Discours de réception à l'Académie Française
Par Ligaran et Pierre Loti
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Aperçu du livre
Discours de réception à l'Académie Française - Ligaran
EAN : 9782335002980
©Ligaran 2015
Discours de réception à l’Académie Française
SÉANCE DU 7 AVRIL 1892
Messieurs,
Je crois que jamais discours moins académique et moins digne de ce nom n’aura été écouté sous cette coupole solennelle.
Peut-être, en venant recevoir l’officier que vous avez bien voulu distinguer à son bord, êtes-vous préparés aux étonnements que vous causera sa parole très novice, et à l’indulgence qu’il ose attendre de vous.
J’espérais vous être présenté par un vénéré amiral qui était des vôtres ; mais il nous a quittés pour les ailleurs très mystérieux, et je reste le seul marin ici, me sentant plus perdu au milieu de tant d’illustrations qui m’entourent.
Non seulement je n’ai jamais prononcé de discours, mais je n’ai jamais lu moi-même une ligne de quoi que ce fût ; jamais on n’a entendu, de ma bouche, le moindre fragment de mes œuvres – qui ont toujours été écrites dans la solitude de la mer et envoyées de très loin aux éditeurs parisiens ; tellement que mes intimes ont coutume de dire en riant : « Loti ne sait pas lire. »
Et mon inexpérience est telle que j’ignore jusqu’à la mesure de voix qu’il faut ici, la juste mesure entre la causerie très basse qui m’est familière et ces longs cris chantants, encore un peu sauvages, que nous jetons du haut des bancs de quart.
Je voudrais dire très simplement la vie de celui dont je prends la place, sa vie toute d’honneur pur, de délicatesse rare, qui a coulé comme une belle eau limpide, jamais effleurée même d’une souillure de surface.
Et puis j’essaierai de dire aussi ma profonde admiration pour ses œuvres, sans employer pour cet éloge la langue consacrée de la critique – que je ne possède guère et que j’avoue ne pas aimer… Mais je me sens là bien au-dessous de ma tâche ; je suis inquiet, – en même temps que charmé avec tristesse, – du grand honneur qui me revient de parler de lui.
À beaucoup de gens superficiels, il doit sembler que nous représentions, Octave Feuillet et moi, deux extrêmes ne pouvant être aucunement rapprochés. Je crois au contraire qu’au fond notre conformité de goût était complète.
Il est vrai, nous avons peint des scènes et des figures essentiellement différentes ; mais cela ne suffit point pour établir que nous n’avons pas aimé les mêmes choses, les mêmes compagnies, – les mêmes femmes. Bien loin de là, je pense que nous étions faits tous deux pour nous laisser charmer par les mêmes simplicités sauvages autant que par les mêmes élégances ; un commun dégoût nous unissait d’ailleurs contre tout ce qui est grossier ou seulement vulgaire – et peut-être aussi, il faut l’avouer, un commun éloignement trop dédaigneux, pas assez tolérant, à peine justifiable, pour ce qui tient le milieu de l’échelle humaine, pour les demi-éducations et les banalités bourgeoises.
Je garde précieusement, comme d’un peu étranges reliques, des lettres de ce mondain exquis, me disant à quel point le berçaient les récits lointains où n’apparaissent que mes matelots rudes et mes très petites amies à peine plus compliquées de civilisation que des gazelles ou des oiseaux.
Quant à ses femmes à lui, marquises ou duchesses, – grandes dames toujours, et non par le titre seul, mais par la haute fierté de cœur et par raffinement extrême, – de ce que, jamais encore, on ne les a vues passer dans mes livres, il serait bien inexact de conclure que je les méconnais et que leur charme m’échappe. Non, les milieux de prédilection d’Octave Feuillet étaient au contraire les miens. Et j’incline fort à penser que, si les hasards de la mer