Sur les bouts de la langue: Traduire en féministe/s
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À propos de ce livre électronique
Ce qu’en dit l’autrice :
« Sur les bouts de la langue est un essai narratif dans lequel j’explore les enjeux féministes de la traduction à partir de ma propre expérience. J’y mêle réflexion théorique et récit personnel pour interroger les conceptions dominantes de la traduction et démontrer que l’engagement en traduction, loin d’être un biais supplémentaire, permet de travailler mieux. J’y traite de la traduction comme processus collectif qui révèle les angles morts du genre dans la langue et qui permet d’agir concrètement sur celle-ci et sur le monde qui l’entoure. J’y raconte enfin mes premières traductions, les conditions dans lesquelles elles ont été faites et ce qu’elles m’ont fait à l’intérieur. »
À PROPOS DE L'AUTEURE
Noémie Grunenwald est traductrice de l’anglais. Elle a notamment traduit Dorothy Allison, bell hooks, Silvia Federici, Julia Serano, Sara Ahmed, Minnie Bruce Pratt. Forte de ses années d’expérience en bricolage de fanzines punk-féministes, elle a fondé les éditions Hystériques & AssociéEs pour accompagner la publication d’autrices marginalisées par l’industrie éditoriale et contribuer à la diffusion de textes qui ont marqué les mouvements féministes, lesbiens et/ou trans. Elle est actuellement coresponsable du programme de recherche FELiCiTE – Féminismes En Ligne : Circulations, Traductions, Éditions.
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Aperçu du livre
Sur les bouts de la langue - Noémie Grunenwald
S’ABANDONNER
First, then, the translator must surrender to the text. She must solicit the text to show the limits of its language, because that rhetorical aspect will point at the silence of the absolute fraying of language that the text wards off, in its special manner. Some think this is just an ethereal way of talking about literature or philosophy. But no amount of tough talk can get around the fact that translation is the most intimate act of reading. Unless the translator has earned the right to become the intimate reader, she cannot surrender to the text, cannot respond to the special call of the text¹.
— Gayatri Chakravorty Spivak
D’abord, s’abandonner. Oser se perdre dans ce qu’elle dit. Pas besoin de tout comprendre, juste de se laisser porter. Se laisser remplir sans trop penser, sans savoir où ça va nous mener. Lâcher prise. Partir à sa rencontre, pour de vrai. Lui laisser la main. La laisser m’emmener où elle veut. Les frissons qui vont avec. La peur, souvent. L’ennui, parfois. Le stress, aussi. Des fois, ça tombe à côté sans qu’on sache forcément pourquoi. On ne comprend plus rien à ce qui se passe. On est larguées. Mais ce n’est pas important. Si on a envie d’être là. Quelles que soient les raisons. Elle a toute mon attention et toute mon admiration.
L’acte de lecture le plus intime qui soit². Oui. Mais c’est mon intimité qui se retrouve à nu. Pas la sienne. Elle, elle choisit consciencieusement chaque mot, chaque phrase, chaque sonorité. Elle ne montre que ce qu’elle décide de montrer. Elle mène la danse, du début à la fin. Je n’ai aucune raison d’essayer de contrôler ça. Ça n’a pas d’intérêt. Je ne sais rien de ce qu’elle veut dire, de là où elle veut aller. J’ai juste à me laisser embarquer. Submerger. À perdre pied³. À lever mes barrières. À m’ouvrir tout entière.
De toute façon ce n’est pas à moi qu’elle parle. Nous ne sommes pas face à face. Nous ne sommes pas égales. Ça ressemble plutôt à un crush. Un truc à sens unique. Un peu grisant. Parfois malsain. Souvent autodestructeur. Elle ne me parle pas. J’ai juste l’immense privilège de pouvoir l’écouter. Le reste, ça se passe seulement dans ma tête. Elle, elle s’en fiche. Elle n’a pas écrit pour que je traduise.
Heureusement, sur le côté, on entend mieux. On peut voir la scène dans son ensemble. Ça laisse le temps d’apprendre. Le temps de comprendre. Ce n’est pas une interaction. Tant mieux. Je n’ai jamais compris les gens qui répondent à chaud. Si je n’ai pas assez de temps pour réfléchir, je ne sais pas dire quelque chose qui ne me fasse pas honte ensuite. Un bruit de grelot⁴. Mais peut-être que je réfléchis trop lentement.
Soyons honnêtes, s’abandonner, ce n’est pas quelque chose qu’on fait juste pour l’autre. Ce n’est pas désintéressé. On le fait parce qu’on aime la sensation de contrôle que ça procure. Ça nous laisse la place de profiter librement ou de juger silencieusement. On choisit chaque parcelle de ce qu’on donne. Sans doute pour limiter le risque qu’on nous prenne trop sans demander. On ne s’abandonne vraiment que dans un cadre qu’on accepte, un cadre qu’on contrôle. On s’abandonne avec en toile de fond notre passé, les bons souvenirs comme les mauvais. On garde une prise pour apaiser les blessures avec de nouvelles confiances. Les mettre à distance. Se recentrer. D’abord s’appartenir puis se donner. Se décentrer. Se laisser une chance de comprendre un peu ce qui se passe.
S’abandonner, c’est jouer un rôle. En donner une représentation. Un spectacle qui doit se dérouler dans des conditions qu’on a un minimum choisies. On se met en scène en mettant en scène les mots d’une autre. Ce n’est pas juste un rêve de gamine qui se prend pour une diva. Ce n’est pas toujours glorieux. Des fois, on joue mal. Mais au moins, nous, on peut le faire en pyjama.
S’abandonner, ça se travaille. Ce n’est pas si simple. Si on reste trop tendue, qu’on a l’esprit ailleurs ou pas assez confiance, ça peut tout faire foirer. La confiance, ça ne s’improvise pas. Ça se construit. Je ne serais pas capable de traduire n’importe quel texte. J’ai trop besoin d’avoir confiance. Je ne sais pas comment m’y prendre sinon. Je ne saurais pas traduire des gens qui me font peur ou qui me voudraient du mal. Bien que ça m’arrive aussi de faire semblant. De donner le change. Quand je n’ai pas le choix ou que j’ai autre chose à y gagner. Mais sincèrement, ça se voit.
S’abandonner, ça se travaille. Lâcher ses réflexes, ses certitudes, ses réticences, ses habitudes, ses références. Se laisser trainer dans des endroits où on ne serait jamais allée autrement. Le faire avec plaisir parce qu’elle me bouleverse. Parce qu’à chacun de ses mots, c’est un monde qui s’ouvre. Parce qu’elle sait quelque chose qu’elle veut bien partager. Parce qu’elle sait faire quelque chose qu’elle veut bien enseigner. Parce qu’elle dit quelque chose qui nous dérange. Parce que ses façons de dire ouvrent des portes et résonnent. Parce que je veux qu’elle m’imprègne.
Elle ne me parle pas, mais elle a fait le choix de ne pas m’interdire d’écouter. Ça ne me donne pas le droit de l’aborder pour autant. Mais ça me permet de me coucher moins bête.
S’abandonner, ce n’est pas être passive. C’est solliciter⁵ le texte. L’interpeller. Le guider aussi parfois. Lui révéler ses angles morts. Lui raconter les destinations possibles. Lui demander de s’expliquer. Lui montrer là où il se perd. Lui indiquer ce qu’il n’avait pas imaginé. L’inviter à réfléchir encore. Mais c’est lui demander tout ça en l’ayant d’abord fait soi-même.
S’abandonner, ce n’est pas s’effacer. On peut toujours essayer, mais bien souvent, les autres nous rappellent qu’on dépasse. S’abandonner, c’est prendre conscience de l’endroit où on se trouve et des morceaux qui dépassent. Puis choisir ensuite là où on se place. C’est s’autoriser un autre chemin que celui qui nous était tracé ou barré. C’est accepter parfois un peu d’aide pour y aller. Ce n’est pas laisser faire. C’est décider de se laisser faire. Reconnaitre qu’on sait au moins autant de choses qu’on en ignore. Et inversement.
S’abandonner, regarder les autres. Chercher à comprendre ce qu’els disent. Même quand ça ne résonne nulle part en nous. Aménager l’endroit où ça pourrait résonner plus tard. Permettre que ça résonne chez d’autres. Essayer de déchiffrer ce qui nous entoure. De comprendre le sens que ça pourrait avoir, plutôt que chercher à tout prix à lui en donner un. Proposer quelque chose. Sans s’attendre à ce que tout le monde en veuille. Et ne pas s’en offusquer.
S’abandonner, chercher des points communs sans ignorer les antagonismes et les séparations. Se donner les moyens de comprendre le commun pour pouvoir en construire davantage. Accepter les désaccords et les incompréhensions. Accepter parfois même une certaine fatalité. Juste assez pour se donner la force d’aller ailleurs et de continuer autrement. Briser le mythe de l’universel tout autant que celui de l’altérité. Accepter de chercher des questions. Se donner les moyens d’improviser au fur et à mesure qu’on avance⁶.
1 Gayatri Chakravorty Spivak, « The Politics of Translation », in Outside in the Teaching Machine, New York / Londres, Routledge, 1993, p. 183.
2 Ibid. (ma traduction).
3 Corinna Gepner, Traduire ou perdre pied, Lille, La Contre Allée, 2019.
4 Anne Sylvestre, « Les gens qui doutent », Comment je m’appelle, Barclay, 1977.
5 Spivak, art. cit., p. 183 (ma traduction).
6 Max Guevara [jouée par Jessica Alba], dans la série télévisée Dark Angel, de James Cameron, FOX, 2000–2002.
IMPROVISER
On conseille aux jeunes filles d’étudier les langues étrangères parce que la traduction est une occupation, éventuellement un métier, convenable pour une femme. Il y aurait naturellement beaucoup à dire sur cette assignation des femmes à la traduction. Mais c’est un début, une brèche dans les zones interdites⁷.
— Michelle Perrot (feat. Marielle Leroy)
— Tu fais quoi dans la vie ?
— Je fais de la traduction.
Je ne suis pas traductrice. Je fais juste de la traduction. C’est mon petit truc à moi. Ça me permet de répondre aux questions sans trop me mouiller. D’avoir quelque chose à dire aux repas de famille ou sur les sites de rencontre. Ça permet d’en dire un peu sans rentrer dans les détails parce qu’en réalité ça n’intéresse pas grand monde. Les gens veulent juste savoir si tu traduis des romans ou des notices d’aspirateur. Tant mieux. Je n’aime pas trop raconter ce que je fais.
Je traduis surtout des textes féministes, lesbiens, trans. Et ça, c’est tout de suite moins pratique à raconter dans les repas de famille.
D’abord, l’adolescence. La culture punk, les zines photocopiés et les chapitres piratés en brochures distribuées à prix libre via des « listes de distro » envoyées par courrier postal. On recevait des inventaires de brochures, zines, disques, CD et cassettes, et on renvoyait nos commandes en payant avec des timbres ou du cash bien planqué dans l’enveloppe. C’est comme ça que j’ai eu la chance de croiser assez tôt des extraits de textes de Colette Guillaumin, Monique Wittig, Angela Davis, Elena Gianini Belotti, Catherine Baker, Ulrike Meinhof… ainsi que des tracts, billets d’opinion et manifestes de militantes plus ou moins anonymes. Sur le moment, je n’ai pas compris grand-chose à l’impact que ça a eu sur moi. Mais je sais quels mots résonnaient déjà. Quand ça te retourne les entrailles, c’est rarement par hasard.
Dix-huit ans. J’arrive à la grande ville. Pour être honnête, elle n’était pas si grande