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Le choix de l'Oranger: Alcôve
Le choix de l'Oranger: Alcôve
Le choix de l'Oranger: Alcôve
Livre électronique329 pages4 heures

Le choix de l'Oranger: Alcôve

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À propos de ce livre électronique

Samaël se sent seul et incompris jusqu'au jour où il fait la rencontre de Férréol, un infirmier, et Manoé, un inconnu sur Twitter.

« Samaël Kerléo, vingt-quatre ans, plus ou moins prof, monstre, moitié d’homme ».
C’est ainsi que Samaël se serait présenté s’il ne s’était pas enfermé dans un empire de solitude après son agression. Alors qu’il ne se nourrit plus que de rêves et de poésies, réfugié derrière ses écrans ou dans les forêts qu’il arpente inlassablement, deux hommes vont venir ébranler son monde.
À l’hôpital, il croise Ferréol, un infirmier tout en lumière et assurance, et qui porte l’écarlate de la passion et du sexe en bandoulière. Sur Twitter, la douceur des mots et des images de Manoé le bouleverse, et l’alchimie explose en mille nuances azur.
Deux rencontres. Deux couleurs. Deux graines d’histoires qui germent ensemble dans la poitrine d’un homme à qui jusqu’alors tout manquait.
Tiraillé entre réel et virtuel, écartelé entre rouge et bleu, Samaël est incapable de faire un choix. André Gide l’a écrit : choisir, c’est renoncer. Ce qu’il a oublié de préciser, c’est que choisir, c’est parfois la chose la plus difficile au monde.
Et qu’un cœur, ça peut être grand comme une place publique.

Plongez-vous dans cette romance tendre et passionnante. Qui Samaël finira-t-il par choisir ?
LangueFrançais
ÉditeurEx Aequo
Date de sortie30 avr. 2021
ISBN9791038801295
Le choix de l'Oranger: Alcôve

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    Aperçu du livre

    Le choix de l'Oranger - Gabriel Kevlec

    cover.jpg

    Gabriel Kevlec

    Le Choix de l’oranger

    Romance érotique

    ISBN : 979-10-388-0129-5

    Collection : Alcôve

    ISSN : 2678-2553

    Dépôt légal : mai 2021

    © couverture Ex Æquo

    © 2021 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays

    Toute modification interdite

    Éditions Ex Æquo 6 rue des Sybilles

    88370 Plombières Les Bains

    www.editions-exaequo.com

    Préface

    Choix. Cinq lettres. Trois consonnes, deux voyelles. Un simple mot. Un terrible mot puisqu’il appelle à renoncer.

    Le Choix de l’Oranger vous raconte l’histoire de Samaël, un homme au corps déchiré, à l’image brisée et l’âme à la dérive. Ses chères forêts d’Auvergne, ses mots et les rimes de la nuit accompagnent sa solitude, jusqu’à ce que deux hommes viennent se greffer à sa vie, ses rétines, son esprit et ses tourments.

    Le Choix de l’Oranger, c’est l’amour qui ne se conjugue pas au singulier. C’est un triangle aux angles imparfaits, aux degrés inégaux et c’est une équation à une inconnue : le choix.

    Quel sera celui de Samaël ?

    Le Choix de l’Oranger, c’est l’écriture de Gabriel Kevlec, dont le premier roman Cordons a eu le prix « mention spéciale du jury » du roman gay. C’est un voyage où tous vos sens seront pris en flagrant délire de plaisir. Vous allez lire les couleurs, avaler les peurs, entendre les bonheurs, toucher les saveurs et sentir le cœur de ces trois hommes.

    Ceux qui ont lu Cordons le savent à présent, Gabriel Kevlec est un magicien des mots, doux, sucrés, salés, épicés, crus et sapides. Ses lignes nous transportent et ses pages nous affolent. Nous en raffolons et en demanderons encore et encore.

    Quelle chance ! Gabriel Kevlec est bien décidé à continuer de nous enchanter, comme ses pillywiggins adorés.

    Belle lecture à vous.

    Jeanne Malysa

    Prologue

    Penser et écrire l’amour comme celui des contes de fées. C’est ce que j’ai toujours fait, consciemment ou non, influencé par ces centaines d’histoires que l’on m’a lues. Mais lorsque l’on est petit, nos parents sautent bien souvent les passages délicats, ces petits éclats de violence ordinaire qu’ils ne trouvent pas adaptés à notre âge. Plus tard, bien plus tard, si l’on a la curiosité de retourner à nos premières amours littéraires, on découvre stupéfait que, sous le voile lisse et clair avec lequel on nous a inlassablement bordés, se cachent bien souvent le sang et les larmes. On voit Peter Pan tuer de ses mains les enfants qui deviennent trop grands, Pinocchio finir pendu pour ses fautes, et la Petite Sirène s’abandonner aux flots océaniques pour y mourir. Bien loin de la version aseptisée des dessins animés… bien plus proche de la vie réelle aussi.

    Lorsque j’ai écrit Le Choix de l’Oranger, j’ai été tenté, comme mes parents avant moi, d’édulcorer. D’adoucir. Mais que reste-t-il des histoires lorsque l’on érode leurs aspérités ? Le bonheur peut-il être vraiment parfait si jamais auparavant le malheur n’a été éprouvé ?

    J’ai donc fait un choix. Celui de la crudité des mots et des actions. Les personnages se font violence à eux-mêmes, les larmes perlent, le sang coule, et ils se tiennent parfois sur le fil, juste au bord du gouffre. Mais plutôt que des appels mortifères, j’y vois, et vous y verrez aussi je l’espère, des tentatives éperdues de survie. De fulgurance. Une ivresse de sensations. Éprouver la chair pour se sentir vivant, immensément. Endurer la faim pour apprécier réellement le bonheur de la complétude. Ceux et celles qui ont flirté avec la limite le savent, on n’apprécie jamais autant quelque chose que lorsque l’on est sur le point de le perdre. Faut-il risquer sa vie pour qu’elle nous transporte ? Je n’ai pas la prétention de pouvoir répondre à cette question. Ce que je sais, en revanche, ce que les textes intégraux des contes de fées m’ont appris, ce n’est pas que les monstres existent, car cela tout enfant le sait, mais qu’il était possible de les combattre.

    Encore faut-il accepter de les voir.

    Alors j’ai laissé dans mes lignes les monstres de Samaël. Leur cruauté. Leur violence. Et si ces monstres sont aussi les vôtres, rappelez-vous qu’il y a dix, vingt, trente ans ou plus, lorsque l’on refermait le livre pour vous dire bonne nuit, vos rêves étaient peuplés de chevaliers et de guerrières.

    Et que le héros, c’était vous.

    Est-ce que ça l’est toujours ?

    « Choisir, c’était renoncer pour toujours, pour jamais, à tout le reste et la quantité nombreuse de ce reste demeurait préférable à n’importe quelle unité. »

    André Gide —Les Nourritures terrestres

    Puissiez-vous n’avoir jamais à choisir…

    À lui, qui a inspiré mes mots et mes rêves.

    À elle, pour sa présence et son amour sans faille, envers et contre moi.

    1 — Bleu cobalt

    « Et puis, il y a ceux que l’on croise, que l’on connaît à peine, qui vous disent un mot, une phrase, vous accordent une minute, une demi-heure et changent le cours de votre vie » — Victor Hugo

    Noir.

    Le ciel auvergnat s’était couvert en quelques minutes de nuages aussi sombres et menaçants que la traîne d’une damnée, et l’air avait pris d’un seul coup une consistance, une masse. Lourde. Palpable. Impression de respirer sous l’eau. Par la fenêtre ouverte du salon s’engouffrait un vent moite et poisseux, tout chargé d’une odeur de pluie à naître et de quelques moucherons qui voyaient là l’occasion inespérée de sauver leur vie. Ils n’avaient pas choisi le meilleur hôte. Un coup de patte habile abrégeait bien souvent leur folle tentative de se mettre à l’abri, les transformant en petites taches noirâtres et luisantes qu’une langue râpeuse venait cueillir à même la vitre.

    — Manson ! Arrête, viens ici ! C’est dégoûtant…

    Le chat au pelage touffu, d’un gris perle parfaitement uniforme, leva vers son maître un œil fier, et le fixa longuement sans cligner. Samaël se força à ne pas ciller et à ne pas détourner le regard, sentant confusément que se jouait dans cette bataille la place du Trône une fois encore. Manson était ici chez lui, comme tous ses semblables qui ne tolèrent ces bruyants êtres humains que parce qu’ils ont la décence de les nourrir. Depuis le haut de son arbre à chat immense, du dossier du canapé ou de l’étagère croulante de livres, le principicule Manson régnait en souverain absolu sur son domaine et son unique serf. Comme souvent, Samaël crut apercevoir dans les yeux dorés du petit félin cet éclat d’intelligence folle, le même qui brille dans l’iris des savants et de tous les chats du monde. Après tout, ils étaient les gardiens des secrets de l’inframonde. Moitié dedans, moitié dehors, créatures de l’ombre reliées à l’invisible. Dans les pupilles fendues, il y avait une porte vers l’au-delà et ses milliers d’étoiles. Il y avait un univers entier en négatif du nôtre, tout à l’envers, où les vivants sont morts et où les morts marchent, où les galaxies jonchent le sol et où le ciel est parsemé de boutons d’or.

    Samaël croyait aux signes, aux chats et à la magie, tout un monde de secrets et de sortilèges qui lui semblait encore, à vingt-quatre ans, bien plus crédible que les histoires de la foi juive dans lesquelles il avait été élevé.

    — Allez, Manson, pousse-toi, je vais fermer avant que ça craque.

    Avec toute la lenteur du caprice et de la mauvaise volonté, le félin daigna se décaler de l’entrebâillement.

    Samaël repensa à la remarque de sa mère, quand il était allé récupérer à l’antenne SPA du coin cette minuscule boule de poils douce comme du duvet : « Manson… C’est pas le nom d’un tueur en série, ça ? Tu ne devrais pas l’appeler comme ça, ça va être un petit démon, il va te détruire tout ton fauteuil ». Il avait répondu que le patronyme était un hommage à deux artistes, qu’il s’était bien gardé de citer ; autant la jolie Shirley Manson pouvait trouver grâce aux yeux bigots de sa mère, autant le glaçant Marylin l’aurait fait courir à la synagogue pour implorer le salut de son âme. Elle avait haussé les épaules avec résignation. Elle-même tenait son prénom de Mademoiselle Rachel, une tragédienne du XIXe siècle. Les arts s’invitaient dans leur livret de famille depuis plusieurs générations.

    Samaël s’était également mordu fort la langue pour ne pas rétorquer à sa mère qu’en matière de choix de prénom, elle n’avait vraiment aucun conseil à lui donner. Son père avait choisi le sien pour ses sonorités douces et légères, glissant sur les lèvres comme la liqueur. Il aimait l’esthétique du graphème quand on le traçait comme il l’avait fait, au crayon et à l’encre noire, sur le morceau de carton plume décorant sa porte de chambre. Rien à voir avec la rugosité de son propre nom de baptême, Aodren, arraché au cœur du pays celte pour désigner ce grand homme aux cheveux pâles comme des lagures et aux yeux bleus de ciel d’été.

    C’était lui qui avait convaincu sa mère, avec d’autant plus de facilité qu’à l’époque, celle-ci avait une dent contre le Tout-Puissant.

    Un crabe avait pris possession de la poitrine de sa propre mère, répandant ses métastases noires, suintantes et pernicieuses sur les organes fatigués de la vieille femme. La petite brebis du Seigneur Rachel s’était alors muée en une boule de rancœur, et avait nommé son fils comme on fait un caprice. Samaël, l’ancien nom angélique de Satan, séducteur et destructeur du monde. Un prénom tels une pierre lancée, un cri dans tous les lieux saints, un défi venant s’échouer sur des rives qui n’avaient rien de sacrées : puisque Dieu allait anéantir son univers en emportant sa mère, elle Lui réservait un chien de sa chienne. Grand-mère mourut paisiblement quelques mois après la naissance de Samaël et peu à peu, les braises de la déréliction avaient rallumé en Rachel les flammèches de la foi. L’incendie inéluctable en son âme de croyante malgré tout l’avait ramenée à la synagogue. Plutôt que de laisser la colère rouge l’embraser, elle l’avait étouffée sous de lourdes couvertures de prières.

    Pour certains, croire est plus efficace que le temps et un peu de Prozac.

    Le ciel attendit bien gentiment que Manson se mette à l’abri avant de lancer sa première offensive. Un éclair gigantesque sonna l’assaut de l’eau sur les autres éléments, et des trombes s’abattirent sur Clermont-Ferrand, déversant des centaines de petites rigoles sur les toits de sa cathédrale basaltique. De la fenêtre de son appartement du tout dernier étage, Samaël voyait les deux tours gothiques griffer les nuages charbonneux. La pierre sombre de Volvic faisait avec le noir du ciel d’obscures épousailles, et la découpe ciselée du bâtiment semblait se fondre dans l’air fuligineux.

    Le tonnerre retentit avec un temps de retard, résonnant dans les ventres et les crânes. Un bref instant, il alluma chez tous ceux qui possédaient du sang ou de la sève la flamme d’une peur venue du fond des âges ; ce bruit, c’était la foudre, le feu qui brûlait les branches et les peaux ; c’était la pluie qui fauchait en plein vol ; c’était un compte à rebours avant la fuite.

    Manson coucha la pointe de ses oreilles vers l’arrière, se hérissa, et jugea plus prudent d’aller se réfugier derrière le canapé.

    Samaël adorait ces violentes rébellions de la nature. Les soirs comme celui-ci, il lui semblait que le ciel pleurait toutes les larmes des gens tristes pour accompagner les siennes, celles qui lui venaient si souvent aux paupières. Il éteignit toutes les lumières, et entrouvrit la porte-fenêtre pour accéder au minuscule balcon surplombant la rue piétonne. En un rien de temps, elle s’était transformée en lit de ruisseau. Il inspira profondément, ferma les yeux et s’offrit aux éléments. De grosses gouttes froides giflèrent sa peau et imbibèrent le pansement couvrant une partie de son visage, ce visage lilial qui n’en finissait pourtant pas de blanchir. Il aurait dû rester au sec, mais il lui était impossible de résister à cet appel ancestral, comme un cri issu du fond des temps. L’air semblait avoir pris vie et matière ; il baignait Samaël de moiteur tiède et de transpiration, tandis que peu à peu la pluie décorait d’une myriade de petites perles brillantes ses longs cheveux bruns et frisés. D’ici quelques minutes, il serait aussi trempé qu’en sortant d’une douche.

    Un miaulement aigu et insistant rompit le charme de la communion avec le ciel. Manson avait faim. Et quand c’était le cas, rien, pas même la plus effroyable des tornades, ne pouvait supplanter les appels de son estomac.

    À contrecœur, Samaël rentra et ferma la porte-fenêtre en s’ébrouant comme un jeune chien. Après avoir rempli la gamelle de l’affamé, il sortit de veille son ordinateur portable en reprenant sa position de prédilection : en tailleur sur son large siège de bureau, ses mains diaphanes, aux doigts longs comme des pattes d’araignée, éclairées par la seule lueur diffuse de l’écran.

    Deux fenêtres étaient déjà ouvertes et attendaient leurs ordres.

    D’un côté s’étalaient les avis et les pensées en deux cent quatre-vingts caractères de parfaits inconnus ; de l’autre défilaient dans un tableau les titres des poèmes et textes publiés sur son site. Cela faisait quelques semaines à peine que Samaël avait sauté le pas en donnant naissance à un blog, quinze bonnes années après que la mode fut passée.

    Ce décalage permanent avec le reste du monde l’amusait et le consternait à la fois. Comment faisaient tous les autres pour aller aussi vite ? Comment faisaient-ils pour avoir vu tous les films, écouté toutes les chansons, admiré tous les tableaux et cédé à toutes les lubies, quand lui avait l’impression perpétuelle d’une course perdue d’avance ? Il se faisait souvent l’effet d’être le lapin blanc accroché à sa montre à gousset, fonçant sans espoir de jamais rattraper le temps. Ou bien ce voyageur arrivé avec quelques minutes de retard et qui regarde partir le train chargé de l’humanité tout entière, restant seul sur le quai de gare à attendre la voiture-balai qui ne venait jamais, celle des marginaux, des fous, des cabossés, des âmes perdues… celle des monstres.

    Un monstre. C’est comme ça qu’il se voyait. C’était le mot parfait, la description précise. S’il n’avait pas été mis en arrêt longue maladie depuis des mois, il aurait presque pu en faire sa carte de visite : « Samaël Kerléo, Plus ou moins prof, Monstre, Moitié d’homme ». Alléchant. Pas étonnant qu’ils soient tous partis en mettant des années-lumière entre eux et lui.

    Qui voudrait se lester d’un tel fardeau ?

    Samaël n’avait pas hésité une seule seconde pour le nom de son blog : « Des rêves dessous le masque ».

    Une évidence. Sa définition. Sa mère lui disait sans arrêt de ne pas rêver trop fort, quand son paternel passait des heures à construire avec lui des royaumes imaginaires, pleins de sirènes bleues et de dragons rouges, les royaumes d’un père et de son fils allongés côte à côte sur le sable rose de la plage de Trégastel, les épaules jointes et les pensées tournées vers le ciel. Le masque, on le lui avait collé sur la figure pour cacher l’ignominie, les stigmates de la haine, et depuis, dessous, les rêves aux ailes brisées grandissaient en cage.

    Lorsqu’il avait fallu créer la page de présentation de l’auteur, Samaël s’était résumé en quelques lignes sans donner ni son nom ni son âge, comme si cela n’avait aucune importance. Et dans un sens, c’était le cas. Plutôt qu’une biographie, il avait énuméré une suite d’épithètes, comme une liste d’ingrédients à réunir si un alchimiste fou se piquait un jour de l’idée saugrenue de fabriquer un autre lui-même. Sur le fond d’azur pâle de la page internet, on pouvait désormais lire cette anaphore, ces mots qu’il avait tant de mal à prononcer à voix haute : je suis.

    « Je suis poète défroqué. Je suis monstre de conte de fées. Je suis ami fidèle et amant attentionné. Je suis éternel amoureux. Je suis pornographe romantique. Je suis né deux siècles trop tard. »

    Pas d’adresse électronique, pas de numéro de téléphone. Ce site, il l’avait voulu comme un îlot perdu dans l’immensité de l’océan du web, un abri pour ses réflexions, ouvert à tous les vents, pourtant secret et clandestin. Il y publiait des poèmes et des pensées bien plus personnelles que n’imaginait le lecteur de passage. Ce blog, c’était un journal intime qui prenait le monde entier à témoin. Chaque fois que quelqu’un commentait un texte, Samaël restait un moment abasourdi, juste le temps de se rappeler que n’importe quel esquif pouvait jeter l’ancre sur son atoll s’il suivait le bon flux de zéro et de un.

    Mais cesser de publier n’était pas une option. Samaël avait trouvé dans l’écriture l’échappatoire rêvée, l’issue parfaite vers un univers où la douleur pouvait se décrire en rose si on le souhaitait. L’internet posait un glacis d’immortalité à ses lignes. Rien ne disparaissait vraiment de la toile, et si demain tout s’arrêtait, si demain il perdait tout, espoirs, pulsions et rythme cardiaque, ses mots lui survivraient, témoins presque palpables, organiques, de sa pensée. Il ne mourrait jamais, puisque le dieu du web accueillait chacune de ses phrases dans son royaume. Notre-Père qui êtes en ligne, que je finisse par exister… La Bible et la Torah pouvaient remballer leurs vœux de sacrifice, Wordpress et ses confrères offraient désormais la vie éternelle en échange d’un peu de publicité ciblée. C’était toujours moins cher qu’un chapelet.

    Dans la deuxième fenêtre, le petit oiseau bleu chantait sans discontinuer. En journée, Samaël trouvait sur Twitter de beaux extraits de textes et des images du bout du monde.

    La nuit, quand ne retentissait plus que le chœur des âmes perdues, il rejoignait les rangs de ces sphinx au désespoir et à la solitude indicibles. Certains exhibaient des gros plans de leur queue, ou leur torse aux abdos découpés, d’autres encore leur cul capturé par le flash trop éclatant d’un amant de passage. Corps morcelés, corps en kit offerts à tous les regards, comme autant de bouteilles jetées à la toile : dis-moi que j’suis baisable, que j’suis bandant, que j’suis quelque chose, dis-moi que tu me sucerais bien, là, sans me demander mon nom, que tu me giclerais bien dans la gorge, dis-moi que j’vaux au moins ça…

    Entre ces visions trop crues surgissaient parfois des phrases sibyllines, les siennes, et celles des autres carcasses trop abîmées pour être exposées à l’étalage ; des mots traduisant, avec une extraordinaire acuité, un mal-être qui semblait se répandre comme une pandémie. Cette solitude noire, cette souffrance aiguë poussait en secret dans les poitrines, en silence, clandestine comme une fleur des champs, ayant trouvé là un terreau fertile. Samaël partageait parfois ces citations grises, et lançait à son tour un pavé de douleur tranchante dans la fosse sale déjà gémissante. Son mur virtuel était un gouffre rempli de photos d’endroits somptueux qu’il n’avait jamais visités, d’incipits qu’il n’avait jamais écrits, de ses propres pensées égrenées en petits cailloux ne menant jamais à la sortie.

    Une vie en pointillés à scroller cul sec.

    Dix-huit heures.

    Les lourds crépitements de la pluie sur le balcon résonnaient dans tout l’appartement, murmure de ce dehors à la fois accessible et terriblement lointain. Sur l’écran défilaient en pagaille brèves rigolotes de bureau, coups de gueule exagérés et vidéos de chats.

    Quand il le vit.

    Une simple anecdote, drôle et frivole, une histoire de vendeur que l’auteur du tweet languissait de retrouver la nuit suivante, à la place du banquier sexy dont il avait rêvé l’avant-veille. La photo du profil montrait un visage très doux, encadré d’une barbe brune en collier que l’angle de la moustache rejoignait à la façon d’un masque vénitien. Des mèches de cheveux presque noires, travaillées de manière à se donner cet aspect négligé et terriblement sensuel, flottaient dans un vent léger et invisible.

    Droit et fier, une autorité naturelle accrochée à tout son corps comme une seconde peau, il semblait observer quelque chose au loin à sa droite. Sur le mur de pierres claires contre lequel il s’appuyait, le bleu cobalt de son T-shirt ressortait avec autant de profondeur que son regard. Ses traits affichaient un je-ne-sais-quoi distingué, la gracile perfection d’une époque révolue où l’on parlait encore de damoiseaux et de damoiselles, et où les baisemains étaient le pinacle de la grivoiserie.

    L’esprit synesthésique{1} de Samaël recouvrait son pseudonyme d’un camaïeu de couleurs, un arc-en-ciel de lettres assemblées, irisées comme une flaque d’essence, ou un rayon de soleil à travers les éclaboussures d’une fontaine.

    ManyBalloon.

    Léger comme un ballon de baudruche. Trop léger sans doute pour avoir mis un « s » à « Balloon » comme l’exigeait la langue anglaise que Samaël avait maîtrisée avant le français. Mais peut-être que chez cet homme, des milliers de ballons ne pèseraient jamais plus qu’un seul, peut-être avait-il, lui aussi, cette logique fantaisiste et pourtant irréfutable de conte de fées.

    Les mains en suspension au-dessus du clavier, Samaël hésita un bref instant, avant d’opter lui aussi pour le ton de la plaisanterie.

    D’ordinaire, il ne participait pas aux conversations, mais quelque chose dans cet homme-là avait attiré son regard : sur sa photo de profil, il était bleu.

    La vision particulière de Samaël ajoutait des couleurs aux mots et aux gens, et depuis vingt-quatre ans, il vivait en plein cœur d’une aquarelle délirante. Chaque phonème rayonnait d’une longueur d’onde qui lui était propre, et chaque visage lui apparaissait auréolé d’un léger vernis, comme s’il le regardait à travers une vitre colorée. Du plus intense des vermillons au plus doux des verts de prairie, tout le monde portait sans le savoir une carte d’identité chromatique qui naissait au cœur de l’esprit de Samaël avec une force telle que ses yeux n’avaient d’autre choix que de se soumettre.

    Enfant, cela lui avait causé bien des difficultés — il se voyait encore expliquer à son institutrice de CE1 qu’il ne voulait pas donner la main à un camarade qui « était tout vert » — mais avec les années, il en était venu à considérer cette façon originale de percevoir le monde comme une bénédiction. Se laissant guider par les couleurs pour écrire, il cherchait indéfiniment dans les visages le bleu de son père. Une nuance parfaite, pure comme le fond de l’océan, et que cet homme avait portée avec grâce et poésie jusque dans ces derniers jours. La couleur de leurs histoires, de leurs royaumes, de leurs secrets. La couleur de l’amour inconditionnel qu’ils se portaient, celui qui se joue des vagues et de la maladie qui avait fini par les séparer.

    Ce bleu-là.

    Celui qu’il admirait à l’écran, une aura fantomatique poudroyant autour de la minuscule photo de profil. Un bleu de mer des tropiques. Un bleu vif, vivant, vibrant ; un bleu qui donnait envie de plonger. Une nuance fantasque qui lui avait sauté à la rétine. Homme céleste aux yeux de faon. Garçon azur.

    Ce fut cette couleur qui le décida. Cette couleur qui bouleversa sa vie.

    Le battement d’ailes. La tornade.

    Il posa ses doigts sur le clavier et commença à écrire.

    SamaëlK : Tu devrais lancer un TripAdvisor des professions à visiter en rêve !

    Une attente, courte, puis une notification. L’inconnu appréciait son humour, et surenchérissait.

    ManyBalloon : Je vais y penser… Je mettrai la note maximale pour la tenue : un petit short en jean bien ajusté…

    SamaëlK : Ah, bah pour travailler, vaut mieux être à l’aise, hein ! Où y’a d’la gêne…

    MB : Oui, enfin au bout d’un moment, il ne paraissait pas aussi… à l’aise que ça dans son short, ce charmant garçon !

    SK : Les vêtements qui rétrécissent, ce drame méconnu…

    MB : Par contre, il était vraiment nul comme vendeur. À croire qu’il n’avait pas trop la tête à son travail… Ça explique le fait qu’il n’ait été que remplaçant (tu peux constater que j’ai des rêves avec des scénarios très élaborés).

    SK : En effet…

    MB : Mais ce n’est pas une personne réelle, hein ! (je le précise avant qu’on ne me demande le nom du magasin)

    SK : Le réel, c’est très surfait !

    MB : Oui, surtout dans mes rêves ! Imagine : tu t’endors, et tu continues de poster du contenu pédagogique sur le site de ton établissement ! Cet enfer !

    SK : J’appelle ça un cauchemar, moi ! Rajoute le serveur du collège qui plante, et c’est « bienvenu dans ma vie ! »

    Après quelques secondes, un « 1 » discret s’alluma à côté de l’icône en forme d’enveloppe, juste sous le petit oiseau bleu. Fébrilement, Samaël cliqua sur le chiffre et, sans le savoir, entra dans l’inframonde.

    MB : Alors comme ça tu es

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