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Le Vingt-Quatrième Hiver: Roman
Le Vingt-Quatrième Hiver: Roman
Le Vingt-Quatrième Hiver: Roman
Livre électronique712 pages12 heures

Le Vingt-Quatrième Hiver: Roman

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À propos de ce livre électronique

Une saison qui s'annonce aussi froide que torride.

Ni jeune ni vieux, ni sage ni fou, ni ange ni démon, ni héros ni antihéros, Grouilla, le protagoniste de ce roman, est à l’image de la ville d’Amaken (« lieux » en arabe) où cette histoire se déroule tout au long d’une saison qui s’annonce aussi froide que torride.
Espace-temps d’un printemps survenu en plein hiver, tout comme les révolutions arabes, qui n’a de cesse de se chercher, développant le roman… mais aussi la fable et l’épopée d’une partie à découvrir du monde arabe-méditerranéen.

Plongez dans l'épopée d'une partie à découvrir du monde arabe-méditerranéen.

EXTRAIT

Latrech se lance derrière Ghouila. Il veut dissiper le malentendu, mais avant, il a encore une question qui lui brûle le bout de la langue. Il fait l’effort de réduire la distance qui le sépare de son ami. Impuissant et dépité par son propre sentiment et l’indifférence de Ghouila, il lève la main et hèle ce dernier : « Hé ! Attends… », crie-t-il, la gorge nouée par l’effort et le râle de la remontrance. Ghouila a compris que son acolyte a des droits, comme le gamin. Il aspire à un besoin, le droit de s’exprimer. Il a peut-être envie de clarifier les choses avant de continuer. Il réduit sa cadence concédant au poursuivant le temps de le rattraper. Latrech cherche à mieux respirer, à reprendre son souffle et à être au mieux pour bien affronter son compère.
« Dis-moi ! Pourquoi tu n’écoutes jamais quand on essaie de te parler de choses qui tiennent à cœur ? lui demande-t-il, l’air piteux.
Quoi ? Qu’y a-t-il ? T’es malade ! à la maison ! s’exclame-t-il, laminaire
Le garçon aussi, l’a dit ! expire-t-il, encore plus affligé. Il ajoute devant le silence interrogatif de Ghouila : … Le gamin, a-t-il dit vrai ?
Quoi ? s’insurge Ghouila, plutôt ennuyé.
Les maudits symptômes… ? Sont-ils si évidents que ça ? » supplie Latrech les yeux presque larmoyants et la voix mendiante.

A PROPOS DE L'AUTEUR

Né à M’Saken à la fin des années 40, Med Ridha Ben Hamouda, est ingénieur de formation. Ecrivain à ses heures de loisir, il est l’auteur de Zitoyen! ou la génération nomade, paru chez Sud Editions et lauréat du « prix Comar du premier roman » en 2012.
LangueFrançais
ÉditeurNirvana
Date de sortie29 juin 2018
ISBN9789938940480
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    Aperçu du livre

    Le Vingt-Quatrième Hiver - Med Ridha Ben Hamouda

    Med Ridha BEN HAMOUDA

    LE VINGT-QUATRIÈME HIVER

    (Roman)

    « Ce silence, il y a vingt ans qu’on l’attend. Vingt ans, c’est long. Plus long que cinq, sept, dix, treize ans. Plus long que cinquante, soixante, deux cents ans. Plus long qu’un instant, plus long qu’un siècle. Ces vingt ans sont longs. Ils ne passaient pas. On aurait dit même que le temps reculait. Vingt ans de cauchemar. Nous étions des jeunes gens, de bons garçons. Nous avons eu des cheveux gris, perdu des dents, pris des rides, nous sommes devenus lâches, mauvais. […] Nous étions propres, tout propres, nous sommes sortis couverts de taches, graisseux, immondes. Comment pouvions-nous croire en quelque chose ? À quelqu’un ? Nous étions comme des gamins qui voient entrer leur mère dans un bordel. Pourtant nous ne sommes pas avilis, nous ne nous sommes pas désespérés. Nous avons attendu, travaillé, nous avons reconstruit peu à peu nos illusions. Nous avons attendu. Nous nous sommes habitués aux abus de pouvoir, aux lâchetés, aux flatteries. Nous nous sommes moqués du Grand Imbécile ! » 

    Curzio Malaparte, Muss suivi de Le Grand Imbécile, traduit de l’italien par Carole Cavallera, préface de Francesco Perfetti, Paris, La Table Ronde, coll. « Quai Voltaire », mars 2012.  

    Chapitre I

    Cet hiver exceptionnel a consacré cet homme singulier, Ghouila !

    Duo, tandem ou faux jumeau ? Le premier, a-t-il révélé le deuxième… ?

    Un hiver est toujours étrange en soi, Ghouila l’est aussi.  

    N’est-ce pas qu’un hiver est la seule saison de l’année qui chevauche allègrement deux années successives… ? L’homme dont il est question ici chevauche deux saisons, lui aussi, sa vie et celle de sa ville, Amaken, avec une légèreté aussi déconcertante. 

    Cet homme est d’un paradoxe décapant. Il est le voisin et l’étranger, l’accessible et l’étrange, l’ami et le rival, le défenseur et le bourreau… Mais jamais l’ennemi !

    *

    Oueld-Lénine, alias Si Mahmoud, a une façon bien singulière d’envoyer sa tirade savamment arrangée. Il suffit que l’une de ses nombreuses connaissances de la ville l’arrête dans la rue pour lui demander son avis ou ses impressions sur les propos entendus le jour même de la bouche de ce phénomène, le cas unique, l’homme fantasque, son voisin. La rencontre de coïncidence se plante devant lui, et attend une parole éclairée, après lui avoir rapporté un fait loufoque ou une parole burlesque du cru de cet homme plaisamment cruel, que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier de providentiel malgré son effronterie vivifiante pour les uns, et souvent agaçante aux yeux des esprits bien ordonnés. 

    À monsieur-tout-le-monde, Oueld-Lénine répond par un sourire ou un mot aimable et énigmatique. Aux autres, les gens du savoir et de la culture, il clame sa tirade d’une voix chaude : « Mon ami Camus a écrit une fois, annonce-t-il pompeusement : … Je suis attiré par cette créature tout d’une pièce…» ! Par ces mots très recherchés, Oueld-Lénine signifie avec une conviction appuyée et jamais érodée la consécration définitive et la nécessité absolue de ce bonhomme singulier pour la communauté de sa ville. Il clame sa tirade avec emphase, solennité voire une certaine éloquence théâtrale.

    Il n’a jamais jugé utile d’expliquer ou de commenter en aucune occasion la citation en question à  son  auditoire dont la taille et la composition varient forcément selon le lieu et le moment. Son public se constitue au gré des réunions entre copains, dans les cafés ou à l’occasion du rassemblement quotidien habituel, à l’angle de la minuscule place de poche, qui s’apparente plutôt à un dérisoire patio en pleine rue, qui gonfle, tel un jabot, l’artère principale du quartier. L’angle de réunion, véritable creuset, se prolonge par une impasse, tortueuse telle une queue de têtard. 

    Mais, la préférence de Oueld-Lénine va vers l’un de ces endroits pittoresques et très singuliers, vers l’une de ces nombreuses échoppes qui jalonnent les quartiers de la ville, là où les rassemblements entre hommes ont lieu. À chaque échoppe ses habitués. Ces derniers se réunissent à toute heure de la journée  pour leurs palabres et pour passer le temps. Mais les veillées nocturnes sont les plus particulières, elles dégagent un charme étonnamment romanesque. Ces rencontres entre voisins, parents et amis, rappellent sans conteste les traditionnelles réunions tribales ancrées depuis les temps les plus reculés dans les us et coutumes des communautés humaines. Ce sont les vestiges persistants d’une ancienne coutume régalienne où l’espace et l’homme font corps, où tout se dit, où le pouvoir – rudimentaire aux âges reculés ou plus élaboré par suite de l’évolution humaine – s’exprimait dans toute sa puissance.

    Les gens d’âge mûr – mais  certains jeunes aussi – trouvent dans ces espaces réduits une certaine complicité conviviale qu’aucun autre endroit ne peut procurer. La condition sociale des gens importe peu. Certains hommes font même partie de la classe distinguée par leur savoir et leur culture ou par leur bonne fortune. Les différences sont rarement remarquées, elles ne sont jamais ostentatoires, elles s’effacent au seuil de ces lieux de rencontre. 

    Il est en effet question, ici, d’un microcosme du peuple de la ville. Il a pris l’habitude de se réunir souvent pendant de longues veillées nocturnes dans l’échoppe de l’homme objet de cette effervescence oratoire entre Oueld-Lénine, alias Si Mahmoud, ses amis et ses connaissances.

    Pour revenir à l’auditoire de Oueld-Lénine, il devient vite évident, quand on connaît ce dernier, que son public est pluriel étant donné que l’homme a une fréquentation assidue de plusieurs cafés de la ville. Ses connaissances et ses amitiés dans ces établissements où règne le farniente sont des plus variées. Son auditoire change donc selon les lois du pur hasard. Celui-ci dépend des aléas du jour et du temps, de l’espace et de la simple fortune des rassemblements dictés par l’oisiveté imposée à une jeunesse sans travail ni occupation utiles. Il est souvent nourri par l’assiduité lunatique de retraités désœuvrés, et par d’autres citoyens aussi, ceux qui sont affairés les jours de leur labeur et oisifs pendant le week-end et leurs jours chômés. 

    Oueld-Lénine, alias Si Mahmoud, trouve un plaisir incommensurable quand il va rejoindre ce public composé de jeunes désœuvrés et d’hommes appartenant aux différentes couches sociales de la ville. « Je me colle au bon peuple, le vrai, celui qui compte ! », disait-il avec une certaine fierté. Cette façon de voir n’est autre qu’une manière d’exprimer sa félicité de se sentir compter parmi les enfants de sa communauté. Par le mot peuple, il entend les gens qui lui procurent ce sentiment d’attachement diffus mais rassurant. Il exprime ainsi, à sa façon, son impression d’appartenance à ses semblables. Il se réconforte par cette métaphore propre à son imaginaire, toujours prononcée dans un souffle non réfléchi. Elle est l’image de son addiction à son humanité. 

    Il ne serait pas vain de relever ici, avant d’aller plus loin, que Oueld-Lénine commet un invraisemblable impair en se permettant de la manière la plus surprenante, et du plus décapant naturel, deux distorsions, et ce, coup sur coup, en s’attribuant l’amitié du grand romancier oranais – irréelle aux yeux de ses amis –, et en déformant la citation de celui-là même qu’il désigne abusivement – et unilatéralement – comme son ami, Camus ayant plutôt écrit dans La Chute : « Je suis attiré par ces créatures tout d’une pièce » ! Aucun  argument ni aucune objection  n’a pu convaincre Si Mahmoud de l’abus de son assertion. « Tu sombres dans l’absurde ! », lui rappelle à chaque fois Khaled, le diplômé-chômeur – qui est devenu à force de promesses chimériques et d’attente fastidieuse, chômeur-diplômé –, s’amusant ainsi de l’insinuation en jouant sur le double sens du mot – intronisé courant intellectuel ! Ce à quoi Oueld-Lénine, alias Si Mahmoud, rétorque solennel et sans hésitation – il arrive même de percevoir parfois une imperceptible vibration dans la voix due à une émotion sincère – : « Nul être humain digne de ce nom ne peut s’en soustraire ! »

    Il a l’intime conviction que si l’absurde est une posture intellectuelle, il est aussi, et surtout, un état d’âme sans fioriture ni excès. 

    C’est que, d’après Si Mahmoud, la vérité ne peut émaner que des écrits de son illustre Ami… Il concède quand même, la mort dans l’âme, que la source vitale est déjà tarie, hélas ! Le décès prématuré et imprévu de l’Homme était un projet surprise dans la vie de l’écrivain et un invité désagréable dans la marche triomphale de l’humanité. Mais, il considère aussi que l’œuvre est éternelle quoique orpheline de son Maître… Oueld-Lénine croit dur comme fer que les héritiers dignes de ce nom sauront étoffer la voie du Grand-Homme. C’est qu’ils ont l’exemple des sages de la Chine antique et de ce qu’ils avaient réalisé pour l’œuvre de Confucius.  

    « La Mort a assassiné mon Ami… Soit ! Seulement, elle ne pourra vaincre éternellement ! »,  ressasse-t-il  insatiablement et tout dépité… 

    Cette amitié, même si elle n’a jamais été avérée, est unilatéralement décrétée, irrévocable et définitive ! Aussi en a-t-il été décidé depuis le premier instant où le jeune adolescent avait ouvert le premier livre du grand auteur. Un petit roman réédité dans une collection de poche lui a été offert quelques décades plus tôt en récompense de ses bons résultats scolaires, à la fin de sa quatrième ou peut-être cinquième année de lycée… Il a passé les vacances de cet été-là à lire et relire le petit livre. Il a même cherché à faire plus ample connaissance avec son nouvel Ami. Il est allé quémander à sa grand-mère le prix d’un aller-retour pour la grande ville voisine. À l’époque (et probablement aujourd’hui aussi), la bibliothèque y était mieux dotée que celle – embryonnaire – de sa propre ville, Amaken. À deux ou trois autres occasions, cet été-là, il avait fait le trajet, d’une dizaine de kilomètres, à pied, juste pour s’informer sur la vie et l’œuvre de son nouvel et immense Ami.  

    Il n’a pas hésité à braver les usages coutumiers en récitant la Fatiha pour la paix de l’âme de son Ami, en silence le soir, dans la solitude de son lit, le jour où il a su qu’il avait trouvé la mort dans un accident de voiture. N’était-il pas Algérien et frère de sang ? « Une perte prématurée », affirmait-il, peiné… « Des hommes pareils ne naissent pas tous les jours quand même ! » se disait, révolté, le jeune adolescent qu’il était. Son jeune esprit rebelle n’arrivait pas à comprendre certaines cruautés de la vie. Il lui arrivait de se demander pourquoi cette dernière ne prendrait pas à la place quelques autres personnes qui n’offraient rien à l’Humanité… Mais honteux, il s’efforçait de chasser ces idées impies de son esprit… 

    Après la première lecture de ce premier roman, il s’était quand même longuement demandé – des années durant – si la Vie savait réellement comment diriger le monde. Il s’est même demandé pour quelles raisons les meilleurs des hommes s’en vont toujours plus tôt… En se disant cela, il pensait aussi à son père qui est mort « encore jeune, à la force de l’âge ! », comme on ne se lassait pas de le répéter dans la famille et la parentèle…

    Ce n’est pas faute de preuves que ses amis ont abandonné la bataille. Pourtant, ces  défenseurs  de  l’évident  ont  un  argument  irréfutable. Et  pour cause… Les deux hommes n’ont en commun qu’une minuscule ouverture dans « l’éventail » de leur existence, les quatre chiffres d’une même année… Celle-là même, qui a vu la mort de l’aîné, a enregistré l’arrivée dans ce bas monde de cet improbable ami, l’intime autoproclamé…  

    Rien à faire, aucun argument n’a servi à ouvrir la brèche. Oueld-Lénine, alias Si Mahmoud, a fini par avoir ses détracteurs à l’usure. 

    Ami, il est – même abusivement auto-désigné –, Ami, il demeurera ! 

    Tout le monde a fini par comprendre que ce cher Oueld-Lénine pense, même s’il ne l’a jamais avoué, que ce voisin énigmatique est sorti tout droit – une émanation même – de l’un des romans de son Ami. Il désigne cet homme à sa façon, d’une manière très originale, et voit en ce fils de son quartier l’enfant le plus authentique de sa ville, Amaken. 

    « Il est d’une espèce exceptionnelle, dit-il avant de développer dans une tirade énigmatique : une tierce-âme – un individu essentiel mais recalé aux yeux des esprits obtus ! Il ne fait donc pas partie des deux autres espèces très communément désignées d’utiles et de futiles ! »

    Arguments et contre-arguments constituent un moment d’enchantement pour Si ‘Amor quand il lui arrive d’assister – à l’occasion de ses rares visites au pays – à l’une de ces joutes oratoires entre ces copains querelleurs où le nom de Camus est maladroitement affilié à celui de cet homme paradoxal, l’hôte de tous ceux qui veulent bien accepter et son amitié et son sale caractère. 

    Les deux noms, donc, s’entremêlent parfois avec des mots alambiqués, dans des débats tronqués et autres récits des petits faits et méfaits survenus dans le cours banal du quartier, surtout, mais de la ville aussi. Les sujets de discorde ne manquent jamais. Ils peuvent porter sur tout et n’importe quoi… L’acheminement primordial de tout sujet objet d’un débat doit aboutir à un objectif dont la seule genèse n’est autre que la polémique, laquelle polémique doit mener de préférence vers une plaisante discorde fratricide. 

    Si ‘Amor adopte dans ces moments une posture de neutralité : il se ramasse dans le vieux fauteuil, la joue appuyée contre la paume de la main droite dressée et le coude calé à l’angle du dos et de l’accoudoir du siège. S’étant interdit de s’immiscer dans l’échange, il laisse faire, préférant observer et écouter. Il lui est arrivé de le provoquer, mais jamais de l’alimenter… 

    Il savait que le sujet a été savamment bricolé, il est prêt à rebondir, tel un guetteur féroce, à la moindre incitation. Le plat mijote sans discontinuer sur un feu langoureux, toujours prêt à être servi au premier signe… Alors, Si ‘Amor se plie, amusé, aux règles subtiles du jeu. Il préfère se cantonner dans son rôle d’invité courtois, neutre et affable. Il sait que le festin s’annoncera de la manière la plus naturelle. Si ‘Amor se sent flatté quand des fois il s’aperçoit que la thèse a été sciemment invoquée par l’un des présents juste pour lui faire plaisir. Tout le monde savait que ce dernier aime écouter en spectateur attentif ces querelles sans nom. Il se délecte, enchanté, d’une volupté unique qu’il ne peut retrouver nulle part ailleurs. 

    Il affectionne tout particulièrement les épisodes d’agrément où le nom de son hôte est décrété sortir directement d’un roman jamais écrit  – malheureusement – par le grand auteur… Il note amusé, comment les « débats » sont curieusement déclenchés par l’usage d’une citation empruntée à un grand romancier et rafistolée sur mesure pour un homme, unique dans son genre, certes, mais, somme toute, ordinaire. 

    Si ’Amor se demande, dans ces moments de plénitude innocente, pour quelle raison cet homme-radeau n’ira jamais côtoyer les immenses navires, ni sur les rivages de leurs ancrages aux mille feux scintillants, ni dans les océans géants…  

    «  À sa mort, il  ne léguera ni œuvre ni fortune ! », soupire-t-il méditatif…

    Chapitre II

    Les villes ont cela de commun, elles ne sont pas que lumière, elles ont besoin de souffler. Le « trop-de-labeur », les charges, la lassitude, les soucis ou le manque de projet, épuisent leurs énergies. Elles ne peuvent échapper à leurs angoisses et elles subissent le fardeau de l’ennui et celui de leurs misères. Elles vivent et elles souffrent de la fortune et de l’infortune des êtres qui ont élu domicile en leur sein. Elles aspirent alors, comme tout corps agissant au bien-être et à la joie, à un besoin vital pour se régénérer… 

    Une escapade est salutaire – même brève et mentale – à l’écart d’une existence harassante… Engendrer son propre mythe exprime un clin d’œil à l’hymne de la vie et offre une bouffée d’air pur à une population qui ne cherche qu’à oublier. Le mythe peut être vivant. Chargé de tous les fantasmes de la ville, il est destiné à tenir les rênes de quelques petites évasions quotidiennes. Les villes épousent rarement le monde rêvé ou souhaité de ses locataires. Mais l’esprit humain n’abdique jamais, il sait trouver le remède : un pied de nez à l’austérité grincheuse du train-train lassant !

    La Cité sait inventer ses mythes, ses héros éphémères et ses pantins. 

    Les enfants d’une ville ne sont autres que son propre corps, ils sont alors ses organes, son âme et son esprit. Ils rêvent pour elle, ils fantasment pour elle et ils trouvent et désignent, par le jeu du besoin et du nécessaire, l’âme prodige, souvent la plus inattendue, par qui elle prend langue – la plus fourchue de toutes… 

    L’enfant inné, ingénieux, ne quitte jamais la charpente originelle, même quand celle-ci devient plus tard, à l’âge adulte, d’apparence imposante. Le chérubin impétueux se niche au tréfonds de son être. Son vécu perpétuel ne quitte jamais sa sphère de l’idéal et des songes. Il assume, avec pudeur et discrétion, son rôle originel : dérober la vraie réalité quotidienne. L’espiègle est prompt à répondre au besoin d’évasion de l’adulte accablé dans lequel il existe. Il est celui qui engage l’homme qu’il est devenu à quitter sa carcasse rigide, le temps d’un instant, pour oublier sa piètre condition, évacuer ses angoisses et calmer ses fantasmes. Une image créée n’est autre qu’un appel à la douceur d’une idée clémente – elle est maternelle !

    L’enfant intime, l’ange libéré, se charge ainsi d’assouvir, à l’endroit de son vieux jumeau, par un subtil jeu de substitution, un désir jamais abouti ou une frustration jamais apaisée. 

    Les âmes capricieuses aiment vivre avec leurs illusions, et assouvir leurs nécessités consiste à se projeter sur l’image des audacieux… 

    L’homme dont il est question dans cette épopée est sorti directement des entrailles de sa Cité… Il est à mi-chemin entre le mythe et la réalité. Toutes les villes ont immanquablement connu, au cours de leur existence, ce genre de personnage. Il est loin d’être le saint homme chez qui les femmes accablées, les faibles et les naïfs courent trouver les artifices et autres subterfuges pour calmer leurs angoisses et juguler leur impuissance. Il n’est pas non plus l’homme puissant qui impose son aura et sa véhémence, et dont la parole a force de loi. Comble du paradoxe, le drille n’a aucune fortune, il est même désargenté. Il doit gagner sa vie à la sueur de son front, mais souvent aussi grâce à sa roublardise et une terrifiante malice consacrée, entre autres, au service de ses petites combines pas souvent innocentes. 

    Quant à son commerce avec la chose du savoir, son crédit est loin du compte. Il ne peut se prévaloir d’aucune appartenance au monde de l’instruction. Il a juste fréquenté, pendant deux malheureuses années scolaires – sans assiduité notoire –, la vieille école de la ville, construite au début de la parenthèse coloniale. Toutefois, l’homme s’est épris du « savoir » depuis quelque temps, comme ça, sans que personne n’ait rien compris à ses raisons ni à ses motivations. On n’a jamais pu connaître non plus la voie pédagogique empruntée par l’énergumène dans son émérite apprentissage. On le soupçonne néanmoins, en le surprenant à marmonner des mots inintelligibles, de procéder par un acte préliminaire, l’interception d’une idée ou d’une phrase entendue au gré du hasard, de la bouche de ces nombreuses personnes qui fréquentent sa singulière tanière transformée en cour truculente. Il passe par la suite un temps infini à ruminer mentalement l’extrait pour l’incruster dans sa mémoire. Un procédé pareil peut bien expliquer les difformités et les imperfections constatées au moment de leur usage… En tout cas, c’est ce que pensent les hommes instruits de son entourage. Ils ont remarqué, avec une joyeuse indulgence, que leur ami aimait, certains soirs, dévoiler l’étendue de son instruction. Ils n’ont pas manqué de s’apercevoir que les citations se résument en quelques phrases apprises par cœur. Les tirades se révèlent effilochées, massacrées et amputées de l’essentiel malgré l’effort consenti. L’homme a aussi une façon tant singulière que maladroite de les fourrer dans certaines de ses répliques. Il s’arrange, par une vibration rauque de la voix propre à lui, à « insister » sur ses bribes de paroles pour signifier à l’assistance la justesse de l’emprunt et la pertinence de sa référence. 

    Un soir, durant la veillée quasi quotidienne, une discussion était engagée sur une question morale épineuse. Le bonhomme répliqua sèchement à une assertion absurde avancée par l’imam du quartier venu, après la prière du soir, passer quelques moments en bonne compagnie, dans cet endroit de la « perdition »… L’hôte des lieux objecta, hargneux et dans une envolée lyrique, par une citation ajustée mais abîmée quand même. La surprise de l’assistance, sincère ou feinte, était totale. Il est vrai que leur hôte n’est pas du genre bavard, mais sous l’effet d’une émotion amusée, ils ont oublié que leur bonhomme a lui aussi de la religion. Il est vrai aussi que l’usage de la chose spirituelle est discutable à son endroit, voire aléatoire. Mais lui, il n’est pas d’accord avec ces assertions malencontreuses. Il considère que ses convictions valent bien celles des autres, et bien mieux… Par « autres », il désigne tous ceux qui veulent faire croire aux malheureuses petites gens que le Seigneur les a envoyées pour sauver leurs âmes. 

    L’un des convives, ébahi par la singularité de son argumentation, lui lança un : « Mais, pardieu, d’où tiens-tu ton savoir ? » Ce à quoi le bonhomme lui répliqua, énigmatique : « J’ai deux oreilles, deux yeux, un nez à deux trous et une bouche munie d’une langue ! » 

    Le convive doit être du genre lourd d’esprit et de ceux qui n’ont aucun sens de l’humour. Il y a fort à parier qu’il a estimé, à cet instant, que son hôte ne se rendait pas compte que tout le monde possède la même morphologie. Son esprit est, selon toute évidence, sans nuance. Sa perception des mots des hommes est sans subtilité, il les gobe avec une élémentaire platitude déconcertante. Il a dû conclure que l’hôte de ces messieurs, présentement invités, n’a pas été, par sa réponse biaisée, à la hauteur de l’attente des uns et des autres. Il décida de rappeler à l’ordre cet homme de l’inculture qui vient fourrer son nez, en présence d’hommes distingués, dans un espace qui échappe à ses facultés intellectuelles. Il entreprend de le fustiger avec un mépris à peine voilé par une envolée orale : « Et alors ? », fouette-t-il son hôte d’un ton dédaigneux, cherchant dans le même élan à induire sa hauteur supposée. L’expression de sa voix portait bien la charge de la dérision. Il ajouta avec suffisance une affirmation d’une stupide platitude : « Tout le monde en a autant, tu sais ! » L’homme aux mille ressorts lui rétorqua sur le même ton : « Moi, je les utilise mieux que tous les imbéciles de la terre ! » La gifle était bien ajustée… L’homme qui faisait le fier a encaissé sans broncher. Les autres appréciaient, ils ont assisté à l’échange entre les deux hommes en témoins silencieux. Ils savaient que le duel était inégal et son issue fatale. Ils connaissaient l’ardeur du feu de cette langue acérée, et ils se sont bien gardés de s’attirer sa foudre. 

    Cet hôte remarquable a acquis, on ne sait comment, une stature que les dignitaires d’Amaken donneraient quelques doigts à couper ou n’importe quoi d’autre pour acquérir une notoriété aussi importante que la sienne. La prépondérance et l’unanimité du bonhomme les écrasent, elles suscitent leur jalousie. Leur impuissance les ronge de l’intérieur, et ils se sentent incapables et froissés tant leur humiliation est consommée. Comment un homme, qu’ils dépassent en tout, par la richesse et la puissance, peut-il faire adhérer – sans rien solliciter – la totale sympathie de ses concitoyens et accaparer leur suffrage ? 

    Une autre singularité distingue les hommes de son genre. À chacun son sobriquet, un identifiant, il leur colle à la peau leur vie durant ; il est la légitimation d’une  postérité bien acquise. Un tatouage, sonore, indélébile, qui rappelle à chaque instant la face cachée, absurde et risible de son être. Une distinction à l’effluve locale en quelque sorte, tel un taureau d’une race incertaine, il n’est vanté que par le potentiel de sa semence et la qualité de ses muscles. Certains sont nés princes, d’autres sont devenus ministres ou d’illustres généraux, amiraux ou comptent parmi les grands de ce monde, alors que lui, cet homme dont toute une ville est éprise, il porte – depuis toujours – un titre taillé sur mesure. Il est né Ghouila. Il mourra un jour au même échelon. Son destin s’est immobilisé au pied de cette dignité.

    Personne ne se rappelle plus quand ni comment ce bizarre sobriquet lui a collé à la peau. Amis et voisins sont eux-mêmes étonnés quand on leur pose la question, eux qui ne lui connaissent pas un autre nom. On a fini par oublier son vrai nom, celui que les pères attribuent d’habitude à leurs rejetons. Serait-ce un autre signe d’une singulière distinction ? La ville l’a bien rebaptisé et adopté sous un surnom énigmatique mais unique et peut être même insigne. Peu importe si on a oublié le nom banal et commun, seul ce sobriquet l’a distingué. 

    Un visiteur étranger qui viendrait demander à n’importe quel habitant de la ville s’il pouvait le renseigner pour trouver « untel fils d’untel » – tel que dûment consigné sur sa pièce d’identité et conformément à sa généalogie attestée par son acte de naissance –, personne ne saurait aider le pauvre quémandeur, lequel se verrait même reprendre par certains qui ne manqueraient pas de lui demander s’il était sûr qu’un tel nom existe bien dans leur ville. Il suffit que le pauvre malheureux prononce le mot magique, Ghouila, pour qu’il devienne instantanément l’objet de tous les égards. 

    On ne sait si cet individu est craint ou respecté. On dit seulement de lui, par sympathie ou par frayeur, qu’il a grand cœur, qu’il aime les siens et les plus démunis de sa communauté, et surtout qu’il voue à sa mère un amour infini. Les plus fervents disent de lui qu’il a ouvert, à sa manière, son cœur et ses bras à sa ville. La plénitude de ce noble sentiment étale sa plus haute expression à la tombée de la nuit quand les cœurs s’attendrissent et les yeux deviennent moins piquants… La nuit a ses secrets, ses voluptés et ses miracles. Le jour est dédié au labeur mais il sert également à redresser certains torts et autres bêtises humaines. La seule arme du bonhomme n’est autre alors que sa langue acérée. 

    Ghouila n’est pas l’âme de la ville, il est son bol d’air frais. 

    Il est peut-être aussi  la part essentielle de sa conscience, en ce sens qu’il est, par ses mots ajustés et son effronterie irrévérencieuse, la petite flamme qui lèche sans brûler et l’ongle qui gratte sans blesser. 

    Ce genre d’homme s’incruste dans la mémoire de la ville sans pour autant avoir édifié ce que les dignitaires de la cité considèrent un haut fait immortel dédié à la postérité. Aucune rue ni aucune ruelle ni même une impasse ne portera le sobriquet de ce personnage dont les faits et actes étaient pourtant plus bénéfiques au bien-être des locataires de sa ville, notamment les âmes ordinaires et les gens humbles ou modestes, ainsi que tous ceux qui croient que les hommes sont nés égaux devant la loi.

    Le cher Ghouila et tous les hommes de son genre traversent la vie avec une agilité déconcertante. Ils bousculent les normes sociales bien ordonnées sans causer trop de heurts à leur communauté. Ils dérangent, certes, les âmes dont la vie n’est que paraître. Ces derniers sont de la caste des bigots et de ceux qui se cachent derrière une intégrité de façade : ils se dissimulent tous derrière leur peau lisse de l’être ravagé… Le doute, l’hypocrisie et toutes autres sortes de mesquineries rongent leurs esprits étroits. Ils s’offusquent de tout et de rien, juste pour se convaincre que leur existence est la plus utile, la plus exemplaire. Ghouila les dérange, mais ils ne savent jamais pour quelle raison précise. D’ailleurs, ils n’osent jamais déclarer – ouvertement et à haute voix –, en « citoyens modèles », leur désapprobation quant aux supposés écarts de ce dernier. 

    Ces bigots du paraître s’approprient avec une pieuse « sincérité », bien propre à eux, les règles de la justice et de la droiture. Ils prétendent, avec une hypocrisie déconcertante, ne donner aucun crédit aux bruits qui courent quelquefois, de bon matin, sur les prétendues rixes nocturnes dont on suppose la participation active de l’homme. Ces citoyens honnêtes le lavent d’emblée de tout soupçon ! Et pour cause, disent-ils ! Ils n’ont jamais remarqué les signes évidents sur la personne concernée. Les égratignures sur les mains ou les pommettes enflées sont souvent invisibles. Les yeux chastes savent quand se voiler la vue. Si d’aventure les marques sont trop évidentes, les cœurs bienveillants suggèrent alors, avec une compréhension magnanime, que l’homme mène une vie de dur labeur et qu’il lui arrive de porter les stigmates courants d’un métier à risques.

    La vérité est que les oreilles de Ghouila traînent dans les coins et recoins de la ville, et personne, surtout les citoyens coryphées et dignitaires, ne souhaitent tomber en disgrâce aux yeux du bonhomme. La peur et la crainte sont les meilleurs moyens pour se prémunir de la foudre toujours prête à sévir. Ils sont des gens très avisés, ils savent que l’homme est un dur à cuire. Un mot, une allusion ou un clin d’œil de sa part et tout imprudent se retrouvera sans coup férir dans les caniveaux les plus sordides. Et donc, la risée de toute la ville ! Alors, sans même se passer le mot et avec une discrète solidarité bien mesurée, ils se serrent les coudes et évitent d’inutiles scandales ! Ils ne le savent que trop : avec cet énergumène, ils sont battus d’avance… 

    Ghouila est un et son multiple, avec les plus ingénieuses des facettes. Le jour, il est l’honnête marchand de poissons. La nuit, il devient l’homme mondain qui reçoit, dans son échoppe, des amis. Ils viennent passer la soirée dans cet endroit où tout peut être dit sans limite ni souci… On murmure dans certains milieux que le bonhomme a, par ailleurs, une clientèle tirée sur le volet qu’il approvisionne en toute discrétion, la nuit tombée, de toutes sortes de marchandises dont la vente n’est pourtant pas illicite dans les commerces autorisés. À ce stade, on peut s’autoriser de se poser une question lancinante : comment l’homme a-t-il su assurer ses arrières pour agir en toute impunité ? Pour toute réponse plausible, il suffit de se demander pourquoi les représentants de la classe des privilégiés et des soi-disant supérieurs se comportent envers l’homme farouche avec tact et politesse, non moins mêlés d’une méfiance courtoise. 

    On chuchote encore que chacun de ces messieurs de la haute société a son larbin attitré qui peut visiter Ghouila à toute heure de la nuit. Le monsieur n’ose pas s’approvisionner par lui-même licitement et encore moins illicitement. Il doit se montrer très respectueux des règles et des canons de sa société très pointilleuse quant à l’observance d’une bonne conduite. Seulement, Ghouila connaît la destination de chaque couffin qui se présente la nuit. C’est que les éléments d’identification sont nombreux. Il y a le commissionnaire, et on dirait qu’il a une plaque collée au front sur laquelle est indiqué le nom du maître. Il y a aussi le couffin. Ces dames des maisonnées ne tiennent pas à ce que leurs affaires se ressemblent, elles ont un goût assez  pointilleux de la distinction. Mais Ghouila ne divulgue jamais ses techniques d’investigation. Quand l’un de ses amis lui demande comment il arrive à reconnaître le « end-use », il lui répond pince-sans-rire : « À l’odeur de leur argent ! » 

    L’ami Ghouila n’en a cure de l’hypocrisie des hommes : « Une maladie incurable ! » dit-il d’un ton blasé quand on lui demande ce qu’il pense de ces gens qui se prennent pour le nombril du monde… Il ajoute comme pour lui-même : « Il suffit de renifler leur argent… C’est facile de deviner d’où ça vient ! » Tout le monde sait que le bonhomme ne s’encombre d’aucune forme de ce formalisme ambiant. Il considère que la nuit appartient aux rêveurs. Il a ainsi décidé alors de prendre soin des fils de sa ville. Il croit ferme qu’en agissant de la sorte, il leur procure le moyen d’user de leur droit au bonheur. Si l’un de ses amis lui demande s’il est conscient que son commerce porte le nom détestable de : « Clandestin… », il répond avec nonchalance et néanmoins convaincu : «  Non ! Discret !… comme ça que ça s’appelle. C’est un service que je rends, une charité !… Tu entends ! »

    L’ami Ghouila a ainsi conçu sa vie : partagée entre les deux voies de la création, l’ombre et la lumière, le jour et la nuit ! « La voie de Dieu… Et celle de Satan ! », traduit-il, lucide, à ses intimes qui cherchent à comprendre. Depuis l’affaire du « Petit ! »  – son jeune frère, car c’est ainsi qu’il désigne ce drame familial –, il a compris, malgré son jeune âge à l’époque, ce qu’il y a de plus sordide chez l’homme… A-t-il accepté cette fatalité pour vivre avec ? Une résignation ? Nul ne sait... Toujours est-il que l’enfant devenu homme a tracé sa vie sur deux voies parallèles et distinctes. « Je suis comme le train, je roule sur deux rails ! », marmonne-t-il quelquefois au moment où la tête risque d’exploser après une nuit brûlée à l’excès. Il donne l’impression de se parler à lui-même. Essayait-il en ces moments de plénitudes chagrines de trouver une explication à cette voie biaisée qui ne le mène nulle part ?

    Les deux chemins se côtoient mais ne se touchent jamais. Il y a celui de la droiture, blanc, clair et public. Il est personnifié par son commerce de poissons, un travail en plein jour dont le fruit est récolté à la sueur de son front. Tout ce qu’il gagne de ce labeur est versé à sa mère. La maisonnée doit manger halal, croit-il fermement ! L’autre est le côté sombre, la part profane, le défi à l’interdit et à l’hypocrisie humaine. Il est le sentier qui mène au jardin de l’illicite et du défendu… Mais le bonhomme a de la morale ! « Les gains récoltés de la fange retournent à la fange ! », dit-il, « la saleté ne rentre pas à la maison, elle reste dehors, à l’extérieur de l’alcôve sacrée ». 

    Est-il permis de soupçonner ce diable de fourberie  malicieuse ? Certains – ses détracteurs sournois et dissimulés derrière une apparente chasteté – l’accusent d’une pernicieuse malhonnêteté. Ils croient qu’il invente ce semblant de droiture  pour se donner bonne conscience. Ils murmurent entre eux ce qu’ils n’osent pas dire publiquement. Ils affirment que le méchant homme a trouvé par ce stratagème le moyen de satisfaire à ses basses besognes en profitant d’une aisance illicite et des moyens scandaleux. Quant au bonhomme, il n’en a cure : il considère  que la bourse du diable est la sale mitraille bonne à troquer contre ses plaisirs cachés et ses écarts secrets… Mais, comme les faits et gestes de l’homme constituent l’objet essentiel des ragots égayés des gens de la ville d’Amaken, ses méfaits sont alors rapportés au quotidien, de bouche à oreille, entre concitoyens amusés ou réprobateurs, couverts en cela par une loi régalienne locale, non dite mais bien établie, « la notoriété publique » de l’énergumène ! 

    Les rêveurs en quête de bonheur savent comment accéder, même par les nuits sans lune ni lumière, jusqu’à ce pourvoyeur de la félicité. Il tient boutique au fond de l’impasse qui donne sur la minuscule place de poche attenante à la rue principale. L’échoppe est mitoyenne à la maison parentale. Elle avait servi, il y a longtemps, à un projet avorté. Son père croyait avoir la bosse du commerce, mais l’épicerie qu’il avait ouverte dans l’échoppe n’avait pas tenu la route, et le vieux a vite compris qu’une impasse n’est pas l’endroit idéal pour un commerce lucratif et honnête. Cette conclusion a d’ailleurs réconforté le rejeton dans ses convictions quand il projetait de monter une affaire pour arrondir ses fins de mois. Il s’est rappelé les pieuses paroles de son géniteur, il a vu en elles une bénédiction pour son business nocturne.

    Les intimes et les gens du quartier désignent ce local par un qualificatif assez cocasse, el-ghar… À vrai dire, ces derniers n’abusent que modérément... Le local est non seulement exigu mais donne la désagréable sensation d’avoir été conçu pour servir de tombeau collectif à ceux – quoique vivants – qui viennent l’occuper le soir. Il se distingue par sa conception tout en longueur, tant et si bien qu’il semble presque sans largeur. Il est impossible de placer deux hommes face à face, ils se retrouveraient jambes et cuisses entremêlées, ils feraient presque du « nez à nez », mais là, c’est au sens réel du terme. Seuls les gens des villes qu’on désigne « de l’intérieur » peuvent comprendre le charme  et  la complicité conviviale que dégage une veillée dans un lieu pareil : un « caveau » mural  tantôt lieu de perdition et de canaillerie virile, tantôt un espace innocent abritant un regroupement entre connaissances et amis pour une soirée conviviale. 

    Ghouila s’assoit toujours par terre au beau milieu de la pièce. Un vieux tapis couvert d’un drap sale et usé constitue son siège et sa couche. Des taches de tout genre constellent le drap dont le teint ne s’apparente plus au blanc. Le cher homme assure ses fonctions d’hôte et d’être humain toujours assis à la même place. Qu’il dorme, mange ses repas ou prépare le thé, il ne bouge pas de son grabat, sauf pour satisfaire à  une urgence. L’autre mobilier est constitué d’une multitude hétéroclite de vieilleries récupérées au gré du hasard et au fil d’une longue vie de flânerie dans les rues de la ville. La moitié d’un vieux divan – qui a probablement longtemps servi à l’époque coloniale –, est adossé contre le mur de fond face à la porte. Le bonhomme a tranché le meuble en deux parts : la première, celle du fond, a été ajustée juste à la largeur du  local ; l’autre moitié, plus courte, est  tantôt  accolée  à sa  jumelle, tantôt déplacée selon l’usage et le besoin. Des bûches de bois d’olivier et des briques rouges récupérées au hasard des chantiers constituent des cales en substitution des pieds manquants. 

    Un vieux fauteuil éventré gît vautré en face de la courte moitié du divan mutilé… D’autres chaises en plastique d’un blanc noirci… Celle en bois n’attire plus personne,  ses articulations  commençant à lâcher prise. Une minuscule tablette basse est placée à portée de main du maître des lieux, elle lui sert invariablement de support pour l’assiette de ses repas, le plateau pour le « service » à thé, le cendrier, ou pour son verre et les sous-tasses qui servent à offrir avec soin les amuse-gueule qui escamotent l’arrière goût amer des boissons de feu. La lumière chiche d’une ampoule pendue et outragée par les indélicatesses répétées des mouches, se marie bien avec la médiocrité des murs. Ces derniers, d’un blanc usé, sont simplement chaulés. L’enduit irrégulier confère à l’œil observateur non averti une curieuse sensation, celle  d’un imperceptible vertige. Les surfaces murales en mouvement rappellent sans exagération la houle d’une mer peu amène observée du haut d’un radeau en perdition. 

    Les murs n’ont pas manqué de recevoir les hommages de quelques clous. Certains subsistent, tenaces. Ils contribuent à conférer un air d’honnêteté à ce lieu ambigu. Ils servent à accrocher les quelques vieux calendriers oubliés depuis le jour où ils ont été accrochés. Des illustrations aux couleurs fanées et parsemées de trous, œuvres incontestables du temps et de quelques insectes voraces. Un gros et long clou – l’aîné de tous – est planté, à hauteur d’homme, au beau milieu du mur juste au dessus de la tête du bonhomme. Il lui sert à accrocher sa mdhalla ou tout autre objet personnel. Un jour de canicule estivale, Ghouila rentrait à peine encore abruti par une chaleur torride, qu’il entendit les pas familiers de la vieille. Il voulut éviter que sa mère venue lui servir son déjeuner ne remarque son sac gibecière, ventru à l’excès sous l’effet de quelques provisions profanes. Il l’accrocha à son clou pendoir. La faim et la chaleur dissipaient son esprit. Il oublia la musette et se rua sur son déjeuner. Le clou costaud s’avéra faillible et, au beau milieu de son repas, le bonhomme reçut sur la tête le poids de son péché.

    Chapitre III

    La fortune d’un objet insolite et comptant parmi les éléments classés précieux d’el-ghar fascine l’œil averti de Si ‘A mor. Dans ce semblant de « caveau » encombré, qui rappelle ceux des lointains ancêtres, quand l’homme défunt partait dans son isoloir vers un autre monde avec fournitures et ustensiles, un objet pareil n’aurait en aucun cas figuré dans la liste des utilités célestes pour l’accompagner dans son éternel voyage. L’homme n’a jamais abandonné son rêve et sa quête de l’éternité. Dans sa mégalomanie, il s’imaginait partir vers un monde matériel et éternel dans lequel il pourrait continuer à jouir et à sévir. 

    L’objet de fascination de Si ‘Amor est d’une banale constitution et d’une simplicité absolue, mais dont l’utilité et l’usage s’avèrent d’un confort aussi nécessaire que déconcertant. En effet, entre les mains de Ghouila, il est servile, amène et insignifiant, néanmoins il mue, des fois, en un éclair pour devenir l’instrument d’une loi despotique et d’un jugement césarien. 

    Cette curiosité n’est autre qu’une simple plaque en bois contre-plaqué de forme presque carrée. L’usage excessif de la planche a fait son œuvre : les rebords sont irréguliers et écaillés, les pelures difformes couvrent toutes la surface de ce carré aux taches innombrables et à la surface sale et noircie. La coupe sur les bordures du bois a perdu de sa netteté, et elle est ébréchée en dents de souris. Des encoches et des entailles qui, sûrement usées et d’un relief irrégulier, rappellent la lame de la scie avec laquelle elle a été tranchée. Les angles sont rognés pour cause de fragilité de la matière et par manque d’attention ou de soin  envers l’objet sans race ni élégance. 

    La planchette, dont les côtés ne dépassent guère une poignée de décimètres  chacun, sert invariablement à plusieurs tâches. En hiver, elle fait fonction d’isolant efficace pour épargner au dos souffrant de Ghouila de subir le châtiment lancinant de la saison. Ce dernier place sa planche à la verticale, plaquée contre le mur, légèrement surélevée, l’un de ses côtés posé sur son oreiller, l’objet précieux ne quittant jamais le sillage immédiat du bonhomme et lui servant souvent d’accoudoir de fortune quand il entreprend de s’allonger pour détendre les muscles de ses jambes. Le carré de bois, d’une épaisseur dérisoire, se trouve de la sorte placé au même niveau que les reins et le flanc gauche de son dos, son côté d’appui d’homme souffrant contre le mur. Adossé confortablement et, comme il aime le faire, contre la surface plate et dure, le bonhomme a trouvé le moyen, sans dépenses superflues, de protéger efficacement son dos contre le froid du ciment de l’enduit glacial. Il a su trouver une solution ingénieuse pour pallier aux risques d’un froid charrié par un mur inerte et sans sensibilité aucune. L’incurie du bonhomme n’autorise aucun moyen de chauffage. C’est qu’il considère que l’exiguïté des lieux est à même de permettre aux présents de s’assurer une chaleur suffisante et qu’il leur suffit de se serrer entre eux. 

    La planche devient aussi, à l’heure de la pitance, un sous-plat efficace. Son plan relativement opulent permet à Ghouila d’éviter de poser parterre le couvert et le pain servis avec le repas. Le cercle de la tablette dressée à ses pieds, juste à côté du petit brasero, est d’une surface réduite, la stabilité de ses quatre supports n’est pas assurée non plus. Mais, toutes ces considérations métriques ne rentrent pas dans le calcul de Ghouila. Comme il n’est nullement un as de l’ordre et de l’agencement domestique, astreignant pour lui, l’énergumène a trouvé le moyen ingénieux qui lui permet surtout de se soustraire à la corvée du ménage. Sans l’emploi de la planche, il se trouverait dans l’obligation de nettoyer la petite table basse parce qu’elle serait immanquablement maculée par les manières peu civilisées de l’homme quand il prend ses repas. Avec l’aide de la planche, une fois le repas fini, il va dehors dans la ruelle, deux coups contre le mur et l’affaire est conclue, sa planche est presque clean ! Fini, elle est nettoyée pour passer à d’autres corvées et servir d’autres desseins. Ainsi, il n’y aura rien à essuyer, ni tablette ni parterre. Au moment de l’inspection maternelle quotidienne, la vieille ne trouvera rien à redire. Elle grognera et marmonnera ses lamentations habituelles avant de partir, mais sans sermonner ni gronder : « Bah !… Si je ne l’ai pas eu moi-même un beau matin, et à l’aube de surcroît, par un jour au souffle venteux, je dirais sans hésiter que c’est un bâtard ! Ce fils négligent qui n’a jamais voulu prendre femme… J’ai le droit, comme tout le monde, de prendre un peu de repos quand même ! À la fin de ma vie ! Voyons…! »

    Une autre tâche, celle-là plus élégante, est dévolue à l’ustensile de bois qui devient un plateau à servir le thé. Le bonhomme dispose avec soin les verres vides, il verse avec dextérité le liquide brûlant, les doigts les plus rugueux ne pouvant tenir plusieurs verres chauds dans une seule poigne. Ghouila tend sa planche à ses invités, les verres bien disposés en cercles excentriques ou en lignes parallèles successives. Quand sa vieille mère n’oublie pas de sortir le vieux plateau à thé – cette omission est vite rattrapée quand la maman apprend la présence de Si ‘Amor parmi les veilleurs d’el-ghar ! – la planche, « magnanime et soumise », est sacrifiée à un devoir plus ardu : elle devient alors un banal support pour le petit brasero. C’est que l’ami Ghouila ne supporte pas voir la planche serviable inusitée ! À ces occasions, il se rappelle que l’argile chaud est pareil à la simple étincelle, il peut malmener le vieux tapis déjà abîmé et couvert d’un drap constellé de petites perforations aux contours noirâtres, vestiges de projectiles d’un feu ardent. 

    Mais il y a des moments où le destin joue aux réajustements les plus imprévus. Il peut élever les plus humbles vers une dignité inattendue. Peut-on imaginer qu’une planche usée, plate et « minable » se transforme par la volonté de l’ami querelleur en un glaive acéré et une main vengeresse d’un « justicier » autoproclamé ? Certains ont rapporté qu’ils avaient vu de leurs propres yeux le chef des lieux administrer une correction magistrale à l’un de ses acolytes à l’aide – justement – de cette planche « bonne-à-tout-faire ». Oueld-Lénine réclama avec insistance, et à plusieurs reprises,  de la rebaptiser plutôt en « bonne-à-tout-endurer » !

    Par peur ou par calcul pervers, personne n’a voulu préciser lequel des deux énergumènes a reçu l’hommage appuyé de la planche… À moins qu’il soit plutôt plausible que l’un et l’autre aient goûté au charme piquant de l’instrument insolite. Alors, les témoins déclarés et avérés – seulement deux téméraires, identifiés et reconnus comme tels – entretiennent l’ambiguïté et le doute. Aucun, jusqu’à ce jour, n’a osé émettre une délation, irrévocable et définitive, à l’endroit de l’un ou l’autre des deux bougres. Ainsi, l’usage de la planche pour administrer la bastonnade devient le seul fait matériel définitivement avéré. Quant à la certitude sur l’identité du bastonné, le doute n’est pas prêt à être levé. La honte étant le corollaire de la suspicion, celle-ci a irrémédiablement collé, sans aucune distinction, à la peau de la paire d’acolytes. Il est arrivé quelquefois que, par plaisanterie ou par vengeance mesquine, les témoins se sont discrédités eux-mêmes. Leur assertion subit inévitablement la loi de leur subjectivité, elle est sujette aux fluctuations d’humeurs de ces gens, selon l’amitié ou l’inimitié du moment avec l’un ou l’autre des membres du trio infernal. 

    Les témoins n’hésitent donc pas à changer leur affirmation, ils désignent l’un ou l’autre, sans qu’ils précisent lequel des « suppliciés », ou encore tous les deux à la fois. Ces manigances et ce jeu de peu de courtoisie laissent, dans l’esprit de la population d’Amaken, une marge conséquente au bénéfice de l’incertitude et du doute. Les témoins indélicats, néanmoins malins et astucieux, ont su ménager ainsi leur intégrité physique tout en en gardant dans la manche une carte majeure, moyen efficace pour un éventuel chantage. La plaisanterie n’est jamais déballée en grand public, elle circule seulement entre les habitués des soirées d’el-ghar parce que ni Latrech ni Lâ’amech ne toléreraient qu’un secret de maison soit divulgué et semé à tout vent dans les rues de la ville. Parce qu’aussi les deux lascars entendent tout et voient tout, rien ne leur échappe de tout ce qui se passe dans  les  arcanes d’Amaken. 

    Il  ne faut pas toutefois se fier ni accorder grand crédit à leurs sobriquets. Latrech n’est pas sourd, il fait semblant. Son ouïe est aussi fine que celle d’un renard. Lâ’amech non plus, il n’est atteint d’aucune forme de cécité, il fait semblant lui aussi. Sa vue est aussi perçante qu’un faucon à l’affût. Deux surnoms collés à l’un et à l’autre suite à des maladies très répandues du temps de leur enfance. Il est vrai que le second porte toujours les séquelles de l’affreuse maladie, avec cils et paupières abîmés. Quant à Latrech, qui a probablement jugé de devoir porter, comme son ami, un signe extérieur d’infirmité, il a les oreilles toujours bourrés de petites boules de coton ou de laine, lesquelles boules restent là des jours sans être remplacées. 

    Les deux compères tirent le bénéfice de leur génie machiavélique et de leur roublardise au service d’un stratagème commun, conçu et mis au point depuis leur jeune âge, perfectionné par une complicité coquine et inspiré par la longue fréquentation de leur maître et mentor, le sieur Ghouila. Si l’un épouse un semblant de surdité et l’autre réclame une supposée malvoyance, c’est comme s’ils exprimaient leur unicité, une seule entité dans deux corps différents, à chacun une fonction. En ce qui concerne la dotation en d’autres attributs comme la langue et le nez, il faut bien qu’ils aient une certaine indépendance. Alors à chacun les siens, tout comme les yeux et les oreilles. Ces tares inventées sont aussi un moyen déluré dédié à leurs ruses redoutables pour duper tous ceux qui pourraient constituer une proie pour assurer un gain souvent facile ou pour satisfaire à n’importe quel autre  agrément cynique de leur cru. 

    Sous leur air discret et une apparence effacée et inoffensive, ils cachent bien leur vraie nature. Ils sont de la race d’hommes singuliers, forgée à la peine. Leur vie durant, ils sont ballottés entre les aléas de l’infortune et les incertitudes des lendemains. Leur enfance n’a pas été épargnée non plus : une vie de misère n’offre aucune chance à des gamins sans considération. Très jeunes, ils ont été initiés à la débrouillardise et à la survie. Ils ont vite fait d’apprendre à ravaler le mépris de l’autre et encaisser les coups de la vie. Des  âmes errantes qui se sont abreuvées aux étangs glauques de l’existence. Ils s’en sont sortis quand même avec le moindre dégât. Seulement les cicatrices ne sont jamais esthétiques. On peut parfois les dissimuler mais ne jamais les oublier. Les deux hommes se sont bâtis en mode de survie à un quotidien souvent précaire. Les chemins tortueux ont toujours été les voies vouées à leur misérable ordinaire. La précarité de leur monde et l’incertitude de leur lendemain leur a appris à tirer profit de toutes les opportunités même les plus aléatoires. Néanmoins, ils ne semblent pas accablés par ce long parcours tortueux. Leur fardeau est né et demeure dans l’esprit qui ne voit en eux que le produit d’une vie absurde. Quant aux trois amis, ils ont su s’accommoder de toutes les douleurs. Ils gobent les jours et les nuits dans une égale indifférence. Ils ont compris bien avant tout le monde que l’assurance du  voyage est tout dans la manière et la survie. 

    Ils avaient ouvert les yeux dans un monde qui n’offre aux plus démunis que plus de privation et d’incertitude. Ils ont constamment avancé dans la vie, sans aucun autre choix, toujours sur le fil du rasoir, à la limite du licite parfois entaché d’une illégalité tolérée. Leur code de la moralité est aussi respectable que celui de leur vertueuse ville qui conçoit ses valeurs dans le paraître. Une différence fondamentale sépare les deux perceptions. Ces hommes ont forgé leurs règles à l’épreuve du sens de la réalité des choses, alors que peu parmi elles sont immuables, si bien que leurs règles ne sont pas le fruit d’une profonde réflexion. Ils les ont senties, reniflées à l’instinct et à l’usage au quotidien de leur vie. Ils reconnaissent à tous la liberté absolue avec quelques limites malgré tout. Le laisser-vivre est un droit fondamental. Pour eux, aucune autorité n’a le droit de s’immiscer dans les petites affaires des gens. Le respect des aînés et des personnes proches et obligeantes est un devoir. Pas de crasse dans l’espace intime ! Les saletés, on est libre d’aller les faire ailleurs. Un autre droit est réclamé comme un acquis inaliénable : le commerce est considéré comme une activité légale, voire honorable ; tout produit est alors une marchandise autorisée à soumettre sans restriction aucune – et de préférence sans contrôle ni œil inquisiteur – à la loi du libre échange. 

    Les trois hommes ont simplifié les règles à bon escient : ils trouvent – sans franc aveu –  que les règles de conduite de la ville sont trop compliquées et top restrictives, donc inutiles et sans aucun intérêt pratique ; elles n’offrent donc, toujours de leur point de vue, que peu d’aspect bénéfique aussi bien pour leur propre personne que pour la communauté toute entière. D’ailleurs, ils renvoient les objecteurs aux arguments de leurs concitoyens ! En effet, à entendre les gens critiquer tout ce qui touche à la réglementation de leur vie, ils ont conclu que le mieux est de s’éloigner de ces tracasseries qui ne font que compliquer davantage la vie de tout un chacun. Par ailleurs, ils apprennent chaque jour que la vérité des uns n’est pas forcément celle des autres. Pire même, Latrech a rapporté une fois à ses amis ce qu’il avait entendu, à la radio, de la bouche même d’un grand monsieur, savant reconnu. Ce dernier prétendait que la vérité d’hier peut ne pas être celle d’aujourd’hui parce que les humains de notre époque sont devenus plus intelligents. 

    De saisissement, Latrech a affirmé qu’il n’a pas cru ses oreilles. Parce que, dit-il, pas plus tard que vendredi dernier, il a entendu exactement le contraire de la bouche du jeune, à la barbe bien fournie, qui ne semblait pas d’accord avec ce que disait l’imam officiel dans son prêche. De fait, Latrech est du genre à soigner sa réputation : il tient beaucoup à paraître bon croyant malgré tout ce que peuvent prétendre certaines mauvaises langues. Chaque vendredi, il se lave, met ses habits blancs et va à la mosquée se mêler aux prieurs de ce jour saint. D’ailleurs, une autre médisance de mauvais goût, émanant des mêmes mauvaises langues qui prétendent que cette prière   – publique – est l’unique de la semaine de cet hypocrite. Ils ajoutent, moqueurs, qu’elle est loin d’être suffisante pour laver les péchés hebdomadaires du pauvre diable. Mais Latrech n’en a cure. Il fait comme il l’entend, considérant qu’il est seul redevable de sa vie devant le Créateur. Les autres n’ont qu’à s’occuper de leurs vies mesquines et de leurs âmes impures. 

    Lâ’amech n’est pas d’une meilleure facture que ses amis. Ils ont la même mentalité, même si chacun a son propre fardeau. Le sieur Lâ’amech ne va jamais à la mosquée. On est certain dans le quartier qu’il n’a jamais mis les pieds dans aucune de la ville. Il prétend, toutefois, qu’il fait ses cinq devoirs quotidiens seul, à l’abri des regards des pseudo-croyants et de ceux qui se prennent pour les représentants de Dieu sur terre. Il le dit tout haut et sans craindre personne : il n’y a que le Créateur qui inspire la peur, et il lui arrive de répéter : « Des fois, j’ai froid au dos ! », avant d’ajouter bougon : «  Mes affaires, je les traite comme je l’entends… toujours à l’abri du mauvais œil ! » Il voulait dire surtout qu’il a toujours fait ce qu’il avait envie de faire et il en sera encore ainsi, au nez et à la barbe de qui se croit le gardien de la bonne morale. 

    Crâneur Lâ’amech ? Il l’est sans aucun doute. N’est-il pas l’un des deux amis les plus proches de l’unique et indomptable créature qui est capable de faire trembler n’importe quel homme de la ville, fût-il le plus coriace et le plus puissant ? Ghouila est son rempart, et il le fait savoir. Un tantinet mesquin, il lui arrive de se dérober derrière cette amitié pour réaliser une affaire bancale, hardie ou litigieuse. Pour ce sieur de la débrouille, seul le résultat compte, peu importe le moyen. 

    Ghouila est le rempart défendant les faibles, les damnés de la terre et tous ceux qui le souhaitent contre les petites injustices du quotidien.

    Mais, comble de l’aveuglement ou de l’égoïsme, aucun n’a jamais jugé utile de se dresser en rempart pour Ghouila ! Seul un vieux fellah a dit une fois : « S’il était un jour nécessaire de protéger Ghouila, ça serait contre Ghouila lui-même ! » 

    Il est devenu au fil du temps le juge itinérant dans son quartier et même au-delà, dispensant une justice inédite, arbitraire, quelquefois abusive quand il s’agit de l’intérêt de la veuve et de l’orphelin. 

    Il donne l’impression d’être taillé dans le tuf tenace et infatigable avec lequel les ancêtres avaient bâti les vieux murs de cette ville, alors que si on prenait la peine et la patience de s’engouffrer, avec précaution, dans les labyrinthes de cette âme fugitive, on serait, bien rapidement, plongé dans un monde brumeux et profondément glauque et sordide ; on ne manquerait pas de se pincer le nez dès les premiers pas. L’homme n’est pas seulement blessé par la vie, il en est meurtri. Son fardeau est invisible, il est enfoui, malgré son poids infernal, au fin fond de la part endurcie de son être. Il se plaît de se sentir constamment sous les projecteurs de ses concitoyens. Leur attention constitue la  seule lumière d’une bougie de fortune. Son génie coquin et sa force de caractère lui ont permis d’avancer à la clarté hésitante de cette flamme terne. En fait, il a vite compris, depuis son jeune âge, que les gens de la ville n’attendent de lui que ce côté ostentatoire de redresseur de torts et le personnage imagé qu’il doit tenir. De sa profonde motivation et de ses propres besoins, ils ne cherchent point… 

    Personne ne lui est venu à l’esprit de se demander, par exemple, pour quelle raison Ghouila ne prend jamais le

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