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Garde-moi la dernière danse
Garde-moi la dernière danse
Garde-moi la dernière danse
Livre électronique281 pages3 heures

Garde-moi la dernière danse

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À propos de ce livre électronique

« Certaines histoires restent gravées dans le bois ou dessinées dans la neige à tout jamais. »
Tel est l’incipit du journal de Florian Audriat, décédé en 2015, père de Camille et de Cédric.
Leurs deux parents disparus, ils décident de vendre la maison familiale et s’y rendent pour la dernière fois. En triant les affaires de leur père, ils dénichent des carnets d’écolier qui vont les bouleverser à jamais.
En 2013, mû par une nécessité viscérale, Florian y a couché par écrit certains chapitres de sa vie. Ceux qui racontent son grand amour se résumant à une seule lettre : C.
Le premier débute en 1961, à son arrivée à l’internat de Mercury, en Savoie. Les suivants révéleront des secrets inavouables à son époque, toute une vie clandestine.
Sous le ciel de La Nuit Étoilée sur le Rhône de Van Gogh, Florian et C. rêvent. Au son d’un vieil album vinyle des Drifters, C. et Florian dansent. En témoignent ce noisetier qui fleurit en plein hiver, et cette figurine sculptée qui ne tient pas debout.
Et parmi les encres du passé, une interrogation lancinante s’impose à Camille et Cédric : qui est C. ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


Gabriel Kevlec est un poète à la petite semaine, né au moins deux siècles trop tard, un pornographe romantique, un fou amoureux, entre folie douce ou folie furieuse. Il compose ses vers et ses phrases à la main, entre les portées des musées et les allées des morceaux de violons, ou alors est-ce l’inverse ?
LangueFrançais
ÉditeurEx Aequo
Date de sortie23 sept. 2022
ISBN9791038804029
Garde-moi la dernière danse

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    Aperçu du livre

    Garde-moi la dernière danse - Gabriel Kevlec

    cover.jpg

    Gabriel Kevlec

    Garde-moi la dernière danse

    Romance

    ISBN : 979-10-388-0402-9

    Collection : Vibrato

    ISSN : 2825-3213

    Dépôt légal : septembre 2022

    © couverture Ex Æquo

    © 2022 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays

    Toute modification interdite

    Éditions Ex Æquo 6 rue des Sybilles

    88370 Plombières Les Bains

    www.editions-exaequo.com

    À lui que j’ai aimé,

    que j’aime,

    que j’aimerai,

    sous le même ciel,

    même de loin,

    le cœur sur la main…

    Nous limitons volontairement le nombre de pages blanches dans un souci d’économie des matières premières, des ressources naturelles et des énergies.

    Préface

    « Garde-moi la dernière danse » annonce la couleur. Celle du définitif, de l’irrémédiable, de l’inéluctable. Celle d’un amour qui se délecte sous un ciel d’étoiles, s’emporte dans une chambre d’internat, survit au départ, et se nourrit de moments volés.

    Jusqu’à la dernière danse.

    Celle qui permet à deux êtres de se perdre dans leur propre tempo, de s’alanguir dans des soupirs de bonheur, de composer les mêmes respirations de cœur, d’accorder leurs pas et de tenir jusqu’à la note finale. L’ultime mouvement.

    Le geste éternel de l’amour, l’universel, l’intemporel amour. Celui qui vous fait tenir, quelle que soit l’absurdité de l’interdit édicté par des soi-disant penseurs du bien et du mal.

    Gabriel Kevlec signe avec ce quatrième roman une histoire à vous couper le souffle, à vous attraper le cœur, à vous arracher votre temps. Pour celles et ceux qui connaissent ses autres œuvres, vous pourriez rétorquer que ce n’est pas un scoop.

    Certes.

    Mais.

    Je tiens à vous alerter pour celui-ci : enfermez-vous à double tour pour le lire, prévenez vos proches que vous ne serez là pour personne et ce jusqu’à la dernière page, et munissez-vous de mouchoirs.

    Beaucoup.

    Ne venez pas me dire ensuite que je ne vous aurais pas prévenus !

    Jeanne Malysa

    1

    14 janvier 2015

    — Allô ?

    — Camille, c’est Cédric…

    — Je sais, frérot, j’te rappelle que ton nom s’affiche quand t’appelles. Enfin, peut-être pas sur ton portable du siècle dernier, tu me dir…

    — Camille…

    Blanc.

    D’instinct, je reconnais ce silence qui précède les mauvaises nouvelles. Lourd. Palpable. Le souffle retenu du monde entier. La dernière fois que le téléphone a résonné de cette façon, c’était le jour de l’accident de maman. On n’oublie jamais ce genre de silence. Mon ventre se creuse d’un trou noir qui arrache le quotidien à son lit tranquille, le fige peu à peu dans une lise poisseuse, le sable mouvant des sorties de route. Comme un réflexe, mes doigts agrippent une mèche noir corbeau et tirent dessus, l’entortillent jusqu’à ce que cela fasse mal. Au diapason des pulsations qui battent sous mon cuir chevelu torturé, la douleur égrène le temps qui crachote, ralentit.

    Vingt-quatre images seconde. Dix. Cinq. Deux. Une.

    Stop.

    Telle une gamine devant son premier film d’horreur, je ferme les yeux. Tropisme ridicule. Dans la vraie vie, les cauchemars passent sans problème le mur des paupières.

    — Camille… C’est papa. Il est mort.

    — Encore ?

    Ça m’a échappé.

    L’étude de ce notaire est un plateau de jeu grandeur nature. Depuis ces larges fauteuils à l’assise rembourrée disposés de façon parfaitement symétrique jusqu’aux étagères de bois sombres où pas un livre ne dépasse, tout semble factice. Étrangement figé. J’ai l’impression d’être entrée par effraction dans les coulisses du dungeonverse{1}, dans un de ces bureaux confidentiels qui régissent en secret le grand ordonnancement du dehors. Ici, on établit les règles de la campagne, on signe des accords de collaboration, on se partage des biens, on dépouille des moribonds… Le Maître du Jeu garde sur ses étagères les milliers de fiches-personnages, arbitre les conflits, et veille au respect des lois naturelles. Sous ses fenêtres, des PNJ{2} vont et viennent, leur libre arbitre-mirage en bandoulière. Leur fin de partie est déjà prévue, écrite, signée et cosignée, et, tout en poussette qu’ils soient, doudou et tétine dans l’inventaire, les joueurs suivants sont déjà prêts à looter{3} leurs cadavres au premier signe de faiblesse. Exaltant. Sordide.

    Celui qui entre sans un mot et s’installe sur le grand fauteuil rouge face à nous honore la tradition et commence par un bref rappel des arcs de la campagne précédente.

    — Alors… monsieur Cédric Audriat, madame Camille Audriat, vous êtes ici pour liquider le testament de feu Monsieur Florian Audriat, votre père, étant les seuls héritiers testamentaires vivants depuis le décès de votre mère, Madame Lucie Audriat, née Jory, le dix-sept août 2003.

    — Euh… Oui.

    Cédric répond à la non-question en tordant ses doigts comme un gamin à qui on demande de réciter une poésie qu’il n’a pas apprise.

    Je regarde mon petit frère avec tendresse. Les deux années qui nous séparent ne l’ont jamais empêché de se poser en protecteur, en gestionnaire de tout lorsque plus rien n’allait, moi la première. L’habit de responsabilités lui va bien, alors qu’il jurerait par-dessus les résilles noires planquant sur mes bras les stries blanchâtres, scories de tristesse en barreaux d’échelle lancées vers un ciel où maman est partie sans prévenir. Le notaire doit le sentir, l’ayant cité en premier. Ou alors c’est un petit éclat de sexisme ordinaire, qui sait… Aucune importance.

    — Selon ses souhaits exprimés par écrit dans le contrat qu’il a signé ici même en 2013, et confirmés par l’acte de notoriété établi par mon collaborateur et moi-même, vous héritez donc de la totalité des valeurs mobilières et immobilières listées dans le bilan de patrimoine, à savoir la propriété sise au lieudit Mercury, communauté d’agglomération Arlysière, Savoie, ainsi que des biens qui y sont conservés. Vous devenez également les seuls bénéficiaires en indivision des liquidités rapportées par les futures ventes et exploitations des œuvres actuellement en circulation. Je vais procéder au plus vite à la déclaration de succession auprès des services fiscaux. Monsieur Audriat, vous m’avez précisé par téléphone que vous ne souhaitiez pas rompre l’indivision. Madame Audriat, vous confirmez cette requête ?

    Un petit silence s’installe, griffé par le tripotage nerveux d’un trombone complètement déformé. Je ne suis même pas sûre de comprendre la question. Je jette un coup d’œil vers Cédric qui opine de la tête. Je dois visiblement répondre « oui, on garde l’indivision » alors qu’en moi tout s’est déjà divisé. Âme scindée. Cœur pulvérisé. C’est un miracle si tout demeure encore d’un seul tenant. Le pantin chenu qui soliloque sans me regarder dans les yeux a-t-il jamais eu un père pour poser ce genre de question ?

    — Euh… Oui. Oui, on va tout garder ensemble.

    Visiblement satisfait que je n’interrompe pas trop longtemps sa prestation, le notaire reprend son monologue.

    — Fort bien. Alors la suite sera plutôt rapide. Vous allez recevoir d’ici la fin du mois de la part du cabinet un récapitulatif des honoraires et débours ainsi qu…

    Lasse, je coupe le son. Sur son visage à l’immobilité et à la neutralité de cire, ses lèvres s’agitent comme si elles étaient indépendantes du reste de la face, deux grosses sangsues un peu desséchées se tortillant douloureusement pour s’échapper de cette statue d’argile. J’ai presque envie de les aider, de tendre la main vers elles, d’enfoncer mes ongles dans cette glaise blême pour les en arracher dans un sublime jet de sang rubicond qui viendrait foutre en l’air le document bien propre facturé plus de deux cents euros la feuille. Je me demande si, à ce prix, ils le réimprimeraient ou si dans notre dossier figurerait pour toujours une liasse de feuillets à l’odeur rance et métallique d’un pétage de plombs en règle.

    — Camille ? Tu viens ?

    Debout à côté du fauteuil où je me suis affaissée sous le poids du discours, Cédric me jette un regard où brille cette lueur d’inquiétude que je ne connais que trop. Elle hante ses pupilles depuis des années, arrose le noir que le deuil a collé à mes cheveux, mes vêtements et mes ongles, éclabousse les fantômes de sourires que je dispense désormais avec une parcimonie proche de l’ascèse.

    Je me redresse un peu trop vite, et ma hanche cogne contre le coin du grand bureau de bois avec un bruit sourd, laissant présager un bel hématome.

    Il faut croire que chaque expérience douloureuse laisse ses marques.

    Le notaire nous raccompagne jusqu’à la porte du cabinet, ponctuant ses pas de banalités d’une absolue platitude, et se fend même d’un « Bonne journée ! » avant de faire demi-tour et de nous laisser sur le trottoir, tout chargés de papiers nous donnant l’autorisation de piller et disperser les restes d’une vie.

    De solder ce qui fut mon père.

    Une bonne journée, vraiment ?

    ***

    2 février 2015

    La petite citadine de Cédric traverse à grand-peine le jardin qui a dû être un jour d’une inégalable beauté, mais qui aujourd’hui ressemble à un terrain vague laissé aux affres du temps et aux squatteurs potentiels. Au-dessus de nos têtes, le fort de Tamié perce le jour qui se lève à peine et nous juge de sa haute et imperturbable stature ; le ciel bas et lourd me rend presque claustrophobe.

    Je n’ai jamais aimé la Savoie, ses montagnes en dents de piège à loup, ses habitants aussi renfermés que les vallées où le soleil ne pénètre jamais. Mille fois mes colères adolescentes avaient exigé que l’on quitte cet endroit. Je voulais l’ivresse du monde, je rêvais l’étourdissement de la ville, le métro, les gens pressés, le temps qui manque toujours, cette exaltation furieuse que je voyais comme la plus glamour et la plus épanouissante des façons de vivre. Des années plus tard, Paris avait fini par m’offrir tout cela, au prix exorbitant d’une solitude à fendre les pierres, mais ça, je ne l’avais jamais avoué à papa. Fierté mal placée sans doute.

    Quand maman s’éteignit, les liens qui nous nouaient tous devinrent soudainement très lâches. Enlevez la pierre de voûte d’une arche et c’est le château entier qui s’écroule. Quinze jours après son enterrement, prétextant des études de Game Design{4} que seule la capitale pouvait m’offrir, j’avais fui cette terre de ruines et ma famille amputée sans un regard en arrière. Quelques années plus tard, ce fut au tour de Cédric de boucler ses valises ; il posa ses cartons dans un deux-pièces à Grenoble, suffisamment près pour faire l’aller-retour chaque weekend, puis un passage rapide aux vacances, puis un simple coup de fil aviné au Nouvel An.

    Papa n’avait jamais eu l’air de nous en vouloir. On lui avait bien proposé de nous rejoindre et de s’établir dans une de ces deux villes, lui vantant l’accessibilité de Grenoble et l’amour de l’art des Parisiens. Il aurait pu y installer l’atelier où les talents qui l’avaient rendu célèbre se seraient épanouis encore davantage, mais il s’y était toujours fermement opposé avec un gentil sourire. Ce morceau de pays, c’était sa terre, et ce tas de vieilles pierres, sa maison. Que pouvait-on répondre à de tels arguments…

    Au bout du jardin ensauvagé, la bâtisse hors d’âge nous a vus arriver et nous réserve un accueil des plus sinistres. La lourde porte grenat cent fois repeinte semble n’attendre qu’un coup d’épaule pour dégueuler ses remontrances acides. Une bouche rouge de monstre ou de marâtre de conte.

    Dans l’alignement du bâtiment principal, la vieille grange abritant l’atelier de mon père se laisse manger par les ronces et le lierre. Les racines d’un noisetier tout tordu en défoncent le seuil.

    Tout ici paraît caustique. L’air lui-même est chargé d’amertume et d’une brume lourde qui refuse de s’arracher à ce flanc de montagne, tentant de nous y enfermer nous aussi.

    — Bon… Ce que je te propose : on fait un petit tour rapide, voir ce qu’on veut garder et ce qu’on peut vendre ou bazarder. Le mec de l’agence m’a dit qu’il passerait dans la semaine pour une estimation, mais que pour un bâtiment comme ça, ça pouvait aller très vite. Et de toute façon, je n’ai pu arracher que trois jours à mon chef. Bref, on doit le vider pour hier. J’ai déjà appelé une entreprise qui peut nous débarrasser de presque tout ce qu’on ne garde pas pour trois fois rien. Et j’ai loué un garde-meuble à Grenoble pour les trucs à stocker en attendant de savoir quoi en faire… Camille ? Tu m’écoutes ?

    — Oui, oui…

    Non.

    Devant cette façade blanche et grise, je me sens minuscule. Minable, aussi. Depuis combien de temps n’ai-je pas mis les pieds ici ? Combien d’anniversaires, de Noëls, combien d’années papa a-t-il passés seul ici à donner à son bois chéri des formes humaines pour habiter le silence ? Je pensais avoir encore le temps, et puis c’était loin, et puis j’avais du travail, et puis… Des excuses, tout ça. Rien que des excuses.

    Les rares fois où je daignais m’arrêter ici quelques heures, papa m’accueillait avec un grand sourire. Pas un reproche, même voilé, n’était prononcé. Que me dirait-il aujourd’hui ? Je ne sais pas.

    Si, je sais.

    « Quand le moment sera venu, tu verras derrière le ciel, ma chérie… ». Il me répétait ça tout le temps, tel un mantra.

    Dans ma tête, sa voix douce et claire résonne encore avec tant de netteté que si je ferme les yeux, je peux presque le toucher. Instinctivement, je lève la tête, mais rien ne perce l’épaisse couverture de nuages gris. Un ciel de cendres. Il faut croire que le moment n’est pas encore venu.

    Je m’attendais à un grincement sinistre, mais la lourde porte d’entrée s’ouvre sans un chuintement sur un hall presque vide. Un peu de poussière habille les quelques meubles ; en dehors de ce détail, rien n’a changé depuis la dernière fois que j’ai franchi ce seuil.

    Sur la droite, dans le grand salon, trône encore l’immense table de chêne qui a accueilli des générations entières d’enfants perdus à l’époque où la bâtisse était encore un rejeton de l’Assistance publique. À gauche, les murs de la bibliothèque gardent jalousement des centaines d’ouvrages aux couvertures écornées religieusement triés par collection, par auteur, par couleur, trahissant l’obsession de mon père pour l’esthétique de l’ordre. Au fond du hall, un escalier en colimaçon mène aux chambres et, un étage plus haut, au grenier. Sa rampe de fer forgé à la courbure de serpent a acquis sous la caresse de milliers de mains une douceur et un lissé tels que, même adulte, on ne peut s’empêcher de s’imaginer s’y asseoir pour se laisser glisser. Une telle hardiesse m’a valu à six ans une dent cassée et une semaine de privation de jeux extérieurs, mais je souris au souvenir tendre de ce qui représentait alors une folle transgression des règles établies.

    Pragmatique, efficace et sans perdre de temps, Cédric a grimpé l’escalier, le carnet de notes à la main, pour débuter l’inventaire des chambres. Lasse avant même d’avoir commencé, je me résigne à le suivre avec toute la lenteur de la mauvaise volonté, m’offrant le luxe de laisser traîner mes yeux sur un passé révolu qui paraît ici plus proche que nulle part ailleurs.

    Chaque meuble est à sa place, solidement ancré au vieux parquet ou aux tomettes ébréchées du carrelage. Pas de bibelot, peu de photos, seulement de l’utile. Du nécessaire. L’ensemble donne l’impression d’une maison de passage, un de ces gîtes appartenant à tous, donc à personne, et au sein desquels ne subsiste bien souvent pas même le souvenir des gens qui y ont laissé quelques jours. Des murs de pierres à nu renforcent encore cette sensation de froideur, de dureté, le même mélange algide que l’on retrouve sur les traits des gens d’ici. Que l’on retrouvait sur ceux de papa.

    S’il avait toujours été un père aimant et attentionné, distribuant sans compter les câlins et les mots d’amour, ce pays l’avait semble-t-il peu à peu contaminé, figeant son visage et ses yeux gris dans un masque de gravité qu’il arborait dès qu’il était seul ou lorsque la fatigue gommait son sourire. Il avait alors cette lueur de mélancolie singulière dans les pupilles, comme s’il se voyait déjà inhumé dans ce sol qu’il avait été incapable de quitter. La petite fille que j’étais avait la certitude que c’étaient ces murs et ces montagnes qui rendaient triste son papa, et j’avais haï cette région avec deux fois plus d’ardeur, sans comprendre pourquoi il s’obstinait à rester. L’adulte que je suis devenue a fini par admettre que, à l’instar de tous ceux qui ont grandi ici, papa chérissait ces forêts de malheur dont il ne parvenait à s’arracher. Un syndrome de Stockholm régional qui avait peu à peu creusé une volée de rides profondes sur ses tempes et un trou de plus au cimetière, gueule ouverte de cette terre vorace réclamant son tribut.

    — Camille ! Viens voir !

    La voix un peu étouffée se répercute en écho dans la cage d’escalier, renforçant encore les accents d’une émotion que Cédric n’a pas pris la peine de cacher. Je presse le pas, curieuse de voir ce qui avait réussi à sortir mon frère de sa rigueur militaire.

    — T’es où ?

    — Grenier ! Fais gaffe, les trois dernières marches sont raides.

    Les ampoules nues lancent sur les poutres de la charpente une lumière chaude, créant des ombres innombrables sur le capharnaüm qui a envahi tout l’espace disponible. Le grenier a beau être immense, occupant une surface équivalente à celle du rez-de-chaussée de la bâtisse, les dizaines de meubles et d’objets entassés là installent l’impression d’une oppressante exiguïté. Paradis de chineur, enfer de fossoyeur…

    Maladroite, je cogne mon genou contre une armoire, perds l’équilibre et me rattrape de justesse à une poutre, manquant de peu de passer la main à travers une peinture encadrée qui y est suspendue. Se déplacer relève du niveau final du jeu Fantasia{5}, et je m’attends à tout moment à ce qu’une plateforme cède sous mon poids, me renvoyant au jardin-point de départ en un sadique respawn{6}.

    Agenouillé sur le parquet sale devant un grand coffre de bois, une toile d’araignée accrochée à ses cheveux, Cédric examine ce qui m’apparaît d’abord comme un ancien livret d’école. Ses yeux brillent de surprise, les miens sourient de voir intact l’enthousiasme de mon frère pour tout ce qui concerne le professorat d’antan. Animé d’une telle passion, il doit être un formidable instituteur. Devant lui, le vernis de la huche renvoie la lumière en un doux miroitement qui perce la poussière. Même de là où je me trouve, je peux reconnaître dans la facture du bois et les finitions du couvercle ouvragé le travail soigné de mon père. Dévorée de curiosité, je le rejoins et jette un coup d’œil avide à ce qui semble tant l’émerveiller.

    Rangés en piles régulières, de fins carnets d’écolier sont entreposés par dizaines, soigneusement reliés par des bandes de tissu effilochées et jaunies par le temps. Cédric a libéré du premier lot le tout premier de ces ouvrages. Leurs couvertures noires un peu ternes, leurs coins parfois cornés, trahissent un âge certain. Peut-être datent-ils de l’époque où l’on enseignait ici et partout ailleurs un roman national largement biaisé.

    Alors que je déplace les piles pour estimer le nombre de carnets rangés là, un bruit sec se fait entendre depuis l’intérieur du coffre. Dérangé dans son sommeil, un petit objet a chuté entre les livrets jusqu’au fond baigné d’obscurité. À l’aveugle, je plonge ma main pour dénicher le trésor.

    Sous mes doigts, je reconnais sans mal, pour l’avoir déjà éprouvée mille fois, la douceur toute particulière que recèle un bois longuement poncé et verni. Je mets au jour un personnage grand comme la paume et sculpté dans une essence souple et claire, presque rosâtre. Les heures passées à espionner mon père dans son atelier m’ayant laissé en mémoire le nom des principaux arbres de nos forêts, j’identifie sans mal un bois de noisetier assez jeune. Les coups de ciseau sont plutôt malhabiles, le travail un peu hésitant, et peu de détails ont été modelés : une tête avec un nez étrangement long et pointu, un corps rond et sans bras, deux grosses jambes soudées et un socle à l’arrondi grossier. S’il s’agit là d’une création paternelle, elle doit être l’une des premières, gardée là telle une relique, et cela la rend plus précieuse encore.

    Curieuse, je me lève pour regarder l’objet

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