La Conquête du Courage
Par Stephen Crane
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À propos de ce livre électronique
Stephen Crane
Stephen Crane was born in Newark, New Jersey, in 1871. He died in Germany on June 5, 1900.
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Aperçu du livre
La Conquête du Courage - Stephen Crane
Stephen Crane
La Conquête du Courage
Traduit de l’anglais par
Francis Vielé-griffin et Henry-d. Davray
SAGA Egmont
La Conquête du Courage
Traduit par Francis Vielé-Griffin et Henry-D. Davray
Titre Original La Conquête du Courage
Langue Originale : Anglais
Image de couverture : Shutterstock
Copyright © 1945, 2021 SAGA Egmont
Tous droits réservés
ISBN : 9788726973891
1ère edition ebook
Format : EPUB 3.0
Aucune partie de cette publication ne peut être reproduite, stockée/archivée dans un système de récupération, ou transmise, sous quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, sans l'accord écrit préalable de l'éditeur, ni être autrement diffusée sous une forme de reliure ou de couverture autre que dans laquelle il est publié et sans qu'une condition similaire ne soit imposée à l'acheteur ultérieur.
Cet ouvrage est republié en tant que document historique. Il contient une utilisation contemporaine de la langue.
www.sagaegmont.com
Saga est une filiale d'Egmont. Egmont est la plus grande entreprise médiatique du Danemark et appartient exclusivement à la Fondation Egmont, qui fait un don annuel de près de 13,4 millions d'euros aux enfants en difficulté.
Chapitre premier
Comme un être qui s’éveille à regret, le froid brouillard se lève et s’étire au long des collines, révélant l’immobile éparpillement d’une armée au repos. Pendant que le paysage s’éclaire, passant d’un brun foncé au vert tendre, l’armée s’éveille à son tour et se prend à frémir d’attente, impatiente des rampantes rumeurs. Des milliers d’yeux suivent les routes qui, ruisseaux de boue la veille, s’affermissent déjà en chemins praticables. Un fleuve teinté d’ambre, dans l’ombre de sa rive, ondule au bas du camp en reflets de perles ; et, le soir, les vapeurs devenues ténèbres chagrines, une rouge lueur, comme d’un œil hostile, jaillit des feux de bivouacs ennemis, sous les lourds froncements des collines lointaines…
Or un grand gars de soldat se sentant plein de courage s’en fut résolument au ruisseau laver une chemise. Il remonta à toutes jambes agitant son linge au-dessus de sa tête comme une bannière. Il était tout gonflé d’importance : il rapportait une nouvelle qu’il venait d’apprendre d’un ami en qui on pouvait avoir toute confiance, lequel la tenait d’un cavalier digne de foi, qui la tenait lui-même d’un sien frère incapable de le tromper, et au surplus ordonnance à l’état-major de la division.
Il se carra dans l’attitude superbe des hérauts de jadis vêtus de pourpre et d’or.
On se met en mouvement demain pour de bon, déclara-t-il pompeusement à quelques soldats de sa compagnie.
— On va remonter la rivière, couper par le travers et les prendre en queue.
Pour le bénéfice de son auditoire attentif, il se mit à élaborer un magnifique plan de campagne. Quand il eut fini, la réunion d’hommes vêtus de bleu se fragmenta en petits groupes où l’on discuta chaudement, entre l’alignement des huttes basses et brunes. Un conducteur nègre qui, tantôt, dansait sur une caisse à biscuits, encouragé par les rires d’une cinquantaine de troupiers satisfaits, se vit soudain abandonné. Il s’assit mélancoliquement sur son piédestal. Des fumées montant de la multitude bizarre des cheminées improvisées, se mêlaient et cheminaient paresseusement vers l’Ouest.
— C’est une blague, voilà tout, encore une sale blague, — s’écriait un fantassin.
Sa figure imberbe était tout enflammée et il enfonçait rageusement ses deux mains dans ses poches, prenant la chose comme un affront personnel.
— Penses-tu qu’elle grouille jamais cette bon dieu d’armée de malheur ? Mais nous sommes plantés ici, on a pris racine ; voilà-t-y pas la huitième fois pour le moins en quinze jours, qu’on se prépare à décamper ?… On est toujours là, pas vrai ?
Le grand gars de soldat se crut appelé à défendre la véracité de la rumeur dont il s’était fait le héraut, et le grincheux et lui en vinrent presque aux coups.
Au milieu d’un rassemblement, un caporal se prit à jurer. Il achevait de poser un coûteux plancher à sa baraque, pestait-il ; pendant tout le printemps, il avait résisté au désir de se payer une installation confortable, car il était sûr alors que l’armée pouvait se mettre en mouvement d’un moment à l’autre ; mais, ces derniers temps, il avait eu l’impression de se trouver dans une sorte de campement éternel.
Pour la plupart, les hommes s’engagèrent dans un débat mouvementé. L’un esquissait, de façon particulièrement lucide, la tactique d’ensemble du général en chef. Il se vit contredire par d’autres qui soutenaient que le plan de campagne était tout à fait différent. Ils se criaient leurs arguments dans la figure, avec de futiles tentatives pour captiver l’attention de l’auditoire. Pendant ce temps, le grand gars qui avait apporté la nouvelle s’agitait de groupe en groupe avec des airs d’importance. On l’assaillait de questions.
— Qu’est-ce qu’il y a, Jim ?
— L’armée va se mettre en mouvement ?
— Ah ! c’est de ça qu’on cause ? Qu’est-ce que tu en sais, toi ?
— Va toujours !
— Tu peux me croire ou non, ce sera comme tu voudras, moi, je m’en fiche !
Ce ton dégagé laissait à penser et il réussit presque à les convaincre par son dédain même de fournir des preuves. L’animation s’accrut peu à peu.
Il y avait là un jeune homme qui buvait avidement les paroles du grand gars, ne perdait rien des commentaires variés qu’elles provoquaient. Après avoir absorbé son content de discussions concernant les contremarches et les attaques, il s’en retourna vers sa hutte où il pénétra en rampant par l’ouverture compliquée qui servait de porte. Il voulait être seul avec quelques pensées nouvelles qui lui étaient venues tout récemment.
Il se coucha sur un large remblai qui formait le fond de la pièce ; à l’autre bout, des caisses à biscuits figuraient l’ameublement, groupées autour du foyer ; une gravure, prise à un journal illustré, ornait le mur construit de rondins bruts, où trois fusils se superposaient parallèlement sur des patères. Les effets d’équipement pendaient à portée de la main, et quelques ustensiles en fer battu gisaient sur un petit tas de bois à brûler. Une tente repliée faisait l’office de toiture au travers de laquelle les rayons du soleil filtraient une clarté jaune et diffuse. Une fenêtre exiguë projetait obliquement un carré de jour blanc sur le sol encombré ; la fumée du foyer, oubliant par moments la cheminée en terre battue, s’élançait en guirlandes dans la pièce, cependant que, de son côté, cette cheminée, façonnée à la hâte de terre glaise et de rameaux verts, menaçait sans cesse d’incendier toute la cabane.
Le jeune homme se trouvait dans un état de demi-stupeur. On allait donc enfin se battre ! Demain peut-être ! Il y aurait une bataille et il y serait ! Pendant quelque temps il dut faire effort pour y croire ; il ne pouvait accepter sans hésitation la vision mentale de ce fait, qu’il se trouvait, lui, sur le point d’être mêlé à une de ces grandes affaires du monde !
Il avait certes, toute sa vie, rêvé de batailles, de vagues et sanglants conflits dont les élans et les violences le faisaient frissonner. Il s’était vu, en rêve, mêlé à bien des luttes ; il avait imaginé des peuples rassurés et protégés par la gloire de ses prouesses retentissantes ; mais, éveillé, il avait toujours considéré les batailles comme des taches rouges aux pages du passé. Il avait remisé tout cela, comme des choses désuètes, avec ses imaginations fantaisistes de lourdes couronnes et de hautes bastilles ; toute une partie de l’histoire du monde avait figuré dans son espri l’époque des guerres ; mais il pensait que cette époque héroïque était depuis longtemps tombée derrière l’horizon, avait disparu pour toujours. De chez lui, là-bas, ses jeunes yeux, avec une incrédulité méfiante, avaient surveillé cette guerre dans son propre pays : ce devait être des batailles pour rire. Longtemps il désespéra d’être le témoin d’une de ces luttes épiques, comme en Grèce : il n’y en aura plus comme cela, s’était-il dit ; les hommes sont devenus meilleurs ou plus timides. La science et la religion ont effacé leurs instincts de coupejarrets, ou bien la poigne ferme de la Finance tient les passions en respect.
Maintes fois il avait brûlé de s’engager. Des rumeurs de grands mouvements faisaient frémir le pays ; ils ne pouvaient être essentiellement homériques, mais ils semblaient comporter beaucoup de gloire. Il lisait des récits de marches, de sièges, de rencontres, et il avait grande envie de voir tout cela ; son cerveau actif lui dessinait de grands tableaux aux couleurs extravagantes, agrémentés d’exploits inouïs. Mais sa mère l’avait découragé ; elle affectait de mésestimer la qualité de son ardeur guerrière et de son patriotisme. Elle s’asseyait calmement et, sans difficulté apparente, lui fournissait cent raisons plus probantes les unes que les autres, lui démontrant que sa présence était infiniment plus nécessaire à la ferme que sur un champ de bataille. Elle avait une certaine façon de s’exprimer qui le laissait persuadé que ses affirmations sur ce sujet reposaient sur une conviction profonde ; bien plus, elle avait pour elle sa conviction à lui que les raisons morales qu’elle lui donnait étaient inébranlables. Mais, à la fin pourtant, il s’était insurgé contre tout ce flot de lumière jaune dont on ternissait l’éclat de sa jeune ambition : les journaux, les cancans du village, ses propres imaginations l’avaient monté à un degré de tension irrésistible. On se battait là-bas ! Presque tous les matins les journaux détaillaient les péripéties d’un combat décisif.
Une nuit, comme il était dans son lit, les vents lui portèrent la clameur de la cloche du village, que quelque enthousiaste sonnait à toute volée pour annoncer la nouvelle peu sûre d’une grande victoire. Cette voix d’un peuple, chantant sa joie à travers la nuit, l’avait fait frissonner d’une longue extase de surexcitation. Descendu à la chambre de sa mère, il proclama sa décision ferme.
— M’man, je vais m’engager !
— Henry, ne fais pas l’imbécile, — avait répliqué la mère, en ramenant la couverture sur sa figure ; et les choses en restèrent là.
Néanmoins, le lendemain matin, il se rendit à la ville proche et s’enrôla dans une compagnie en formation. Quand il revint, il trouva sa mère occupée à traire la vache pie : les quatre autres étaient auprès qui attendaient.
— M’man, je me suis engagé, — avait-il dit sans trop d’assurance.
— Que la volonté de Dieu soit accomplie, Henry, répondit-elle à la fin ; et elle se remit à traire la vache pie.
Quand il s’était arrêté, sur le seuil, son uniforme endossé, et dans les yeux l’animation des espoirs indéfinis qui imposait presque silence à l’ardent regret du foyer, il avait vu deux larmes couler sur les joues pâlies de sa mère. Pourtant, elle l’avait déçu en ne disant rien de son retour avec ou sur le bouclier; à part lui, il s’était préparé à une scène de beauté, il avait arrondi certaines phrases qu’il croyait pouvoir utiliser pour un effet attendrissant ; mais les paroles de sa mère détruisirent tous ses plans. Elle continua tout bonnement à éplucher des pommes de terre d’un air bourru et lui parla comme il suit :
— Fais attention, Henry, aie l’œil autour de toi pendant toutes ces affaires de bataille ; fais attention et prends bien soin de toi ; ne t’imagine pas que tu vas pouvoir ne faire qu’une bouchée de l’armée rebelle, comme ça, tout de suite, parce que c’est toi. Tu n’es, au juste, qu’un petit gars au milieu d’un tas d’autres et il faut que tu te tiennes tranquille, et que tu fasses ce qu’on te dira. Je sais bien comme tu es, Henry !… Je t’ai tricoté huit paires de chaussettes, et j’ai mis dans ton sac tes plus belles chemises, parce que je veux que mon garçon soit aussi bien nippé que n’importe qui à l’armée, et chaque fois qu’il y aura des trous, je veux que sans tarder tu me les renvoies pour que je les reprise… Et puis prends toujours garde de bien choisir tes fréquentations ; tu verras un tas de mauvais drôles, Henry ! L’armée les débride car ils n’aiment rien tant que de s’amuser à faire mal tourner un jeune gars comme toi, qui n’a jamais quitté son chez soi, qui a toujours eu sa mère… et ils t’apprendront à boire et à jurer. Tiens-toi à l’écart de ces gens-là, Henry, je veux que tu ne fasses jamais rien, mon fils, que tu aurais honte que je sache. Figure-toi que je suis toujours là qui te vois. Si tu gardes cette idée dans ta tête, je suis persuadée que tu t’en tireras aussi bien qu’un autre. Il faut sans cesse te rappeler ton père, mon petit, et te souvenir qu’il n’a jamais pris une goutte de liqueur de sa vie et qu’il n’a jamais prononcé un vilain juron… Je ne vois pas ce que je puis te dire de plus, Henry, excepté, peut-être, qu’il ne faudra jamais flancher à cause de moi, mon gars, et s’il arrivait que tu aies à choisir entre te faire tuer et quelque chose de pas bien, alors, Henry, ne pense jamais qu’à ce qui est bien, parce qu’il ne manque pas de femmes qui sont forcées d’endurer de cruelles afflictions, par le temps qui court, et le Seigneur a soin de nous tous ! N’oublie pas ce que je t’ai recommandé pour les chaussettes et les chemises, mon petit, et j’ai mis une calotte de framboises confites dans ton paquet, parce que je sais que tu les aimes mieux que tout. Au revoir, Henry, ouvre l’œil et sois un bon gars.
Il n’avait sans doute pas subi sans impatience l’épreuve de ce discours ; ce n’avait pas été tout à fait ce qu’il attendait et il avait écouté d’un air agacé. Il prit donc congé avec une impression de soulagement.
Pourtant, quand, arrivé à la barrière, il retourna la tête, il vit sa mère agenouillée parmi les épluchures de pommes de terre, et son visage brun levé vers le ciel était tout luisant de larmes. Il baissa le front et continua son chemin, se sentant soudain honteux de tous ses projets.
De la ferme, il s’était rendu au collège communal y faire ses adieux aux condisciples. Ceux-ci s’empressèrent autour de lui, pleins d’étonnement et d’admiration. Il avait perçu, alors, l’abîme creusé désormais entre eux, et s’était senti gonflé d’un calme orgueil. Avec plusieurs de ses camarades qui avaient revêtu l’uniforme bleu, il se vit accablé de déférence pendant toute une après-midi et ce fut une sensation délicieuse : ils avaient produit leur effet.
Une certaine jeune fille aux tresses claires s’était moquée allégrement de son allure martiale ; mais une autre fille brune, sur qui il avait posé un long regard, lui sembla devenir soudain plus sérieuse et comme attristée, peut-être, à la vue de ce drap bleu et de cet or ; il avait descendu le sentier entre les chênes, et, retournant la tête, il la surprit penchée à sa fenêtre le regardant partir. Alors, elle s’était aussitôt mise à