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Sous le Soleil de Saturne
Sous le Soleil de Saturne
Sous le Soleil de Saturne
Livre électronique493 pages8 heures

Sous le Soleil de Saturne

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À propos de ce livre électronique

Paris 1915 : le peintre italien Giorgio De Chirico, tout jeune créateur de la peinture métaphysique, disparaît mystérieusement dans les étranges architectures urbaines surgies de son génie visionnaire. On va l’y suivre au fil des péripéties et des rebondissements de son aventure personnelle et d’une enquête (patiente autant que savante) qu’il mène, incognito, sur les agissements et la nature intime du Temps. Un temps qui montre son visage le plus hideux et le plus monstrueux dans cette période tourmentée de la Grande Guerre, mais qui révèle aussi toute son ambiguïté et sa force de résilience, à travers les témoignages des philosophes et des savants rencontrés…
Sous forme romanesque, Sous le soleil de Saturne se veut une vulgarisation des théories philosophiques et scientifiques sur le thème du temps, l’un des plus fascinants et des plus déroutants de toute l’histoire de la pensée. Il invite le lecteur à une escapade métaphysique, au double sens du mot : à la fois dans les arcanes de la métaphysique classique (qui se voit ici débarrassée de tout jargon, sans préjudice néanmoins pour l’exigence, le plaisir et l’effort de pensée) et sous les arcades de la ville métaphysique chère à Chirico (qui offre ses paysages surréalistes et ses situations énigmatiques à la mise en scène des problèmes et des concepts philosophiques). Délibérément hybride sous sa double visée, pédagogique et esthétique, le livre s’adresse à l’amateur de philosophie (et de peinture) que rebute la technicité des écrits spécialisés et qui préfère penser en images ou contempler en méditant.
LangueFrançais
Date de sortie3 avr. 2019
ISBN9782312065953
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    Aperçu du livre

    Sous le Soleil de Saturne - Claude Chretien

    cover.jpg

    Sous le Soleil de Saturne

    Claude Chrétien

    Sous le Soleil de Saturne

    Escapade métaphysique

    dans les arcanes du temps

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2019

    ISBN : 978-2-312-06595-3

    Prologue

    Au début, il n’y a rien qu’une pensée obsédante qui, dans les toutes premières lueurs, tient le siège de mon esprit enténébré. Encore informulée (à peine une rumeur), encore indiscernable (tout juste une esquisse), elle revient en boucle, insistante, lancinante. D’abord simple murmure qui, tout en douceur, ronfle comme un rhombe et continue de bercer mon sommeil dans la quiétude du cercle où tout repose encore dans l’indifférenciation et dans l’immobilité de l’être. Puis murmure qui se met à enfler à chaque tour, apaisant-agaçant comme la scie d’un mantra…

    étranjdisparisionoseptentrion… étrange disparition oseptentrion… étrange disparition ô septentrion… étrange disparition au septentrion… étrange disparition au septentrion…

    Bientôt des bulles viennent crever en surface : un simple remous optique, puis des images qui, progressivement, prennent forme en sortant du maelstrom à la suite des sons. La mélopée s’étire et s’anime, en vient à se confondre avec les lamentations d’un vieil histrion barbu prostré dans les travées d’un théâtre désaffecté, déplorant le va-et-vient universel et la caducité de toutes choses… À moins que ce ne soit avec celles d’un patriarche à demi-nu qui lui a succédé incontinent, couché, lui, dans la fange, couvert d’ulcères, de déjections et de vermine, et pourtant tirant sur ses épaules pour s’en draper un manteau de gloire… Lambeaux de visions tumultueuses qui moutonnent et s’effilochent dans ma tête… La bande sonore s’est encore imperceptiblement modifiée et ce sont maintenant des aboiements furieux qui attirent mon attention et, à leur suite, le caniche blanc d’un atrabilaire chenu, qui se mord la queue et tourne sur lui-même comme un fou. Puis, comme dans les images sautillantes des premiers films, de brèves séquences viennent encore se bousculer sous mes yeux clos : faces livides et déshumanisées de toute une bande d’énergumènes et d’éclopés condamnés en assises pour avoir comploté contre le temps ; savant volubile et gesticulant dont les traits peinent à se fixer, hésitant, semble-t-il, entre un gosse espiègle à la tignasse poil de carotte et un christ sans âge aux bras étendus en croix ; satyre tonitruant qui prophétise l’éternel retour de toutes choses, dans une sorte d’immense carrousel aquatique qui s’étend, s’étend tout en tournant et ne cesse de filer à toute allure aux quatre horizons, au point – je le sens venir, terrifié, avec l’imminence d’une catastrophe – de couvrir bientôt l’univers entier…

    Fantasmagories de mon esprit encore en proie à tous les démons de la nuit ? Ou bribes de réalité enfonçant le coin du souvenir dans le bloc enténébré du sommeil ? Flottant entre deux eaux, je ne saurais dire. Non, je ne sais pas. Je ne sais qu’une chose : c’est qu’il faut s’en saisir ; vite, les retenir avant qu’elles n’aillent s’engloutir dans le gouffre qui les aspire ! Mais je vois bien, en même temps, que tous mes efforts sont vains : à vouloir contenir et freiner le flux d’images, je ne fais que l’accélérer ; tout se précipite soudain et s’embrouille… c’est en train de m’échapper inexorablement… définitivement…

    Depuis qu’a commencé de se déchirer l’épais manteau nocturne de l’inconscience, les deux pans s’en sont progressivement écartés pour permettre aux premières lueurs de la conscience de pointer d’abord, de percer, d’occuper progressivement la place, puis de s’embraser d’un coup comme un soleil, qui va dès lors étendre son triomphe ; irrésistible et impérieux… Au premier frémissement, tout, insensiblement, s’est mis à bouger, à glisser, à dériver, et très vite à fuir et se débander. Les sons d’abord, les mots. Puis les formes, les images. Et maintenant les sensations du dedans ; celles qui me viennent de l’intérieur de ma tête, des oreilles et des yeux de l’esprit, de ma conscience elle-même, et enfin de mon corps. Bref, de MOI : de tout ce que ces trois pauvres lettres entendent prélever et retrancher du noir chaos de la nuit. Le plein jour a fait irruption et il inonde à présent toute la place, chassant même – et je sais que cet éloignement est irrévocable – mon très cher Hebdomeros avec qui j’étais, tous ces derniers temps, comme les deux doigts de la main. Sous le choc, me voilà définitivement réveillé, assistant impuissant (et pourtant complice autant que témoin) à cette débâcle universelle : l’hémorragie du devenir qui s’est déclarée, sinon déclenchée, aux premières lueurs de ma conscience et que rien ne peut plus arrêter. Le mantra, qui n’a pas cessé de me tourner dans la tête depuis qu’il a donné le branle, scande maintenant dans tout mon corps de nouvelles sensations, comme un balancement léger et cependant douloureux au creux des reins. « Étrange disparition au septentrion… », continue de chuchoter un clapotis d’eau qui accompagne le tangage du monde dans lequel je me vois émerger. Ouvrant à demi les yeux, je réalise alors que je suis couché au fond d’une barque dérivant au fil de l’eau, le dos cassé contre le banc de nage et contre les rames laissées en travers. Je veux bouger un peu pour me libérer, mais la douleur irradie aussitôt dans l’échine et les jambes ; ce qui suffirait du coup à me réveiller tout à fait si un sentiment d’urgence ne m’obligeait à rester encore… oui, à rester le plus longtemps possible, dans cet entredeux précaire et précieux que, par superstition, on veut croire propice à d’étranges communications, voire à de secrètes révélations. Surtout, ne pas réintégrer trop vite ou trop tôt la réalité… ou le fil de ma propre histoire, quelle qu’elle soit ! Renonçant donc à chercher où je suis et comment j’en suis venu là, je préfère m’intéresser ou plutôt me livrer à l’énigme posée par la voix mystérieuse…

    « … Étrange disparition au septentrion » : comme un titre de une, dirait-on… un de ces appâts à gogos concocté par quelque journal à sensation. Mais qui a disparu ? Qui ou peut-être quoi ? Serait-ce l’un des personnages qui viennent de m’apparaître justement ? L’atrabilaire par exemple, qui du coup aurait laissé son chien tout désemparé ? Ou bien l’histrion mélancolique ? À moins que ce ne soient ces chronophobes qui avaient déjà l’air si mal en point ? Mais pourquoi pas aussi le savant ambigu qui donnait déjà l’impression de flotter dans son identité ? Ou peut-être le satyre, qui aurait fini par se noyer dans son labyrinthe aquatique ? Le patriarche, non ! J’ai bien reconnu le vieux Job, et je sais que lui, contre toute attente, il s’en est bien sorti. Alors ? J’ai beau tirer sur chacun des fils de ces six lambeaux d’histoires, rien ne vient ; panne d’associations… Peut-être aussi qu’il ne s’agit pas d’une victime humaine, mais, disons, d’une chose quelconque ? Mais alors là, macache… sans indice, la liste des possibles est carrément illimitée ; pas même moyen de savoir si c’est une aiguille qu’il faut chercher dans la botte de foin ! Et pourtant, j’ai comme l’intuition – à cause peut-être du septentrion, ou bien de l’étrange nom de mon alter ego qui vient de me lâcher, allez savoir – oui, j’ai la certitude qu’il me manque quelque chose, une pièce, une carte, je ne sais pas, comme si le jeu n’était pas complet. Oui, forcément, il doit y avoir un septième élément… car les choses vont toujours par sept, n’est-ce pas, tout le monde sait cela, qu’il s’agisse des planètes du système solaire, des merveilles du monde, des jours de la semaine, des couleurs de l’arc-en-ciel, des notes de la gamme, des sages de la Grèce antique, des familles du jeu de cartes, des nains de Blanche-Neige et que sais-je encore… Et le Septentrion, alias la Grande Ourse, la constellation qui indique le nord, ne doit-il pas son nom aux sept étoiles qui la composent ?…

    Mais où diable suis-je embarqué ? Qui parle encore de « septentrion » de nos jours, en dehors des alchimistes ou des astrologues ? On dit : le nord, tout simplement… Ah, on dirait bien que c’est moi qui suis en train de le perdre, ce foutu nord, à rêvasser ainsi au fond de ma barque en laissant les mots partir également à la dérive ?… Mais tout ça aussi, c’est la faute de cet illuminé qui louait les barques ! Une sorte de prédicateur venu, comme par hasard, du septentrion justement. Brillant, séduisant, j’en conviens… mais comme il m’a bien tourneboulé les idées avec ses promesses de renaissance et d’éternelle jeunesse ! Jeunesse… jeunesse ! La jeunesse après tout, c’est comme le reste, ça vieil… JANUS !!! Jeunesse, Janus… Mais oui bien sûr, c’est lui, Janus ! La carte manquante, la septième. Janus, le dieu biface qui voit devant et derrière lui : midi et septentrion, passé et futur, vie et mort. Janus, le grand dialecticien, le réconciliateur des contraires ! L’associé si ce n’est la doublure de Saturne ; celui qui préside à la grande bascule du temps quand l’anneau se brise à chaque nouvelle année, à chaque révolution…

    Je m’apprête à essayer cette nouvelle clé quand, tout à coup, j’en viens à douter… JANUS ou JONAS ? JEUNESSE JANUS JONAS : l’assonance est un vêtement qui taille large, trop large ; comment savoir à qui il appartient vraiment ? JONAS, oui, Jonas, me semble-t-il maintenant, avec la même fragile évidence que tout à l’heure. Jonas, le prophète désobéissant que Dieu fait jeter à la mer par l’équipage du bateau sur lequel il tente de fuir, et qui se retrouve dans le ventre d’une baleine avant d’en être recraché au bout de trois jours. Jonas, le précurseur du Sauveur mort et ressuscité. Jonas préfigurant la victoire de la vie sur la mort et la promesse d’éternité adressée à tous ceux qui y croient… Une autre bascule, en somme, mais autrement décisive, celle-ci ! Carrément le grand chambardement…

    Toujours recroquevillé au fond de ma barque, je me sens fondre d’empathie pour ce Jonas digéré, quand un frisson glacé me parcourt de la nuque aux reins à la perspective de devoir aussi partager le sort du Jonas recraché. Au secours ! Non ! Je ne veux pas recommencer ni transmigrer une fois encore… Et pas davantage être transmué ou transsubstantié… Les promesses du prédicateur danois me reviennent en catimini comme autant de menaces mortelles. Ah, comme j’avais raison de m’en méfier de celui-là, avec sa gueule d’ange et son enthousiasme fanatique !

    Car tout me revient maintenant : le sas métaphysique, la rencontre puis la disparition théâtrale de mon unique compagnon, mon embarquement sur les eaux de la Palingénésie, cette rivière qui alimente les bains mystérieux où j’ai abordé le prédicateur danois… Oui, tout me revient et je sais en même temps que c’est la fin. Fin de l’aventure, terminus, tout le monde descend ! Fini ce monde interlope où je nageais librement entre deux eaux, voguais entre deux rives : rêve et réalité ; poésie et pragmatisme ; platitude du visible et arcanes invisibles ; juridiction ordinaire du temps et étranges dérogations. Mais tout cela est bel et bien fini. Je le regrette déjà et je sais en même temps que cette fin, c’est aussi la mienne. Car le disparu, j’en suis sûr à présent, n’est nul autre que moi. Oui, moi ! Et peu importe que je sois encore là pour en témoigner ; il y a tant de façons de disparaître ! En réalité, je n’ai plus vraiment le choix : je me sens invinciblement poussé hors du sas et je sais que, dès l’instant où je serai complètement réveillé, c’en sera définitivement fini. Le seul choix qui me reste encore avant qu’il ne soit trop tard, c’est celui de la porte de sortie… Devant ou derrière ? Devant : la montée vertigineuse vers des états extrêmes, l’appel des cimes que me vantaient à leur manière le satyre et le prédicateur. Je les entends encore : « contention de la volonté », « surtension de l’existence », « reprise in extremis »… et brusquement, de toute cette charge surhumaine, comme une délivrance, le temps qui disjoncte… ! Oui, mais à quel prix tout cela ?! Pan, Job ou Jonas peuvent bien aller se faire voir, je ne me sens pas, moi, l’étoffe d’un héros, prêt à tout sacrifier…

    … Mais à peine ai-je eu le temps de sentir en moi l’hésitation que voilà brutalement tout mon corps tiré en arrière, ma barque soudain aspirée par une succion titanesque, pendant que je réalise que la porte arrière, elle, me ramène à la case départ, à ces mornes plaines de la mélancolie que j’ai précisément voulu quitter naguère. Prise dans un courant puissant, ma barque file maintenant rétroactivement vers l’ancienne rive. Pas de surprise, je sais ce qui m’y attend et je comprends que, dans le doute, mon doute lui-même a tout résolu. De toute évidence, je n’étais pas encore prêt pour le grand saut et, là aussi, il va m’en falloir payer le prix.

    Chapitre I. Giorgio De Chirico, 1915

    Dans la torpeur de cette fin d’après-midi, tout semble figé et suspendu. L’air est immobile et lourd, saturé plus qu’éthéré. Aucun souffle ne l’agite ou le vivifie, mais on dirait qu’il vibre sur place, tant sa transparence est épaisse et solide. Les murs ayant bu toute la chaleur du jour ne peuvent en soutirer davantage, et pas encore la réverbérer ; privés donc du flux minimal de la vie minérale, ils dressent leurs faces livides et évoquent un décor de carton-pâte plus que des architectures véritables. Ils ont pourtant ces teintes chaudes et ces crépis bariolés des villes méridionales, mais les ocres et les bistres, parfois les verts et les bleus, s’étalent en aplats irréels, comme dans les coloriages d’enfants ou comme sur un visage grossièrement maquillé. Au lieu que la couleur, se jouant naturellement des mélanges, des dégradés et des contrastes, épouse et révèle d’ordinaire, par le flirt de la lumière et de la matière, la texture propre des choses et leurs mutuels agencements, elle est ici étendue en badigeons uniformes, donnant l’étrange impression que la réalité a perdu toute épaisseur ou profondeur, aplatie dans son image ou dans son enveloppe vide. Ce ne sont plus les couleurs de la vie, plutôt un ravalement trompeur, comme le lustre d’une vieille peau.

    Paradoxalement, ce monde tout en surface se plie et se replie, comme la feuille de papier transformée en cocotte, pour reconfigurer l’espace dans la troisième dimension. Les minces cloisons en trompe-l’œil sont criblées d’arcades et de noirs portiques qui se perdent en enfilades et ouvrent à chaque pas des bouches d’ombre et des corridors mystérieux donnant sur on ne sait quelles coulisses impraticables et quels envers dérobés. Appuyées sur de frêles colonnades blanchies, elles ne sont plus guère que l’ossature des maisons béantes et silencieuses. On dirait, par oxymore, un cloître ouvert. Un cloître qui ne clorait plus un espace intérieur voué à la solitude et à la méditation, mais qui entrebâillerait les blocs d’immeubles massifs et opaques sur un espace public infini. Pas de portes ; tout est ouvert. À la vérité, il n’y a même plus intérieur ni extérieur. Et, comme sur un anneau de Möbius ou dans les constructions d’Escher, celui qui oserait mettre ses pas dans cette étrange géométrie risquerait bien de s’y perdre à jamais, victime à son tour de la malédiction qui frappe depuis toujours les profanateurs de l’infini…

    Aucune trace de vie en effet derrière ces volets clos, dans la pénombre des galeries ou dans ces pièces sans volume intérieur où le ciel se découpe et que le regard traverse comme une radiographie. On sent bien en tout cas que l’homme ne saurait vivre là, que ni cette platitude ni cette fuite immobile ne sont à sa mesure. D’ailleurs on ne voit personne… ou si peu ! S’il arrive en effet qu’on entrevoie ou qu’on devine une présence humaine, c’est seulement sous la forme fantomatique d’une minuscule silhouette noire qu’on dirait simplement posée sur le sol comme une figurine de plomb sur sa base aplatie, avec à ses pieds son ombre effilée et démesurée. Un objet parmi d’autres, en somme… Et c’est terriblement angoissant, cette impression contradictoire d’une réalité totalement artificielle et urbanisée, faite par l’homme et pour l’homme, en même temps que totalement déshumanisée. Malgré la tiédeur du jour et la vigueur encore du soleil déclinant, on se sent glacé dans ces lieux inhumains, dans ce no man’s land dont on ignore s’il prélude ou s’il fait suite à une quelconque apocalypse.

    Le soleil, masqué par la barre d’immeubles qui ferme la place sur la droite, baigne le ciel d’une lumière d’éclipse, étrange et puissante, qui lui donne curieusement la couleur des melons du pays : vert profond d’amandes mûres au-dessus des têtes, virant graduellement au jaune en descendant au loin vers la terre. Car, à cette heure déclinante du jour et de la saison (les deux aiguilles en conjonction mystérieuse sur le V du cadran terrestre), il se tient bas à l’horizon et projette au sol les longues ombres obliques des immeubles et des objets, en violents contrastes d’orange et de brun. Toute la verticalité de la ville se trouve ainsi rabattue brutalement à l’horizontale et dévore, d’une ombre contagieuse, la moitié de l’espace lumineux de la place. On dirait que le réel s’est dédoublé et décalé, que les choses apparaissent à la fois sous leur aspect matériel et sous un aspect spectral, comme si, tout en gardant la rigidité de leur enveloppe, les corps solides s’étaient en fait vidés de leur substance, maintenant répandue sous eux en larges mares d’encre.

    On pourrait songer au squelette d’une ville fantôme si on ne se savait en Italie, dans l’alanguissement peut-être de la sieste, quand tout s’absente et s’inscrit pourtant en creux, comme remplissant alors l’espace de cette absence même. C’est d’autant plus troublant que la ligne de fuite du paysage semble verrouillée à double tour : barrée horizontalement par le trait ocre d’un muret de briques, bouchée en son centre par la masse rouge d’une tour (sorte de pagode à deux étages, cernée de fines colonnades blanches) ou de cheminées d’usine. Pas d’échappatoire, on se sent inexorablement pris au piège de cet espace à la fois vide et saturé, qui se présente comme une vaste étendue plane et uniforme, aux couleurs ocre et sable du désert. Il n’y a, pour l’habiter, qu’une blême statue de femme, allongée sur un socle bas, qui fait penser au gisant d’une pierre tombale. Son corps, drapé dans le fouillis des plis de sa chlamyde, émerge nu à partir de la taille, les seins violemment découpés par les jeux de l’ombre et du soleil, la tête bouclée et rêveuse appuyée sur un bras replié et enserrée dans l’anse de l’autre bras. Yeux clos et bouche serrée, elle apparaît d’emblée comme l’enseigne de cette ville endormie et de la vie enfuie. Absente elle aussi de son corps de pierre exposé.

    Mais qui est-elle ? Qui est cette femme aux allures de sphinge ? On dirait qu’elle émerge tout juste des troubles passions de la nuit, la crudité du jour fixant, impudique et agressive, le négligé de sa toilette, une moue sensuelle prolongeant l’érotisme d’un rêve que la détresse du regard n’a pas encore définitivement chassé, et tout un alanguissement du corps vous faisant malgré vous voyeur et violeur. Sidération et déflagration. Le sculpteur a parfaitement rendu l’ambiguïté du désir, ce même désir qui a cloué sur place jusqu’à son divin parangon. Eh oui, Dionysos lui-même – le nec plus ultra, comme on sait, de la puissance orgiaque – a succombé au premier coup d’œil, souvenez-vous, à cette beauté tragique d’Ariane. Ariane… la fille de Minos et de Pasiphaé, héroïne malgré elle d’une sombre histoire familiale mêlant amours adultères et zoophiles, monstre anthropophage, palais infernal, inventions géniales et fatales… mais aussi catastrophes, trahisons, malédictions en tous genres. En donnant au vaillant Thésée sa pelote de fil, elle lui a livré la clé du labyrinthe ; et campée maintenant en effigie au milieu de l’enchevêtrement des arcades, n’est-elle pas encore celle qui détient le secret de toute cette architecture dédaléenne ? Mais quels rêves cherche-t-elle alors à contenir sous le double couvercle et du crâne et du bras ? Quelles pensées ténébreuses alourdissent sa tête et lui font cette mine mélancolique ? Quels fantômes rôdent encore autour de son gisant de marbre ? Le sculpteur l’a représentée au réveil, dans la position où, sur le rivage de Naxos, à peine séduite et toute à sa passion, elle fut lâchement abandonnée par l’ingrat qu’elle avait pourtant aimé et sauvé. Ayant trahi les siens, égarée désormais loin de sa terre crétoise et brutalement arrachée au sommeil pour découvrir d’un coup les voiles de l’infidèle si loin au large et sur cette île sa propre infortune, elle est, pour l’heure, toute à ses lamentations et à son désespoir. Mais c’est là précisément – le point est à noter –, à l’acmé de sa déréliction, que son histoire soudain rebondit et que Dionysos conduit par son attelage de panthères fait opportunément sa connaissance. Vous savez la suite : ému et séduit par tant de beauté éplorée, il l’emporte sur l’Olympe afin de l’épouser et de l’élever à la divine condition… Ariane donc à la charnière de son destin, perdue dirait-on dans la contemplation de son ombre, qui s’allonge démesurément devant elle…

    « Ariane, ma sœur, de quel amour blessée

    Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ?… »

    Celui qui vient de murmurer ces vers est tassé sur un banc à l’angle de la place, engoncé dans un grand manteau beige malgré la chaleur de l’après-midi. La tête penchée en avant sous son chapeau noir à larges bords, il fixe de gros yeux sombres (tristes et traqués, semble-t-il) sur cette place d’apparence pourtant paisible. On dirait un jeune homme, dans les vingt-cinq ou trente ans probablement… à en juger d’après l’épaisse chevelure noire qui soulève le chapeau et retombe sur la joue gauche en une longue mèche soigneusement courbée vers l’avant. L’implantation drue de la toison, sur les tempes et le front, enserre deux lobes bombés et volontaires et, sous l’arc dur des sourcils, le regard nocturne, roulant dans un éclat lunaire des gouffres d’ombres mystérieuses et effrayantes, accentue encore la détermination inquiète du front. Mais, à mieux étudier l’intéressante physionomie, on voit que, sous le chef sombre et arrogant, les chairs bien nourries et amollies donnent de premiers signes d’affaissement… depuis le nez trop gros, avec ses narines sensuelles et complaisantes, la bouche gourmande et, dirait-on, déjà blasée (qui, aux commissures, retombe en plis amers sur la boule d’un menton fuyant), jusqu’aux bajoues amorçant en ondes concentriques leur descente vers les plis du cou… À coup sûr, il y a quelque chose d’aristocratique dans pareil mélange de hautaine sévérité et de mollesse décadente : cette morgue particulière aux gens bien nés et bien doués qui portent avec le plus grand naturel la suffisance inoxydable et le dédain universel d’une supériorité innée. Mais on note aussi cependant une forme d’abandon, une bassesse d’expression ou une dégénérescence qui pourrait presque passer pour de la veulerie… les premiers stigmates en tout cas de quelque mal secret. Débauche du corps ou débâcle de l’âme, difficile à dire. Mais ce qui est sûr, c’est que la beauté de ce visage jeune et fier commence insensiblement à se défaire, de bas en haut, comme sous l’effet de quelque pesanteur intérieure. Le buste lui-même s’est voûté, décalant les épaules et inclinant la tête sur le côté gauche, comme s’il cédait à un accablement irrésistible. Et toutes ces tensions intérieures sont comme mises en abyme dans le regard, cet étrange regard auquel on est ramené irrésistiblement, d’une angoisse et d’une lucidité insondables.

    Cet homme, c’est le peintre Giorgio De Chirico, un des talents les plus prometteurs de la jeune peinture italienne en ces premières décennies du vingtième siècle. Depuis qu’il est revenu sur la terre de ses ancêtres, après avoir vécu toute son enfance et son adolescence en Grèce, il éprouve souvent un sentiment mêlé d’accablement et d’extase, en affinité troublante avec l’atmosphère particulière qu’il découvre aux villes italiennes à certaines heures du jour. Comme tous les jeunes gens dont une enfance protégée a préservé et encouragé les rêves, il aborde la vie adulte avec cette blessure intime des chevaliers d’absolu, tout entiers voués à leur quête (dans un mélange idiosyncrasique d’orgueil, de narcissisme, d’intransigeance, de peur et de révolte), au point qu’ils n’en reviennent toujours pas de vivre dans un monde où il leur faut batailler sans cesse contre des moulins à vent. Depuis la mort de son père, dernier rempart de l’enfance, le jeune De Chirico suit les chemins de l’exil, semés d’espoirs et de découvertes mais aussi d’épreuves et de déconvenues, comme pour tout voyage initiatique. Avec la complicité d’Andréa, son cadet de trois ans – qui rêve, lui, de musique et de littérature –, il ne veut rien moins que se constituer une œuvre, une place et un nom dans le monde des arts et de la culture. Il se verrait bien dans la compagnie des grands peintres des siècles passés, les Rubens, Titien, Poussin, Ingres, ou encore Delacroix… tous ces magiciens capables de refaire le monde, rien qu’avec des pigments de pierres et de plantes ! Quel meilleur sens pourrait-il en effet donner à sa vie ? Oui, un sens véritablement « métaphysique », comme il aime à dire…

    Dieu sait combien de fois il est resté prostré ainsi, sur les places de Turin, de Florence ou de Milan depuis ce fameux jour d’automne 1910 où, sur la piazza Santa Croce de Florence, tout a commencé pour lui. Il relevait alors d’une longue maladie pendant laquelle il avait lu avidement les œuvres de Frédéric Nietzsche, au point d’en être littéralement imprégné, et il profitait de la douceur de l’après-midi pour faire sa première sortie, avec cette hypersensibilité des convalescents qui renaissent à la vie en sentant encore sur eux la tenaille de la mort. Les médecins avaient diagnostiqué une maladie inflammatoire chronique de l’intestin, qu’on classera plus tard sous l’appellation de maladie de Crohn. Mais tout laisse à penser que le jeune De Chirico souffrait en fait de cette tuberculose de l’âme que les Anciens imputaient quant à eux à un excès de bile noire ou atrabile, sécrétée par la rate, et à laquelle pour cette raison ils avaient donné le nom de « mélancolie ». Assis donc au milieu de la place, face à la basilique Santa Croce, De Chirico frissonnait et jouissait tout à la fois de la profusion de l’air soudain offert à ses poumons timorés et de la tiédeur des rayons du soleil (les premiers depuis longtemps) qui réveillaient et excitaient son corps en léthargie. La tête appuyée sur le bras, il s’efforçait instinctivement à la perméabilité, tendant le cou et le dos à la chaleur vivifiante qui coulait du ciel. Mais il sentit soudain qu’inversant mystérieusement le courant, c’était son état intérieur qui, par un phénomène d’osmose, se propageait maintenant au dehors et se communiquait de proche en proche à toutes choses alentour…

    « La nature entière, témoignera-t-il quelque temps après, jusqu’au marbre des édifices et des fontaines, me semblait en convalescence… Le soleil automnal, tiède et sans amour, éclairait la statue ainsi que la façade du temple. J’eus alors l’impression étrange que je voyais les choses pour la première fois{1}… » Temps suspendu, instant d’éternité… Comme dans une renaissance en effet, il sentait que les choses prenaient tout à coup un sens nouveau ou, plus exactement, qu’elles se mettaient à perdre leur sens usuel, leurs formes familières et leurs identités rassurantes. Toutes les étiquettes qui leur collent à la peau et qui nous dictent inconsciemment leurs modes d’emploi semblaient se brouiller, devenaient indéchiffrables… Comme si un vernis qui les recouvrait à l’insu de tous se mettait soudain à fondre, révélant des natures insoupçonnées. Car pas un instant il ne supposa que cela pouvait se passer en lui, dans sa façon de percevoir : du fait, par exemple, d’un dérèglement accidentel de son décodeur personnel. Non, c’était, à n’en pas douter, un événement objectif, qui se produisait hors de lui, et dont il était malgré lui le témoin fasciné et terrorisé. Bien plus… il avait su tout à coup, de certitude intime et immédiate, le caractère factice du pacte tacite qui réglait jusque-là ses rapports avec le monde et qui l’empêchait, lui comme tous les autres, de voir justement ce que maintenant il voyait. La révélation le sidérait ; elle retournait les évidences comme un gant… C’est par ce pacte ignoré que la chaise, par exemple, se trouvait au rendez-vous du corps basculant déjà à sa rencontre, que la main pouvait saisir la balle au vol et le pied anticiper la brusque dérobade du sol. C’est par lui aussi que les ponts, les tours et toutes nos machines obéissaient aux équations de nos ingénieurs ou que toutes les couleurs du monde vibraient à l’unisson des cellules de la rétine. Mais, à bien y réfléchir, quelles garanties offrait ce pacte ? N’avait-il pas été conclu sans nous ? Il nous engageait, à notre insu, dès les premiers mots appris, dès les premiers gestes acquis, venu du fond des âges, transmis par les générations et l’éducation. D’emblée il protégeait l’enfant de l’agression et de l’étrangeté des choses, il les lui rendait dociles et rassurantes – comment l’enfant alors eût-il pu ne pas spontanément y adhérer ? Et, le pli étant ainsi pris, d’où aurait pu venir ensuite la moindre interrogation ou réserve, quand ce pacte fournissait encore aux recherches savantes comme à la vie pratique les repères et les cautions dont les hommes ont tellement besoin ? Mais, à bien tout reconsidérer, il s’avérait que c’est justement la force de ce besoin qui rend sa satisfaction suspecte… N’aurions-nous pas été tentés de faire à la fois les questions et les réponses ? N’aurions-nous pas cédé à la facilité de faire du monde un partenaire ou un adversaire sur mesure ? À notre mesure ? Et comment s’étonner dans ces conditions, les dés étant pipés depuis toujours, que la partie continue indéfiniment, une génération après l’autre, sans véritable anicroche…

    Assurément, au tout début, il n’y avait eu personne pour décider : ça s’était fait tout seul, ça s’était décidé par hasard. Exactement comme au jaillissement d’une source : l’eau sourd, s’accumule, hésite, puis commence à se frayer un chemin, au gré des accidents du terrain ; et, au bout du compte, cela donne les rivières du langage, de la pensée, de la routine, de la culture, qui ont fait leur lit depuis longtemps et qui suivent désormais leur cours et dessinent même notre géographie… Mais voilà que l’improbable accident venait de se produire ! Pour lui, pour lui seul, sur cette place de Florence. Pour infime qu’il fût, le déraillement lui révélait soudain l’universelle mécanique : c’était donc à ce prix que tout marchait depuis toujours ! Un secret artifice, une combine immémoriale. Et tout d’un coup voilà que le voile de l’illusion se déchirait en deux ; les objets les plus familiers paraissaient soudain insolites, les évidences élémentaires se changeaient en énigmes angoissantes… Dans ce monde de pantins aveugles tendus vers leurs buts mesquins, il était peut-être, lui, le seul véritable témoin. Le seul à avoir reçu des yeux pour voir et des oreilles pour entendre ! Élu pour recevoir et propager la révélation. Déstabilisé et angoissé par le premier choc, courant en tous sens dans sa tête et sa poitrine, complètement affolé, il sut pourtant, l’orage passé, se ressaisir. Un autre que lui eût accusé ou esquivé le coup. Définitivement. Mais il faisait face maintenant et, dans un retournement de confiance et d’orgueil, il se sentait même prêt à relever tous les défis…

    Les années ont passé, mais, depuis que le mal étrange et salutaire a saisi Chirico à Florence, il est toujours là, dans son ventre, dans sa bouche, lancinant, obsédant… le submergeant à l’improviste dans des crises épuisantes. Ses jambes se mettent alors à flageoler, elles peinent à retrouver leurs appuis, sa gorge se remplit d’exhalaisons acides, l’air passe mal, il faut aller le pomper à grands traits, puis ce sont des nuées lourdes et sombres qui lui tourbillonnent dans la tête, son ventre qui est comme secoué par un orage intérieur, avec des roulements sourds et, par intermittence, des décharges fulgurantes, ou bien son estomac se creuse comme sous l’effet d’un grand vide mais, inconséquent, se soulève à la moindre nourriture, comme s’il était trop plein… Il a tout essayé : les médicaments, les eaux, le repos, les régimes alimentaires ; rien n’y fait ! Évidemment tous ces bouleversements intérieurs lui sont insupportables, et pourtant il ne s’en défend guère. On dirait même qu’il leur cède avec une certaine complaisance, comme s’il savait inconsciemment que ce sont en fait des douleurs d’accouchement et les coutures d’un corps et d’un mental étriqués qui se mettent à craquer sous la pression de vérités grandioses qui cherchent à s’y introduire.

    Tous les pores de sa peau réceptifs encore aux vibrations particulières à ce lointain après-midi d’automne, ses yeux fouillant intensément l’obscurité mystérieuse des arcades, le jeune peintre cherche à revivre cette expérience de la piazza Santa Croce qui a bouleversé sa vie. À califourchon sur un tabouret bas et la tête entre les mains dans sa blouse grise couverte de taches de peinture, à la fois écrasé et fasciné, il est perdu dans la contemplation des paysages urbains qu’il accumule depuis trois ou quatre ans. L’atmosphère des places italiennes ne cesse en effet de le hanter ; elle le poursuit jusqu’ici… Depuis l’été 1911, il vit à Paris avec sa mère et son frère, dans un appartement qu’ils louent rue Chaillot. À la mort du père, qui travaillait comme ingénieur des chemins de fer en Grèce, tous les trois ont quitté Athènes, il y a près de dix ans maintenant, la mère n’ayant désormais d’autre raison de vivre que de chercher, d’un des hauts lieux de la culture à l’autre, à lancer les carrières artistiques de ses deux fils. Après Munich, ce fut Milan, puis Florence, et maintenant Paris.

    Il est pour l’heure dans son atelier, un local plutôt sordide situé au fond d’une longue cour étroite au n° 9 de la rue Campagne-Première. Bien qu’on ait récemment construit tout près un immeuble spécialement conçu pour accueillir les artistes, il n’a pas les moyens d’une telle location et il a préféré s’installer dans l’un des ateliers de fortune bâtis sur plusieurs niveaux avec des matériaux récupérés lors du démontage de l’exposition universelle de 1889. Les quelques meubles, tables, commodes, étagères rassemblés dans ce lieu exigu et mal éclairé sont surchargés de fioles, de bouteilles et de toutes sortes de pots de couleurs, de crayons, de pinceaux, mais, contrastant avec ce désordre de la création, le sol de la pièce est méticuleusement recouvert de feuilles de journaux pour absorber les taches de peinture. Posée sur le lourd chevalet de chêne comme si elle était encore en chantier, bien qu’elle semble achevée, une toile d’un format triangulaire insolite, avec en plein milieu une cheminée d’usine et, se détachant nettement dans le décor urbain, un gant ou une main rouge. Les autres toiles, la plupart de grands et de moyens formats, certaines aussi plus petites, sont posées devant le peintre, appuyées contre les meubles ou à plat sur le sol, comme les différentes pièces d’un puzzle qui attendraient d’être identifiées et assemblées. Elles déclinent toutes, en grand ou en détails, comme un thème obsessionnel ou comme un méli-mélo de photos nostalgiques, la même place d’Italie. C’est parfois une vue d’ensemble, avec l’encadrement des portiques, l’étendue désertique de la place, la gare ou les cheminées d’usines au fond, et d’autres fois un gros plan sur la statue d’Ariane, sur un campanile, sur un buste en plâtre décapité et des régimes de bananes, ou encore sur des silhouettes anthropomorphes semblables à des pions sur un échiquier. De copies en variantes, de reprises en répliques, on a l’impression que le peintre ne cesse de tourner en rond, mais en fait il épure.

    Du paysage urbain réel, de la piazza Santa Croce ou des places de Turin et de Milan fixées dans son souvenir, il ne garde plus que le type général et abstrait, l’archétype de la Place d’Italie réduite à l’énumération de ses éléments signifiants. Une sorte d’idéogramme, avec le motif stéréotypé et redondant de l’arcade, qui délimite l’espace à droite et à gauche, et parfois se contente de l’enjamber, tant elle paraît impuissante à l’enfermer ou à le contenir. Et il peint comme on répète, indéfiniment et en les détachant, les mots d’une énigme. Pour décaler subtilement leur arrangement, pour traquer l’altérité sous l’identité, pour dédoubler l’énoncé singulier et tenter d’y faire surgir le sens occulte. Car voilà bien le défi des énigmes : tout est là, donné et cependant insaisissable ; tout est là et tout reste encore à trouver. Énigme d’un après-midi d’automne, La Statue silencieuse, Énigme de l’arrivée et de l’après-midi, La Récompense du devin, La Nostalgie de l’infini, Énigme d’un jour, Incertitude du poète, Mystère et mélancolie d’une rue, etc. Tout est donc dans ces toiles. Tout y est déjà dit. Les questions au moins, à défaut des réponses. Mais De Chirico est comme un étranger devant le paysage en morceaux surgi de son pinceau : aussi perplexe et incrédule que le dormeur au matin interrogeant ses rêves de la nuit.

    Pauvre petit Poucet ! Depuis quatre ans, il sème ses toiles sur le bord de la route, pour essayer de retrouver son chemin, pour revenir sur cette place d’où tout est parti. N’es-tu pas fou ? se moque-t-il intérieurement. Même Nietzsche n’a pas été de taille et il n’est jamais ressorti de la forêt épaisse, l’ogre n’en a fait qu’une bouchée. Que vas-tu donc t’imaginer ? Te crois-tu davantage capable, toi, de relever le défi ?!… Les toiles sont là, juxtaposées au hasard et occupant tout l’espace de l’atelier. Le regard du jeune peintre, flottant et cependant concentré, s’abandonne au libre jeu des associations, au hasard, aux forces occultes, il essaie tous les parcours possibles et sillonne en tous sens la géographie mystérieuse ainsi configurée devant lui… Cent chemins indifférents et mystérieux se devinent sous les jambages des façades, dans le dédale des portiques, derrière les colonnes des tours ou encore dans l’ombre des murs. Oui mais, mamma mia, ils ne sont guère engageants, autant aller s’engouffrer dans les portes des enfers ! Pourquoi ne pas rester dehors, plutôt, dans ce joli décor de théâtre en carton-pâte avec ses formes tranchées au rasoir qui se découpent sans bavures sur leurs fonds colorés, cet air si pur et transparent, cette vision on ne peut plus nette ? C’est quand même plus rassurant, non ? Et quels meilleurs présages pour qui rêve de lucidité et de clairvoyance ?… Oui mais, justement, cette netteté même est suspecte, comme dans ces photographies truquées où des contours trop ciselés et l’absence de fondus naturels trahissent la superposition des images. Méfiance donc ! On connaît ces visages trop francs pour être honnêtes. Tout est ici de même trop lisse, trop parfaitement délimité, trop ingénument exposé, ça doit cacher quelque chose… Sous le masque rassurant, sous le vernis de ces cités policées, attention aux démons sauvages et primitifs qui ne dorment que d’un œil !

    Le sortilège est partout en effet. Dans ce paysage d’une totale immobilité où le moindre souffle paraît impossible, curieusement, deux oriflammes en haut de leurs hampes sont tendues vers la gauche, comme balayées par un vent solaire et un flot instantané de photons, à l’instar d’une caravelle qu’on aperçoit parfois derrière le muret, figée elle aussi toutes voiles gonflées… Symbole du voyage, elle évoque ici les départs et les arrivées, élément interchangeable, dans la déclinaison des signes de la ville métaphysique, avec un motif plus fréquent : un petit train noir, semblable à un jouet d’enfant sous son champignon de vapeur suspendu. Mais le voyage est immobile : en partance on est déjà à destination. Il n’y a pas plus d’ailleurs que d’au-delà et, comme pour couper court à toute envie d’évasions lointaines, les symboles de l’exotisme (sable, palmiers, régimes de bananes) se trouvent établis à demeure. Le seul mouvement, en fait, s’effectue sur place, dans les tensions internes qui, sous son masque marmoréen, écartèlent secrètement le paysage. Tensions entre les choses, entre les pièces posées sur cet échiquier urbain, chacune à sa place dans une suffisance et une nécessité muettes, mais les unes à côté des autres dans un voisinage discordant et étrange, train et statue, usine et bombarde, caravelle et artichauts. Tensions à l’intérieur même des choses, sous cette identité de façade qui superpose en réalité l’image familière et son double énigmatique, à distance nulle et infinie. Tensions entre les perspectives parfois, tensions entre les couleurs chaudes et froides, tensions entre l’heure affichée au cadran d’une horloge de gare et celle, décalée, qui est marquée au sol par les ombres. Au premier abord, tout paraît tranquille et sécurisant sur cette Place d’Italie, un peu morne même jugeront les uns, presque serein apprécieront les autres, mais en réalité ça discorde de partout. La plénitude spatiale et ontologique du réel se trouve fissurée de toutes parts et une froide terreur suinte partout aux lézardes d’un vide invisible. L’imagination affolée s’attend alors au pire et s’invente des dangers objectifs : un cri qui va déchirer le silence, un éclair qui va briser et fondre le plomb du ciel, ou encore le fracas de l’implosion qui va faire s’effondrer sur eux-mêmes, comme château de cartes, les architectures de carton-pâte et leurs décors en stuc…

    Car l’heure est à la mélancolie. Quand le jour et l’année se trouvent ainsi au diapason pour amorcer leur déclin, c’est l’heure de vérité : celle qui attriste les sanguins et les actifs mais qui libère les mélancoliques et les contemplatifs. Voilà l’instant où le soleil synchronise étrangement sa course quotidienne et sa course annuelle ; toutes les aiguilles du temps se superposent exactement. Il faut en profiter : c’est l’heure où le ciel a rendez-vous avec la terre, moment magique, propice à la méditation, à la pénétration, à la révélation, à la vaticination… Heure « métaphysique » par excellence. Amoureux de philosophie, De Chirico s’est entiché depuis quelque temps de cet adjectif qu’il applique d’ailleurs de manière bien peu conventionnelle : les rues, la ville sont « métaphysiques », l’arcade est « métaphysique », l’automne est « métaphysique », la mélancolie est « métaphysique »… Malgré ses airs supérieurs cependant, le mot ne pointe plus chez lui vers un quelconque au-delà. Plus de visa pour un autre monde, par-dessus ou par-derrière celui-ci ! Le mot a perdu les références aristotéliciennes et transcendantes de son préfixe, Nietzsche est passé par là et lui a coupé les ailes. Dans l’espace ouvert sur lui-même de

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