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Laurier Palace
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Livre électronique341 pages5 heures

Laurier Palace

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À propos de ce livre électronique

Mais quel mauvais vent souffle sur Montréal en cet automne 1929? Deux ans après la mort de 77 enfants dans l’incendie du cinéma Laurier Palace, Thomas Larivière, comédien, dis- paraît. Au même moment, le cadavre d’un prêtre, professeur de Thomas, est repêché dans les eaux du port. Puis, c’est la débandade: acte de sabotage au théâtre St-Denis, attaque d’une comédienne au National, incendie criminel au Loews. Événements fortuits, indépendants les uns des autres ? Appelé à la rescousse, Gary Fournier, fougueux ami de Thomas, se lancera alors à corps perdu dans cette quête. Laurier Palace, une vaste machination dans laquelle les acteurs se multiplient, non sans heurts et dérobades. Laurier Palace, une plongée dans le milieu culturel du Montréal de 1929... avec, en coulisse, la « présence » de Dieu... ou serait-ce celle du diable ?
LangueFrançais
Date de sortie1 nov. 2021
ISBN9782898311444
Laurier Palace
Auteur

Philippe Beaudoin

Originaire de l’Outaouais, Philippe Beaudoin vit aujourd’hui à Montréal. Diplômé en urbanisme et en histoire, il travaille depuis vingt ans à titre de gestionnaire de projets au sein d’organismes à but non lucratif et de coopératives. Il a publié un premier roman, Fond trouble, en 2011. Homme aux multiples intérêts, grand marcheur, lecteur assidu, il se laisse aisément charmer par fleurs, mer, neige et … chats!

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    Aperçu du livre

    Laurier Palace - Philippe Beaudoin

    Prologue

    Au retour de la messe, à bout d’arguments aux « Dis oui, p’pa ! »… « M’man, je vais faire la vaisselle toute la semaine ! », les parents Boisseau finirent par céder :

    —Ça va ! Ça va ! Vous pouvez y aller aux vues !

    Cris de joie dans le logement de la rue Joliette. La permission fut toutefois assortie d’un vigoureux avertissement à l’aînée :

    —Germaine, tu vas prendre ben soin de ta petite sœur pis de ton petit frère !

    Celle-ci acquiesça et entraîna Yvette sur le lit qu’elles partageaient : elle allait lui faire de jolies nattes et l’habiller de vêtements chauds — c’était parfois frisquet dans ces cinémas en hiver. Sous le regard impatient de son frère Roland, elle prit ensuite tout son temps pour choisir, parmi ses frusques, ce qui lui seyait le mieux et, qui sait, avoir l’air plus que ses 13 ans. Après un dîner pris en vitesse, heureux de ce bel après-midi qui s’annonçait, les trois jeunes Boisseau se rendirent, riant et se taquinant, vers cet antre du plaisir qu’était le Laurier Palace.

    Lorsqu’ils arrivèrent en vue du cinéma surmonté d’une grosse affiche annonçant Get ‘Em Young, grande fut leur déception de s’apercevoir que bien d’autres enfants étaient arrivés avant eux et formaient une longue file d’attente.

    —On aura peut-être pas des bonnes places, fit Germaine.

    Roland se fit un malin plaisir de riposter :

    —Tu as perdu plein de temps pour te faire belle… Pis ça rien donné pantoute !

    Agrippant avec fermeté son frère par le col, non sans lui jeter un regard noir, et prenant la main de sa petite sœur, la jeune fille se mit en ligne. La ribambelle d’enfants se poussaient les uns les autres, impatients d’entrer dans la grande salle sombre. Lorsqu’arriva leur tour, les Boisseau n’eurent pas le choix de monter au balcon. Par un heureux hasard, ils se retrouvèrent assis près de leurs anciens voisins de palier, Ange-Aimée Levasseur et son petit frère Marcel. Ils se saluèrent timidement, sans grande emphase. Sauf pour Germaine et Ange-Aimée, qui s’étaient toujours bien entendues. Les deux adolescentes se mirent tout aussitôt à jaser entre elles.

    —Hé ! Germaine, je suis contente de te voir ! Es-tu encore à l’école ?

    —Ouais ! Mes parents veulent que je devienne maîtresse. Pis toi ?

    —Je pense que ça va être ma dernière année. Je vais aller travailler à la biscuiterie Charbonneau en septembre. Mon père va me faire entrer.

    —Chanceuse ! Tu vas pouvoir manger plein de biscuits gratis ! répondit Germaine, qui était gourmande.

    Un sujet de conversation n’attendant pas l’autre, les deux amies ne virent pas le temps filer. D’un « Calme-toi, Marcel » ou « Ce sera pas long ma chouette », elles firent patienter frères et sœur. La petite Yvette eut tout à coup une envie pressante.

    —Tu peux pas te retenir un peu ? lui demanda sa sœur, pas très contente qu’on interrompe sa conversation, d’autant qu’elles en étaient aux amours de l’une et de l’autre.

    —Non, j’peux pas, dit-elle en se tortillant.

    Germaine, après avoir jeté un regard en coin à Ange-Aimée, prit par la main sa petite sœur et la conduisit aux toilettes. Elles venaient tout juste de se rasseoir lorsqu’enfin les lumières s’éteignirent et que les premières images apparurent à l’écran.

    Comme d’habitude, avant le film tant attendu, les enfants eurent droit aux actualités nationales et internationales de ce début d’année 1927. Nullement intéressés, ils se chamaillaient, s’époumonaient, couraient à droite et à gauche, sautaient à pieds joints sur les sièges. Les garçons tiraient les nattes des fillettes, celles-ci se défendaient à coups de cris, de pied et de claques bien senties. Un capharnaüm du diable sur lequel les employés de la salle n’avaient aucune prise. Germaine retint juste à temps son frère Roland qui allait, le poing en l’air, se précipiter sur un autre garçon.

    Il fallut que les premières images du film apparaissent pour qu’un semblant de calme s’installe, ponctué ici et là de chuchotements et de petits cris. Un enfant se mit à pleurer. Un autre dit tout haut qu’il devait aller aux toilettes. Et bientôt, telle une vague déferlante, les rires envahirent tout l’espace. Rire à gorge déployée. Rire à en pleurer. Rire à s’en étouffer. En somme, rire dans toute sa liberté et sa candeur, haut et fort, dans un total abandon. Les employés de la salle respirèrent mieux. Ils se mirent à jaser entre eux. L’un proposa une joute de cartes : « Allez ! Un p’tit 500 ».

    Il en était de même de Roland, Marcel et Yvette qui, rivés à l’écran, se délectaient des pitreries de Laurel. Germaine et Ange-Aimée, qui avaient déjà vu le film deux fois, penchées l’une vers l’autre, tout en chuchotements, préférèrent poursuivre leurs confidences, ponctuées de ricanements nerveux et de regards appuyés, parfois faussement scandalisés. Pour elles aussi, le plaisir était au comble.

    Le film en était au tiers lorsque la petite Yvette tira la manche de sa sœur et fit mine qu’elle voulait lui parler.

    —Faut pas que tu ailles encore faire pipi ? gronda gentiment Germaine.

    —Non… mais ma gorge pis mes yeux piquent… ça pue la boucane aussi.

    —Ben non, tu t’imagines des affaires. Regarde le film, là ! lui intima-t-elle.

    La petite se renfonça dans son siège et fixa son regard sur l’écran.

    —Y se passe quoi ? demanda Ange-Aimée.

    —Rien, rien… ma petite sœur manque d’attention. Finalement, il s’est passé quoi avec Aurèle ? Tu l’as embrassé ?

    —Es-tu folle! Jamais de la vie ! J’ai ma réputation !

    Germaine allait lui répondre qu’elle comprenait, mais les mots lui restèrent pris dans la gorge… Elle venait d’apercevoir de la fumée dans la partie basse de la salle ! Et là, des flammes qui léchaient les murs ! Moment d’effroi qu’elle tenta de contrôler en attirant Yvette contre elle. Et c’est alors qu’un cri de terreur se fit entendre venant d’on ne sait où :

    —Au feu ! Au feu ! Sortez tous !

    D’un seul mouvement, les enfants se levèrent. Le film s’arrêta. Puis aussitôt une clameur envahit la salle. Le feu, le feu était là ! Des pleurs surgirent. Des cris de panique suivirent. Des petits figèrent de peur sur place. Les « grands » furent les premiers à réagir. Prenant les plus jeunes par la main, ils se précipitèrent vers la sortie, aidés par un employé qui les guidait et tentait de les calmer.

    Du balcon, les enfants Boisseau et Levasseur avaient une vue plongeante sur cette ruée vers l’extérieur, espérant qu’on allait aussi venir à leur secours. Les yeux agrandis par la terreur, Yvette se serra contre Germaine. Celle-ci agrippa par le bras Roland, qui n’en menait pas large lui non plus. Ange-Aimée avait fait de même avec Marcel. Puis d’un commun accord, à toutes jambes, ils se dirigèrent tous à travers une bande d’enfants hurlant et pleurant vers l’escalier. Yvette leva les yeux vers sa sœur et cria :

    —On va pas mourir, hein, Germaine ? J’ai peur, j’ai peur ! Je veux maman !

    Ne sachant quoi répondre, guère plus rassurée que son frère et sa sœur, Germaine prit Yvette dans ses bras et hurla à Roland d’agripper sa jupe. Ange-Aimée et son frère se tenaient toujours à leur côté. Une fumée âcre avait envahi les lieux, les faisant tousser, éternuer et cracher. Ils approchaient de la première marche lorsque tout à coup Roland, prit d’une soudaine frayeur, se lança seul dans la mêlée, sa sœur à sa suite. La fumée devenant de plus en plus opaque, Germaine les perdit aussitôt de vue.

    Dans un grand désordre, ils aboutirent enfin au sommet de l’escalier en paliers, n’y voyant toutefois goutte et à demi asphyxiés. Germaine tenant toujours fermement la petite Yvette dans ses bras, la menotte de Roland empoignant sa jupe, ils descendirent une première marche, puis une seconde. Mais soudain, pour on ne sait quelle raison, il y eut un vent de panique. Et, comme aspirés vers le bas, les enfants tombèrent les uns sur les autres. Étourdis par la douleur, peinant à respirer, aveuglés par la fumée, ils ne purent se relever.

    Les uns écrasant et étouffant les autres, des dizaines d’enfants se retrouvèrent de la sorte comme chevillés les uns aux autres, dans un horrible amas de corps. Ils furent, par des secours arrivés trop tard, extirpés un à un de cet escalier maudit et transportés dehors. Faute d’espace, il fallut les étendre à même le trottoir, dans la froidure de janvier. Peu avaient survécu.

    * * *

    C’était le chaos à l’extérieur du cinéma. Policiers, pompiers, ambulanciers, médecins, infirmières et même chauffeurs de taxi appelés à la rescousse pour transporter les enfants à l’hôpital, ou pire, à la morgue, couraient en tous sens. Des corps partout, des gémissements de douleur, des sanglots, des cris de panique. Le personnel médical tentait tant bien que mal de donner les premiers soins aux blessés, parfois sans succès, d’autres fois les tirant des bras de la mort. Des prêtres s’affairaient à administrer les derniers sacrements.

    Des parents affolés se précipitaient de tout côté, interpellant les uns et les autres : « Vous avez retrouvé mon fils ? Il s’appelle Armand Lavallée… »… « Ma fille… Annette Bisson ? ». Et soudain, on entendait un cri de joie, suivi de pleurs : un père, une mère venait de retrouver qui son fils, qui sa fille sain et sauf. Ils les enveloppaient alors de leurs bras, n’en revenant pas de leur « chance ».

    Les Boisseau furent parmi les derniers à arriver sur place. Aussitôt que leur apparut l’ampleur de la tragédie, c’est dans un état de panique qu’ils se mirent à chercher leurs trois enfants. Un prêtre offrit son aide. Il les conduisit d’abord à un policier qui avait commencé à dresser une liste des survivants sur place ou transportés à l’hôpital. Ni Germaine, ni Roland, ni Yvette n’y apparaissaient. La mère s’agrippa alors au bras de son mari, le suppliant du regard de la rassurer sur le sort de ses trois enfants.

    —Ils peuvent pas être…

    Elle n’en dit pas davantage tellement l’idée non exprimée lui était insoutenable.

    —Il se peut que vos enfants soient retournés chez vous, madame, fit le prêtre. Certains sont partis ainsi sans avertir personne.

    —On les aurait croisés en s’en venant, vous pensez pas, monsieur le curé ? répliqua le père.

    —Vous avez raison… dans ce cas, on va d’abord faire le tour des blessés. Certains étant inconscients, leur nom n’apparaît pas sur la liste. Quelques-uns n’ont pas encore été identifiés par leurs parents. Suivez-moi.

    Les parents Boisseau se penchèrent sur chacun des petits corps, chaque fois avec le fol espoir que c’était l’un des leurs. Certains avaient subi de graves brûlures aux bras et à la figure, d’autres des contusions diverses. Mais après une dizaine de minutes de recherches frénétiques, ils durent se résigner : leurs trois enfants ne se retrouvaient pas parmi les petits blessés.

    —Ils ont peut-être été transportés à l’hôpital, tenta de les rassurer le prêtre. Il y en avait aussi parmi eux qui avaient perdu connaissance et n’ont pas pu être identifiés. Vous savez, on est allés au plus urgent.

    Désemparés, le père et la mère se consultèrent du regard.

    —On fait quoi, Ernest ? fit alors madame Boisseau.

    —Je pense qu’on a pas le choix de…

    D’un hochement de la tête résigné, madame Boisseau fit comprendre qu’elle avait saisi : ils devaient aller voir du côté des enfants décédés.

    Ils reprirent donc leur recherche, encore plus macabre que la précédente. Avec délicatesse, ce qui tenait lieu de couverture, parfois un simple manteau, était soulevé, laissant à découvert un petit cadavre. Un coup d’œil rapide… non… soupir de soulagement… Un, puis deux, puis trois, puis une dizaine d’enfants furent de la sorte examinés, avec toujours cette appréhension : et si c’était Germaine… Yvette… Roland… De plus en plus anxieuse, madame Boisseau leva les yeux au ciel dans une prière muette. Lorsqu’elle ramena son regard au sol, elle reconnut au loin leurs anciens voisins Levasseur, accroupis par terre devant deux corps, la mère gémissant de douleur, le père pleurant à chaudes larmes, ses deux mains couvrant sa figure. Par pudeur, les Boisseau ne s’approchèrent pas d’eux.

    La pression monta alors d’un cran… les Levasseur avaient été touchés… et si… et si… non… non… ce n’était pas possible ! Pas eux ! Madame Boisseau se mit à trembler de la tête aux pieds. Son mari la prit dans ses bras et la serra contre lui. Puis, saisissant fermement sa main, l’invita du regard à poursuivre leurs recherches. Toujours accompagnés du prêtre, ils se dirigèrent vers la sortie du cinéma, où d’autres corps avaient été déposés.

    La nuit tomba. Le froid s’intensifia.

    Ce n’est qu’en fin de soirée, à la morgue de Saint-Vincent, que les Boisseau retrouvèrent leurs trois enfants morts. En état de choc, la mère s’effondra par terre. Il fallut deux hommes pour retenir le mari qui, comme fou, se mit à invectiver les policiers sur place. Pour tout juste après éclater en sanglots convulsifs.

    Germaine avait été retrouvée avec sa petite sœur Yvette dans ses bras, ses yeux encore ouverts, agrandis par l’horrible spectacle que fut leur mort à toutes deux. Roland gisait à côté : il avait fallu détacher ses petits doigts qui s’étaient pour ainsi dire incrustés à la jupe de sa sœur. Ange-Aimée et Marcel, n’ayant pu se retrouver, avaient subi le même sort, la première recroquevillée sur elle-même dans un coin, le second ayant suffoqué sous un grand garçon costaud.

    Comme Germaine, Yvette, Roland, Ange-Aimée et Marcel, soixante-dix-sept enfants moururent ce jour-là dans le Laurier Palace de Montréal. La ville retentit pendant des jours de cette tragédie. Elle fit la manchette de journaux du monde entier.

    1

    En ce matin de la fin août, par une journée chaude et humide, sans même un petit vent pour rafraîchir la foule toute de noir vêtue massée devant l’église de Saint-Denis-sur-Richelieu, on attendait un signe du curé pour se diriger vers le cimetière. Des chevaux attelés à des calèches patientaient tout près, avec ici et là quelques autos, rares encore en cette année 1929 dans les campagnes québécoises. Des pleurs se faisaient entendre. Une femme, toute jeune, toute menue, semblait particulièrement accablée : silhouette brisée en deux, sanglots profonds sortis tout droit des entrailles, corps parcouru de tremblements. Un jeune homme la tenait par la taille pour qu’elle ne s’écroule pas. Son frère sans nul doute, tellement ils se ressemblaient. Avec douceur, il s’adressa à elle :

    —Ça va aller, Adrienne ? Tu veux pas aller t’asseoir ?

    D’un hochement de la tête, elle fit signe que non. Puis elle réussit tant bien que mal à se ressaisir. Une dame d’un certain âge s’approcha d’elle et lui prit timidement la main.

    —Je sais que vous aimiez beaucoup mon Léo, mademoiselle, dit-elle avec compassion. Ça doit pas être facile de perdre son amoureux. Et s’adressant au jeune homme aux côtés d’Adrienne : Vous êtes ben bon, Gary, d’être là avec votre sœur.

    —Merci, madame Déry. La perte de Léo est pas facile. C’était un ami. Et, s’emportant : Quand je pense qu’ils devaient se marier en octobre. Maudit bâtard… Oh ! Excusez-moi…

    D’un petit signe de la main, madame Déry lui fit comprendre qu’il n’y avait pas d’offense. Entretemps, son mari s’était approché et s’entretenait avec Adrienne. Elle en profita pour demander tout bas à Gary :

    —On en sait toujours pas plus ?

    Elle faisait bien sûr référence à la mort, brutale, de son fils Léo Déry, retrouvé la gorge tranchée, dans un bâtiment désert du bas de la ville.

    —Je regrette, mais non. Même si j’ai passé pas mal de temps avec Léo ces derniers mois (Gary lui avait en effet donné un coup de main pour une enquête qu’il menait sur la disparition d’un jeune homme de la petite bourgeoisie de Montréal, finalement retrouvé dans un logement minable du bas de la ville, le corps gavé d’opium), rien ne laissait croire qu’il était en danger de mort. À moins qu’il…

    —Vous allez vous en occuper ? l’interrompit avec une soudaine fougue madame Déry. Vous pourriez même continuer le travail de Léo.

    —Vous savez, j’ai pas vraiment le goût de ça. Mais soyez bien certaine que si quelque chose me vient aux oreilles, je resterai pas les deux bras ballants.

    Soulagée d’entendre cela, madame Déry gratifia Gary d’un sourire timide. Mais Adrienne s’étant rapprochée d’eux, ils durent interrompre leur conciliabule. Madame Déry invita ensuite le frère et la sœur à se joindre à la famille pour les quelques pas menant au cimetière. Moment des plus difficiles pour Adrienne : Gary dut l’enlacer de peur qu’elle ne s’écroule par terre.

    Heureusement, le prêtre, ruisselant de sueur, fit cela court. Madame Déry, les yeux rouges de pleurs, demanda ensuite à Adrienne et Gary de se joindre à eux pour un goûter. La jeune femme déclina l’invitation. C’était au-dessus de ses forces de se retrouver avec d’autres, de jaser comme si de rien n’était, ou pire, de devoir entendre des rires. Elle avait besoin de recueillement, dans le silence, loin de toute présence humaine.

    Peu après, ils reprenaient la route vers Montréal. Adrienne était assise à l’arrière de l’auto avec son frère, recroquevillée sur elle-même, chagrin et fatigue nerveuse se disputant en elle. C’était la cousine de Léo, l’élégante Claudette, qui conduisait ; son mari, le taciturne Yvon, était installé côté passager. Léo vivait chez eux à sa mort. Le chemin du retour se fit en quasi silence.

    * * *

    Lorsque Gary se réveilla, il se demanda tout d’abord où il se trouvait. Puis, à la vue des meubles l’entourant, il se rappela qu’il était dans le petit salon d’Adrienne, installé confortablement — heureusement qu’il n’était pas très grand — sur le divan. Depuis quelques mois, arrivé tout droit de son Pontiac natal, il demeurait avec sa sœur. Comme il détestait dépendre de qui que ce soit, il s’était rapidement trouvé un boulot de pompiste à une station d’essence coin Amherst et de Montigny¹. Grâce à son ami Thomas Larivière, comédien de métier, il s’était ensuite déniché un second emploi au théâtre National² où, sous les ordres du comédien Ti-Zoune³, il agissait comme homme à tout faire : placier lors des présentations, réparateur des décors, conciergerie. Dans une même journée, il lui arrivait donc de vendre de l’essence le jour et, le soir venu, de trimer dur dans les coulisses du National.

    Il tendit la main vers sa montre qui traînait sur la table du salon. 6 h 30. « Bon, il faut que je me grouille » se dit-il en se remémorant un petit service que lui avait demandé Adrienne. Il se leva, s’étira et, à pas lourds, se dirigea vers la salle de bain. À peine 15 minutes plus tard, il sortait de la baignoire, un luxe récent que le propriétaire venait d’installer dans le logement. Fini les visites au bain Généreux ! En s’habillant, il examina sa silhouette. À tout coup, il se trouvait trop mince. Il se consolait toutefois à la vue de sa fine musculature et de ses pectoraux juste assez développés — les travaux sur la ferme familiale avaient eu cela de bon. On lui avait déjà dit qu’il avait des allures de fauve, ce qui ne lui déplaisait pas. D’autant qu’on ne pouvait douter à le voir qu’il savait très bien se servir de ses poings. De sa grand-mère huronne, il avait hérité d’une chevelure de jais, d’yeux noirs perçants et d’une peau mate. Son nez fort, ses dents en bataille, ses traits accusés lui avaient déjà attiré cette remarque maladroite d’une tante : « T’es pas vraiment beau, Gary, mais t’as un petit quelque chose ». Or, ce « petit quelque chose », il le savait aujourd’hui, résidait en sa fougue et, selon les mots de sa mère, son « caractère de cochon ».

    De la cuisine, il jeta un coup d’œil dans la chambre de sa sœur. Elle semblait dormir. Deux semaines avaient passé depuis les funérailles de Léo. Durant ce temps, Adrienne était à peine sortie de chez elle, passant de son lit au balcon et du balcon au salon. Nuits d’insomnie, appétit à plat, apathie ponctuée de phases nerveuses, la jeune femme n’en menait pas large. Leurs parents, inquiets, avaient entretemps fait installer le téléphone. Leur ferme n’étant pas électrifiée et encore moins raccordée au service téléphonique, ils appelaient parfois pour prendre des nouvelles de chez les Keon’s, le magasin général de leur village natal, Quyon. Le patron d’Adrienne — elle travaillait comme sténographe chez Hudon, Hébert et Chaput, un important commerce d’épicerie en gros au Québec — l’avait appelée plus d’une fois pour prendre de ses nouvelles. Sa patience, toutefois, semblait s’épuiser. Un petit montant d’argent que lui avait laissé Léo à sa mort lui permettait entretemps de joindre les deux bouts.

    Il venait à peine de commencer à manger ses toasts qu’Adrienne apparut, la mine blafarde, les épaules basses. Elle gratifia son frère d’un sourire triste et s’assit lourdement en face de lui.

    —Du thé, ma sœur ?

    Elle fit signe que oui.

    —Une toast ou deux avec ça ?

    —Si tu veux.

    Gary s’empressa de verser le liquide chaud dans une jolie tasse de porcelaine anglaise — un cadeau de leur mère — et de faire griller le pain, qu’il beurra généreusement et couvrit d’une bonne couche de confiture de fraises. Une fois servie, Adrienne mordilla sans appétit dans le pain grillé. Elle but cependant son thé avec ce qui semblait un certain plaisir.

    —Tu veux toujours qu’on aille voir Lucille, ce matin ? s’enquit Gary.

    —Ouf ! Ça te dérangerait d’y aller seul ? J’ai pas vraiment le goût de sortir.

    —Ah ! Ben non, par exemple ! Bâtard, Adrienne, tu peux pas rester à tout jamais enfermée ici ! Tu viens avec moi, un point c’est tout !

    Voyant qu’elle n’avait pas vraiment le choix, la jeune femme finit par acquiescer.

    —Bon, ça va, je vais y aller.

    —Je suis ben content d’entendre ça, ma grande sœur, émit avec affection Gary. Comme ça, Lucille a pas eu de nouvelles de Thomas depuis plus d’une semaine ?

    —C’est ce qu’elle m’a dit. Elle voudrait t’en parler. Mais tu connais Lucille, elle peut faire tout un plat avec un rien.

    —Mais pourquoi moi ?

    —Il me semble que c’est évident, t’es l’un de ses meilleurs amis. Elle a été aussi bien impressionnée par le travail que t’as fait avec… avec… Léo.

    Son regard se brouilla de larmes. Gary trouva gênant que sa sœur lui rappelle son aide à Léo dans sa dernière enquête, qui tenait plus à son esprit d’aventure qu’à toute autre raison. Dans la foulée, il avait connu le capitaine Aldoria Prégent de la police de Montréal, ainsi que l’ineffable sergent-détective Armand Louvier, que Gary détestait de tout cœur. Prégent lui avait clairement laissé entendre qu’il serait le bienvenu dans les forces policières. Or, en retour, Gary lui avait fait comprendre qu’il n’était pas intéressé. Tout comme il ne voulait pas suivre les traces de Léo.

    —Peut-être que Thomas veut tout simplement couper les ponts avec Lucille, suggéra Gary. Tu sais comment elle peut être intense avec lui ! Puis Thomas est pas facile à suivre non plus, j’en sais quelque chose.

    Par le biais d’Adrienne, Gary avait connu Thomas peu de temps après son arrivée à Montréal. Une franche amitié les avait liés dès le début, une amitié faite de nuits dans les endroits mal famés du Red Light, de matchs de boxe, de discussions passionnées sur un livre lu, une pièce de théâtre ou un film vu. Pour bien apprécier le jeune comédien, doté d’une personnalité aux multiples facettes, il fallait le connaître à fond, car, sous des dehors timides, voire farouches, se cachait une grande vivacité d’esprit, une certaine impertinence dans le propos et un goût immodéré pour la lecture, en particulier les romans interdits par l’Église. On ne s’ennuyait jamais avec lui. À son contact, Gary s’était pour ainsi dire dégrossi, avec au passage une remise en question de ses croyances religieuses, par ailleurs déjà chancelantes depuis le drame qu’avait vécu Adrienne à l’adolescence⁴.

    Le jeune comédien avait toutefois trop souvent tendance à se remettre en question (dixit Thomas : « Je suis pas assez grand ! » « Ah ! Je serai jamais un bon comédien » « Tu as entendu ma voix ? On dirait une crécelle. »), conjugué à une grande difficulté à s’imposer. « Tu te laisses manger la laine sur le dos ! » lui avait plus d’une fois reproché Gary.

    Deux bons amis, sans nul doute, mais Thomas s’était éloigné de Gary ces derniers temps, trouvant toujours un prétexte pour repousser un rendez-vous, voire carrément l’annuler à la dernière minute, sans explication aucune.

    —T’as raison mon frère. Moi aussi, certains jours, Lucille me tombe sur les nerfs. Mais tout va avec Thomas, vous vous êtes pas chicanés ?

    —Non, pantoute. Mais j’ai l’impression qu’il me fait des cachettes ces derniers temps. Et ayant secoué la tête : Bon ! Allons la voir notre Lucille. Comme d’habitude, elle a dû tout exagérer. Je suis certain que Thomas est pas ben loin.

    Une heure plus tard, frère et sœur se dirigeaient à pied vers l’ouest de la ville. En 30 minutes, ils se retrouvèrent devant la lourde façade de pierres taillées du Monument national, bâtiment peu impressionnant ayant pris avec le temps une teinte noirâtre due aux émanations de charbon sortant des nombreuses cheminées de la ville. Ils se dirigèrent vers la porte principale, fermée en cette heure du jour, examinant les environs dans l’espoir d’apercevoir Lucille.

    Elle finit par sortir une dizaine de minutes après leur arrivée. Ah ! La filiforme Lucille Boily à la splendide chevelure auburn. Belle ? Pas vraiment. Ses traits avaient un quelque chose d’asymétrique, voire un soupçon de dureté auraient dit certains. Mais dès qu’elle se mettait à parler et à bouger, il se dégageait d’elle une telle énergie qu’on en venait à douter de la première impression donnée. On comprenait alors pourquoi elle était devenue comédienne. Gary ne put s’empêcher de l’admirer, tout en se disant qu’il était dommage qu’elle ait ce caractère de chien.

    —Je suis vraiment contente de vous voir, s’exclama alors la jeune femme. Vraiment contente…

    —Allô Lucille. Tu vas bien ? s’enquirent à l’unisson frère et sœur.

    Éclats de rire. Adrienne en avait oublié pour un court moment son chagrin.

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