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Au pied du mur: Roman
Au pied du mur: Roman
Au pied du mur: Roman
Livre électronique187 pages2 heures

Au pied du mur: Roman

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À propos de ce livre électronique

Qui pour dire ce monde ? L’artiste ou le journaliste ? Justice et vérité, ou ventre plein ? Résignation ou résistance ? Tourner tristement en rond autour de son nombril, ou s’ouvrir généreusement à autrui ? La jeunesse a-t-elle tout à réinventer, ou les aïeux ont-ils tout transmis ? Dos courbé, ou torse bombé ? Qui est l’insensé ; celui s’aventurant dans la réflexion et l’introspection, à l’examen de sa conscience, ou le frivole n’ayant aucun temps pour son monde intérieur ? Qui plaindre ; les victimes préservant leur noblesse, ou les bourreaux qui s’avilissent ? Vivre avec courage, ou subsister avec angoisse ? Au pied du mur, c’est l’heure des choix, la croisée des chemins. Épreuve… Mais qui accepte de s’y retrouver, et refuse de se laisser intimider, peut sentir naître en son coeur un soleil éclatant.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Arabisant diplômé de l’Institut des Langues et Civilisations Orientales de Paris, Sébastien Deledicque a vécu quinze an­nées au Moyen-Orient ; dont un long séjour en Palestine. Après avoir été responsable du Centre Culturel Français d’Aden, consultant dans l’industrie pétrolière, puis secrétaire général de l’Institut français du Yémen, Sébastien Deledicque se consacre aujourd’hui à l’écriture littéraire.
LangueFrançais
Date de sortie18 juin 2021
ISBN9782889492381
Au pied du mur: Roman

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    Aperçu du livre

    Au pied du mur - Sebastien Deledicque

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    Sébastien Deledicque

    AU PIED DU MUR

    Du même auteur

    Sur mer et sur terre, Nouvelles

    5 Sens Editions, août 2020

    Au Yémen, Quelques pas vers la guerre, Nouvelles

    Éditions Annick Jubien, avril 2020

    Qat, honneur et volupté, Nouvelles

    Éditions Transboréal, octobre 2016

    Ils m’ont enfermé dans un cachot sans lumière,

    Provoquant en mon cœur un soleil éclatant.

    Mahmoud Darwich

    I

    1

    Ainsi, ce jeune assis en face de lui avait regardé la réalité, et (mais à la fin était-ce donc une fatalité de notre époque ?) l’avait confondue avec la vérité.

    Agacé, déçu, chancelant sous le poids de la pensée qu’il venait de grogner à part lui, Khaled Abd el Jabbar détourna son regard en un mouvement aussi vif que décidé. Accrochée dans un coin du café juste sous le plafond rongé d’humidité, la télévision diffusait un reportage relatant la signature des accords d’Oslo. Comme d’ordinaire, le son était coupé. L’air mécontent, Khaled conserva ses yeux grands ouverts fixés sur les images : à cet instant précis, une série de gros plans sur la poignée de main échangée entre Itzhak Rabin et Yasser Arafat dans les jardins de la Maison Blanche. Immobile, figé tel une statue, le vieux rédacteur en chef regardait, mais sans vraiment se soucier de voir. Son esprit luttait contre la sourde colère tempêtant en sa poitrine. Voyons, il en avait déjà rencontré de pareils collègues ! Assez pour connaître par avance tant ce qui les rendait si fébriles que ce que lui devait répondre. Aussi, la lamentable ironie, l’amertume dans les propos, il les avait déjà entendus ! Combien de fois par semaine ces mots précisément, ou d’autres, assemblés avec aisance, prononcés à la va-vite, comme on éjecte un crachat, venaient-ils heurter ses tympans ? ! Cinq… dix fois par semaine ? Davantage encore ? Aussi, tellement mise à l’épreuve, sa patience avait fini par devenir son meilleur allié, celui qui sauvegardait la paix de son âme, et par là même la lucidité de son esprit. Et pourtant, malgré cette heureuse ressource… Eh bien, non… La glaciale ironie qu’il venait d’entendre ? Des phrases lui restant en travers de la gorge :

    « C’est trop confus… Que voulez-vous ? Votre conflit là, on n’y voit pas plus clair qu’à travers le béton du mur. »

    En dépit de la sympathie qu’il ressentait pour le jeune homme les ayant prononcées, ces dernières sentences avaient instantanément blessé le vieux rédacteur en chef palestinien. Amèrement blessé. Il détourna derechef son regard, cette fois-ci d’un mouvement imperceptible. Au bas de l’écran, des dépêches de dernière minute défilaient en bande, tel un long cortège un peu trop pressé d’enterrer ses morts. Des noms de nouveaux martyrs succédaient aux annonces d’arrestations, aux noms de lieux bombardés et aux déclarations de leaders politiques. Ce court instant se révéla pénible. Davantage encore que les images. Simples mais obstinées, les phrases n’étaient pas tant lues que subies. Khaled s’en détourna également. Sitôt son visage revenu dans l’axe de son corps, ses mains se mirent à en frotter la peau ridée avec une énergie rageuse, particulièrement désappropriée lorsque ses deux index s’acharnèrent sur l’orbite de ses yeux clos. Après avoir laissé s’effondrer des avant-bras las sur la table, Khaled se redressa jusqu’à poser le haut de son corps sur le dossier en fer de la chaise. Tant cette vision le décevait, ce ne fut que d’un regard mi-clos qu’il considéra l’Européen assis juste en face de lui ; proche, distant. À son tour, Jürgen courbait le haut de son corps en direction du téléviseur. L’expression d’autosatisfaction dessinée sur son visage depuis un bon moment se compliquait à présent d’une froide assurance, comme si un heureux hasard venait d’afficher sur l’écran une confirmation à ses propos cyniques. Sûrement, songea Khaled avec un regain d’énergie, une ou deux répliques pouvaient être formulées. Enfin, il devait bien y avoir quelque chose à rétorquer au jeune journaliste. Ou plutôt, oui, ce qu’il aurait fallu, c’était le saisir par les épaules, secouer ses doutes, bâillonner sa raison polluée et le toucher là où il pouvait comprendre, là où il devait comprendre – directement au cœur : « Ne tombe pas là-dedans, mon ami ! Non, la vie n’est pas si complexe, ambigüe, ou tordue, ou… insensée. La vie n’est pas cette confusion ! Au contraire, mon ami ! »

    Ou sinon, peut-être fallait-il se dresser droit devant le jeune homme, en une impulsion de vie, comme pour répondre à une insulte, et lui asséner une très rude gifle en pleine face ; coup à agrémenter d’un piquant : « Mais te rends-tu compte des mots que tu viens de prononcer ? Une honte… » D’ailleurs, le vieux rédacteur en chef palestinien avait l’âge d’être le père du jeune journaliste allemand.

    Rouvrant tout à fait ses yeux, Khaled balaya ses pensées pour s’en remettre à un constat dont la clarté lui convenait davantage : non ! en vérité, il ne se voyait guère enlacer l’Européen assis en face de lui, et encore moins le supplier d’ouvrir les yeux. De tels propos, froids et amers, cruels, pour l’heure seul un silence devait leur répondre. Un long et franc silence, clairement désapprobateur.

    « Nous ne suivons pas le même chemin, voilà tout. Et la direction que tu prends ne m’intéresse pas » conclut Khaled à part lui en fixant avec calme son interlocuteur.

    Le corps de Khaled se relâcha subitement, puis, une fois détaché du jeune Allemand son regard retrouva sa fraîcheur originelle. La candeur intelligente, rieuse et bienveillante, des yeux d’un vieil homme qui après avoir déjà dû franchir une longue distance sur le sentier d’une vie cernée de violence continue sa marche d’un pas serein, comme flottant par-dessus les difficultés tel un nuage par-dessus des sommets acérés. Certes la courte conversation dont il s’était fait un plaisir par avance avait ainsi fini par le heurter de la pire des façons, mais il s’en remettrait. Et puis, juste là, sous ses yeux, la vie familière – toujours aussi chaude et douce qu’une cuillère de miel – ne l’entourait-elle pas ? Et n’était-ce pas là la plus simple et la plus délectable démonstration de l’évidence qui échappait à la compréhension du jeune journaliste allemand ? Aux yeux de Khaled, chaque élément composant la salle du café le criait : comment ? ! Mais comment donc confondre la réalité de ce que l’on voit avec la vérité de ce que l’on voit ? ! Comment confondre le monde avec la vie ? ! Encore que, finit par concéder Khaled avec amusement, vu depuis cette table (presque comme un étranger), identique en tout point à une multitude d’autres cafés dispersés dans cette partie de Jérusalem – tables et chaises rafistolées, murs dépeints habillés d’affiches rendant hommage à la résistance des shabâb lanceurs de pierres et du Raïs al Mounâdil Yasser Arafat, verres de thé sur les tables… – considéré à la va-vite, à cette heure du petit matin, au fond le café Al Qods pouvait apparaître comme un endroit insignifiant. Un banal petit café n’attirant que deux types de clients. Au fond de la salle, de vagues effluves de tabac enfumaient la place des vieux du quartier. Comme tous les matins, ceux-ci conservaient la part la plus cruciale de leur intérêt pour les plateaux de dominos, de backgammon, d’échecs ou autres jeux de cartes. Rien au monde visiblement ne pouvait les en détourner. Tout juste parfois s’en trouvait-il un dont la main devait être sans espoir dans la partie en cours pour relever un visage distrait en direction du poste de télévision.

    Un sourire discret se dessina sur les lèvres de Khaled.

    Plusieurs années auparavant, il y avait eu ces journées historiques, se souvenait-il, au cours desquelles nul jeu n’avait animé la salle du café. Les jours suivants l’installation du poste de télévision, l’ensemble des regards s’étaient dirigés vers la boite sombre, son flot d’informations et son kaléidoscope d’images. Les chants patriotiques, les « avancées » politiques (les clients du café prononçaient tous ce mot avec défiance), les récits héroïques de la résistance, les images de la terre adorée et les discours enflammés avaient un temps retenu l’attention. Un temps seulement. De fait, après avoir embrassé la télévision avec enthousiasme, les regards ridés s’en étaient détournés, avec dégoût. En somme, deux semaines d’informations, d’images patriotiques et de discours avaient suffi. Une poignée d’heures. Fidèles, les plateaux de jeu avaient patienté. Et les vieux étaient revenus à eux, avec soulagement. Au contraire de la boite agitée, les plateaux de jeu patinés par les ans, eux, apportaient chaque jour de la nouveauté. Ainsi que des vérités. Saines, car simples et tangibles.

    L’insistance du regard de Khaled avait provoqué une amicale agitation parmi les joueurs. Il échangea quelques clins d’œil, esquissa quelques signes de la main, répliqua avec plaisir à quelques bons mots adressés de loin, puis reporta son attention vers le second type de clients. Calme et plus silencieuse encore que les vieux dont les cris de joie ou d’indignation résonnaient par moments dans la petite salle, une armée de jeunes chômeurs laissait s’écouler un temps long, inutile et monotone, le cou tordu en l’air à suivre le défilé d’images proposé par la télévision, en silence, même les flashs spéciaux ayant fini par les laisser amorphes. D’heure en heure, ils patientaient côte à côte. Assis sur des chaises inconfortables. Leurs jambes croisées. S’offraient selon leurs moyens du jour des verres de thé ou de café, ou juste quelques sourires. Au vrai, ceux-ci n’étaient pas tant des clients que des gosses du quartier qui, ayant grandi, au lieu de jouer au ballon dans la rue occupaient les chaises disponibles. Autour de la table la plus proche, vide de consommations, de grands gaillards revêtus de copies de maillots des plus célèbres clubs de foot européens commentaient avec entrain le match de la veille. Khaled leur lança un avis provocateur. Trois jeunes répondirent par de francs et fraternels sourires, avant de reprendre leur discussion passionnée. Jusque-là à peine esquissé du bout des lèvres, le sourire de Khaled s’épanouissait à mesure que son regard se baladait sur les clients du café. Un sentiment familier se ranima en lui, emplissant son corps de satisfaction, de reconnaissance et de fierté. Et à travers le prisme de ce sentiment d’intime complicité, une pensée inédite et claire se formula en son esprit, prenant le vieil homme par surprise : au fond, comme elle était pudique la complexité de son bout d’orient… !

    2

    Khaled Abd el Jabbar jeta un rapide coup d’œil à Jürgen, avant de baisser son regard sur la table. Au fond du verre, une infime quantité d’un liquide rouge translucide. Pas assez pour une gorgée. Tiens par exemple, s’interrogea le vieil homme à part lui, perplexe, ses doigts gourds enserrant le verre, ce sentiment par exemple, « qu’elle soit si pudique la complexité de son bout d’Orient », fallait-il le formuler au jeune Allemand ? Ou encore… Que si ce bout d’Orient, cette infime partie d’humanité considérait parfois les chaussures toutes neuves du voisin avec – en apparence – des yeux brillants d’admiration, en vérité, elle ne les échangerait jamais contre ses propres vieilles sandales. Pour démodées et primitives qu’elles puissent paraître au voisin, c’étaient de telles babouches, en leur simplicité même, qui pouvaient vous permettre de marcher d’un pas droit et confiant sur le chaotique sentier de la vie. Ou encore, dire : qu’en l’espace d’un vol d’à peine quatre heures, le temps d’un plateau-repas et d’une courte sieste, du haut de ses trente ans, lui, jeune journaliste allemand, avait rejoint un peuple patient dont chaque paire d’yeux, ou presque, bien que lucidement fixée sur les misères quotidiennes, regardait en fait vers le haut, avec gratitude. Ou surtout que, venant d’un territoire se proclamant patrie de la raison, d’où on considérait trop souvent un bon tiers de l’humanité comme un enfant peut regarder des insectes se débattre dans la poussière, d’un air supérieur, il ne s’était certes pas engagé dans une partie aisée… Tant qu’il resterait là-haut, comme un spectateur extérieur penché au-dessus d’un problème, tant qu’il n’aurait pas conscience de jouer un rôle majeur, il n’y comprendrait rien. Pire, il finirait aspiré par le vaste tourbillon infernal, tiré vers le bas, comme tant d’autres avant lui.

    Ces intuitions, et bien d’autres encore, fallait-il les communiquer ?

    Le vieux rédacteur en chef en était là de ses réflexions lorsque le jeune Allemand reprit soudainement la parole ; Khaled releva son regard, interloqué. Prononcées avec conviction, ces paroles-ci semblaient sincères :

    « À vrai dire… Je ne sais plus ! »

    Quelques minutes auparavant les propos du journaliste allemand suintaient le cynisme, l’amertume et l’ironie. Désormais, ceci avait disparu. Sous un long et dense silence, dos voûté, tête basse, ses avant-bras posés sur la table soutenants avec peine le poids du haut de son corps, Jürgen paraissait tout à fait accablé – un citadin égaré dans des marécages par trop profonds, par trop obscurs, sans issue. Khaled, lui, les bras croisés et toujours adossé à sa chaise, le haut du corps légèrement penché en arrière, soutenait d’un air impassible le regard navré du jeune homme. Le corps de Khaled s’épanouissait, s’ouvrait à la vie, sans sembler avoir besoin de défense, celui de Jürgen tendait à la fermeture, à la crispation, comme s’il cherchait à se rétrécir le plus possible.

    Un nouveau silence s’étendit.

    Aux yeux du vieil homme c’était une belle matinée, lumineuse. Un matin potentiellement joyeux en somme. Il sourit gentiment. Avec cette gaieté légère qu’offre l’innocence. Le contraste entre l’obscur regard de Jürgen et le climat d’un jour qui n’en était qu’à son début s’avérait saisissant.

    Pour sûr, il faisait clair, très clair même, dans cette salle de café. Certains recoins, vers le fond, bien sûr baignaient dans un demi-jour, mais enfin, les grandes baies vitrées séparant la salle de la rue laissaient entrer bien assez de cette douce lumière ayant pour tâche de réveiller le monde. D’ailleurs, des rayons d’un jaune très intense se glissaient à l’intérieur, afin de se promener sur les tables, les chaises, les murs. Le jeune Allemand lui-même, sans qu’il s’en aperçût ou s’en doutât,

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