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Ce sera mieux hier: Marginales - 293-294
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Livre électronique301 pages4 heures

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À propos de ce livre électronique

Découvrez un nouveau numéro en version numérique de la revue littéraire belge Marginales

Il est des moments où l’histoire fait le dos rond. Tout va si mal, les enjeux sont si opaques, les perspectives semblent sans issue. Un sentiment diffus nous envahit peu à peu, une nostalgie si prégnante que l’on aimerait autant que le temps s’arrête, et même qu’il reparte en arrière. Une nostalgie s’impose, dispose comme d’un pouvoir aimanté, nous attire vers le passé, parce que vu dans le rétroviseur, il semble comblé de tous les dons. Étrange sensation, à rebours des règles même du devenir, qui suppose qu’on s’y abandonne, puisqu’il n’est pas de marche arrière possible.

Ce sentiment, on peut gager qu’il est vieux comme le monde. Dans la conscience que toute existence a son terme, que le vecteur ne peut nous entraîner que vers un point ultime dont aucun voyageur ne revient, comme dit Hamlet, le désir s’accroît que cette loi puisse être vaincue, qu’il y ait une issue qui épargne de l’irrémédiable fin. Le comble du désir serait alors de remettre ses pas dans ceux déjà franchis, et même d’aller plus loin, en deçà du vécu, avant même le prélude, peut-être, tant qu’à faire, vers le vide initial…

Des poèmes et nouvelles inspirés par la thématique de la nostalgie avec des écrivains comme Chantal Boedts, Marc Lobet ou encore Yves Wellens.

À PROPOS DE LA REVUE

Marginales est une revue belge fondée en 1945 par Albert Ayguesparse, un grand de la littérature belge, poète du réalisme social, romancier (citons notamment Simon-la-Bonté paru en 1965 chez Calmann-Lévy), écrivain engagé entre les deux guerres (proche notamment de Charles Plisnier), fondateur du Front de littérature de gauche (1934-1935). Comment douter, avec un tel fondateur, que Marginales se soit dès l’origine affirmé comme la voix de la littérature belge dans le concert social, la parole d’un esprit collectif qui est le fondement de toute revue littéraire, et particulièrement celle-ci, ce qui l’a conduite à s’ouvrir à des courants très divers et à donner aux auteurs belges la tribune qui leur manquait.
Marginales, c’est d’abord 229 numéros jusqu’à son arrêt en 1991. C’est ensuite sept ans d’interruption et puis la renaissance en 1998 avec le n°230, sorti en pleine affaire Dutroux, dont l’évasion manquée avait bouleversé la Belgique et fourni son premier thème à la revue nouvelle formule. Marginales reprit ainsi son chemin par une publication régulière de 4 numéros par an.

LES AUTEURS

Jacques De Decker, Alan Ward, Gérard Adam, Jean-Baptiste Baronian, Isabelle Bary, Jean-Pierre Berckmans, Chantal Boedts, Bernard Dan, Alain Dartevelle, Christo Datso, Alain De Kuyssche, Pascale de Trazegnies, Luc Dellisse, Catherine Deschepper, Rose-Marie François, Laurent Grison, Marc Guiot, François Harray, Corinne Hoex, Françoise Houdart, Jean Jauniaux, Jack Keguenne, Jean-Louis Lippert, Marc Lobet, Marc Meganck, Françoise Pirart, Jean-Marc Rigaux, Liliane Schraûwen, Daniel Simon, Jehanne Sosson, Monique Thomassettie, Jean-Chrysostome Tshibanda, Yves Wellens, Philippe Remy-Wilkin, Étienne Verhasselt et Jean-Pol Baras.
LangueFrançais
ÉditeurKer
Date de sortie24 oct. 2016
ISBN9770025293855
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    Aperçu du livre

    Ce sera mieux hier - Collectif

    Éditorial

    Jacques De Decker

    Il est des moments où l’histoire fait le dos rond. Tout va si mal, les enjeux sont si opaques, les perspectives semblent sans issue. Un sentiment diffus nous envahit peu à peu, une nostalgie si prégnante que l’on aimerait autant que le temps s’arrête, et même qu’il reparte en arrière. Une nostalgie s’impose, dispose comme d’un pouvoir aimanté, nous attire vers le passé, parce que vu dans le rétroviseur, il semble comblé de tous les dons. Étrange sensation, à rebours des règles même du devenir, qui suppose qu’on s’y abandonne, puisqu’il n’est pas de marche arrière possible.

    Ce sentiment, on peut gager qu’il est vieux comme le monde. Dans la conscience que toute existence a son terme, que le vecteur ne peut nous entraîner que vers un point ultime dont aucun voyageur ne revient, comme dit Hamlet, le désir s’accroît que cette loi puisse être vaincue, qu’il y ait une issue qui épargne de l’irrémédiable fin. Le comble du désir serait alors de remettre ses pas dans ceux déjà franchis, et même d’aller plus loin, en deçà du vécu, avant même le prélude, peut-être, tant qu’à faire, vers le vide initial…

    Ce sentiment-là n’est pas neuf. Il pourrait bien être permanent. Mais il a pu exceptionnellement s’interrompre. Et nous sommes les élus qui avons eu le privilège de connaître une de ces trêves. Elle est précisément situable dans l’espace et dans le temps. Spatialement, elle se circonscrit dans l’hémisphère nord, de part et d’autre de l’Atlantique. Chronologiquement, elle se repère dans l’extrême terme du deuxième millénaire, entre la fin de la Deuxième Guerre mondiale et le lugubre 11 septembre. Là, tout ne semblait qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté.

    De fait, le monde s’organisait, il tentait d’édifier un ordre politique, économique et social. Il avait connu l’horreur absolue, sans modèle dans le passé. Il avait industrialisé le pire. La persécution, que d’autres époques avaient subie, il l’avait marquée au signe des temps modernes, ceux que Chaplin avait dénoncés au moyen d’un langage flambant neuf auquel il avait donné ses signes de noblesse, qu’il avait transmué, de front avec quelques autres, en langage artistique à part entière.

    Par ailleurs, une arme de destruction massive avait été « expérimentée » au prix du massacre de dizaines de milliers de vies humaines qui n’avaient pas la peau aussi blanche que ceux qui, d’un coup de manette, avaient transformé une ville palpitante de vie en un charnier gigantesque.

    On comprend que, au terme de ces deux crimes colossaux, qui ne furent condamnés que dans un cas, l’autre étant commis par des combattants qui étaient, comme on dit dans leur langue, « too big to fail », on ait voulu se prémunir contre leur répétition. Et cela a mis en branle un gigantesque phénomène de restauration qui, après avoir été réalisé dans les faits, a envahi les esprits. Entre les deux premières guerres mondiales s’étaient glissées les années folles, comme si l’on s’imposait de ne pas penser à l’imminence d’une répétition du pire, qui ne se fit d’ailleurs pas attendre.

    Après 45, on a cessé de faire fi des menaces de répétition du désastre. Une vaste concertation s’est mise en place, mais partagée en deux camps, ce qui représenta un temps une garantie contre l’échec. Ce fut la guerre froide, cette simulation à l’échelle mondiale d’un conflit dans lequel personne ne voulait s’engager, trop conscient des dégâts démesurés que pouvaient provoquer les déchaînements de violence. C’était une paix armée, parce qu’armée comme jamais. Non que le déchaînement de la violence ne fût pas pensable, mais il était inconcevable pour cause de gigantisme. On ne saura peut-être jamais à quel prix cette illusion d’apaisement fut conquise, et même orchestrée. Non que des conflits ne se poursuivissent pas durant cette période, qui eurent la Corée ou le Vietnam pour théâtre. Mais ils se déroulaient dans de lointaines contrées, avec lesquelles nous n’étions pas, comme aujourd’hui, étroitement connectées…

    Nous n’avions pas le loisir de suivre les événements, comme on disait, en « temps réel ». La mondialisation n’avait pas encore tissé sa toile. Nous demeurions donc tranquillement réfugiés dans notre petit cocon. À ceci près que la puissance qui nous avait délivrés du cataclysme envoyait, elle, toujours ses « guys » au front, ce que l’opinion finit par trouver saumâtre. La guerre, du coup, devint de ce bord-là, professionnelle, dépourvue d’engagement réel, face à des combattants qui, eux, étaient prêts à se battre jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au sacrifice ultime. Un nouveau contraste se fit jour, instaurant un décalage énorme entre des soldats stipendiés et d’autres, prêts à y laisser leur vie. Cette opposition-là jouerait par la suite un rôle décisif.

    Quant à la version restreinte de la guerre froide, celle qui se déroulait sur le sol européen, par le jeu de la propagande et du conditionnement idéologique, elle allait mourir de sa belle mort lorsque l’Est rendit les armes face à la puissance économique de l’Ouest. Et l’on vécut à ce moment, lors de la chute du Mur, une sorte d’apnée de la pacification. Il s’en trouva même à s’exclamer que l’Histoire était terminée, que le tour était joué. C’est de ce moment que date, dans nos consciences, voire dans nos inconscients, le sentiment que le bonheur était accessible, et qu’il nous était dévolu. Grande, non, gigantesque illusion !

    Elle dura un peu plus d’une décennie. Nous avons cessé de planer au moment où deux avions ont renversé deux tours dans la métropole symbolique de l’Occident. On a cru à une séquence d’actualité ; ce fut une rupture, un retour aveuglant à la loi de l’affrontement continu. Avec, face à face, des adversaires parfaitement dissymétriques. Tellement dissemblables qu’on évoqua aussitôt une nouvelle barbarie. Sans prendre garde au fait que le plus puissant des belligérants avait, par sa surenchère, engendré l’autre.

    Il faut en déduire que, non, l’ascension vers la paix et le bonheur n’est pas un mouvement uniformément accéléré. C’est l’état de paix qui est l’exception. Et donc nous souvenir que celui que nous avons connu a été payé par tous ceux qui y ont laissé leur vie par millions, et dont certains contemporains sont encore les nôtres. C’est pourquoi la nostalgie n’a aucune raison d’être. Il faut être à la hauteur de ce qui nous arrive, il faut se souvenir du courage, de la lucidité et de la fermeté de ceux qui nous ont précédés, de l’intelligence et de la générosité qui ont guidé leurs pas. Peut-être parce qu’ils savaient mieux que nous qu’ils avaient leur destin en main. Et qu’ils n’en étaient pas seulement les spectateurs, par écrans de tous formats interposés.

    Demain est notre seul horizon. La nostalgie n’a pas de raison d’être, parce qu’elle ne renvoie jamais qu’à un passé édulcoré, où pourtant le bruit et la fureur n’ont cessé de régner. Et ce ne sont pas les illusions d’optique dont nous sommes abreuvés qui doivent nous faire oublier que notre destin nous appartient.

    Happy Hour

    Alan Ward

    Traduit par Stéphanie Follebouckt

    Mercredi 11 novembre 2015

    On est la onzième heure du onzième jour du onzième mois.

    En fait, pas exactement. Plutôt neuf heures et demie après la onzième heure du onzième jour du onzième mois. Mais on est tout près (c’est pas comme si c’était Noël).

    Steven Hardcastle est assis à la fenêtre, à l’une des tables centrales du côté gauche de la pièce, et dispose d’un large angle de vue sur les évènements et les clients. L’observateur. Il a l’habitude d’appeler la partie avant du bar « L’Arène ». À l’arrière se trouve un espace composé de boxes, plus obscur (au sens propre et figuré), qu’il faut franchir pour atteindre les toilettes. Une forêt digne des frères Grimm, tout en bois sombre, tables sombres, fausses poutres (peinture utilisée : « Bois foncé »), chaises en velours rouge usées, reproductions surannées de portraits déformés et bric-à-brac lugubre. Il a toujours soupçonné que des deals de toutes sortes y avaient cours. S’il lui arrive de jeter un œil sur les occupants lors de son passage, il récolte des regards qui lui coupent l’envie potentielle de demander l’heure ou le temps qu’il fera le lendemain, encore moins le prix du jour pour cent grammes de coke. Sans grande imagination, il appelle cette partie du bar « La Forêt ».

    Le Shakespeare, car tel est le nom de cet établissement, est une brasserie­-pub hybride, le genre de bar que les Français considèrent comme un pub anglo-irlando-américain, mais qui est simplement une vieille (bonne) brasserie dotée de meubles en bois de (mauvaise) imitation pub, de signaux lumineux Guinness, d’une musique disco assourdissante (du disco, de nos jours ?) et d’un gigantesque écran suspendu diffusant du foot ou des clips MTV. La Happy Hour (Boissons à moitié prix – 19 h 30 à 21 h 30 !) bat son plein, la clique habituelle de clients bigarrés a pratiquement envahi L’Arène à présent. C’est précisément cette diversité que Steven apprécie. Chaque soir, ils sont différents : gens, styles, classes sociales, tempéraments, ethnies, dragues, disputes et bagarres éventuelles.

    Il est bien installé, occupé à observer, réfléchir, décompresser, en attendant que la serveuse vienne prendre sa commande d’un deuxième cocktail. Il a terminé sa première Macbeth Margarita et a décidé de prendre le Hamburger Hamlet (frites et salade incluses), avec une carafe de Rosé Roméo (de Provence heureusement, pas de Vérone comme on aurait presque pu l’imaginer). La ringardise totalement inconsciente et décomplexée qui caractérise les idées des propriétaires est pour lui une autre raison d’aimer l’endroit.

    — C’est pour quoi ces drapeaux ? demande Mo. Deux chapelets de petits drapeaux tricolores avec têtes de mort surimprimées s’étendent de chaque coin du bar pour se rejoindre au centre.

    — Ils ont dû les trouver dans une foire pour pas cher. Le symbole pirate ne devrait pas y être. Quoique…, dit Fred.

    — Ils sont pour quoi alors ?

    Fred et Mo arrivent habituellement au début de la Happy Hour, cela rend leurs soirées économiquement plus viables, sans compter qu’il y a autant de femmes que d’hommes à ce moment-là, mais ce soir ils étaient au cinéma pour voir le film Avengers donc ils sont arrivés plus tard. Ils sont assis à l’une des tables hautes avec tabourets de bar qui occupent une grande partie de L’Arène. Les tables faites pour draguer. Le reste de l’espace est occupé sur les côtés par d’autres tables où s’installent les clients pour manger leurs hamburgers, steaks ou fish & chips (oui parfaitement, de nombreux vacanciers britanniques des bateaux de croisière s’arrêtent ici pour leur repas du soir avant d’être ramenés sur leur colosse et son trajet de nuit vers la prochaine étape méditerranéenne).

    Les croisiéristes contemporains.

    — La fin de la Première Guerre mondiale. 1918.

    — Mais ça fait presque un siècle, putain. À quoi ça sert ?

    — Ça sert à ce qu’on n’oublie pas. Cette guerre a duré cinq ans, a été menée dans les pires conditions imaginables, seize millions de personnes en sont mortes. Elle s’est terminée par un traité, signé à onze heures le 11 novembre 1918 (tu piges, Mo ?). Un vrai foutoir, une erreur monumentale, qui a rendu furax les vaincus allemands. Donc vingt ans après les Allemands furax ont déclenché la Seconde Guerre mondiale, qui a duré six ans et a fait soixante millions de morts, y compris les onze millions de l’Holocauste et le demi-million de civils allemands qui ont fondu comme des figurines en cire sous les bombes incendiaires dont les Britanniques les pilonnaient.

    — Beurk ! T’as fini ?

    — Sans oublier les quatre millions qui sont morts pendant la guerre du Vietnam et (alors que tu étais déjà né, enfoiré) le demi-million de personnes tuées en Irak depuis 2003. Et ça continue… Ça s’appelle l’Histoire et on peut en tirer beaucoup d’enseignements. Si tu m’écoutais de temps en temps, même toi tu pourrais apprendre des choses.

    Steven a observé les drapeaux lui aussi. Depuis son départ en préretraite des institutions européennes à Bruxelles, il dispose de plus de temps pour étudier ce qu’il considère à présent comme une obsession, la Première Guerre mondiale, afin d’y trouver du sens. C’est difficile à supporter. La banalité de la mort, le massacre incompréhensible, l’absurdité et l’horreur hantent ses périodes les plus sombres. Dans ces moments-là, c’est souvent la lecture de ses poètes préférés, en particulier Wilfred Owen, qui lui procure du réconfort.

    Il est aussi pratiquement certain que cela l’affecte davantage maintenant à cause de ce qui se passe en Europe. La montée de l’extrême droite, du populisme, du racisme, du nationalisme. Jusqu’à ce risible référendum en Grande-Bretagne : quitter ou rester dans l’Union européenne. Quels que soient ses bons et mauvais côtés (et il ne les connaît que trop bien pour y avoir travaillé pendant trente ans), elle a évité des guerres en Europe pendant soixante-dix ans et a vu trois dictatures fascistes se transformer en démocraties. Elle a amené les pays à discuter, se disputer et négocier plutôt qu’à s’entre-tuer. Pour cette seule raison, cela valait le coup d’y rester. Et si la Grande-Bretagne la quittait, qui serait le prochain ?

    Une rupture ranimerait les vers de la guerre. Ils s’insinueraient dans les failles. Ils parviendraient en grignotant au cœur des débris. Et ils pondraient leurs œufs.

    Steven tend la main vers son verre de whisky et voit qu’elle tremble.

    — Hé Fred, regarde !

    Mo pointe discrètement en direction d’une table presque cachée derrière le bar, dans La Forêt. Sur les chaises en velours les plus proches sont assises deux jeunes femmes, et l’une d’elles vient de regarder Mo et de lui sourire (du moins c’est ce qu’il croit). Elles semblent britanniques, mais n’ont pas l’air de touristes en croisière, plutôt en séjour promo d’une semaine. Et dire qu’on n’est que mercredi !

    Fred leur jette un œil, regarde Mo et tambourine des doigts sur la table.

    Ils se dirigent nonchalamment vers les jeunes femmes et leur demandent s’ils peuvent se joindre à elles. En français. Regards interrogatifs. Fred essaie à nouveau, plus lentement, avec des gestes. Elles se regardent, mi-agacées mi-amusées, et répondent « Ouais, pourquoi pas ».

    Steven a évidemment observé les deux garçons, d’abord à leur table haute puis leur approche décontractée des deux filles dans La Forêt (« garçons », « filles » ? À son âge il appelle « fille » ou « garçon » n’importe quel jeune de moins de trente ans). Il devine que ces quatre-là doivent avoir plus ou moins dix-huit ans et sont probablement étudiants.

    Alors qu’il passe à côté d’eux en route vers les toilettes, il les entend chercher un mot en anglais. Ils souffrent manifestement tous d’une déficience linguistique. Les filles sont britanniques.

    — Vous savez comme dans les Avengers, « vengeance », dit le plus grand des garçons en français. Puis il essaie avec un accent anglais. « Vengeance », vous devez savoir ce que c’est. Regards vides, les filles ne savent pas.

    — Ouais, bon, on peut dire vengeance mais…

    — Excusez-moi, je peux peut-être vous aider, dit Steven. Je crois qu’il veut dire « revanche ».

    — Ouais, revanche, dit l’autre fille. C’est ça, la revanche.

    Soupir de soulagement général et remerciements fusant de toutes parts, dans divers accents anglais et français.

    Steven poursuit son chemin dans La Forêt.

    Et c’est ainsi qu’après environ une heure de maladresses interculturelles, d’apprentissages linguistiques divertissants, de rires bêtes et de drague collective, les filles s’en vont non sans avoir promis aux garçons de les retrouver là vendredi pendant la Happy Hour.

    En passant devant lui, elles lui sourient et le remercient pour son aide.

    — Il n’y a pas de quoi.

    Pause… Osera-t-il ?

    — Puis-je vous poser une petite question ?

    — Ouais, du moment que ce n’est pas trop perso ! (Gloussements).

    — Vous êtes jeunes, l’avenir vous appartient, une page blanche. Que pensez-vous du départ de la Grande-Bretagne de l’Union européenne ? Vous savez, le référendum. Brexit ?

    Sans hésiter, l’une d’elle répond :

    — Ouais, carrément. Mon père dit qu’on peut se débrouiller bien mieux sans toutes ces règles et tout, qui nous disent quoi faire. Comme avant. Choisir avec qui on veut commercer. Après tout, qui a gagné la guerre ? (Steven ne croit pas ce qu’il entend). C’est nous. On a battu les Allemands, d’après mon grand-père, et maintenant ce sont eux qui veulent nous dire quoi faire. (Son niveau d’incrédulité a grimpé radicalement et se trouve à présent en zone rouge.) Et mon père dit que l’Europe tombe en ruine de toute façon, donc à quoi ça sert d’y rester. On est mieux dehors. Par nous-mêmes. Comme avant. Comme au bon vieux temps, d’après mon grand-père.

    Il sait qu’il est impossible de contrer, voire de discuter cela. Ces gosses veulent de nouvelles manières de vivre, des vieilles manières de vivre, et récolteront probablement de nouvelles guerres. Elles n’ont pas compris cette partie-là. La partie concernant les vers.

    — Au revoir, à plus.

    Et elles s’en vont joyeusement sur leurs hauts talons et leurs grands espoirs.

    — Vous draguez nos gonzesses, vieux pervers ? Dit sur le ton de l’ironie, avec le sourire. Le plus grand des deux. Les garçons s’en vont eux aussi.

    — Laissez-moi vous offrir un verre avant que vous ne partiez.

    — T’as vu, Mo, maintenant c’est nous qu’il essaie de draguer ! Il doit être bi ou transgenre. Ils se marrent tous les deux puis lui tapent amicalement l’épaule.

    — On rigole, mon pote. Vous êtes pas mal… pour un vieux. Regain d’hilarité. La consommation prolongée de bières a fait son effet.

    — Je suis Steven Hardcastle. Et vous êtes… ?

    — Fred.

    — Mo.

    Ils s’asseyent. Il commande. Ils choisissent une bière plus chère puisque c’est lui qui paie. Ils parlent. Ils sont tous deux issus de familles modestes et ont grandi ensemble dans un des nombreux HLM des alentours de Nice. Ils sont amis depuis toujours, mêmes écoles, mêmes loisirs. Ils se sont serré les coudes contre la violence et les gangs. Ils aiment sortir le soir à Cannes parce que la ville est plus calme, moins à cran, moins agressive et distante seulement de vingt minutes et quatre euros en train. Tous deux ont été de bons élèves, à fort potentiel mais, alors que la famille de Fred l’a encouragé à étudier, au point d’être admis à l’université de Nice en histoire contemporaine (actuellement en seconde année), la famille algérienne de Mo s’est montrée fidèle aux clichés. Seul garçon, il a été pourri gâté par sa mère, a évité les corvées et la discipline, a traîné dans la rue avec ses pairs algériens (mâles) au lieu de faire ses devoirs, alors que ses deux sœurs devaient aider pour le nettoyage, la cuisine, les courses et autres tâches ménagères, après quoi elles étaient priées d’aller dans leurs chambres pour étudier. N’importe qui aurait deviné le résultat. Mo a quitté l’école avec un diplôme assez nul et ses sœurs ont réussi. L’une s’apprête à entrer à l’université, l’autre a été embauchée dans une banque. Toutes deux ont des futurs radieux, font preuve d’un sain mélange de respect pour leurs parents et leur religion ainsi que d’un besoin d’être modernes et contemporaines, sans négliger le fait qu’elles ont de l’ambition.

    — Pourquoi as-tu choisi l’Histoire, Fred ? C’est l’un de mes sujets préférés.

    — Oh non, pas cette foutue Histoire encore ! dit Mo.

    — En fait ce qui me fascine c’est l’histoire de la guerre. Je pense que sa signification a beaucoup changé. Il y a de nouveaux paradigmes, dictés par Internet, les médias sociaux, les avancées en technologie numérique, et il nous faut les comprendre pour survivre. Je voudrais faire ma dissertation là-dessus. Puis j’espère continuer avec un master.

    — Excellent choix, Fred. L’un de mes sujets de prédilection. On doit en reparler davantage une autre fois, quand nous serons tous un peu moins saouls. C’est tout à fait exaltant !

    — Cool, M. Hardcastle. Je n’arrête pas de le dire à Monsieur le Débile ici présent. Il ne veut jamais m’écouter, ni apprendre quoi que ce soit.

    — Il n’arrête pas de me dire de commencer par l’Algérie, dit Mo.

    — Évidemment. Tu ne sais rien du passé de ta famille ou de la colonisation française, ou de la guerre d’Algérie, ou même du merdier qui y règne maintenant. Dites-lui, M. Hardcastle, dites-lui l’importance de l’Histoire.

    — Mais s’il ne veut pas apprendre ?

    — Il est juste buté. Il n’est pas con. En fait il est même plutôt futé. Il ne veut simplement pas le montrer. Tu n’as pas besoin d’être à l’université pour apprendre et étudier, crétin. Parfois, discuter avec des gens comme M. Hardcastle est aussi bien, même mieux.

    — Cause toujours, dit Mo.

    Jeudi 12 novembre 2015

    Le fait de collectionner les voitures anciennes (bon, soyons honnêtes, juste vieilles) dépend, pour la plupart des enthousiastes, d’un peu d’argent, de beaucoup d’optimisme et d’un prisme rose qui permet au propriétaire de croire que sa voiture est presque parfaite, dénuée de ces attributs rouillés, ternis, bruyants et fumants qui, pour être ignorés, nécessitent une défaillance volontaire de lucidité de la taille d’une Rolls-Royce.

    Il y a de nombreuses vieilles voitures parfaites, bien entendu, restaurées jusqu’à la dernière poignée en chrome, mais il a fallu à leur propriétaire des années de patience et d’efforts pour leur redonner leur apparence d’antan, ou des tas de billets pour que des garages et ateliers

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