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L'épine dans le pied: Roman
L'épine dans le pied: Roman
L'épine dans le pied: Roman
Livre électronique330 pages4 heures

L'épine dans le pied: Roman

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À propos de ce livre électronique

Entre roman et essai sur notre société, entre Afrique et France, ce livre vous emportera ailleurs.

L’Épine dans le pied se lit la tête ailleurs, comme la balade d’un homme entre son adolescence coloniale et son goût pour l’avant-garde des idées, entre le surgissement factice de l’Afrique dans ses mystères équatoriaux et son échec à prendre place à bord du train du développement qui conduit à l’échec de toute relation intrasociale, fût-elle intime. Mais c’est également un hymne à l’amour inexpliqué et pourtant de belle facture poétique, tel le refrain revient tout au long de l’histoire, la longue complainte déchirante de Billie Holiday Day in and Day out…, qui soutient en filigrane le vaudou qui porte cette énigme, cet inexplicable dont seule une ethnopsychiatre française parvient à dénouer les fils de l’écheveau. C’est un questionnement sur le retentissement du choc de la colonisation dans l’âme d’un jeune Africain, la recherche de ce dernier sur son passé – fût-il glauque ou non – la poésie des âmes égarées, et la lecture attentive en tant que processus d’acquisition d’une parfaite identité, celle-là même qui dit le vrai de la condition humaine. Puis, succinctement, cette déclaration d’amour pour Paris, qui reste le seul endroit où le Monde entier lit encore, et est lu.

Laissez-vous balader entre passé et avant-gardisme par cet hymne à l'amour inexpliqué, à la poésie, ce questionnement sur la colonisation africaine et cette déclaration d'amour pour Paris. 

EXTRAIT 

Le féminisme ne consiste pas à tenir des discours ex cathedra dans des conférences çà et là, il s’incarne dans des comportements de tous les jours, dans lesquels le mécanisme de l’égalité s’adapte et fonctionne. L’amour réside dans la liberté. Il faut imposer la modernité. Pourquoi, comme par hasard, les féministes africaines ont-elles exclu les hommes de leurs conférences ? Les hommes ne sont-ils donc pas féministes ? Aussi vrai que le Ciel et la Terre perdureront, il y aura des hommes qui aimeront passionnément des femmes, comme il y en aura qui ne les aimeront pas, de même qu’il y aura des femmes qui sauront aimer et celles qui n’aimeront jamais et donneront jusqu’à ce que mort s’ensuive leur corps en pâture à l’esclavage ou en échange d’espèces sonnantes et trébuchantes, parce qu’elles auront justifié la morale des montagnes : « C’est ainsi »... Le prix à payer. Il est toujours question de prix. Mais tout être humain, homme, femme ou enfant, a un prix. Nonobstant, personne n’a le droit de payer un être humain, il y a là plus qu’un vice anodin : c’est un crime. De surcroît, le vice doit rendre hommage à la vertu, et l’ignorance, céder la place aux Lumières. Ainsi, l’Afrique connaîtra son Siècle de Lumières à elle.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Georges Monny est né au Cameroun en 1956 d’une mère anglophone et d’un père francophone. Petit-fils d’instituteur à la Mittelschule du Protectorat allemand, la langue française, dont il avoue flirter avec le bagout, est donc une langue d’arrivée. Praticien des lettres, amoureux du livre, Georges Monny a fait carrière dans l’édition et ensuite dans la Fonction publique internationale avant de revenir par ce roman à ses coups de cœur adolescents : l’envie de témoigner de vivre.
LangueFrançais
Date de sortie27 juil. 2018
ISBN9782378773212
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    Aperçu du livre

    L'épine dans le pied - Georges Monny

    I

    Le procès

    Le minuscule hameau accroupi aux pieds de la cocoteraie s’était levé d’un pied plus alerte ce matin-là, jour du marché hebdomadaire. Les nuages barattés sans relâche vers l’ouest par le vent la veille au soir avaient crevé dans la nuit et déversé des torrents de pluie impitoyables sur les huttes avachies des paysans. À l’aube, la terre fumait sous les rayons déjà brûlants du soleil, exhalant une fragrance insolite, à la fraîcheur quasi virginale, comme si la pluie avait voulu absoudre les populations de leurs péchés. Du moins, c’est ainsi que le Vieux Juge se confortait dans ses déboires. De toute éternité, il s’était persuadé que la nature, par les éléments déchaînés, apposait une sorte de sceau sur le monde entier après lui avoir accordé sa bénédiction sous la forme de cette brutale étreinte du ciel et de la terre – eh oui, il lui était arrivé de lire quelque chose dans ce goût-là – qui laissait planer longtemps dans l’air des remugles entêtants de chair et de sang, cette odeur des ébats les plus dissolus excrétant des relents de miction, de sueur et de semence sur la créature repue, les sens enfin apaisés.

    Ce parfum, bien que mélangé ce matin aux effluves de toutes provenances qui montaient du marché, n’en était que plus appétissant : la senteur sirupeuse et tendre, un rien mièvre, des fruits mûrs étalés au petit bonheur la chance à même le sol, tempérée par le bouquet plus rustique des bâtons de manioc, les exhalaisons âpres du vin de palme à peine tiré et des quartiers de venaison fumée accrochés par grappes costaudes à des crochets rudimentaires, le tout baignant dans l’arôme plat et douteux du poisson qui avait en cette saison les pires difficultés à conserver sa fraîcheur sur les étals du marché.

    Le Vieux Juge n’éprouvait aucun scrupule à mesurer le bonheur à cette aune.

    Non, son amour pour le tohu-bohu bon enfant de ce marché n’était pas simple afféterie : il nourrissait une authentique passion pour son pays, sa terre, passion au sens le plus abrupt de ce mot, de ces passions que seuls les beaux livres qu’il se mit à lire lorsqu’il put accéder à davantage d’instruction savent dépeindre, ce sentiment terrible et total, à la fois exclusif et veule, tyrannique et lâche comme l’attachement éreintant pour une femme trop aimée.

    Ainsi cheminaient-ils côte à côte, sa terre et lui : quoique conscient des turpitudes des siens, il leur restait fidèle, louvoyant entre son admiration devant leur dignité dans le pire dénuement et sa répulsion face à leur concupiscence et leurs vilenies.

    Un lien indissoluble, comme une liaison fatale, tyrannie de la chair.

    Aujourd’hui parvenu en fin de carrière, coincé entre les prétentions modernistes de l’administration coloniale et les pesanteurs incommensurables de la tradition, le Vieux Juge n’aspirait plus qu’à se retirer en toute sérénité, le front haut, son nom définitivement préservé immaculé.

    Parfait.

    Tout se déroulait selon les meilleures prémices.

    Il avait tiré son épingle du jeu.

    La journée allait se passer sans incident.

    Modeste était venu passer quelques jours au village. C’était son petit-fils, son préféré, celui qui faisait son bonheur et fondait sa fierté. Il n’avait pas tardé à rejoindre ses copains, qu’il retrouvait avec une joie sans cesse renouvelée pendant les vacances, et le Vieux Juge les regardait se déchaîner déjà au foot de l’autre côté de la rue, derrière la gare. Il n’était guère plus de 8 heures et demie. Soudain, le brouhaha fut transpercé par un cri aigu :

    — L’arc-en-ciel ! Regardez ! Un arc-en-ciel !

    Jean-Charles, le gardien de but, désorienté par le hurlement du bambin qui cabriolait sur le sable au bord du terrain vague, n’eut pas le temps de réagir.

    Son équipe tout entière l’agonit de noms d’oiseaux.

    Quel abruti !

    Et le match reprit de plus belle, les garçonnets tapant dans le ballon avec une rage et un acharnement redoublés tandis que le seul et unique spectateur, un fou, gueulait à leur adresse des tirades extraites des Évangiles.

    « Le Galant ! »

    Encore lui !

    Décidément, celui-là, il avait le don de surgir dans le champ de vision du Vieux Juge aux moments les plus inopportuns.

    Personne n’avait d’ailleurs jamais su expliquer pourquoi il avait disjoncté. Sa tragique histoire s’était peu à peu estompée de la mémoire du hameau. Et même, qui aurait pu au reste lui donner un âge ? Pour autant que l’on eût su, l’homme ne dédaignait guère la gaudriole, du temps de son ardeur juvénile. Mais pour l’amour du Ciel, comment établir un lien entre son appétence pour le cuissage et la Parole de Dieu ?

    L’énigme était restée sans solution jusqu’à ce jour.

    Pour le commun des mortels, en tout cas. Car le Vieux Juge, lui, pour en avoir épuisé l’expérience et entr'aperçu les contours, au propre comme au figuré, avait plus que soupçonné constamment la relation presque contre nature entre le délire mystique et la chose érotique. Pourquoi, au demeurant, la taxer de « contre nature », en l’occurrence ? Ces questionnements païens étaient sur le point de lui arracher un sourire nostalgique lorsque soudain il se détourna harassé, intrigué par des éclats de voix, vraisemblablement du côté du marché, qui finissaient par dominer le vrombissement des camions défilant à toute vitesse sur la Nationale :

    — J’exige que justice soit rendue ! Je le jure sur la tombe de ma mère et de ma grand-mère ! Mon cas se réglera au prix du sang, beaucoup de sang ! Le sang coulera, et alors justice sera rendue ! ! !

    Il ne manquait plus que ça. Le brouhaha qui lui parvenait du marché ne pouvait présager que les pires ennuis...

    Et lui qui caressait le doux rêve d’une retraite tranquille, entouré et chéri par sa progéniture !

    — Vous verrez ! Cette affaire ne se terminera pas comme ça ! Les représailles iront au-delà de toute proportion ! Un bain de sang aura lieu, des rivières et des rivières de sang couleront dans ce village ! Cette histoire se réglera au prix du sang, au seul prix du sang ! Je le jure sur la tombe de ma mère et de ma grand-mère ! Justice sera rendue ! Juge, ô juge, m’entends-tu ? Je viens dans ta maison demander justice !

    La foule enflait démesurément. Mais au cœur de la confusion d’où semblait partir la voix tonitruante, le Vieux Juge de paix distinguait, au beau milieu, un bras, vaguement – non, plutôt deux –, deux bras puissants et ensanglantés, aux muscles noueux.

    Aucun doute n’était plus possible !

    Aucun !

    — Ô juge, je te sais un homme juste et bon ! Rends justice aux morts qui ne sont plus morts, et aux vivants qui ne sont pas vivants ! Sinon, le sang coulera dans ce village, des rivières et des rivières de sang !

    De loin, il entrevoyait une forme indistincte se frayer avec autorité un chemin hors de la foule, qui se resserrait aussitôt autour d’elle tandis que la clameur grimpait d’une octave, de plus en plus tumultueuse.

    Mais que diable se passait-il donc ?

    Impossible de comprendre quoi que ce soit dans une telle cacophonie.

    Et pourtant, c’était bien lui qui interpellait le Vieux Juge.

    La voix, cette voix macabre, comme venue d’outre-tombe, ne lui était pas inconnue. L’homme était mort et enterré depuis trois jours. Le Vieux Juge avait lui-même assisté, en chair et en os, à ses funérailles.

    Le marché était désormais sens dessus dessous, et les vendeurs à la sauvette avaient remballé leur camelote à l’approche de la maréchaussée. Modeste, Jean-Charles et leurs camarades avaient déclaré forfait, et le match de foot avait été reporté sine die.

    La foule surexcitée assiégea la concession du Vieux Juge avant qu’il ne songe à envoyer chercher en renfort les vigiles en astreinte. Non, les gendarmes n’allaient pas suffire à contenir l’invasion. Il dut par conséquent user de toute sa force de persuasion pour calmer les esprits :

    — Mes frères et sœurs, soyez raisonnables, je vous en conjure, et écoutez-moi attentivement ! Vous me connaissez tous, oui, tous, en tant que juge de paix dans ce village depuis quarante-sept ans. Quarante-sept longues années de bons et loyaux services à la population, c’est-à-dire vous, mes frères et sœurs de chair et de sang, mes frères et sœurs de lait, du village même où j’ai vu le jour.

    Le silence s’installa, épais et hostile.

    — Alors, dites-moi. De toutes ces années, ai-je été coupable d’un déni de justice à l’égard de quelqu’un ? martela le Vieux Juge. Ai-je manqué de respect à l’un d’entre vous ? Me suis-je rendu coupable de prévarication, de forfaiture ou de trahison ? Me suis-je laissé tenter par les choses d’ici-bas ? Pourquoi pénétrer chez moi comme chez un vulgaire repris de justice ? Que quiconque est persuadé d’apporter la preuve de ma félonie s’avance au-devant de moi !

    Un grand murmure d’assentiment remua la foule compacte.

    — Qu’il vienne seul, s’écria le Vieux Juge, seul et sans armes, jusqu’ici, et nous nous expliquerons, d’homme à homme. Pourquoi envahir ma maison comme si j’avais pratiqué l’iniquité, comme si je m’étais vautré dans la débauche et la fornication, comme si j’avais perdu tout honneur, moi, votre juge de paix depuis quarante-sept ans ? Répondez-moi, je vous en supplie, répondez-moi sur-le-champ, mes chers frères, mes chères sœurs ! Que celui qui a quelque chose à me dire vienne jusqu’à moi ! Je suis prêt à l’entendre ce matin même !

    Un silence de plomb s’abattit sur la foule.

    Tout à coup, on eût dit que le thermomètre avait franchi plusieurs degrés de plus. Les râles mêmes des femmes en transe s’estompèrent.

    Au loin, on entendit une chouette ululer dans la forêt. Les chiens rampèrent, la queue basse, à la recherche d’un refuge. La canicule, doublée par la tension insupportable, clouait sur place les corps haletants.

    Immobiles. Pas même une mouche.

    Tous immobiles. Sauf un homme. Un seul.

    La silhouette qui s’était détachée de la cohue se hissa avec quelque gaucherie, à la manière d’un crabe, sur la véranda du Vieux Juge.

    — Ô juge, ô mon oncle bien-aimé, sais-tu qui est là debout devant toi ? Regarde-moi, juge, regarde-moi bien, regarde ce qu’ils ont fait de moi ! Tu ne me reconnais pas, n’est-ce pas, juge ? Un seul mot, juge. Dis donc un mot, juge, un seul, à ton fils !

    Le juge était anéanti de stupeur.

    Aucun doute n’était plus possible.

    Le premier moment de surprise passé, il se reprit derechef. Il lui fallait réagir sans délai. La foule avait reflué, telle la marée de la plage, sans pour autant se disperser.

    Le Vieux Juge éleva le ton :

    — Pourquoi ? Mais pourquoi tout ça ? Y a-t-il là quelque chose qui vous stupéfie au point de commettre l’irréparable ? Bien entendu – et, naturellement, j’en conviens avec vous –, les événements auxquels nous devons faire face aujourd’hui ne datent pas d’hier. Nous sommes d’accord : ça ne peut pas durer. Cependant, vous le savez tous comme moi : « Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n’est point remplie ; ils continuent à aller vers le lieu où ils se dirigent. Toutes choses sont en travail au-delà de ce qu’on peut dire, l’œil ne se rassasie pas de voir, et l’oreille ne se lasse pas d’entendre. Ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. » Alors, écoutez-moi bien, prêtez une oreille attentive à ce que je m’en vais vous révéler ce matin, moi, votre juge. Mes amis, qui d’entre vous peut me dire que l’Ecclésiaste de la Bible s’est trompé ? Croyez-vous que je m’amuse à ce jeu-là avec vous ?

    Il observa un moment de silence avant de river le clou.

    Il savait qu’il était temps d’employer les grands moyens.

    Ces gens-là n’attendaient manifestement plus rien de lui, alors il lui fallait soit changer son fusil d’épaule, soit botter en touche.

    Il opta pour cette dernière solution. Ses lectures érudites l’aideraient à les circonvenir.

    Tout, sauf ça, se dit-il.

    Une clameur, moins sourde cette fois, s’éleva en réponse à son discours. La cohue se mit à se balancer, et les vagues humaines qui écumaient, spectaculaires, s’assagirent.

    L’occasion était presque trop belle.

    — Que voulez-vous donc ? tonna le Vieux Juge. Qu’attendez-vous de moi ? Croyez-vous, tous autant que vous êtes, que le Ciel entendra vos doléances ? Ne savez-vous pas qu’il ne parle jamais, et qu’il ne parlera jamais ? Les saisons suivent leur cours, et pendant ce temps, tous les êtres reçoivent l’existence. Quant au ciel, lui ne parle jamais. Que voulez-vous donc savoir ? Ignorez-vous qu’un homme sage, des contrées loin là-bas, par-delà la Rivière-dont-l’on-ne-revient-pas, a expliqué mille choses de la vie à son disciple par ces seuls mots ? Les saisons suivent leur cours, et pendant ce temps, tous les êtres reçoivent l’existence. Quant au Ciel, lui, ne parle jamais. Mes frères et sœurs ! Moi, la justice des hommes, elle, me connaît. Comme vous me connaissez, vous tous. Alors, répondez-moi, de grâce, je suis le seul qui puisse lever l’hypothèque qui pèse sur notre différend. Maintenant que votre frère, fils, cousin et neveu s’est présenté de nouveau parmi nous, en ce Monde des vivants, nous n’avons plus de choix. Serrons-nous les coudes, et nous irons à la victoire contre le Mal ! Je vais faire appel aux autorités de ce pays ! J’irai jusqu’où il faudra, dussé-je y laisser ma peau, pour que la requête de notre fils aboutisse à une décision qui nous satisfasse tous ! Inutile de verser du sang, non, le sang ne coulera pas ! J’en prends l’engagement solennel devant vous. Les responsables seront châtiés, ils connaîtront le sort qu’ils méritent ! Alors, ne vous laissez pas tenter par des solutions extrêmes, il vous suffira simplement de mettre toute votre confiance en moi. Ai-je manqué de respect envers l’un d’entre vous ? Me suis-je rendu coupable de forfaiture ou de trahison ? Rappelez-vous ceci : « Toutes choses sont en travail au-delà de ce qu’on peut dire, l’œil ne se rassasie pas de voir, et l’oreille ne se lasse pas d’entendre ».

    La longue tirade du Vieux Juge l’avait conduit jusqu’au bord des larmes. La foule, désormais vaincue, commença à se disperser.

    Toutefois, quelques réfractaires persistaient à lui tenir tête.

    — Ce cas trouvera un règlement, conclut-il, je vous en fais le serment ! Vous savez, en fin de compte, c’est une affaire de famille. Par conséquent, nous ne pouvons pas étaler notre honte devant l’opprobre public.

    Le juge pouvait enfin se retirer pour remplir ses devoirs d’hôte. Dans un immense murmure d’approbation, la multitude reprit le chemin du retour en traînant des pieds.

    Mais l’essentiel était là : les chiens s’étaient tus.

    Entre-temps, les femmes de la maisonnée avaient fait diligence. Dépêchant les enfants puiser de l’eau au marigot, elles avaient immédiatement concocté une solide collation à la singulière apparition qui, après de longues ablutions, s’était laissé panser ses nombreuses blessures à l’aide d’écorces médicinales. Ensuite, faute de place devant les notables du village accourus toutes affaires cessantes pour assister le Vieux Juge, le revenant s’accroupit près du réfrigérateur à pétrole clinquant neuf. Incommodantes et tenaces, des odeurs de mèche brûlée suintaient encore de la lampe éteinte depuis fort longtemps. Après avoir dévoré son repas avec un appétit d’alligator puis émis un vigoureux rot de satisfaction, il s’était gratté complaisamment le nombril. Il avait bien mangé. Toutefois, l’heure des confidences avait également sonné :

    — Juge, déclara-t-il en se rinçant les doigts à même la bassine d’eau savonneuse posée à cet effet sur ses genoux par une petite servante toute dodue. J’ai vu, de mes yeux vu. Je reviens du Pays-de-l’Au-Delà. Tu m’entends, juge ? Quel homme jamais, au grand jamais, a vécu pareille mésaventure ? Qui ?

    — Je suis là pour t’écouter, l’encouragea prudemment le Vieux Juge.

    — Juge, tu te souviens de l’histoire de la veuve ? Oui, la veuve morte la semaine dernière. Il n’y a pas si longtemps, tous s’étaient ligués contre la pauvre femme après le deuil de son époux.

    Le Vieux Juge se pencha en avant pour mieux tendre l’oreille.

    « Pourquoi avait-elle suscité en moi une telle compassion ? » poursuivit l’apparition. « À vrai dire, je n’en sais rien. Sa douleur suite au deuil de son mari, peut-être... elle avait l’air si fragile, brisée, abandonnée dans son malheur… son homme qui, du jour au lendemain, sans le moindre signe apparent de maladie, s’était levé très tôt un bon matin – l’orage avait malmené sans répit les huttes des villageois cette nuit-là, je m’en souviens comme si c’était hier – puis il s’était purement et simplement volatilisé. Et ça, ça s’était passé sur le seuil même de sa porte !

    « Quand on l’avait retrouvé dans son arrière-cour le surlendemain, il était mort. Mort de sa bonne mort. Pourtant, elle n’avait pas voulu y croire. Tu t’en souviens, juge ? Elle avait refusé de laisser tomber, de baisser les bras devant l’absurde. Elle avait tenu à comprendre pourquoi. À tout prix. Quelle injustice ! C’était une brave fille, juge. Tu te rappelles le jour des funérailles, non ? »

    Le Vieux Juge se tut, tétanisé.

    « Ses yeux, juge », reprit le revenant, « souviens-toi. Ses yeux. Étrangement secs, sans une seule larme. Son regard, juge. Dur, très dur, le regard du témoin involontaire d’un spectacle jusque-là inconnu, ou de celui que l’on aurait contraint à s’y rendre, pour assister à l’incroyable, l’horreur immonde, absolue. Ce regard droit, juge. Muet et téméraire. Un regard de connivence avec des choses inédites, des choses qui flottaient à deux mètres du sol au-devant d’elle ! Ô Juge, tu as vu ce regard aveugle et buté ? Ce regard qui n’a cessé, jusqu’à ce qu’elle rejoigne finalement son époux dans la mort, d’embarrasser les gens du village ?

    « Mais qu’avions-nous à nous reprocher, hein ? Qu’avions-nous à y voir, dans le décès de son mari ? Juge, la question persistait à me hanter : pourquoi diable ne voulait-elle pas en faire son deuil une bonne fois pour toutes ? Que cherchait-elle donc à comprendre, juge ?

    « Parfois, il m’arrivait d’aller lui rendre visite, lui porter à manger, toutes sortes de produits de mon champ, histoire de soulager ses pauvres petits orphelins. Elle restait là, les yeux fixés droit devant elle, comme absorbée par une conversation intime avec l’homme qu’elle aimait – ouais, c’était ça, j’en suis sûr, juge – parce qu’il lui venait alors aux lèvres comme un sourire imperceptible, et aux yeux comme une lueur coquine –, on eût dit ces courtisanes, juste au moment où elles s’apprêtent à ferrer l’homme esseulé en goguette...

    « Oui, j’en suis sûr, maintenant que j’y pense, elle l’avait probablement déjà suivi dans le Pays-de-l’Au-Delà le jour même de son décès et, à la vérité, elle n’était restée avec nous qu’en apparence. Comme elle devait l’aimer, juge ! N’est-ce pas ? Tu sais, on aura beau y faire, on ne s’habituera jamais au spectacle d’un véritable grand amour. Je te le dis, moi, pour en avoir été témoin. Non, ce n’était pas comme le genre d’histoire que nous avions vécue, Mina et moi. Parce que le jour où la veuve s’était enfin décidée à sortir de son mutisme, elle me confia pas mal de choses. »

    Le Vieux Juge était atterré. Néanmoins, l’apparition insistait :

    « Ce n’était pas comme entre Mina et moi. Comme si Mina, c’était Zelda, et moi, Francis. Francis Scott Fitzgerald. Le seul livre que mon cousin m’ait offert de ma vie. Tu sais, La Fêlure. Quelle dégringolade hein, juge ! Mais nous parlions de la veuve, n’est-ce pas ?

    « Oui, elle m’avait levé juste un coin du voile, juge. Tu te souviens de sa pudeur légendaire, non ? Mais justement, c’est ainsi que j’ai été contaminé par son besoin de savoir, et à mon tour, je m’étais alors mis à poser des tas de questions çà et là. Évidemment, mon comportement indisposait la plupart de ceux à qui j’avais affaire, surtout que – ce qui n’arrangeait rien – de par ma naissance et mon rang social, certaines révélations m’étaient taboues.

    « Mais vois-tu, juge, l’amour est un phénomène bien singulier. Non, vraiment, la veuve, ce n’était pas comme entre Mina et moi. Nous autres, on aimait plutôt la rigolade, tu vois ? Du jour où j’ai rencontré ma femme – elle n’avait alors aucune connaissance des choses de la vie – d’accord, je l’avoue – je n’ai pas eu affaire aux humains depuis des jours, mais enfin, tu me comprends, juge, je sais, j’ai vu la différence. Quoique... sauf ton respect, juge, Mina, elle – ouh là là ! — c’était quelque chose, hein… la femme… la vraie ! Tu sais, la première nuit, elle avait éclaté de rire, de ce rire auquel je ne me suis jamais habitué jusqu’à ce jour… son rire la secouait de la tête aux pieds pendant que son bas-ventre se mettait à tanguer et à rouler et puis sa chose frétillait tendrement, à petits coups de plus en plus répétés, m’entraînant dans des sensations d’une fureur indicible, doucement, jusqu’à la folie, parce que tout ce que je recherchais alors en la chevauchant ainsi sans répit, tu sais, c’était simple : lui imposer le silence, le respect de l’homme, de la domination et de l’autorité –, oui, jusqu’au moment où elle criait grâce et son rire peu à peu se transformait en un interminable râle qui à son tour se relâchait en sanglots, de gros sanglots de plaisir bien bons et alors – eh, c’était si bon, si bon, juge ! – sauf ton respect, juge – c’était si bon de contempler au fond de ses immenses yeux de cauchemar les signes de soumission qu’elle me concédait, l’espace de cette infinitésimale seconde qui durait une éternité comme si la terre tremblait sous nos pieds et tout

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