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À l’écoute de Vincent: Récit
À l’écoute de Vincent: Récit
À l’écoute de Vincent: Récit
Livre électronique305 pages4 heures

À l’écoute de Vincent: Récit

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À propos de ce livre électronique

S’il s’appuie sur les centaines de lettres que Vincent Van Gogh a adressées à son frère Théo, sa sœur Wil et ses amis peintres tel Émile Bernard, cet ouvrage n’est pas pour autant une énième biographie de ce peintre, il retrace le parcours initiatique de l’auteur déclenché par sa 1re rencontre avec les toiles de Vincent. Ce fut pour elle un profond bouleversement dans son rapport à l’art, ainsi que dans sa vie personnelle. Ce texte est une conversation intime avec le peintre dont l’œuvre l’habite depuis quelques décennies. Progressivement, elle s’est identifiée à lui et à son combat pour la peinture. Elle ressent comme des insultes à sa mémoire les propos réducteurs, les manipulations médiatisées de ses malheurs au détriment d’une simple considération de son œuvre, et au profit du marché de l’art. L’objectif de ce texte est de faire comprendre que nous nous trompons lorsque nous interprétons les toiles de Vincent par les épisodes tragiques qui ont jalonné sa vie, il nous suffit, au contraire, de regarder vraiment ses tableaux pour y découvrir l’homme. Cet homme-là n’est ni une victime, ni un fou, ni un alcoolique traversé par des éclairs de génie, non, cet homme-là est la force, la générosité et la puissance créatrice !

À PROPOS DE L'AUTEURE

Marie-Françoise Hiroux, née en 1951, vit à Amiens, sa ville natale à laquelle elle est très attachée. Philosophe de formation, elle a exercé dans l’Éducation Nationale comme enseignante documentaliste. Elle est aussi, auteur de recueils de poèmes et de nouvelles, Passionnée par la littérature. Elle a publié : Une biographie, Suzanne : enquête sur une femme résistante aux Éditions Thélès en 2010 deux romans : Le Livre d’Amiens ou le secret d’une cathédrale aux Éditions Encrage en 2015, et Déclics mortels aux Éditions Persée en 2016. Fausses-routes. L’intimité d’une souffrance est un récit publié en 2018 aux Éditions Persée. Elle l’est également par toutes les formes d’art, et plus particulièrement par la photographie.

Illustration de couverture : Huile sur bois, 1938, Gérard Hiroux
LangueFrançais
Date de sortie8 mai 2020
ISBN9791037707710
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    Aperçu du livre

    À l’écoute de Vincent - Marie-Françoise Hiroux

    Aux lecteurs

    Ce texte n’est pas une énième biographie de Vincent Van Gogh, les études et œuvres de fiction abondent sur le peintre, le plus souvent, hélas, pour alimenter une légende au service du marché de l’art.

    Il s’agit de l’histoire de ma rencontre avec Vincent et conséquemment avec la peinture et le talent discret de mon père.

    Au cours de notre conversation intime, je nomme Van Gogh « Vincent » et je le tutoie. Ce n’est pas de la familiarité, même s’il m’est devenu très familier, et encore moins de l’irrespect, je me soumets simplement à son souhait très profond : « Je ne suis à vrai dire pas un Van Gogh. », répète-t-il à qui veut l’entendre. Je l’ai entendu.

    Je le tutoie parce qu’il est devenu mon confident depuis la disparition de mes parents, parce qu’il a, partout et en permanence recherché la présence de ses parents. J’ai pourtant connu le bonheur qu’il n’a, lui, jamais obtenu, l’amour, justement de mes parents.

    Mon message se situe par-delà les querelles d’experts pour entrer en empathie avec la simplicité et la proximité humaine, très humaine de cet être génial.

    Ainsi, toucher vos âmes, lecteurs, en frôlant celle de Vincent.

    I

    Quand le regard rejoint le cœur…

    Ton ambition d’artiste, Vincent : « Je veux faire des dessins qui touchent certaines personnes. » Je suis touchée. Un préalable est nécessaire à notre entretien, relater les circonstances de ma vie qui ont provoqué notre incroyable rencontre.

    Étudiante en philosophie depuis trois ans, j’étais inscrite au certificat de philosophie de l’art. Mon professeur estimait à juste titre que l’étude des systèmes de Kant, Hegel et autres spécialistes de l’esthétique n’était pas suffisante à notre formation, qu’il nous fallait visiter les musées, aller aux concerts, au cinéma d’art et essai, au théâtre, etc., bref exercer notre jugement sur toutes les formes artistiques, leur histoire ainsi que leur actualité. Pour ce faire je suivais les répétitions de « Pupitre 14 », orchestre de chambre en résidence à la Maison de la Culture d’Amiens, pour mieux apprécier la notion d’interprétation d’une œuvre. Son chef, Edmond Rosenfeld, animait un atelier de musicologie auquel je participais avec passion. J’ai ainsi perçu les trahisons commises par certaines maisons d’édition de partitions musicales. Par exemple, des ajouts de jeux de pédales aux compositions pianistiques de Frédéric Chopin firent de ce génie du piano un romantique larmoyant, alors qu’il revendiquait la retenue dans l’expression !

    Je n’étais pas en reste pour le théâtre que je fréquentais assidûment, je lisais, entre autres,

    Antonin Artaud, les expérimentations du Théâtre Pauvre de Jersy Grotowski, et me passionnais pour les tragiques Grecs, surtout Eschyle. Je poussais le zèle jusqu’à me préoccuper des nouveautés architecturales telle l’architecture oblique. Cependant, et depuis l’enfance, seule la musique déclenchait en moi de vives émotions pouvant aller jusqu’aux larmes. Je me souviens, je devais avoir quatre ans tout au plus, un dimanche matin mes parents écoutaient la radio qui diffusait une cantate de Jean-Sébastien Bach, je me sentis totalement chamboulée et j’éclatais en sanglots. Mes parents s’affolèrent, à mille lieues de songer que ce « gros chagrin » était provoqué par la musique de Bach ! Lors de mon adolescence, je dépensais mon argent de poche en achats de livres, bien sûr, et… de disques vinyle. À l’époque des Beatles, des groupes de rock, du twist que mes camarades de classe adoraient et écoutaient en boucle, moi je m’isolais avec Brahms, je frémissais sur « les tableaux d’une exposition » de Moussorgski, j’exultais au rythme des concertos pour piano de Tchaïkovski et de Rachmaninov. Ma mère était professeur de piano, et donnait ses leçons particulières à la maison, je suis donc « tombée dedans » quand j’étais petite…

    Pourtant je ne pratiquais pas cet art, je refusais même d’apprendre le piano avec « mon professeur à domicile », je me sentais incapable d’atteindre l’interprétation des œuvres que je vénérais, et quand je m’y essayais j’étais trop chavirée pour poursuivre, j’étais incapable d’aborder la technique, d’intellectualiser cette musique qui me bouleversait. Cela me rendait furieuse contre moi-même, mais j’accusais ma mère de ne pas savoir me l’enseigner, de préférer ses chers élèves et de me négliger. Cette passion ambiguë pour la musique ternit hélas ma relation avec ma mère.

    *

    Paul Valéry affirmait que la musique irritait les nerfs alors que l’art pictural suscitait davantage la conversation, et il devait penser à Degas en disant cela car les danseuses de ce peintre l’ont fait effectivement beaucoup réfléchir.

    J’ai tenté d’écrire sur la composition musicale, plus particulièrement le journal imaginaire d’une compositrice, Augusta Holmès, proche de César Franck et de Camille Saint-Saëns.  Elle m’intéressait parce qu’elle avait tenté de se suicider à l’âge de sept ans, sa mère, artiste peintre, et se targuant de pratiquer « l’art du silence », lui avait interdit de jouer du piano ! J’ai abandonné ce projet irréaliste. Il m’a été impossible d’élucider et d’exprimer le mécanisme de l’inspiration musicale, évidemment. La musique m’enflammait et ne débouchait sur aucune production de ma part. Aujourd’hui je n’en comprends toujours pas la ou les raisons.

    En revanche je fis une découverte essentielle le jeudi 9 mars 1972, j’avais 21 ans et cette révélation influença ma perception de l’art, par là même le sens de ma vie. Alors, pourquoi avoir attendu 46 ans pour écrire ce texte décryptant le lien profond entre toi, Vincent, mon père et moi ? Trouver les mots, toujours trop pauvres pour communiquer l’intangible, cette part d’inconscient qui nous oriente malgré nous, cette fibre intérieure qui nous pousse à provoquer ce que nous croyons venir d’un « destin ». La maturation de cette « chôse » comme tu l’écrivais, Vincent, a donc pris ma vie entière ou presque. 

    *

    Mélomane passionnée, je restais froide et me contentais de raisonner sur le contexte de la création d’une toile. La peinture ne m’intéressait que pour établir des correspondances avec d’autres formes d’art, je visitais les musées dans le seul but de me cultiver, je passais devant les œuvres, indifférente au fond. Sur les bancs de la fac, j’avais noué une relation amicale avec Bettina qui, l’année précédente, avait abandonné la classe de Khâgne pour s’inscrire en 2e année de philo. Nous partagions la même curiosité pour l’histoire de l’art, et ayant appris par la presse qu’une exposition sur les impressionnistes était présentée au musée de l’Orangerie à Paris de décembre 71 à avril 72, ne voulant pas « rater » cela, nous décidâmes de nous y rendre le plus vite possible. Nous avions choisi un jour creux de notre emploi du temps, un mercredi, les cours étant plus nombreux le jeudi pour favoriser les étudiants salariés. Nous n’eûmes aucune difficulté à obtenir un billet d’entrée, le « tourisme culturel » ne faisait pas rage à l’époque… Je me souviens que nous nous étions équipées pour prendre des notes en étudiantes sérieuses, mais dès que je pénétrai dans la salle dédiée à ton œuvre, je délaissai stylos et calepin sans même m’en rendre compte. Une quinzaine de toiles y étaient accrochées, mon regard fut pourtant immédiatement attiré comme par un aimant vers « L’Église d’Auvers ». Tel un automate je me dirigeai vers elle, ne voyant plus rien d’autre, envie irrépressible d’entrer dans le tableau, de t’y rejoindre, de lever la tête vers ce ciel extraordinaire d’un bleu si profond que ce pourrait être la nuit, mais non, le soleil éclaire le chemin qui serpente au chevet de l’église, ce chemin qui se divise de part et d’autre de l’édifice… À gauche, suivre la paysanne que tu as représentée de dos ? À droite, sentier déserté et se rétrécissant en contournant le transept ? Choisir devant l’inconnu, liberté ou destin ? J’appris bien plus tard, en lisant « Les 70 jours de Van Gogh à Auvers » par Paul Gachet, le fils du docteur, que cette toile fut exécutée le 5 juin 1890, soit un mois et demi avant ta disparition. Le même Paul Gachet rapporte que tu as confié à son père accorder une importance particulière à cette œuvre, que tu ne souhaitais pas qu’elle soit « vulgarisée » par une lithographie ou une affiche, mais « qu’une telle peinture ne devrait jamais être vue que dans l’atmosphère où elle fut conçue. » Gachet fils considéra que cette parole-là était « un commandement » et ne s’en sépara qu’en avril 1954 pour la céder au Louvre. Moi, je fus littéralement absorbée par l’atmosphère de « L’Église d’Auvers ».

    *

    Bettina me « sortit » du tableau en surgissant à côté de moi :

    — Qu’est-ce que tu fais ? Tu ne viens pas voir les autres salles ?

    J’étais tétanisée et j’eus du mal à articuler :

    — Non, je… je préfère approfondir celle-ci.

    — Qu’as-tu ? Tu es toute pâle !

    — Ça va, je t’assure, simplement je suis émue par Van Gogh. Vas-y, toi, fais le tour, et rejoins-moi ici quand tu auras terminé.

    Bettina haussa les épaules en disant :

    — Moi je veux voir le plus de peintres possible, il faut profiter du voyage !

    Retrouvant la paix, je me dirigeai vers « La chambre à coucher », huile réalisée dans la maison jaune à Arles où tu nous dévoiles ton « intérieur », or à cette date, je ne connaissais pratiquement rien de toi et ne pouvais guère attribuer à cette toile la charge émotionnelle qu’elle représente, ton projet d’organisation d’un « phalanstère d’artistes », surtout ton attente, l’attente de Paul Gauguin, « le maître »… Mon ignorance ne desservit pas ce sentiment de partage de bonheur que j’éprouvais. La chaleur émanant de cette pièce, le jaune des chaises paillées et du lit, le bleu pastel des murs, le soleil extérieur se devinant à travers la fenêtre dont la perspective inversée laisse penser qu’elle est légèrement entr’ouverte, le miroir, les tableaux égayant le mur côté lit, les objets de toilette, la coquetterie du lieu incitent à s’y installer et à tailler une bavette avec son locataire…

    Chaque œuvre me traversait différemment, mais toujours intensément, jusqu’au « Champ de blé aux corbeaux » où je me suis effondrée, je pleurais sans m’en apercevoir, je serrais les mâchoires pour ne pas hurler. Happée par ce ciel dont le bleu intense, tel celui de « L’Église d’Auvers », telle la nuit, mais cette nuit-là est la lumière ! Là aussi les chemins partent de l’observateur pour traverser le champ de blé mûr en se subdivisant. Un véritable point d’interrogation ! Les corbeaux survolant le champ sont réduits à leur plus simple expression, des V noirs, ton initiale, Vincent ? Je ne savais pas que tu quitterais cette terre quinze jours après avoir peint cette houle de blé frémissant, je le pressentis, et c’est face à ton appel désespéré que Bettina me « cueillit » dans mes larmes.

    *

    Je sais maintenant que la plupart des toiles exposées à l’Orangerie en 71/72 sont retournées au musée d’Amsterdam dont « Le champ de blé aux corbeaux ». J’ai donc eu beaucoup de chance de les « rencontrer » ce jour-là. Jusqu’alors je n’avais vu que des reproductions, notamment dans un magnifique livre d’art que mon père s’était acheté, l’un de ceux sur les impressionnistes qu’il a collectionnés par la suite.

    Dans le train du retour, Bettina a essayé de me tirer les vers du nez, elle ne comprenait rien à mon attitude, pourquoi je n’avais pas profité de cette visite pour découvrir les autres impressionnistes en restant confinée dans la salle qui t’était dédiée. Elle me lança avec une certaine ironie :

    Cette attaque m’atteignit comme si elle m’était personnellement destinée, et je rétorquai du tac au tac :

    — Vincent n’appartient à personne, à aucune école, à aucun dogme, il est inclassable parce qu’il est UNIQUE !

    Je m’étais mise à hurler et Bettina fut gênée :

    — Oh là, calme-toi, je ne faisais que répéter les avis des critiques d’art...  Je vois que tu te passionnes, je ne savais pas que tu en pinçais pour Van Gogh, ce n’était pourtant pas un bel homme…

    Elle éclata de rire, et moi je rentrai en moi-même, envie d’être seule, de me replonger dans le champ de blé, d’ouvrir la porte de la chambre de la maison jaune, d’être au pied de l’église d’Auvers pour contempler ce ciel, mélange d’outre-mer et de bleu de Prusse, profond et transparent à la fois, si Paul Gachet fils évoque un vitrail, pour moi c’est la fenêtre qui s’est ouverte sur ta vie, c’est-à-dire ton œuvre. J’ai alors senti que la musique n’était plus la seule à pouvoir me chambouler, ta peinture a réussi bien davantage.

    *

    À partir de l’instant où je me trouvai face à l’une de tes toiles, je fus happée par ton univers, un tableau n’était plus comme je l’avais toujours cru une belle image toute lisse sur laquelle le regard glisse pour passer à autre chose, où, à la rigueur, un outil de la perception et de l’esprit critique s’arrête pour émettre un jugement. À partir de cet instant, un tableau est devenu un monde, une histoire, un être à part entière, tu étais là en personne, tu m’interpellais par tes coups de brosse, l’intensité de tes bleus, le rayonnement de ta « haute note jaune ».

    Ma première rencontre avec toi fut, j’ose utiliser le mot, une révélation. Pas seulement une révélation sur le peintre mais une révélation sur moi-même, sur ce que je recherche profondément dans l’expression artistique et le pourquoi de mes émotions exacerbées par la musique. Une œuvre d’art n’était plus un objet culturel, une simple représentation de la beauté, elle devenait la vie même qui n’est pas forcément « belle ». Par son rythme et son éminent rapport au temps, la musique était en ce sens l’art privilégié. Et justement tes tableaux ont un rythme, des vibrations telles qu’ils vous donnent l’impulsion, l’impératif besoin de partager leur vie, la vie. J’appris par la suite que tu n’aimais pas les musées, « ils ressemblent à des cimetières »… Pourtant, au musée de l’Orangerie, tu m’as brutalement intimé l’ordre de partager ta vie, brutalité dont tu étais coutumier, quand tu demandas ta cousine Kee Vos en mariage, ou lors de tes échanges avec Gauguin. Quand tu aimais, Vincent, tu n’aimais pas à moitié !

    Moi, je t’ai répondu oui. Mon adhésion n’a pas été immédiate, elle n’a pas fait suite à « la révélation », elle eut des hauts et des bas, elle s’est laissé arnaquer par la légende, elle a parcouru un long cheminement parsemé de multiples lectures, de visites notamment à Auvers-sur-Oise, de mon intérêt grandissant pour la photo en couleurs et pour le peintre qu’aurait pu devenir mon père.

    *

    Ma relation avec Bettina s’est ensuite beaucoup distendue, l’une et l’autre savions ne plus avoir la même conception de l’art et… de l’existence. Alors que je m’inscrivais en maîtrise de philo, elle se fiançait avec un homme riche et plus âgé, quittant Amiens pour le rejoindre. Nous nous sommes perdues de vue.

    Le soir du 9 mars, en rentrant chez mes parents où je vivais encore, mon père me harcela de questions sur les impressionnistes. Comme je répondais évasivement, il s’énerva :

    — Tu ne serais pas allée à Paris pour autre chose qu’une visite de l’Orangerie par hasard ???

    — Comment peux-tu me soupçonner ? Mes résultats à la fac devraient suffire à te prouver que je travaille sérieusement ! Il n’y avait pas que les impressionnistes et les danseuses de Degas ! Je me suis attardée, c’est vrai, dans la salle consacrée à Van Gogh…

    — T’as rien vu des autres peintres ?

    — Mais si, bien sûr, j’ai même repéré une femme à la toilette de Degas, magnifique ! Il faudrait que tu m’accompagnes un jour…

    Heureusement que Bettina m’avait quelque peu renseignée sur sa visite des autres salles, cela m’a permis de donner le change. Bien qu’ayant tout juste 21 ans et étant majeure, je me sentais redevable vis-à-vis de mes parents qui finançaient mes études, ce n’étaient pas les petits boulots, les leçons particulières ici ou là qui auraient pu subvenir à mes besoins, fille unique je n’étais pas boursière.

    Ma mère écoutait en silence, comme souvent, mais elle était attentive à notre discussion sur la peinture. Je la sentis étonnée de la passion que je mettais pour te défendre, surtout quand mon père m’asséna ce coup de massue :

    — Van Gogh n’a rien d’un impressionniste, aucune transparence, aucune délicatesse dans son trait, sait-il au moins dessiner ?

    Alors, lui aussi ! Je reçus les propos de mon père comme un coup de poignard en plein cœur, et ne sus que répondre d’une voix éteinte :

    — Ah non, pas toi !

    Ma mère intervint pour calmer le jeu comme d’habitude, et nous changeâmes de sujet de conversation, il valait mieux.

    Ce soir-là je saisis tout ou presque sur le rejet dont tu fus l’objet au cours de ta vie si courte et pourtant si riche. Je me dis aussi que mon histoire avec toi sera compliquée, semée de nombreuses embûches, mais que jamais je ne t’abandonnerai… parce que tu ne me lâcheras plus. Parfois à mon insu, tu as soufflé à l’oreille de mon inconscient d’abord, et de plus en plus à celle de ma conscience que tu m’as choisie pour défendre ton dessein. Pourquoi moi, une pauvre béotienne dans le domaine des arts plastiques ? Justement, je ne suis pas encombrée des connaissances académiques que tu as sans cesse contestées. Je suis peut-être l’esprit libre avec lequel tu vas pouvoir dialoguer sans vergogne…

    II

    « La grande université de la misère »

    Toute ton existence, bien avant de devenir un dessinateur puis un peintre, tu t’affirmes, Vincent, simple travailleur, non par humilité comme pourrait le faire croire ton éducation stricte d’un père pasteur calviniste, ou les épisodes mystiques de tes séjours à Wasmes, région minière de Mons, à Cuesmes dans le Borinage, dans les tourbières de la Drenthe vers la fin des années 1870, non, tu recherches sans cesse la vérité des êtres et des choses. 

    Employé à la galerie Goupil rue Chaptal à Paris, âgé de 22 ans, déjà muni d’une connaissance de l’art très pointue, en septembre 1875, tu écris à ton frère Théo : « … prions pour que nous voyions les choses dans leur simplicité (…). Cela vaut également pour le sentiment en matière d’art. » Et le 11 octobre 1875, tu t’exclames encore : « En vérité, les simples savent bien des choses que les intelligents ignorent. » Il est vrai que tu aimes la vie simple, tout l’atteste, tu te nourris de pain et de café, tu te fiches complètement de ton apparence, ce qui déclenche souvent l’hilarité de tes contemporains… Mon père partageait cette sorte de dédain pour le confort matériel et ma grand-mère lui reprochait de préférer l’Amour à la réussite financière et professionnelle. Comme toi il plaçait en fait bien plus haut l’ambition de son existence, la recherche scientifique fut ainsi l’unique motivation de ses dix années d’étude acharnée au Conservatoire des Arts et Métiers. Il voulait aussi se montrer digne de son titre d’ingénieur de l’INRA. Vincent, toi, tu ne souhaites qu’être digne de ton père, et à l’ambition tu préfères l’enthousiasme : « Pour réussir, il faut de l’ambition et l’ambition me semble absurde. » Ta seule excuse lorsque tu es mis à la porte de l’un de tes nombreux boulots aléatoires ? Tu pressens qu’ils ne te mèneront pas vers Ta Voie.

    La récurrence du désir de simplicité dans tes lettres, dans ta façon de vivre puis dans ton art signifie bien autre chose, et on le comprend, entre autres, quand on découvre ce que représente Millet pour toi : Millet est un prophète de « la grandeur dans l’humilité » et ce génie des travaux des champs va orienter toute ton œuvre.

    *

    Dorus, ton père, nommé pasteur à Zundert, village de douze cents âmes catholiques pour la plupart et traversé par une voie commerciale tracée par Napoléon, est tout à sa mission de ramener ces ouailles dans le droit chemin du calvinisme, et ponctue ses sermons de paraboles telles celle du semeur. Tu es bien sûr l’un de ses auditeurs les plus attentifs.

    Le presbytère est situé face à la mairie de Groot-Zundert donc dans le centre animé, bruyant et sale de ce lieu de passage vers la Belgique. Pour échapper à ce tumulte, enfant déjà, tu t’éloignes de la maison familiale pour te réfugier dans la lande et t’adonner à ton plaisir favori, collectionner les insectes, les scarabées en particulier, les œufs et nids d’oiseaux… Dès que Théo de cinq ans ton cadet, est en âge de t’accompagner, ces longues randonnées dans la bruyère consolident votre complicité naissante mais… Si tu affermis ta rudesse paysanne toute ta vie, Théo, lui, opte très tôt pour une existence mondaine de marchand d’art se conformant aux desiderata de ses oncles et de toute la famille. Quelle désillusion pour toi ! Autant tu t’exiles dans la nature pour son silence, sa beauté simple et rude, autant ton frère « préféré » se complaît dans l’effervescence de la vie parisienne. Votre amour fraternel pourtant si fort est souvent troublé par cette différence majeure de vos tempéraments.

    Répétant cet adage populaire « C’est en forgeant qu’on devient forgeron », tu voues un véritable culte au travail, ta correspondance jalonnée de « Alors seulement je ressens la vie lorsque je pousse raide le travail », ou encore cette devise « abattre beaucoup de besogne ou crever », tentent de montrer que, pour toi, l’art ne se mesure pas à l’inspiration, mais à « la transpiration », que pour créer il faut aller chercher profondément et assidûment en soi-même la matière de l’œuvre. D’Arles en septembre 1888 tu écris à Théo : « Nous devons surtout chercher le remède en dedans de nous, dans la bonne volonté et la patience. » Le travail acharné est le remède que tu as trouvé pour lutter contre la maladie. En 1889, alors confiné à l’asile Saint-Paul de Saint-Rémy, observant le désœuvrement de tes compagnons d’infortune, tu t’indignes « l’oisiveté est une peste ! » C’est toi, cet homme qui réalise des centaines de chefs-d’œuvre en à peine dix ans que « La Famille » accuse de ne pas gagner son pain et de vivre « en rentier » ! Le 15 octobre 1879, de Cuesmes dans le Borinage, tu adresses une longue lettre à ton frère pour le remercier de sa visite, mais en même temps tu t’insurges contre ses bons conseils bien intentionnés reflétant l’opinion des Van Gogh à ton égard : « (…) si tu croyais que j’ai estimé un moment utile et salutaire pour moi de suivre à la lettre tes conseils et de me faire lithographe d’en-têtes pour factures ou de cartes de visite, ou comptable, ou apprenti-charpentier, ou encore, toujours selon toi, boulanger – et un tas de solutions de ce genre (toutes remarquablement disparates et difficilement conciliables), que tu as mises alors en avant, tu te tromperais également. Tu me diras que tes conseils ne devaient pas être suivis à la lettre, que tu me les as donnés parce que tu as cru que je me plaisais à faire le rentier et que tu as estimé que cela avait assez duré. » Cet extrait de lettre exprime la déchirure terrible dont tu souffres, Vincent, ton appétit de liberté en conflit avec ta dépendance financière par rapport à Théo, mais aussi et surtout ton absolue conviction que l’art est un travail à part entière même s’il ne te fait pas gagner ton pain.

    *

    « Je crois que je suis en somme un ouvrier », cette totale adhésion au monde des travailleurs et aux plus méprisés d’entre eux, tu ne te contentes pas de l’écrire, tu le fais. Après maintes déconvenues « professionnelles » soit en tant qu’employé à Paris, chez Goupil, l’associé de l’oncle Cent alias Vincent Van Gogh frère de Théodorus, ton père, soit en tant que précepteur en Angleterre, – à chaque fois on te reproche tes excès ou « ta franchise » à l’encontre de la clientèle – tu te réfugies chez les humbles.

    Après ton renvoi de la Faculté de théologie d’Amsterdam, ton père et le pasteur Jones te présentent à l’École flamande d’évangélisation de Bruxelles. Mais tu passes plus de temps dans le quartier de l’Industrie à observer les ateliers « pittoresques », les vieux chevaux tirant des tombereaux de boue jusqu’à ce que mort s’ensuive, qu’à suivre les cours de tes professeurs… Nouvel échec. Nouveau départ. Cette fois, la veille de partir, tu n’écoutes plus « la famille », tu décides de rejoindre « le pays noir » dont tu découvres la description dans « un petit manuel de géographie » qui te rappelle qu’en Angleterre tu souhaitais déjà évangéliser dans les charbonnages. L’image « totale » de la misère et de la désolation, tu en fais un dessin en novembre 1878 : Café « Au Charbonnage ».

    À Wasme dans le Borinage, débutant missionnaire, refusant le moindre confort dû à ton rang pour vivre dans une méchante cabane, tu soignes les mineurs terrassés par les terribles conditions de vie des charbonnières. Tu choisis de « t’aligner » sur leur misère, manger comme eux, porter les

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