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Le tricheur: Roman
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Livre électronique449 pages6 heures

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À propos de ce livre électronique

Face à la médiocrité qui l'entoure, Jean se réfugie dans sa passion pour le cinéma...

Jean est un jeune homme mal dans sa peau et hanté par des idées morbides. Refusant la médiocrité de la société moderne et ses faux-semblants, il voue un véritable culte au sombre héros du Feu follet, Alain Leroy.
Au début de l’été, il croise le chemin de Carole, une jeune fille de bonne famille qui l’introduira dans le milieu de la grande bourgeoisie. Paris, Menton, Barjac, son périple dans la France pompidolienne le mènera aux confins de sa quête identitaire, où il finira par se perdre.

Accompagnez Jean dans sa quête pour découvrir l'issue de cette rencontre !

EXTRAIT

Jean souffla la fumée qu’il venait d’aspirer et se lança dans son couplet habituel. La Nouvelle Vague est un cinéma de petits-bourgeois qui se regardaient le nombril. Le genou de Claire ? Surfait et surévalué. La Chinoise ? Creux et formaliste. Tout va bien n’est qu’un vulgaire tract politique… Et que dire de Jean-Pierre Léaud avec sa voix de fausset et son ton théâtral, sinon qu’il jouait atrocement faux ? Il l’avait trouvé ridicule dans Les deux Anglaises et le continent avec son jeu emprunté, et même figé par moments, tout à l’image du film d’ailleurs, creux et vain. La Nouvelle Vague n’avait que dix ans et ses cinéastes étaient déjà passés de mode. Pourquoi ? Parce que leurs œuvres étaient artificielles, sans profondeur et n’abordaient aucune des questions pour lui essentielles : la vie, la mort, la guerre, l’esprit chevaleresque. Il y avait plus de richesse dans un seul plan d’Ascenseur pour l’échafaud ou du Septième Sceau que dans tout le cinéma de Rohmer, Godard et Truffaut réunis.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Nicolas Bourgoin - Né à Paris en 1962, docteur de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, et enseignant-chercheur, l’auteur est à l’origine de plusieurs ouvrages scientifiques consacrés à la question de la criminalité et du contrôle social. Ces analyses ont fourni la matière première de ses romans, dans lesquels on retrouve ses thèmes de prédilection : la relation entre l'homme et la société, les rapports de classe. Son travail d’écrivain a été un moyen de poursuivre cette réflexion dans un cadre plus personnel, libéré de la lourdeur et des contraintes académiques
LangueFrançais
Date de sortie6 mars 2019
ISBN9782378779498
Le tricheur: Roman

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    Aperçu du livre

    Le tricheur - Nicolas Bourgoin

    Première partie

    – 1 –

    Le décor est celui d’une chambre à coucher de style ancien : lambris vernissé aux murs, cheminée en marbre, haut plafond à corniche, meubles d’époque. S’y est-on battu ? Tout apparaît en désordre, sens dessus dessous. On découvre au premier plan, posée sur un fauteuil à baldaquins, une valise grande ouverte d’où débordent des vêtements. Sur la tablette de la cheminée, un amoncellement de livres entassés pêle-mêle dont certains sont tombés sur le parquet ciré. Punaisée au mur et trop éloignée pour que l’œil puisse en percevoir les détails, une planche photographique en noir et blanc. Un peu plus loin sur la droite, un échiquier dont les pièces sont renversées. L’espace est habité : couché à plat ventre tout habillé dans son lit, un homme semble dormir.

    L’image reste fixe un long moment avant que l’homme ne se mette enfin à bouger. Gros plan sur sa main droite qui tient une figurine en bois vernis représentant grossièrement une fillette : un cône évasé pour la jupe et une boule pour la tête. Il s’étire, pose son visage sur l’oreiller, se redresse pour éteindre sa lampe de chevet dont l’abat-jour repose sur le lit. On remarque un pistolet sur sa table de nuit. Avec effort, l’homme parvint à s’asseoir puis se lève en ramassant au passage une bouteille de champagne vide gisant à ses pieds.

    Il va à la fenêtre et en écarte les rideaux qu’il attache avec des embrasses. Le jour semble être déjà levé car les voilages blancs laissent filtrer une lumière naturelle. Il boit de longues gorgées au goulot d’une autre bouteille qu’il prend sur la commode, avant de s’interrompre brusquement. Quelqu’un a frappé. C’est la femme de chambre qui demande s’il veut son petit-déjeuner. Il refuse d’abord mais la rappelle ensuite en la désignant par son prénom, Françoise. D’un geste hésitant, il fouille dans ses poches et en sort un billet qu’il lui glisse dans son tablier. Qu’on ne le dérange pas jusqu’à midi.

    Une fois la femme partie, l’homme ferme la porte à clef. Il se livre à des préparatifs qui évoquent un départ imminent. Dans une mallette restée ouverte, il range successivement : des photos qu’il détache d’un grand miroir, sa figurine en bois, une liasse de billets de banque et un briquet à essence. Il la referme d’un mouvement sec puis la verrouille en faisant tourner les molettes du mécanisme à code.

    Il remet en place l’abat-jour de la lampe puis se rase face à un grand miroir sur lequel sont inscrits au feutre noir les mots « 23 juillet » entourés d’un cercle. Le ronronnement du rasoir électrique couvre les bruits de circulation.

    Poursuivant ses préparatifs, il ferme sa valise, range dans un autre sac les livres qu’il prend sur la tablette de cheminée et quelques cadres de photos. Il reste un long moment immobile, de nouveau indécis. Soudain, le téléphone sonne. Une fois, deux fois, trois fois… il finit par décrocher. C’est Solange, une amie qui lui rappelle son rendez-vous pour déjeuner. Elle l’assure de son amitié. Elle l’aime bien, elle tient à lui. L’homme allume une cigarette, semble se lasser de cet échange auquel il met bientôt fin en raccrochant.

    Se levant, il place sa mallette dans la seconde valise qu’il referme ensuite. Après un fondu enchaîné, on le retrouve assis sur son lit, adossé au mur, en train de lire un livre. Il a chaussé une paire de lunettes à monture noire assez épaisse. Il tourne la dernière page, le referme avant de le poser sur le guéridon à la tête de son lit avec ses lunettes par dessus. D’un geste déterminé, il s’empare du pistolet dont il arme le mécanisme avec précaution. Gros plan sur son visage. Puis sur sa poitrine, contre laquelle il applique le canon de l’arme à l’endroit du cœur. Puis à nouveau son visage. Il prend son inspiration et presse sur la détente. Coup de feu. Le visage fixe de l’homme, les yeux grands ouverts, apparaît une nouvelle fois en gros plan. Et en surimpression, un texte : je me tue parce que vous ne m’avez pas aimé, parce que je ne vous ai pas aimés. Je me tue parce que nos rapports furent lâches, pour resserrer nos rapports. Je laisserai sur vous une tache indélébile.

    La lumière du projecteur s’éteignit soudain, aussitôt remplacée par les éclairages de la salle tandis que les rideaux rouge carmin se refermaient sur le grand écran avec un léger grincement. Jean s’étira longuement et tapa la cuisse de son ami Henri assis à sa droite. Ils se levèrent au même moment, le corps un peu engourdi. Tout autour d’eux, des rangs plutôt clairsemés : la séance était tardive et le film déjà vieux de 10 ans.

    Au bout de la travée centrale, ils poussèrent la lourde porte à battants pour regagner le hall d’entrée du Studio des Ursulines. Devant le guichet, quelques personnes attendaient déjà pour la dernière séance.

    — Comment t’as trouvé le film ? demanda Jean.

    Sur le trottoir, il se retourna une dernière fois sur l’affiche qui surplombait l’entrée du cinéma. Sobre et très esthétique, on y voyait le visage de Maurice Ronet pris en plan américain sur fond de décor d’immeubles. Dans la partie droite de l’image, une enfilade d’arcades en perspective fuyante. Il s’efforça de les situer mais n’y arriva pas. Des immeubles haussmanniens, parisiens de toute évidence. Mais ç’aurait pu être aussi à Versailles, où une partie du film avait été tournée. Tout en haut de l’affiche se détachait le titre en grandes lettres blanches. Le feu follet.

    Henri lui répondit enfin.

    — Pas mal. On va s’en jeter un ?

    Jean consulta sa montre. Déjà dix heures du soir.

    — Je suis crevé et je voudrais finir un bouquin. Demain à la Rhumerie, plutôt.

    Il sortit une cigarette de son paquet et l’alluma aussitôt.

    — Seulement « pas mal » ? J’ai trouvé ce film épatant, continua-t-il.

    Henri fit la moue en guise de réponse. Ne jurant que par la sacro-sainte Nouvelle Vague, il était peu sensible au classicisme de Louis Malle, contrairement à son ami. En cela, il avait des goûts plutôt conformes à la plupart de ceux de sa génération qui aimaient avant tout la modernité et fuyaient le « cinéma de vieux » dont ce film faisait partie. Il fallait bien reconnaître qu’il n’avait pas les faveurs de la jeunesse et pour s’en convaincre, il suffisait de regarder autour de soi : les passants de la rue des Ursulines qu’on apercevait dans la lumière jaune des réverbères, tous des spectateurs du cinéma, étaient nettement plus âgés que les deux amis.

    — On fait le chemin ensemble ? proposa Jean.

    Henri accepta. Il prenait le RER à la station Luxembourg, située à deux pas du domicile de Jean, rue Royer-Collard. L’affaire de 5 minutes à peine. Ils aimaient marcher dans Paris, surtout les soirs d’été. Les contraintes de la vie quotidienne se relâchaient, les perspectives s’élargissaient, le halo des lumières de la ville adoucissait les angles du décor et embellissait le monde pour quelques heures.

    Quelque chose flottait dans l’air, ce soir-là, qui rendait la ville plus mystérieuse.

    Jean souffla la fumée qu’il venait d’aspirer et se lança dans son couplet habituel. La Nouvelle Vague est un cinéma de petits-bourgeois qui se regardaient le nombril. Le genou de Claire ? Surfait et surévalué. La Chinoise ? Creux et formaliste. Tout va bien n’est qu’un vulgaire tract politique… Et que dire de Jean-Pierre Léaud avec sa voix de fausset et son ton théâtral, sinon qu’il jouait atrocement faux ? Il l’avait trouvé ridicule dans Les deux Anglaises et le continent avec son jeu emprunté, et même figé par moments, tout à l’image du film d’ailleurs, creux et vain. La Nouvelle Vague n’avait que dix ans et ses cinéastes étaient déjà passés de mode. Pourquoi ? Parce que leurs œuvres étaient artificielles, sans profondeur et n’abordaient aucune des questions pour lui essentielles : la vie, la mort, la guerre, l’esprit chevaleresque. Il y avait plus de richesse dans un seul plan d’Ascenseur pour l’échafaud ou du Septième Sceau que dans tout le cinéma de Rohmer, Godard et Truffaut réunis.

    — Bergman ? Bof, rétorqua Henri. Et puis pour le coup, c’est d’un formel…

    Jean lâcha un soupir excédé.

    — Mais tout est formel ! La différence, c’est que chez les vrais cinéastes la forme est au service de l’essentiel : les grandes questions existentielles, notre histoire, nos racines ou nos traditions. Sans fond, elle tourne à vide. Le cinéma de la Nouvelle vague ne produit que des formes vides.

    En passant devant la Sorbonne, il montra du doigt les grands bâtiments.

    — Voilà du fort et du solide, pas comme les préfabriqués qu’on construit aujourd’hui. Dans dix siècles, ça sera encore debout. Pour le cinéma c’est pareil. Carné, Louis Malle, Bergman, Clouzot, Grémillon resteront, pas les cinéastes superficiels de la Nouvelle Vague.

    — Antonioni ? hasarda Henri.

    Jean tapa du pied.

    — Surtout pas Antonioni ! Blow -up est d’un ennui mortel, on attend une histoire qui ne vient pas. Le Fanfaron est une merveille, si tu veux citer du cinéma italien. Au moins ça vit et ça respire, on a de la chair et des émotions…

    Tout comme Alain Leroy, le personnage central du Feu Follet, Jean n’aimait pas la médiocrité. Celle de la culture de masse ou prétendument intellectuelle, celle des rapports humains, celle de l’époque qu’il vivait. Nouveau réalisme, Nouveau roman, Nouvelle vague, Nouvelle société… Autant prétentieuse que vaine, la prétendue modernité qui s’affichait partout cachait une entreprise de démolition et de déracinement. Faire table rase de l’art, de la littérature, de la culture, de notre histoire. Pour construire quoi à la place ? On ne savait que détruire.

    Jean avait dévoré quelques jours plus tôt le numéro de La Bibliothèque Volante consacré à la mort des Halles. Rien ne pouvait mieux symboliser notre époque que la destruction des pavillons Baltard, le ventre de Paris. Il avait encore en tête la légende d’une des photos du saccage publiées dans la feuille de chou, des mots aiguisés comme des couteaux qu’il pouvait citer de mémoire : ce ne sont que plaies, cicatrices. Le peuple est bafoué ? Qu’importe ! L’argent règne, l’argent triomphe, l’argent travaille : il détruit. L’argent, toujours l’argent.

    Jean s’arrêta, en proie à l’exaltation.

    — Vivre, de Kurosawa, voilà un film essentiel. Il t’empoigne et te montre la réalité de la condition humaine. L’homme est nu face à la mort.

    — C’est un film sombre, objecta Henri. Et plutôt morbide.

    Jean soupira de nouveau. Quand il passait sous un réverbère, la lumière jaune qui tombait en surplomb creusait curieusement ses traits.

    — Non ! Qui a peur de la mort, a peur de la vie. Moi, je n’ai pas peur, pas comme tous ces ectoplasmes lobotomisés par la société de consommation. Ils s’abrutissent pour oublier qu’ils sont mortels mais ils finiront dans les oubliettes de l’Histoire ! Jouer aux échecs avec la mort comme Antonius Block, voilà un vrai défi !

    — Il finit par perdre, rappela Henri.

    En descendant la rue Gay-Lussac, ils croisèrent deux jeunes filles de leur âge, secouées par un fou rire irrépressible. « Jeans pattes d’eph », tee-shirt à grosses fleurs et large ceinture en cuir à boucle dorée. Jean les avait évaluées d’un seul coup d’œil. Mal attifées, comme la plupart des filles d’aujourd’hui, évidemment frivoles mais indiscutablement mignonnes.

    En se retournant, il put constater qu’elles avaient fait de même et dévisageaient les deux garçons.

    — Pas mal, jugea Henri toujours aussi laconique.

    Mais Jean s’était déjà remis en route. Il alluma une nouvelle cigarette.

    — J’ai intérêt à me trouver une fille, déclara-t-il, sinon l’été risque d’être long.

    — On les rattrape ? proposa Henri. T’as l’air d’avoir fait une touche.

    Jean déclina la proposition. Pour l’heure, il préférait regagner ses pénates. On verrait demain.

    — Au fait, tu ne vois plus Françoise ? demanda Henri.

    Françoise. Jean était allé l’attendre à la fin de son cours, au Centre Michelet où avait été délocalisée une partie des enseignements de l’Université de Tolbiac. Il la revoyait encore sortant du gros immeuble en brique rouge, son sac d’étudiante en bandoulière. Elle discutait avec une copine et était venue vers lui aussitôt qu’elle l’avait aperçu. Plus tard, ils s’étaient promenés au Jardin du Luxembourg sous un soleil brûlant. Le sol était tellement sec qu’en marchant dans les allées, leurs pas faisaient de petits nuages de poussière. Avait-elle prémédité ses phrases ? Ça ressemblait fort à une déclaration de rupture en bonne et due forme. Il n’avait aucune attention pour elle, ne pensait qu’à lui et rien ne semblait le toucher. Comme pour confirmer ses déclarations, il n’avait pas répondu grand-chose. C’était fin mai, lors de la dernière journée d’examens. Il ne l’avait pas revue depuis.

    — Pas vraiment, répondit-il enfin. Disons qu’il y a de l’eau dans le gaz.

    Jean habitait au 22. Au bas de son immeuble, ils prirent congé l’un de l’autre.

    — On se fait un ciné demain après-midi ? proposa Henri. Je voulais voir La classe ouvrière va au paradis.

    Jean fit la moue.

    — Ça me dit rien. On se retrouvera directement à la Rhumerie. À six heures.

    Il adressa encore un salut à son ami avant de monter quatre à quatre les marches de l’escalier jusqu’au cinquième, où était son studio. Il enfila le long couloir desservant les chambres de bonne et sortit son trousseau de clefs pour ouvrir sa porte qui grinça sur ses gonds. Sa piaule était plutôt spartiate mais confortable et bien entretenue. Une grande bibliothèque en couvrait l’un des murs. Sur les rayonnages : tous les livres que Jean avait glanés chez les bouquinistes des quais, à la FNAC et chez Gibert. De la littérature russe, Dostoïevski et Tolstoï, américaine aussi, Faulkner, Dos Passos et Steinbeck, Anglaise, Conrad et Dickens, sans oublier ses écrivains français préférés : Céline, Rebatet, Drieu la Rochelle, Malraux, Montherlant, Loti, plus quelques autres. L’étagère du bas était entièrement occupée par sa collection de disques. Beaucoup de classique, Richard Wagner bien sûr, mais aussi Brahms, Bach, Schumann, un peu de soul ou de rock anglo-américain, surtout du bon : Jimi Hendrix, David Bowie, Otis Redding, Bob Dylan, Led Zeppelin, les Stones… Pour rester dans l’ambiance du film, Jean opta pour les Gymnopédies de Satie, interprétées par Claude Helffer. La meilleure version selon lui. Il posa les 33 tours avec précaution sur la platine de sa mallette-électrophone Teppaz, actionna le bras et se jeta sur son lit. Les notes douces du piano emplirent bientôt l’espace confiné du logement.

    Demain je me tue. Sur le fond musical, les paroles d’Alain Leroy prononcées en voix off lui étaient revenues en mémoire. Puis des images. Celles de l’arme que l’homme manipulait avec douceur et sensualité, un pistolet Luger P08 (Jean connaissait suffisamment les armes à feu pour en avoir reconnu aussitôt le modèle). Alain sortant de la clinique, traversant une rue, entrant dans un hôtel, se lavant des mains dans les toilettes du café de Flore. Et encore cette belle voix grave et un peu rauque. Celle de son acteur préféré, Maurice Ronet.

    C’est fini pour moi, je m’en vais. Jean se leva, prit une cigarette et contempla son reflet dans le miroir au-dessus du lavabo. Un beau visage aux traits harmonieux et virils. De quelques coups de peigne, il réajusta sa coiffure épaisse pour tenter d’imiter celle de Maurice Ronet. Jean avait les cheveux un peu plus longs mais il jugea le résultat acceptable. Il alluma sa cigarette, en rejeta la fumée d’un mouvement las comme s’il soupirait. Pas mal du tout.

    « Je m’appelle Alain Leroy ». Il répéta cette phrase plusieurs fois en variant les intonations et parvint, par tâtonnements, à copier celle de Maurice Ronet. Légèrement fêlée, comme au bord de la cassure. Fermant les yeux, il la prononça encore une fois et l’entendit résonner dans sa tête. L’illusion était parfaite. Il écrasa son mégot contre la paroi lisse du lavabo et se lava soigneusement les dents avant de rejoindre son lit à une place.

    Au moment où il allait sombrer dans le sommeil, un vague projet se forma dans sa tête, celui de se procurer une arme à feu. En pensée, il vit le modèle. La crosse brune assez large, le canon noir et effilé : un Luger P08.

    – 2 –

    — Tu vas trop vite…

    Madeleine serait nerveusement la poignée de la portière, le corps raidi sur son siège en cuir. Mais André, imperturbable, paraissait indifférent à ses mises en garde, le pied au plancher et les yeux fixés sur la petite MG vert sapin qui venait de les dépasser par la droite. Elle ne faisait guère le poids face aux 250 chevaux de la Mercedes et l’espace entre eux fut vite comblé.

    André désigna ses occupants d’un mouvement du menton.

    — Regarde-moi ces p’tits cons !

    Vingt ans, vingt-cinq à tout casser, ils ne semblaient pas prêter attention au couple deux fois plus âgé qu’eux qui roulait maintenant à leur hauteur. Les mèches au vent, ils avaient la mine insouciante de jeunes à qui la vie a souri jusqu’ici et qui ne voient aucune raison pour que ça change. Des oisifs et, à en juger par leur coupe de cheveux, probablement aussi des contestataires. En tout cas, de ceux qui n’ont jamais connu la guerre. Les filles assises à l’arrière, toutes deux blondes et jolies, étaient prises dans une discussion animée. À cause du bruit, elles se parlaient à l’oreille et ponctuaient chacun de leurs échanges par de brefs éclats de rire en se cachant le visage dans les mains. Les garçons regardaient droit devant eux, bien calés dans leur siège. Celui qui occupait la place du mort, blouson de cuir et cigarette au bec, avait un faux air de Marc Porel, un acteur qui avait toujours horripilé André avec son physique de petite frappe. Se penchant vers le tableau de bord, il prit l’allume-cigare pour allumer sa clope dont il tira une grande bouffée. Le nuage de fumée gris qu’il recracha se dissipa aussitôt dans les turbulences de l’air.

    André aurait pourtant juré que le conducteur lui avait fait un doigt d’honneur en le doublant… Avait-il rêvé ? Dans le doute, il aurait dû s’abstenir mais pas question non plus de laisser passer un affront pareil, même hypothétique, sans réagir. Un vague sourire aux lèvres et un foulard indien rouge vif au cou, le jeune homme semblait le narguer de son air tranquille. André sentit brusquement une forte poussée d’adrénaline. Ses mains se crispèrent et il donna un brusque coup de volant à droite. La Mercedes fit une embardée, à deux doigts de l’accrochage.

    Madeleine tapa du pied sur le plancher.

    — Mais tu es fou André, arrête !

    Les quatre occupants s’étaient tournés au même moment vers eux, le visage figé dans une expression où se mêlaient la peur, la colère et l’étonnement.

    Le conducteur fut le premier à réagir.

    — Hé ! Apprends à conduire, papa !

    Cette fois, pas de doigt d’honneur mais un geste agressif du menton. André fit mine de ne pas l’avoir remarqué et écrasa à nouveau le champignon pour prendre le large. 140, 160, 180… tandis que l’aiguille du compteur poursuivait son ascension folle, Madeleine continuait de tempêter. Ils ne seraient pas arrivés plus tôt s’ils devaient se retrouver à l’hôpital ou à la morgue… 200 kilomètres/heure… André restait toujours impassible, mâchoires serrées et sourcils froncés, sourds aux cris de sa femme. Une fois de plus, elle se mêlait de ce qui ne la regardait pas, c’était une affaire entre lui et ces petits cons à qui tout était dû et qui se permettaient en prime de cracher dans la soupe. Des gauchistes, quoi. Il jeta un œil dans le rétroviseur intérieur, où la MG avait enfin disparu. Affaire réglée.

    Il décéléra progressivement et se rangea dans la file du milieu.

    — Tu vas nous tuer à rouler comme ça, continuait Madeleine à peine rassérénée, qu’est-ce qui t’a pris ? Tu vas t’arrêter à la prochaine aire de repos pour me laisser le volant, sinon nous allons finir sur le bas-côté, m’entends-tu ? Et puis…

    Elle fut interrompue par des sirènes de police. Deux motards de la gendarmerie qui se rapprochaient à vive allure. André pesta intérieurement en rétrogradant, à coup sûr c’était pour sa pomme. Gagné. D’un geste impératif du bras, le premier lui avait fait signe de se garer sur la bande d’arrêt d’urgence.

    Madeleine s’était enfin tue et un silence tendu régnait dans l’habitacle de la DS.

    Une fois à l’arrêt, André coupa le moteur, enclencha le frein à main et baissa la vitre côté conducteur de quelques tours de manivelle. Les deux motards avaient fait halte dix mètres plus loin. L’un des deux marcha vers André et lui fit un bref salut en inclinant le buste, la main droite venant taper sa tempe, avant de lui demander ses papiers.

    — Ma carte de député ça suffira ? lui demanda André d’un ton peu amène.

    Il pianotait sur le volant, d’un mouvement agacé.

    — Je voudrais voir les documents du véhicule, monsieur, carte grise, assurance et permis de conduire.

    André prit le tout dans la boîte à gants et le tendit au gendarme.

    — Je peux savoir pourquoi vous m’arrêtez ?

    Sans répondre, l’homme examinait les papiers tandis que l’autre faisait le tour du véhicule, l’air suspicieux, s’attardant un long moment sur les plaques d’immatriculation. Les passages incessants des véhicules dans les deux sens faisaient office de bruit de fond.

    Le motard lui rendit enfin ses papiers et ponctua son geste du même salut militaire.

    — Vous pouvez y aller, monsieur Duvallier, bonne route.

    Les deux gendarmes enfourchèrent leur moto qu’ils firent démarrer d’un coup de kick. André attendit qu’ils aient pris le large pour démarrer à son tour.

    Il fit un geste d’incompréhension à l’adresse de sa femme.

    — Tu y comprends quelque chose ?

    Mais Madeleine restait silencieuse, savourant sa petite victoire. Chalon-sur-Saône, Macon, Lyon, Toulon, Nice… sur l’Autoroute du Soleil, la circulation était encombrée comme lors des grands départs en vacances. Pourtant, on n’était que le 27 juin, le rush serait pour la semaine d’après. Quand ils arrivèrent à hauteur d’Auxerre, André proposa de dîner au restoroute mais Madeleine refusa sèchement. La cuisine infâme de Jacques Borel, très peu pour elle.

    — Dans ce cas nous mangerons une fois arrivés, décida André, Carole a dû faire les courses avant de partir à Megève.

    Madeleine pinça instinctivement les lèvres. Cette petite peste prenait un malin plaisir à aller à la montagne l’été et à la mer pendant les vacances d’hiver. Sans doute par esprit de contradiction ou pour se distinguer du vulgum pecus. Toujours à faire l’intéressante. Mais vu comme son père la gâtait et lui passait tous ses caprices, ça n’avait rien d’étonnant.

    — Tu rêves, André, si elle nous a laissé quelques restes dans le frigidaire, ce sera déjà le Pérou.

    Elle abaissa le miroir de courtoisie et sortit le nécessaire de maquillage de son sac à main pour se refaire une beauté tandis que l’autoradio diffusait une chanson de C. Jérôme :

    Kiss me, as you love me

    Ta cigarett' m'énerv' un peu

    Kiss me, as you love me

    Tu sais la vie n'est pas un jeu

    On passa bientôt au flash d’information de 18 heures. Trompettes du jingle de RTL suivies du timbre un peu nasillard du speaker. Le PCF, le PS et le MRG venaient de signer le Programme commun de gouvernement. Commentaire de Marchais annonçant de sa voix faubourienne que cet accord fera date dans l’histoire du mouvement démocratique ouvrier français… Fabre, Marchais, Mitterrand. André maugréait intérieurement. La fameuse bande des trois aux ordres de Moscou. Tout partait à vau-l’eau dans cette époque pourrie ! Les socialos-communistes étaient bien partis pour laisser entrer les tanks soviétiques « comme à Budapest et à Prague » si les Français étaient assez fous pour les élire. Il doubla la 404 qui les précédait en mettant prudemment son clignotant avant de se rabattre sur la voie de droite. Nul besoin de jouer les fous du volant. À la vitesse de 140 kilomètres/heure, la distance qui les séparait de leur point de chute se réduisait à bon rythme.

    Madeleine décrocha le téléphone qui venait de sonner.

    — Maurice Raven, annonça-t-elle en lui tendant le combiné.

    André secoua la tête.

    — Pas en conduisant, je le rappellerai quand nous serons arrivés.

    Sortie de l’A8 après le péage de Nice, direction Menton. Madeleine avait proposé à son mari de le remplacer pour finir le trajet mais il avait refusé. La Mercedes S300 bleu roi millésimée 1968 dont il tenait le volant était la sienne et il mettait un point d’honneur à la conduire tout seul jusqu’à bon port. Quelques kilomètres plus loin, ils firent halte à une station-service Fina pour prendre le plein. Pendant que le pompiste faisait tourner le compteur, Madeleine avait filé aux toilettes pour se soulager la vessie. André en profita pour se griller une Marlboro, sa femme n’aimait pas qu’il fume à côté d’elle. Il s’adossa à un poteau métallique. Quelques mètres au-dessus de sa tête, l’enseigne tricolore de la station se découpait dans le ciel bleu azur. Reconnaissable de loin avec ses quatre lettres « FINA » en bleu dans un cercle blanc au centre d’un triangle rouge. Après avoir payé, il tendit tous ses bons à l’employé qui lui donna en échange un magnifique bateau gonflable aux couleurs de la marque. Il le rangea soigneusement dans le coffre, voilà qui fera le bonheur de son neveu Philippe.

    La dernière partie du trajet était la plus pénible. On gagnait les hauteurs de Menton par une route escarpée et sinueuse, bordée de pins et d’oliviers, tellement étroite qu’il y était impossible de se croiser à deux caravanes. Elle se faisait par moments vertigineuse, entre murs de rochers et falaises, corniches et à-pic. À chaque virage en épingle à cheveux, la Mercedes soulevait des nuages de poussière qui stagnaient un moment dans l’air chaud avant de retomber lentement sur les bas-côtés. Signe que l’été était bien là, la végétation qui couvrait le flanc des montagnes alentour était sèche et rocailleuse. À perte de vue, rien que le tapis vert de la garrigue avec ses broussailles d’où émergeaient par endroits quelques maigres bosquets de chênes verts.

    Quittant enfin la départementale, ils s’engagèrent dans un chemin blanc bordé d’un muret de pierres qui se terminait par le grand portail de leur propriété. André alla l’ouvrir en laissant tourner le moteur. Un coup d’œil jeté en direction de la villa l’avait aussitôt rassuré. Le parc arboré qui entourait le corps d’habitation était fraîchement tondu, les allées ratissées, les arbustes taillés en prévision de leur venue. Marcel avait bien travaillé.

    André se gara devant le perron et coupa aussitôt le contact. Ils empoignèrent chacun leurs valises rangées dans le coffre à l’avant et commencèrent à s’installer. Pas un grain de poussière dans la grande entrée qui desservait les chambres du dessus et pas davantage ailleurs, Paulette aussi avait bien travaillé. Fidèle à ses habitudes, Madeleine circulait dans toutes les pièces, ouvrant en grand les volets et les fenêtres pour laisser entrer la lumière et renouveler l’air. Les rayons du soleil couchant faisaient des taches orange sur le parquet ciré de la salle de séjour.

    Une fois les valises posées dans leur chambre, Madeleine se reposa un moment sur son lit tout en suivant des yeux André qui s’affairait. Elle n’avait pas conduit mais accusait le coup de leurs dix heures de trajet depuis Paris.

    Elle lâcha un soupir las.

    — André, qu’as-tu à t’agiter comme ça ? Tu me donnes le tournis.

    — Tu as vu le dossier Gervaise ? demanda-t-il d’un ton énervé.

    Il ouvrait et fermait sèchement chacun des tiroirs de la commode où étaient rangés ses documents administratifs. Madeleine fit signe que non avec un air ennuyé, elle ne se souvenait pas l’avoir eu entre les mains. Et si tel avait été le cas, elle le lui aurait de toute façon rendu, comme elle le faisait à chaque fois.

    — Bien sûr, maugréa André, ce n’est jamais toi.

    Madeleine se redressa sur un coude.

    — Je t’assure que non… tu l‘auras oublié à Paris… Veux-tu que j’appelle Carole ? Elle pourrait peut-être le prendre pour te le rapporter.

    Bras ballants et buste pivotant, André balayait la pièce d’un regard circulaire comme s’il s’attendait à voir le dossier brusquement apparaître sur les tables de chevet ou la commode. Il se passa la main sur ses cheveux gris coupés en brosse et hocha la tête. Carole, bien sûr. Elle avait plus de tête que sa mère.

    — Oui, appelle-là. Et au passage, regarde ce qu’elle nous a laissé à manger, il y aura sûrement des courses urgentes à faire.

    Madeleine quitta son lit à contrecœur et redescendit le grand escalier. Elle s’appuyait sur la rampe en bois ciré pour soulager ses jambes engourdies. Dans leur chambre, André continuait à remuer ciel et terre en vitupérant. Où était donc passé ce fichu dossier ? Il fallait à tout prix remettre la main dessus…

    Le téléphone était sur le guéridon de l’entrée. Madeleine saisit le combiné en bakélite noir et composa le numéro de Megève qu’elle connaissait de tête. Pas de réponse. Leur fille était-elle déjà rentrée chez eux ? Elle essaya avec celui de Paris et cette fois Carole décrocha. Elle s’annonça d’un ton boudeur, demandant qui était à l’appareil.

    — Ma chérie, ton père a sans doute oublié le dossier Gervaise chez nous, pourrais-tu le lui ramener ici quand tu viendras ?

    Il fallait s’y attendre, Carole envoya promener sa mère. Elle ne supportait pas d’être dérangée par les problèmes de ses parents quand elle était en vacances. Puis devant l’insistance de Madeleine, « c’était un dossier très important qu’ils ne pouvaient pas se permettre de perdre », elle promit de regarder. Mais il faudrait qu’elle le lui rappelle demain, elle était pour l’heure occupée et n’allait pas s’encombrer la tête avec ça toute la soirée.

    Au moment où Madeleine raccrochait, André déboula sur le palier de leur chambre, la mine toujours contrariée.

    — Madeleine, tu as fait l’inventaire du frigo ?

    Elle gagna la cuisine d’un pas pressé. Dans ledit frigidaire, elle dénicha quelques restes qui pouvaient amplement suffire pour un dîner. Du coup, sa tension intérieure se relâcha d’un cran car elle ne se voyait pas prendre sa voiture pour descendre au village. Il manquait juste des œufs mais pour ça elle pouvait demander à Paulette, ce qu’elle fit aussitôt en lui passant un coup de fil. Elle descendit ensuite à la cave pour aller y chercher des conserves.

    Elle dressa enfin la table du repas.

    Vers la fin du dîner pris dans leur salle à manger, ils entendirent quelqu’un sonner à la porte de la villa. C’était Marcel qui apportait les œufs et venait « chercher son mois » par la même occasion. Planté au milieu de la grande entrée, l’homme manipulait machinalement une casquette informe, en attendant que Madeleine déchiffre le papier qu’il venait de lui passer. L’éclairage en surplomb donnait à ses traits une tonalité blafarde.

    Elle réajusta ses lunettes d’un mouvement de l’index, parcourut la feuille en suivant les lignes avec son doigt et leva les yeux vers lui.

    — 11 heures de tonte, n’est-ce pas un peu beaucoup ?

    L’homme se racla la gorge avant de répondre avec un fort accent méridional.

    — L’herbe avait beaucoup poussé à cause des grandes pluies d’avril et j’ai dû m’y reprendre à deux fois. Il a fallu aussi affûter les lames de la tondeuse, madame Duvallier.

    Madeleine hocha la tête et partit dans le salon. Elle ouvrit l’un des tiroirs d’une commode, compta quelques billets et donna le tout à Marcel.

    — Voilà 300 francs, il y a aussi l’argent pour les œufs, précisa-t-elle.

    L’homme se tâta les flancs, comme s’il cherchait quelque chose dans ses poches.

    — Je n’ai pas la monnaie, fit-il d’un air ennuyé.

    — Moi non plus, répondit-elle, mais aucune importance, ce sera une avance pour le mois prochain.

    Après un vague remerciement, Marcel s’éclipsa. André n’avait pipé mot jusque-là, considérant que l’intendance de la maison était le domaine de son épouse.

    Mais il demanda quand même :

    — Trente mille francs, ça fait un peu cher pour un mois, tu ne crois pas ?

    Madeleine secoua la tête.

    — Ils travaillent bien. Et tu dis toi-même qu’il faut toujours récompenser le travail.

    À minuit, Madeleine ne dormait toujours pas. André, en revanche, ronflait comme un sonneur, épuisé par le voyage et achevé par son devoir conjugal. Il le remplissait une fois tous les trente-six du mois et le hasard avait voulu que ça tombe ce soir-là ! Vite fait et mal fait, d’ailleurs, un petit crachouillis avant de se tourner sur le côté pour rejoindre les bras de Morphée qu’il trouvait sans doute plus réconfortants que ceux de son épouse. Elle laissa échapper un long soupir et tendit l’oreille.

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