraternelles.

    Aussitôt la salle se transforma en une ruche bourdonnante entrecoupée du bruit métallique des couteaux, qui coupaient la viande, et de celui des cuillères de bois versant le potage aux légumes dans des bols. Trois plats contenant des morceaux de gibier rôti et deux cruches remplies de bière au léger goût de dattes étaient posés sur la table, en l’honneur de ce visiteur de marque, ce qui réjouissait les jeunes prêtres peu habitués à tant de faste. 

    Sur la table réservée au grand prêtre et aux officiants reposait une jarre de vin rouge en provenance de la Phénicie.

    — Mon noble ami, commença Oudjahorresnet en se tournant vers Solon, je suis étonné et heureux que tu sois venu si vite…

    — Ton message m’a intrigué et quelque peu inquiété, répondit Solon, alors qu’un aspirant versait le nectar des dieux dans un gobelet en argent et en faisait de même pour le grand prêtre.

    En portant le gobelet à ses lèvres, il admira, une fois de plus, le travail minutieux de l’artisan qui avait ciselé des feuilles de lys et des tiges de papyrus tout autour de la vasque. Le vin léger et d’un beau rouge vermeil avait un goût de figues qui le surprit agréablement.   

    — Ma vie n’est pas en danger pour le moment, rassure-toi, mais je me fais vieux, reprit Oudjahorresnet en se penchant vers lui pour ne pas être entendu, et les jeunes prêtres ritualistes semblent peu enclins à transmettre le savoir de nos maîtres du passé. Cela me préoccupait depuis un certain temps, mais lors de la fête des Illuminations, l’inspiration m’a été donnée de te révéler à toi, qui es féru de philosophie et initié aux mystères antiques, un sujet qui risque de bouleverser ta conception du monde.

    — Tu me flattes et attises en même temps ma curiosité, reprit Solon. Mais de quoi s’agit-il ? Je comptais profiter de ce séjour pour mieux approfondir ce nouveau culte prometteur au dieu Râ, dit-il, en cherchant la complicité des autres prêtres assis à la table. Et j’ai fait aussi une étrange rencontre sur la route, dont je voudrais te parler.

    — Je t’en dirai davantage sur la raison de ma missive précipitée, dit le grand prêtre sur un ton plus bas, en rompant une miche de pain de seigle dont il émietta les morceaux dans le bouillon de légumes. Il y a dans le temple une colonne très ancienne que j’aimerais te montrer… un peu plus tard. Pour ce qui est du culte à Râ, dit-il en se redressant pour que les autres convives entendent, c’est tout simple : un dieu unique, une religion unique, un seul pharaon et un royaume unifié. Il fallait y penser, mon ami.

    — Certes, reprit Solon, c’est une décision sage et pour le moins stratégique. Mais à Athènes, ce ne serait pas possible de réaliser une telle unification. Nous aurions bien besoin d’un tel dieu pour rassembler les tribus des Doriens qui ne cessent de se quereller comme des barbares… sans parler des vieilles familles descendantes des premiers Achéens qui ne pensent qu’à conquérir toutes les îles aux alentours…

    Oudjahorresnet sourit à ce qui lui semblait un non-sens. Il appréciait le génie grec et ses philosophes étaient connus dans tout le royaume égyptien. Même le pharaon les invitait maintenant à sa table. Mais la terre hellène ne serait pas unifiée avant longtemps, pensa-t-il,

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