Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Migration et classement social: Enquête auprès de migrants marocains au Québec
Migration et classement social: Enquête auprès de migrants marocains au Québec
Migration et classement social: Enquête auprès de migrants marocains au Québec
Livre électronique406 pages5 heures

Migration et classement social: Enquête auprès de migrants marocains au Québec

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Les politiques en matière d’immigration que privilégient les instances publiques québécoises sont conçues pour être un gage de performance économique. Pourtant, nombreuses sont les recherches sociologiques qui pointent le haut taux de chômage des migrants, leur forte représentation parmi les travailleurs précaires ainsi que la déqualification dont ils font l’objet.

Dans cet ouvrage, l’autrice offre un angle de vue original, car elle appelle le lecteur à décentrer son regard pour mieux « déséconomiciser » la sociologie des migrations. Elle considère ainsi le phénomène de migration non pas comme une finalité, mais comme une stratégie de classement social qui prend racine dans le pays d’origine et qui se poursuit bien en aval de l’immigration.

Au cours de son enquête démarrée au Maroc, elle a rencontré une quarantaine de ces individus qualifiés qui ont quitté leur pays pour le Québec, et où certains sont finalement retournés. À bien des égards, leur parcours permet de décloisonner les spécialités disciplinaires et de comprendre que la migration n’est pas susceptible d’une seule lecture.
LangueFrançais
Date de sortie27 janv. 2022
ISBN9782760645097
Migration et classement social: Enquête auprès de migrants marocains au Québec
Auteur

Stéphanie Garneau

Professeure agrégée à l’École de service social de l’Université d’Ottawa. Ses champs de recherche sont les migrations, les relations interethniques, l’action publique en matière de migrations et d’éducation, et les méthodologies de recherche.

Auteurs associés

Lié à Migration et classement social

Livres électroniques liés

Sciences sociales pour vous

Voir plus

Articles associés

Avis sur Migration et classement social

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Migration et classement social - Stéphanie Garneau

    Stéphanie Garneau

    MIGRATION ET CLASSEMENT SOCIAL

    Enquête auprès

    de migrants marocains au Québec

    Les Presses de l’Université de Montréal

    L’autrice tient à remercier le Conseil canadien de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH), le Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités (CIRCEM) ainsi que la Faculté des sciences sociales de l'Université d'Ottawa pour le soutien financier accordé à la présente publication.

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: Migration et classement social: enquête auprès de migrants marocains au Québec / Stéphanie Garneau.

    Noms: Garneau, Stéphanie, 1975- auteur.

    Collections: PUM.

    Description: Mention de collection: Collection PUM | Comprend des références bibliographiques.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20210063610 | Canadiana (livre numérique) 20210063629 | ISBN 9782760645073 | ISBN 9782760645080 (PDF) | ISBN 9782760645097 (EPUB)

    Vedettes-matière: RVM: Marocains—Québec (Province)—Enquêtes. | RVM: Immigrants—Québec (Province)—Enquêtes. | RVM: Québec (Province)—Émigration et immigration—Enquêtes. | RVMGF: Enquêtes démographiques.

    Classification: LCC FC2950.M4 G37 2021 | CDD 305.892/7640714—dc23

    Mise en pages: Folio infographie

    Dépôt légal: 1er trimestre 2022

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2022

    www.pum.umontreal.ca

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de son soutien financier la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    Remerciements

    Mes chaleureux remerciements vont à Mustapha El Miri, Kamal Mellakh, Dahlia Namian et Albena Tcholakova, pour leur lecture rigoureuse et attentionnée de certaines parties de ce livre, ainsi qu’aux évaluateurs du manuscrit, dont les remarques m’ont permis d’y apporter de pertinentes précisions. Plus que tout, ma sincère gratitude va aux personnes migrantes qui ont accepté avec beaucoup de générosité de me confier leur parole, parfois avec émotion. Puisse ma compréhension de sociologue non marocaine être à la hauteur de leur confiance et ne pas trahir leur expérience.

    Introduction

    Juin 2013. Je suis dans le train qui me ramène à Rabat, où je réside. Je rentre de Tanger, où je suis allée rencontrer d’anciens migrants1 revenus s’installer au Maroc après quelques années passées au Québec. Je voyage en deuxième classe, et je partage mon compartiment avec trois employés de la Royal Air Maroc (RAM), deux hôtesses de l’air et un steward âgés de la fin de la vingtaine, peut-être du début de la trentaine, qui rentrent chez eux après un vol en provenance d’Europe. Les discussions sont animées, ils parlent haut et rient beaucoup. Mes connaissances du darija2 sont trop sommaires pour que je puisse comprendre tout ce dont ils parlent, mais les bribes de phrase que je perçois, truffées de mots en français ici ou là, me permettent de savoir qu’ils évoquent une émission de téléréalité, puis qu’ils racontent plusieurs anecdotes à propos des passagers de la RAM. Les discussions se font légères, et l’une des hôtesses de l’air est particulièrement animée. Après avoir terminé de consigner mes notes de terrain de la journée, je ferme mon ordinateur et me montre plus ouverte. À l’approche de Kenitra, elle m’adresse la parole en français, me demandant s’il y a longtemps que je suis au Maroc. Je lui réponds que cela fait maintenant un mois et demi. «Vous êtes la bienvenue au Maroc», me déclare-t-elle. Je la remercie. «Vous êtes là pour le travail?» J’acquiesce: «Oui, si on veut. Je fais de la recherche et je m’intéresse aux Marocains qui ont émigré au Québec. Si je suis là en ce moment, c’est pour comprendre les raisons pour lesquelles certains d’entre eux choisissent de rentrer au Maroc. Et pour savoir comment ça se passe pour eux.»

    La conversation s’engage. J’explique brièvement que le gouvernement du Québec s’adonne à une immigration sélective et que ce sont souvent des personnes qualifiées, par exemple des ingénieurs ou des pharmaciens, qui émigrent là-bas. Je précise toutefois qu’une fois au Québec, ces professionnels qualifiés se heurtent généralement à plusieurs obstacles qui les empêchent d’obtenir un poste à la hauteur de leurs qualifications, et que d’après les observations que j’ai faites jusqu’ici, il s’agit de l’une des raisons majeures de leur retour. Lorsque je tente d’indiquer que tous ne disposent cependant pas des mêmes ressources afin de revenir s’installer au pays, elle me lance d’un ton assuré: «Ceux qui restent là-bas, de toute façon, c’est ceux qui n’ont pas réussi!»

    Bien qu’il s’agisse là d’une affirmation de la pensée commune, qui n’est de surcroît peut-être pas représentative de ce que pourraient penser tous les Marocains du Maroc s’ils venaient à être sondés, l’observation n’est pas du tout dénuée de clairvoyance. On sait en effet que dans certaines configurations migratoires, comme la migration de travail vers les pays du Golfe, partir a souvent pour finalité de faire fortune avant de rentrer au pays.

    Il n’empêche que si cette opinion lancée au détour d’une conversion informelle est intéressante, c’est surtout parce qu’elle tranche nettement avec deux idées reçues souvent rencontrées durant l’enquête. La première est que «tout le monde, au Maroc, veut émigrer». Que ce soit lors de conversations tenues avec des dignitaires, des dirigeants politiques et des responsables des administrations universitaires marocains et québécois, ou lors de mes rencontres avec des migrants et des non-migrants, il est couramment admis que l’émigration vers l’Europe ou l’Amérique du Nord est un rêve caressé par tout Marocain, et l’on pourrait d’ailleurs entendre en sous-texte «par toute personne originaire d’un pays non riche et non occidental». Une telle pensée n’est effectivement pas sans alimenter les théories du «déferlement», qui ont abondamment cours dans les démocraties occidentales aujourd’hui et sur lesquelles s’appuient les pouvoirs politiques des pays de destination afin de justifier le contrôle accru des frontières. Or, quoique nous assistions à une diversification sociologique des profils des émigrants, tous les habitants des pays non occidentaux ne partent pas, et certains reviennent. Dès lors que l’on prête attention à ces constats, il nous faut faire un pas de côté afin d’interroger plus avant non pas les causes de la migration, mais leurs conditions de possibilité: quelles sont les propriétés et dispositions sociales de celles et ceux qui partent, particulièrement au Québec? Dans quelles circonstances partent-ils? Qui sont celles et ceux qui reviennent et, par opposition, celles et ceux qui ne reviennent pas? Ce n’est qu’à la condition de prendre au sérieux ces questions que nous pouvons arriver à mieux saisir la diversité et la complexité des situations migratoires; que nous pouvons mieux comprendre pour quelles raisons Massi, l’un des migrants marocains rencontrés dans le cadre de cette enquête, me disait: «Si tu ouvres les portes aux Marocains, ils vont tous sortir. Tous. Il n’y a personne qui va rester là [au Maroc]», tandis que Rachid, un autre participant à ma recherche, me confiait au contraire: «Moi, je n’ai jamais pensé un jour que je serais dans la peau d’un immigrant. J’ai toujours senti, bien, je veux dire… Je réussirai [sans émigrer]».

    L’autre conception courante contre laquelle s’inscrit cette «idée» que la réussite des migrants se mesurerait par le retour dans la société d’origine concerne les sociétés d’accueil, et dans le cas présent, la société québécoise. Du point de vue de la société québécoise – dont je suis issue en tant que chercheuse et d’où je parle –, le couplage migration-réussite, en complémentarité d’ailleurs avec l’idée précédente que «dans les pays non occidentaux, tout le monde veut partir», se pense d’abord et avant tout dans la société d’installation, et en des termes exclusivement économiques, qui plus est. L’immigration des personnes qualifiées est politiquement envisagée au Québec comme durable, et la réussite des migrants se mesure à l’aune de leur contribution à l’économie de la société d’accueil. La réussite individuelle constitue dès lors une non-préoccupation, puisqu’elle est conçue comme un effet auxiliaire et inéluctable de cette participation à la prospérité économique du pays d’installation. En tout état de cause, la rhétorique officielle des sociétés québécoise et canadienne ne s’attarde guère, pour ne pas dire aucunement, aux volontés de retour dans leur pays des migrants qualifiés. Les pâles allusions aux migrations de retour concernent les étudiants internationaux, et ne sont pas moins pensées en termes économiques, ces derniers étant perçus comme susceptibles ou bien de servir de recruteurs éventuels pour les universités québécoises, ou bien de contribuer au développement du commerce avec le Canada. Si les problèmes persistants d’insertion professionnelle des migrants ont toutefois conduit les autorités québécoises, au fil des dernières années, à se préoccuper plus directement du sort réservé aux nouveaux arrivants sur le marché du travail local, ce n’est cependant jamais sans perdre de vue l’utilité économique projetée de ces derniers.

    Ce que nous rappelle surtout l’opinion prise sur le vif de cette hôtesse de l’air, toutefois, c’est que les migrants peuvent aussi partir avec pour finalité non pas tant de «réussir» dans la société d’immigration, mais de réussir at home ou ailleurs, sinon de façon home made, c’est-à-dire en vertu de barèmes de réussite qui ont été historiquement et socialement construits dans la société d’origine et intériorisés au prix d’un long processus de socialisation. Même dans l’hypothèse où cette jeune femme aurait tout simplement souhaité, par sa remarque, conforter son propre parcours de vie (rester au Maroc), la longue histoire d’émigration internationale du Maroc nous pousse à creuser plus avant le rôle que peut jouer la migration dans la réussite sociale des Marocains. Quoi qu’il en soit, le commentaire de mon interlocutrice nous convie à replacer les migrants au cœur de l’analyse, à tenter de faire tenir ensemble contexte de départ et contexte d’arrivée et, enfin, à «rompre avec la représentation trop facilement admise d’une immigration homogène, indifférenciée» (Sayad, 1999, p. 65) – quand bien même les migrants auraient en commun, comme le veulent les politiques migratoires québécoises et comme c’est le cas des personnes que j’ai rencontrées au cours de cette enquête, d’être qualifiés. Ce sont les stratégies de classement social dans la migration, en lien avec le caractère plastique et relatif de la réussite sociale, qui sont au centre de cet ouvrage.

    Le biais économiciste de la sociologie des migrations

    Du point de vue de la société de départ, le Québec et le Canada constituent des pôles de destination encore marginaux de l’espace migratoire marocain. Selon des données de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) de 2015, les Marocains résidant à l’étranger se trouveraient dans une proportion de 32% en France et de 26% en Espagne, contre seulement 2% au Canada3. Encore aujourd’hui, 31,1% des migrants marocains se rendent en priorité en France et 23,4% en Espagne, alors que le Canada n’attire que 3,8% d’entre eux (HCP, 2020c, p. 24). De même, si 28 431 étudiants marocains étaient inscrits dans les établissements d’enseignement supérieur français en 2018, la France constituant de loin la principale destination de ces étudiants à l’étranger, ils sont à peine 1 471 à étudier au Canada la même année (Campus France, 2020).

    Du point de vue canadien, toutefois, et plus spécialement du point de vue de la société québécoise, le regard sur l’immigration marocaine apparaît tout autre. Cette dernière «y est ancienne et concernait au départ des juifs marocains» (Abouzaïd et Asal, 2013, p. 85)4. En outre, le Maroc est le huitième principal pays de naissance des personnes immigrantes admises au Québec entre 2008 et 2017, avec un taux de présence de 82,4% (contre 91,6% pour Haïti, qui arrive en première place) (MIFI, 2020, p. 16). Durant la période couverte par la présente enquête, soit de 2000 à 2013 (annexe), l’immigration marocaine était encore plus considérable puisque le Maroc constituait le troisième pays de naissance en importance des personnes admises dans la province (MIDI, 2014, p. 40). Il en va de même pour les étudiants: entre 2010 et 2019 – à l’exception de la période allant de 2015 à 2018, où ils se retrouvent en troisième ou quatrième place derrière les Français, les Chinois ou les Tunisiens –, les Marocains forment annuellement le deuxième groupe national d’étudiants internationaux le plus important dans les universités francophones québécoises (MES, 2020). La présence marocaine est donc loin d’être négligeable au Québec. Cette présence est d’ailleurs rendue d’autant plus visible que les débats identitaires qui animent la province depuis une bonne quinzaine d’années – notamment depuis la «crise» des accommodements raisonnables de 2007-2008 et la «crise» suscitée par la Charte des valeurs québécoises en 2013 – ont pour cible plus ou moins avouée les populations de confession musulmane, auxquelles peuvent être associés ou s’identifier les migrants d’origine marocaine5.

    À ce vecteur de visibilisation s’ajoute celui de l’«intégration économique» des migrants, et particulièrement celle des Maghrébins, devenue un véritable problème public depuis plus d’une vingtaine d’années. En effet, tout au début des années 2000, l’État québécois constate une hausse du recours à l’aide sociale par les migrants nouvellement arrivés. Ce constat est jugé «préoccupant» (Pinsonneault et autres, 2010, p. 5) par les autorités publiques, d’autant que les changements apportés en 1996 à la grille de sélection du Québec6 avaient pour but de sélectionner des travailleurs qualifiés aux «profils prometteurs» (Godin et autres, 2004, p. 2). En 2008, des données de Statistique Canada révèlent que le taux de chômage affectant les Maghrébins est le plus élevé parmi tous les groupes de migrants considérés: il atteint 28% contre 20% pour les migrants d’Afrique subsaharienne, 17,8% pour ceux qui viennent d’Haïti et 7% pour la population en général7. Le rapport de Pinsonneault et de ses collaborateurs (2010), produit à la demande du ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles (MICC) et du ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MESS), relate que les travailleurs qualifiés venus d’Algérie et du Maroc font partie des groupes nationaux qui recourent à l’aide sociale dans les plus fortes proportions, et qu’ils sont aussi ceux qui en sortent le moins rapidement.

    Si, en 2016, on a constaté une décroissance du taux de chômage des migrants pris dans leur ensemble, ce dernier reste supérieur de près de trois points de pourcentage à celui des non-migrants (9,8% contre 7,1%), et les migrants représentent tout de même 22% des chômeurs, soit quatre points de plus qu’en 2006 (ISQ, 2017). Une étude menée par le Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO) rapporte d’ailleurs que le taux de chômage des migrants arrivés depuis moins de cinq ans est considérable au moment de mon enquête, avec 18,5% contre 10,1% pour ceux arrivés depuis plus longtemps. Elle indique également que c’est dans la province de Québec que les migrants présentent le plus haut taux de chômage au Canada: 11,2% en 2011, contre 8,6% en Ontario et 7,4% en Colombie-Britannique (Boudarbat et Grenier, 2014, p. 120). Dans la foulée, le Québec a vu se multiplier les dispositifs d’aide à l’insertion des migrants8.

    La mise à l’emploi des personnes migrantes est devenue une préoccupation politique d’autant plus prégnante pour les autorités publiques que la procédure sélective et volontariste de la politique d’immigration du Québec est conçue à leurs yeux comme un gage de performance économique. Les politiques migratoires québécoises et canadiennes s’inscrivent effectivement en droite ligne avec ce que Alain Morice (2004) appelle l’utilitarisme migratoire, soit la «propension […] à régler la question migratoire sur l’intérêt (ou le désavantage) escompté des étrangers qu’elles font ou laissent venir, principalement sous le rapport de la force de travail fournie». Les programmes canadiens de migration temporaire constituent sans doute «l’archétype de l’utilitarisme migratoire» (Castracani, 2019, p. 8), avec une augmentation de 232 600 en 2001 à 613 200 en 2016 des travailleurs arrivés par ce biais (Lu et Hou, 2019, p. 2). Hélène Pellerin (2011) va jusqu’à suggérer le passage d’un paradigme migratoire à un paradigme de mobilité pour qualifier la gestion de l’immigration au Canada. L’importance des travailleurs étrangers temporaires pour le fonctionnement de l’économie canadienne a d’ailleurs été révélée au grand jour avec la pandémie de COVID-19.

    Cela dit, l’immigration permanente n’échappe pas non plus à la logique utilitariste. C’est dans cette optique de calcul coûts-bénéfices que le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles du Québec annonçait pour la première fois, dans son plan stratégique 2008-2012, son intention d’accueillir un plus grand nombre d’étudiants étrangers et d’accélérer les démarches d’obtention du statut de résident permanent: «Les étudiants étrangers scolarisés au Québec ont eu le temps de s’y acclimater et leurs diplômes sont reconnus beaucoup plus facilement par les employeurs québécois, comparativement aux diplômes étrangers» (MICC, 2008, p. 18). Cet énoncé d’intention donna lieu à la naissance du Programme de l’expérience québécoise (PEQ) en 2010, lequel permet aux diplômés du Québec et aux travailleurs étrangers temporaires qui remplissent certaines conditions d’obtenir plus rapidement la résidence permanente. La nouvelle Loi sur l’immigration au Québec adoptée et sanctionnée le 6 avril 2016 n’a d’ailleurs fait que prolonger ces initiatives. En plus des larges prérogatives qui y sont accordées au ministre, ainsi que de l’élargissement de la loi à la faveur des demandes des employeurs et des migrations temporaires de travailleurs qualifiés et d’étudiants internationaux, la nouvelle loi renforça la tendance élective de la migration à des fins économiques par la formation d’une banque de candidatures9. Un nouveau système vit ainsi le jour en 2019, le système Arrima, dont la vocation est de mieux arrimer les demandes d’immigration aux besoins spécifiques de main-d’œuvre. Le caractère utilitariste de la politique migratoire québécoise trouve toutefois sa plus récente illustration dans la réforme des règles entourant le Programme de l’expérience québécoise (PEQ): devant la très grande popularité du PEQ, qui ne permet pas d’assurer une adéquation aussi serrée que souhaitée entre les qualifications des candidats à l’immigration et les besoins immédiats du marché du travail, le gouvernement caquiste a mis en place à l’été 2020 de nouvelles conditions plus restrictives pour postuler au programme, notamment en termes d’expérience de travail et de maîtrise du français. La volonté politique est clairement de privilégier les entrées par l’intermédiaire du système Arrima, et donc une immigration de personnes dont les compétences et qualifications viendront combler des besoins précis sur le marché du travail10.

    Le caractère utilitaire conféré à l’immigration est pleinement assumé depuis des décennies dans le discours de l’État québécois, du gouvernement libéral qui souhaite «tirer pleinement profit de la force motrice que sont l’immigration et la diversité ethnoculturelle» (MIDI, 2015, p. vi) au premier ministre caquiste déclarant que «chaque fois que je rentre un immigrant qui gagne moins de 56 000 dollars, j’empire mon problème» (Plante, 2021). Il suffit de jeter un coup d’œil à l’évolution des différentes catégories d’immigration depuis les 35 dernières années pour s’en convaincre: alors qu’en 1980, 34,9% des résidents permanents étaient accueillis au Canada en tant qu’immigrants économiques, ce taux augmente à 52,6% au dernier recensement de 201611. Pendant ce temps, le taux pour le regroupement familial diminue de 35,9% à 26,3% et celui des personnes réfugiées, de 28,2% à 19,9%.

    Parallèlement, la performance économique des migrants sur le marché de l’emploi est devenue l’un des objets d’intérêt premiers des chercheurs québécois de l’immigration. Cela témoigne sans doute de l’influence des commandes institutionnelles sur la production et l’imposition de certaines thématiques et catégories d’analyse de même que de la «subordination objective» et encore effective «de la science au politique» observée et regrettée jadis par Abdelmalek Sayad (1999, p. 16) dans le champ de la sociologie des migrations. Plusieurs de ces travaux, en effet, relèvent directement de collaborations entre les chercheurs du ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles (MICC) et ceux du milieu universitaire. Ce qui saute particulièrement aux yeux, lorsqu’on parcourt cette littérature, c’est la prédominance des enquêtes sinon de type quantitatif, du moins préoccupées par la détermination des «causes» ou «facteurs» pouvant expliquer les difficultés d’insertion en emploi des migrants, au détriment des paramètres extraéconomiques du phénomène et de son caractère processuel. Aussi, la science comme le politique participent-ils encore aujourd’hui à ce que la société d’immigration «ne légitime l’immigration que par le travail» (Pérez, 2014, p. 13). L’une des idées phares du présent ouvrage est que les diverses formes d’immigration (de travail, de peuplement, pour études, etc.) ne correspondent pas tant à des phénomènes distincts ou historiquement successifs qu’à des réalités qui peuvent se juxtaposer et exister conjointement et que l’on fait indûment reposer sur ce que Mustapha El Miri (2010) qualifie d’«épistémologie clandestine»: celle qui établit «un lien consubstantiel et hiérarchisé entre les mobilités et le travail». En effet, que la sociologie s’intéresse à l’intégration économique des nouveaux arrivants ou qu’elle choisisse de se pencher sur l’intégration culturelle des descendants de migrants, elle tend dans les deux cas à se fonder sur un même postulat non remis en question, à savoir que l’immigration est un phénomène directement commandé par des nécessités d’ordre économique. Autrement dit, lorsque la sociologie des migrations postule explicitement un fondement économique aux migrations, elle le fait ou bien en concevant les migrations dans une perspective macroéconomique et surplombante, c’est-à-dire comme découlant d’inégalités économiques à l’échelle mondiale, ou bien en déterminant les facteurs qui favorisent l’intégration économique de la main-d’œuvre immigrante ou y nuisent. Lorsqu’elle s’intéresse plutôt aux relations interethniques, aux identités, à la citoyenneté, bref au «problème» de l’intégration dans un sens large, elle le fait le plus souvent en détournant le regard des conditions initiales dans lesquelles les personnes ont émigré, sinon en sous-entendant, sans l’interroger, un désir d’amélioration des conditions de vie. Mais cette perspective économiciste des migrations – le fait qu’elle repose essentiellement sur des préoccupations et un raisonnement de type économique au détriment d’une réflexion plus générale sur ses enjeux sociaux, culturels, politiques – est-elle la meilleure approche pour penser les migrations, fussent-elles «qualifiées»? Suivant cette logique, en effet, force est de constater que les migrants apparaissent moins comme des personnes formées au prix d’une socialisation antérieure parfois longue et difficile, dotées d’identités sociales différenciées et de motivations plurielles, que comme des «commodité[s] dont l’utilité doit être effective» (Haince, 2014, p. 104).

    Ainsi, non seulement les politiques migratoires québécoises et canadiennes s’inscrivent dans une logique utilitariste et économiciste, mais la sociologie des migrations n’échappe pas complètement, même en critiquant l’utilitarisme migratoire, au biais économiciste du phénomène migratoire. Dès lors que l’on accepte de partir de l’expérience des personnes migrantes, on constate pourtant à quel point la migration n’est jamais entièrement économique. Elle trouve ses sources dans des dimensions plurielles, et particulièrement dans la quête ou le maintien d’un statut social supérieur – à ne pas confondre avec l’insertion économique.

    La migration: un classement social en acte

    C’est au cours de deux enquêtes antérieures, également menées auprès de migrants marocains au Québec, que la piste de la migration comme stratégie de classement social m’est apparue avec de plus en plus d’évidence. J’avais réalisé la première de ces recherches au Québec et au Maroc en 200612, et celle-ci traitait des relations familiales transnationales entretenues entre les travailleurs qualifiés ayant migré au Québec et leur famille restée au Maroc. La seconde, effectuée en 2011 au Québec et en France, portait sur l’internationalisation de l’enseignement supérieur et la place occupée par les étudiants maghrébins dans cet espace internationalisé en mutation13. C’est donc en vertu d’observations antérieures sur le terrain lui-même, suivant une démarche inductive, que j’en suis venue à privilégier l’approche centrée sur les classes sociales et le classement social au détriment d’autres avenues de problématisation possibles14.

    Devant les stratégies et les univers de signification qui étaient déployés par les migrants, et souvent par d’autres membres de leur famille, deux angles d’approche me sont peu à peu apparus comme une nécessité afin d’avoir une vision plus complexe des phénomènes migratoires. Celui, en premier lieu, de réconcilier, et je dirais même de dépasser, les deux objets que j’avais jusqu’alors étudiés séparément, comme c’est généralement le cas dans les sciences sociales: les migrations de travail et les migrations pour études. Celui, en deuxième lieu, d’adopter une posture décentrée, c’est-à-dire un point de vue qui ne soit pas uniquement celui de la société réceptrice, mais qui inclue aussi les conditions objectives dans lesquelles les migrants ont acquis leurs dispositions sociales avant de partir. C’est en appréhendant le «phénomène migratoire en sa double composante d’émigration et d’immigration» (Sayad, 1999, p. 16) que j’ai été conduite à explorer la manière dont formation, travail et migration – ainsi que les autres dimensions de la vie sociale (conjugale, familiale, etc.) – s’articulaient dans la biographie des personnes migrantes, dans une perspective de continuité plutôt que de rupture géographique. Et cette articulation n’acquérait pleinement son sens qu’à la condition de prendre au sérieux les désirs de réussite sociale qu’elles manifestaient tout au long de leur parcours, y compris bien avant leur départ au Québec15.

    Peu de travaux sociologiques se sont attardés sur l’articulation entre migrations internationales et mobilité sociale – ceux qui le font sont d’ailleurs plutôt récents –, et encore moins de travaux ont cherché à inclure dans l’analyse l’ensemble de la trajectoire migratoire. En dépit de leurs particularités propres, un trait fondamental ressort de leur lecture: celui d’emprunter, pour mieux appréhender la mobilité sociale dans la migration, une loupe qualitative. En effet, devant la complexité de trajectoires sociales à cheval sur plus d’un contexte sociétal, et donc sur plus d’une stratification sociale et plus d’une hiérarchie matérielle et symbolique, il s’avère essentiel d’observer la manière dont les protagonistes évaluent, sous-pèsent et comparent les «facteurs comme le pouvoir, le statut social, le revenu, les groupes de références, l’image de soi» (Capecchi, 1967, p. 287) propres aux contextes sociétaux respectivement abandonnés et rejoints (et éventuellement réinvestis s’il y a retour), ainsi que la manière dont ces évaluations et comparaisons peuvent évoluer dans le temps. En outre, les approches quantitatives de la mobilité sociale, si elles ont pour bienfaits d’offrir un portrait intergénérationnel de la mobilité et d’ainsi présenter une mesure du degré d’ouverture ou de fermeture d’une société, permettent plus difficilement l’observation des petits déplacements, des phénomènes de «contre-mobilité» (Girod et Fricker, 1971, p. 11) et des «évolutions en dents de scie» (Merllié et Prévot, 1991, p. 25) au cours d’une même vie ou dans son articulation avec la génération précédente.

    C’est ainsi qu’Anselm Strauss ([1971] 2006) et Daniel Bertaux (Bertaux, 1974, 1976, 1993; Bertaux et Bertaux-Wiame, 1988) proposent, dès les années 1970 et chacun à leur manière, une théorie de la mobilité sociale plus dynamique et tenant compte à la fois des conditions structurelles de déroulement de l’action et des interactions, stratégies, tactiques et effets sur les individus et les groupes. Étonnamment, très peu de travaux ont suivi ces avenues. Tout récemment, Paul Pasquali (2014) a réactivé de manière convaincante cette démarche consistant à étudier la mobilité sociale «en train de se faire» dans son travail auprès d’élèves issus des zones d’éducation prioritaire inscrits dans une classe préparatoire. Cependant, peu de recherches traitent dans cette perspective processuelle de populations migrantes, et encore moins de populations installées dans des positions plus élevées de l’échelle sociale.

    Cela dit, étudier le classement social implique d’abord et avant tout d’appréhender les sociétés, tant la société de départ que la société d’arrivée, comme stratifiées, c’est-à-dire formées de classes ou de groupes sociaux hiérarchiquement superposés. La précision peut paraître banale ou inutile, mais de nombreux travaux contemporains abordant la question de la mobilité sociale des migrants au Québec, même en utilisant les termes «classement» ou «déclassement», ne renvoient pas directement à la stratification de la société en classes sociales. Lorsque la notion de déclassement est utilisée, elle fait rarement l’objet d’une définition, ou alors elle est le plus souvent assimilée à celle de déqualification, à une «situation qui caractérise un individu dont le niveau de formation dépasse celui normalement requis pour l’emploi occupé» (Vultur, 2006, p. 50). Ces travaux tendent alors à étudier les phénomènes de «classement» ou de «déclassement» (à vrai dire: de qualification ou de déqualification), en focalisant leur attention sur les trajectoires individuelles d’emploi. Cela a pour première

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1