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Young project: Roman
Young project: Roman
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Livre électronique338 pages4 heures

Young project: Roman

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À propos de ce livre électronique

Dans la Patrie Européenne, où l’austérité règne, les jeunes délinquants sont envoyés dans des Centres de Redressement. C’est le cas de Nicolas Tilo, qui est contraint avec d’autres de participer à un stage de survie. Ce dernier n’a d’autre but que de préparer les jeunes à rejoindre l’armée, en croyant échapper à leur
emprisonnement. Et ce ne sont là que les premières étapes de ce qui sera connu sous le nom de Young project.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Qualipo, né en 1988, est un auteur belge passionné par les arts et la littérature. Après s’être intéressé aux études de philologie et langues romanes, il devient bibliothécaire-documentaliste. Parallèlement à cela, il s’adonne au dessin et à la peinture.
Ayant rapidement pris goût à l’écriture, il achève son premier roman à seize ans. Il a vu trois de ses poèmes publiés dans Les cahiers de poésie 4, avant de faire publier son recueil Délires Poétiques aux éditions Azimuts en 2007. En 2011, il fait publier son roman Twiggy chez Mon Petit Éditeur.

Guillaume Grigolato, né en 1988, a eu l’idée d’écrire le roman Young project en 2012, année de son décès.
LangueFrançais
Date de sortie10 avr. 2020
ISBN9791037706348
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    Aperçu du livre

    Young project - Qualipo et Guillaume Grigolato

    Survivre

    Je suis réveillé depuis longtemps maintenant, mais je n’ai pas envie de me lever. J’ai juste envie de rester là, couché sur le lit. Ne rien faire d’autre qu’attendre que les heures passent en silence. Faire comme une plante, parfaitement immobile. C’est tout ce que je peux souhaiter, à présent. Après tout, les plantes ne connaissent pas la douleur, pas vrai ?...

    Ça doit bien faire deux heures de retard maintenant. Deux heures depuis le moment où j’aurais dû sortir du lit pour suivre les autres. Je ne m’attendais pas à ce que ça dure aussi longtemps, mais il finit par arriver. Je l’entends approcher dans le couloir, formé par la longue rangée de lits, avec ses bottines militaires, alors qu’il n’est que maton. Oui, maintenant vous l’aurez compris : je suis en prison. Enfin, en Centre de Redressement pour Jeunes Délinquants. C’est ainsi que les autorités ont décidé de nommer ces lieux de réclusion où les mineurs sont entassés. Mais il n’y a que le nom qui change, par rapport à la prison. Et c’est bien connu : les gens comme moi finissent toujours par y aller. C’est en tout cas ce qu’on entend toujours à la télé : ceux qui commettent des crimes finissent toujours par être enfermés. Et, partout à travers le monde, ce que j’ai fait est un crime : j’ai tué quelqu’un.

    Des amis m’ont invité à boire, faisant le tour des bars du centre-ville pour que j’échappe à mes idées noires. Mais elles ont fini par me rattraper. À la sortie du dernier bar, ils m’ont incité à voler une voiture, pour qu’on puisse déconner un peu. On déconne toujours quand on a bu aves ses amis, pas vrai ?... Alors, je l’ai volée. Négligemment garée à l’arrière de la gare, c’était comme si elle m’attendait. Mes amis riaient, et moi, je conduisais. Tout allait bien, jusqu’à ce qu’une pute surgisse de nulle part, sur un trottoir : je vous laisse imaginer la suite… Mais mon cas était réglé. Conduite en état d’ébriété, vol de voiture, et homicide involontaire : j’étais bon pour la prison. Enfin, pour le Centre de Redressement pour Jeunes Délinquants Même si, au C.R.J.D., on l’appelle tous la prison. Faut dire que la décoration n’est pas sans rappeler Alcatraz. Très accueillant, quoi.

    Tout ça à cause d’une pute surgie de nulle part… Entendons-nous bien : quand je dis ça, c’est uniquement pour désigner la profession qu’elle exerçait, et non pour l’insulter. Je serais bien incapable de le faire, surtout après l’avoir tuée. Ce n’était peut-être qu’une catin, mais elle valait sûrement bien plus que moi. Ce qui, en soi, n’était pas difficile à réaliser…

    Alors que j’étais en train de songer ainsi, je voyais le maton arriver près de mon lit. Deux heures auparavant, celui qui devait faire le tour du dortoir pour nous inciter à nous lever m’avait donné des coups de pied dans le dos en constatant que je refusais de bouger. Il avait fallu que quelqu’un lui dise que j’avais fait une indigestion pour qu’il daigne me foutre la paix. Il faut dire que j’étais alors le moindre de ses soucis…

    Voyant les bottines militaires du nouveau maton s’arrêter au niveau de mon lit, je me demande s’il va me faire subir le même traitement que son prédécesseur. Je m’attends au moins à ce qu’il crie pour me faire sortir de mon inertie. Mais il n’en fait rien. Contre toute attente, il se met à me parler avec douceur, d’une voix presque implorante :

    — Nicolas, lève-toi, s’il te plaît : on aimerait te parler.

    — C’est qui, « on » ? dis-je, avec perplexité.

    — Ne m’oblige pas à répéter. Suis-moi, s’il te plaît.

    Face à tant de politesse, je n’avais plus qu’à m’exécuter. En me redressant pour le suivre, le dominant de toute ma hauteur, je comprends tout de suite qui l’a envoyé. J’aurais dû m’en douter : le Prêtre. C’est pour lui que le maton s’est pointé devant mon lit pour venir me chercher. Sa démarche n’en reste pas moins étonnante. En effet, bien que le Prêtre ne vive pas cloîtré dans un monastère, il aurait pu faire vœu de silence, tant il ouvrait rarement la bouche pour parler. Les autres, dès lors, le comparaient souvent à une carpe, allant jusqu’à se demander s’il parvenait à flotter. Certains, en riant, affirmaient qu’il marchait plutôt sur l’eau. Mais comme il dispose d’une salle de bain privée, nul n’a jamais eu l’occasion de s’en assurer… Naturellement, certaines rumeurs ont circulé à propos de garçons ayant quitté le C.R.J.D. peu après qu’il les ait reçus en confession. Mais rien n’a jamais été prouvé…

    Lorsque je me retrouve en face de lui, escorté du maton, le Prêtre me jette un regard plein de pitié, avant de me dire :

    — Mon fils, les jeunes ne sont pas faits pour se morfondre. Tu devrais prendre l’air, jouer un peu avec tes petits camarades. Tu verras : ça te fera le plus grand bien.

    À la surprise que provoque en moi le fait de l’entendre me parler pour la première fois s’ajoute celle de l’entendre s’exprimer ainsi. Je ne peux m’empêcher de grimacer lorsqu’il lâche les mots « tes petits camarades », que j’ai toujours détestés. C’est encore pire en sachant où nous nous trouvons. Croit-il donc qu’on est comme des petits enfants dans une école maternelle ? Ou est-il simplement devenu complètement sénile ?

    Gardant mes réflexions pour moi, je me contente de lui répondre, aussi sèchement que possible :

    — Non, merci : mes petits camarades s’en sortent très bien sans moi.

    — Voyons, mon fils. Je dis ça pour ton bien…

    — Que savez-vous de mon bien ?

    — Il n’est pas bon que tu restes seul à ne rien faire…

    — C’est pourtant ce que je veux. Laissez-moi, maintenant.

    — Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le au moins pour ton père…

    — Vous n’avez rien trouvé de plus original ?

    — Je suis sérieux, Nicolas.

    — Mais moi aussi !

    — Que doit-il penser en voyant son fils se laisser aller ainsi ?

    — Que doit-il penser du fait que je sois un meurtrier ?

    Face à la colère, qui me fait hurler, il reste sans voix et me regarde avec pitié. De quel droit me parle-t-il de mon père ? Il ne sait rien sur lui, si ce n’est ce qui figure dans mon dossier. Il n’y a rien que je déteste plus que ça. Après avoir baissé les yeux, il finit par s’éclipser sans rien dire, redevenant ainsi muet comme la tombe, qu’il ne tardera probablement pas à rejoindre. S’il part si vite, c’est peut-être simplement parce qu’il ne veut pas que je le voie pleurer… Ou peut-être simplement a-t-il d’autres âmes en perdition à tenter de sauver… Dans mon cas, je crains que ce ne soit pas gagné…

    Meurtrier. C’est le mot qu’on a employé pour me désigner. Je suis un meurtrier. Et le seul détail qui m’a évité la prison, c’est que j’ai dix-sept ans depuis quatre mois. Je suis né le premier janvier. En dix-sept années, on a vu les grandes entreprises suivre la voie du progrès, et les ordinateurs sans cesse se perfectionner. Mais il n’en a pas été de même pour le sort de l’humanité. Mon père n’aurait pas dit le contraire, lui qui travaillait pour le gouvernement : il voyait comment on traitait les gens. Même si, désormais, il n’avait plus à s’en inquiéter…

    Ainsi, nous sommes le premier mai. Fête du Travail : belle occasion pour ne rien glander. D’autant plus que je n’ai pas le cœur à me réjouir. Mon père est mort depuis trois mois déjà, jour pour jour. Et c’est un mois après son décès que je me suis retrouvé ici. À croire qu’il ne m’arrive que des trucs abominables à chaque premier du mois. Il y en a qui ont du mal avec les fins de mois : moi, j’ai du mal à les commencer…

    Alors que je songe à tout cela, après avoir entendu le Prêtre se demander ce que mon père penserait à me voir ainsi, de là où il se trouve, je vois le maton s’agripper à mon col, et, fou de rage, il postillonne généreusement sur mon visage en hurlant :

    — Va tout de suite jouer avec les autres ! Sinon, je te jure que tu vas le regretter ! Je ne laisserai pas un avorton comme toi répondre à ce saint homme comme tu l’as fait !

    Pendant un instant, je me demande comment ce nabot compte me forcer. Puis, je réalise qu’il est tout de même costaud, et qu’au besoin, il peut faire appel à d’autres matons pour l’assister. Et, même sans cela, il en a déjà maté de plus coriaces que moi. À titre exemplaire, ainsi qu’on me l’avait rapporté, il avait obligé un type à passer la nuit dehors. Complètement nu. Attaché à un poteau du parc. En plein hiver. Tout ça parce que le gars l’avait regardé un peu trop franchement en lui répondant. Et l’hiver avait été rude : les autres s’en souviennent encore. Le type, en revanche, n’a plus jamais parlé après ça…

    Aujourd’hui, heureusement, la neige est partie depuis longtemps. Mais ce n’est pas pour autant qu’il faut se réjouir. Pas plus tard que la semaine précédente, un des matons a attaché un gars à un poteau dehors, en pleine nuit, alors qu’il pleuvait à verse…

    Ce genre de châtiment peut aussi bien étouffer les révoltes que les alimenter. Tout est une question de tempérament. Et de résistance. Mais je ne tiens pas à subir le même sort que ces hommes révoltés, qui, vraisemblablement, ont eu tort de dire non, quoi que puissent en dire les philosophes. La vie est trop douloureuse que pour nous laisser le temps d’y songer. Pour ma part, je veux juste qu’on me foute la paix. C’est pour ça, d’ailleurs, que je fais tout pour éviter les châtiments corporels que les matons réservent à ceux qu’ils considèrent comme des trublions. Je sais de quoi ils sont capables : je ne tiens pas à en faire les frais…

    Détournant mon regard de celui du maton, qui me transperce comme une lame, je finis donc par m’exécuter. Sortant du bâtiment, alors qu’il me suit comme mon ombre, je rejoins les autres dans la cour, grande comme un terrain de football, au bout de laquelle s’étend un parc immense. Vision bucolique. Au bout du parc, les arbres sont tellement hauts que leur feuillage dissimule les grillages surmontés de fils barbelés. Certains prétendent qu’ils y ont vu des lambeaux de chair accrochés : tel est le prix à payer pour ceux qui, ici, s’obstinent à se révolter…

    Détachant mon regard du fond du parc, où les arbres diffusent le chant des oiseaux, je vois que les autres profitent de la cour pour y jouer au football. Apercevant un joueur isolé, aux courts cheveux foncés, je m’en approche quand je suis sûr de le reconnaître : il s’agit d’Anthony. Quand j’arrive devant lui, il me regarde avec étonnement. Et son étonnement se confirme lorsqu’il s’exclame :

    — Ah ben merde, les miracles existent alors, si t’es dehors !

    — Comme tu dis, mon pote ! Même moi, j’en reviens pas. J’aurais été moins étonné de voir un gars transformer l’eau en vin !

    — Dieu, s’écrie-t-il en se prosternant sur les dalles de la cour, pardonne – moi de ne pas avoir cru en toi !

    — T’es con, lui dis-je en riant avec lui.

    — Je sais, c’est pour ça qu’on m’aime. Bon, un peu de sérieux maintenant : tu viens jouer avec nous ?

    — C’est pour ça que je suis là, non ?

    En montant sur le terrain avec lui, je réalise que le Prêtre et le maton avaient peut-être eu raison de m’y inciter. En me joignant aux autres, durant le temps que doit durer le match, dans les efforts physiques et stratégiques que cela implique, je parvins à m’oublier et à oublier brièvement ce qui me tracasse…

    Malgré la frénésie du jeu, où la balle circule de joueur en joueur sur les dalles de la cour, je me concentre essentiellement sur Anthony, et sur l’amitié qui me lie à lui. Il est probablement le seul, dans le centre, sur qui je peux vraiment compter.

    Si je connaissais Anthony avant d’être enfermé, ce n’était que de manière superficielle : il était plus le pote d’un pote qu’un véritable ami. Mais l’adversité rapproche les individus, quand elle ne les sépare pas de manière irrémédiable. C’est du moins ce que j’ai entendu dire… Quoi qu’il en soit, depuis que je suis ici, je sais que je peux vraiment compter sur lui. Et il sait qu’il peut compter sur moi. Même si, il faut bien le dire, jamais je n’aurais osé le trahir…

    Anthony avait été enfermé ici pour coups et blessures. Vu sa nervosité, ça ne m’étonnait pas. Anthony était ce qu’on appelait communément un hyperactif. Il avait constamment un surplus d’énergie à évacuer. Et, un jour, c’était tombé sur quelqu’un qui avait dépassé ses limites. Un gars qui a cru pouvoir s’amuser à ses dépens. Ses dents, éparpillées dans le bar où la scène a eu lieu, doivent encore s’en souvenir…

    On n’asticote pas des gars comme Anthony impunément. Même si, dans le fond, il n’est pas méchant. Il suffit de prendre le temps de le connaître pour s’en rendre compte. Dans le centre, où nous nous sommes rapprochés, voire peut-être dans le monde entier, c’est le seul qui me comprenne vraiment. Et qui ne cherche pas à en profiter pour m’écraser. Bref, Anthony était mon meilleur ami. Pas plus tard que ce matin, il l’avait encore prouvé, si besoin était. C’est lui qui, face à l’insistance du maton me gratifiant de coups de pied, avait déclaré que je souffrais d’une indigestion et qu’il fallait me foutre la paix. Autant dire qu’il en avait aussi pris pour son grade. Mais c’est aussi à ça que ça sert les amis, pas vrai ?

    — Regarde-moi ça, s’écrie-t-il, en désignant l’autre bout du terrain, c’est vraiment n’importe quoi !

    — Quoi ? Le but que Rachid vient de marquer ?

    — Oui : contre son propre camp ! Le nôtre !

    — Bah, il a dû être pris dans le feu de l’action…

    — Il l’a fait exprès : c’est la deuxième fois qu’il nous fait le coup, depuis qu’on a commencé ! C’est déjà la galère pour savoir avec qui on joue, avec ceux qui changent d’équipe en cours de match, alors, si en plus il y en a qui tirent contre nous, c’est infernal ! C’est pas comme ça qu’on risque de rejoindre l’équipe nationale !

    — Pourtant, on raconte que pas mal de joueurs sortent de ce genre de centre.

    — Ouais, et dès qu’ils ont fait fortune en jouant à la baballe, comme s’il s’agissait d’un vrai métier, ils finissent par y retourner !

    — Comme matons : ça va de soi.

    — Ouais, comme tu dis ! C’est ça, ou ils finissent à la rue, parce qu’ils ont claqué tout leur fric dans les casinos et les putains !

    — Bref, cela ne nous regarde pas !

    — Ouais, t’as raison : regardons plutôt le désastre produit par Rachid ! Attends un peu que j’aie la balle : tu vas voir comment j’vais le recadrer !

    Anthony ne doit pas attendre bien longtemps avant qu’un gamin nonchalant ne vienne à sa rencontre avec la balle, qu’il s’empresse d’intercepter. Nerveusement, il saute sur place, avant de reculer pour prendre son élan et, se mettant à courir, il finit par frapper la balle, qui va rebondir violemment sur la tête de Rachid. Avant que le maton faisant office d’arbitre ne se décide à remarquer qu’il y a faute, la balle, en rebondissant, va atterrir entre les omoplates du dernier gars qu’Anthony aurait pu avoir envie de toucher. Le genre de gars, d’ailleurs, à qui on n’aurait jamais envie de parler, même pour demander l’heure. Il s’appelle Jeremiah…

    Un vrai psychopathe, ainsi que j’avais pu le constater par moi-même. Le jour où j’ai débarqué au centre, je l’ai vu tuer quelqu’un en l’égorgeant. Bien sûr, les matons l’avaient mis à l’isolement. Mais, dès qu’il était ressorti, il en avait blessé deux autres grièvement. Sans qu’on sache comment, il réussissait toujours à se créer une arme. Un simple cure-dent devenait une arme mortelle entre ses mains. C’est sans doute en sachant cela, par crainte d’être ses prochaines victimes, que les gars réputés les plus dangereux au centre sont devenus pour lui de véritables sbires, n’hésitant pas à semer la terreur auprès des autres, en son nom. Jeremiah…

    Jusqu’à présent, il ne s’en est jamais pris à moi. Mais, contrairement aux autres, ce n’est pas par ma taille, que certains jugent colossale, qu’il se laissait intimider. Jusqu’à présent, il ne s’en était jamais pris à moi, sachant qu’Anthony me vouait son amitié. Et Anthony était probablement le seul garçon du centre que Jeremiah respectait. Il faut dire qu’Anthony, malgré sa petite taille, à peine un mètre soixante-dix, est aussi fort que moi, du haut de mon mètre quatre-vingt-quatre. Et sa force ne fait que se décupler quand il s’énerve, ce qui se produit assez facilement. Ainsi donc, Jeremiah respectait Anthony. Jusqu’à présent…

    Sentant la balle atterrir entre ses omoplates, ce type, qui effraie même les plus coriaces, se retourne et agrippe Rachid. Le pauvre a à peine le temps de pointer son index dans notre direction avant que l’autre ne lui éclate la gueule à coups de poing, avant de le laisser s’étaler sur les dalles de la cour.

    — Anthony Bernard, hurle soudain Jeremiah, à travers le terrain, en poussant ceux qu’il estime être sur son chemin, je vais t’apprendre à tirer comme il faut, la prochaine fois !

    — Qu’est-ce qu’on fait ? dis-je à Anthony. Il arrive sur nous !

    — Jeremiah Van Pelt ne me fait pas peur, répond-il, avec sa nervosité habituelle. Et, s’il croit ça, il va vite comprendre à qui il a à faire !

    Anthony a à peine le temps de finir sa phrase : je le vois se plier en deux, le souffle coupé. Jeremiah arrive alors, peu après le ballon qu’il a projeté à toute vitesse dans le ventre de mon ami.

    — Alors, Bernard, lui dit-il, en lui tirant les cheveux pour voir son visage, tu as vu comment il fallait tirer maintenant? Sinon, rassure-toi : j’en étais qu’à l’échauffement !

    — Espèce d’ordure !

    Sans plus de discours, Anthony saute dans sa direction en s’agrippant à ses jambes, afin de le faire tomber. Surpris, Jeremiah s’étale avec un bruit sourd sur les dalles. Mais, au moment où Anthony se jette à nouveau sur lui, il le repousse avec ses pieds et s’empresse d’accourir vers lui pour le rouer de coups. Ce à quoi Anthony réplique avec un acharnement redoublé. Voyant que Jeremiah ne veut pas lâcher l’affaire, je veux m’interposer.

    — Toi, le colosse, me crache-t-il, avec un filet de sang, j’te conseille de pas t’en mêler !

    — Sinon quoi, Van Pelt ? répondé-je, en le repoussant à mon tour.

    Levant les yeux au ciel, il court pour se placer derrière moi, afin de donner des coups de pied dans mes mollets, me contraignant ainsi à me mettre à genoux. Au moment où il s’apprête à frapper à nouveau, je vois Anthony agripper sa gorge pour l’étrangler.

    — Laisse-le tranquille, Van Pelt ! C’est entre toi et moi !

    — Trop tard, parvient-il à articuler J’vais m’occuper de lui quand j’en aurai fini avec toi !

    Mais Jeremiah ne s’occupa de rien du tout : les matons qui surveillaient la cour se décident enfin à intervenir. À coups de matraque, ils forcent Anthony et Jeremiah à se séparer et à ravaler la colère qui les animait. Les autres décident alors de mettre fin au match, qui ne ressemblait déjà plus à un affrontement sportif, prenant pour prétexte les cris répétés d’un maton à l’entrée du bâtiment : c’était l’heure du déjeuner.

    Même sans avoir faim, personne n’oserait sauter un repas au C.R.J.D. Encore moins après avoir vu les coups de matraque qu’Anthony et Jeremiah ont dû recevoir pour se calmer. Anthony, le visage tuméfié, me rejoint lorsque les matons nous intiment l’ordre de nous mettre en rang deux par deux, comme à la maternelle. Après tout, comme dirait le Prêtre : nous sommes de petits camarades. Ainsi, tandis que Jeremiah se tient à côté d’un de ses sbires, nous attendons debout devant l’entrée du bâtiment qu’ils nous autorisent à y pénétrer. Mais les matons semblent décidés à laisser durer le plaisir.

    Debout à côté d’Anthony, qui serre les poings en marmonnant, j’ai le temps d’admirer chaque fissure apparente sous la couche de peinture blanche qui recouvre les murs en briques. Sur certains, j’aperçois des taches rouges de nature suspecte. Mais, comme les autres, je suis obligé de garder mes soupçons pour moi : on a le droit de garder le silence. Et si on ne ferme pas sa gueule, on a le droit de se la faire casser. Tout est une question de choix dans la vie. Même si ici, en vérité, nous n’avons jamais vraiment le choix.

    En admirant les taches qui peuvent décorer la façade, je songe à tous les jeunes qui ont déjà pu se suicider ici. Ou qu’on a pu aider à le faire. La dernière forme de révolte : échapper à l’absurdité de la vie en décidant soi-même du moment de sa mort. Et de la manière dont on va la connaître, si toutefois on peut s’en offrir le luxe. Dans le centre, la plupart des détenus optent pour un décès sanglant, sans doute pour faire chier les matons, qui seront obligés de nettoyer. Avant de contacter leurs proches, en leur disant soit que leur enfant avait été transféré dans un autre centre, soit qu’il était mort par accident. Tout était bon pour ne pas inquiéter les parents. Dans mon cas, j’ignorais si ma mère voudrait encore savoir ce qui pouvait m’arriver, après la honte que je lui avais infligée…

    Je cesse de songer ainsi lorsque je sens quelqu’un me pousser : notre marche, interrompue par les matons, reprend son cours. Après avoir passé l’entrée aux murs fissurés, on se dirige, toujours en rang deux par deux, en jouant au roi du silence, jusqu’au réfectoire. Ce dernier présente, bien sûr, un aspect aussi délabré que le reste. On était loin, en effet, des prisons où certains détenus avaient une cellule individuelle et une télévision câblée avec les meilleures chaînes. À se demander, parfois, où on laissait traîner leur boulet. D’autant plus qu’ils étaient logés, nourris et blanchis, tout ça aux frais des citoyens, à qui on l’imposait.

    L’État entretenait des criminels qui ne servaient strictement à rien, affirmait mon père ; ajoutant qu’il ne parlait pas que des politiciens. C’était d’autant plus vrai qu’on ne leur donnait même plus de travaux manuels pour s’occuper. Contrairement à nous. Cela devait probablement faire partie du programme de notre « redressement ». Aussi avions-nous besoin d’énergie pour travailler avec efficacité.

    Mais, au C.R.J.D., nous étions loin d’être comblés. Il était toujours amusant, d’ailleurs, d’observer la réaction des derniers arrivants au moment des repas. Ceux-ci, en effet, avaient toujours l’air succulents. Mais, dès la première bouchée, on se rend compte que l’air ne fait pas la chanson. La surprise des nouveaux, aujourd’hui, en découvrant qu’on nous sert du poulet avec des pommes de terre et de la compote, fait, comme toujours, rapidement place à la déception. Le poulet est caoutchouteux, les pommes de terre pas assez cuites et la compote amère. Bon appétit : bon courage, surtout !

    Pendant cet ersatz de repas, qui a probablement pour vocation de démoraliser ceux qui étaient parvenus à résister au reste, je m’entretiens avec Anthony et Thomas. Ce dernier a pris l’habitude de s’incruster à notre table depuis son arrivée, sans doute parce que les sbires de Jeremiah l’intimidaient et que personne d’autre ne voulait traîner avec lui.

    — Alors les gars, ça va ? nous demande-t-il stupidement, en bâfrant autant de pommes de terre que ses joues rondes le lui permettent. J’ai vu que Jeremiah s’est acharné sur vous tantôt : j’aurais pas aimé être à votre place.

    — Tu ne voudrais pas non plus être à la sienne, réplique Anthony, en massacrant son poulet à coups de fourchette. Dès que les matons auront le dos tourné, j’peux te promettre que ça va chauffer pour Jeremiah Van Pelt !

    — Sérieux ? Les coups de matraque qu’ils t’ont donnés ne t’ont pas suffi ?

    — Rien ne suffit face à un salopard pareil ! C’est lui ou moi, désormais ! Je préfère être puni par les matons que de voir un faire-part de décès envoyé à mes parents !

    — Ouais, je comprends…

    Notre conversation est soudain interrompue par un évènement pour le moins inhabituel. Comme je l’ai déjà dit, nous sommes le premier mai. Et, dès que je me suis levé, j’ai senti venir la catastrophe. À l’instant où le chef des matons, se dressant au milieu du réfectoire, réclame le silence, je sais que mon sort est scellé.

    Laissant passer quelques minutes, ce géant à la musculature d’athlète et aux cheveux aussi grisonnants que sa grosse moustache à l’anglaise balaie le réfectoire de son regard pénétrant. S’étant assuré que personne ne viendrait l’interrompre, il se racle la gorge et se met soudain à parler :

    — Je profite de l’occasion qui m’est donnée ici de vous faire savoir que certains d’entre vous, malgré le comportement déplorable d’une minorité, constaté encore ce matin, vont avoir la chance de vivre une expérience unique. En effet, ceux d’entre vous qui, à ce jour, ont plus de seize ans,

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