Le Fantastique en Anjou: Une nuit terrible
Par Ligaran et Georges Kelb
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Avis sur Le Fantastique en Anjou
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Aperçu du livre
Le Fantastique en Anjou - Ligaran
Une nuit terrible
En 1854, je fus le héros ou plutôt la victime d’une si étrange aventure, que je n’hésite pas, malgré l’incrédulité qui pourra l’accueillir, à en faire part au public. La franchise que je vais audacieusement déployer dans ce récit, fera peut-être éclore chez mes compatriotes une audace analogue. Plusieurs d’entre eux, sans doute, ensevelissent dans leur mémoire des souvenirs que la seule crainte des railleries empêche de mettre au jour. Leur silence ne veut point dire qu’ils aient été à l’abri d’attaques, que des esprits superficiels regardent comme impossibles ; il signifie seulement que le ridicule, attaché par la mode à certaines croyances et à un certain genre de terreurs, les effraie trop pour qu’ils osent parler. En un mot, ils sont discrets par intimidation, et c’est la peur qui les pousse à cacher leur peur. Eh bien ! moi, je me dévoue ; et à cause du péril à courir, je me trouve plus de mérites que si je bravais la mort. J’attache le grelot, lecteur, pour encourager tes confidences : au fait extraordinaire que je vais raconter, viens ajouter hardiment le vigoureux appui des faits extraordinaires dont tu as été le témoin et que tu as si profondément dissimulés jusqu’ici. Nous pourrons peut-être avec ces nombreux et sérieux éléments fonder une science là où règne le chaos, et découvrir une loi là où triomphe la fantaisie : à coup sûr, nous ferons jaillir la lumière sur un sujet qu’on s’obstine à maintenir dans l’ombre, et nous ferons voir que les savants qui rient sont plus ignorants encore que les ignorants dont ils rient. C’est un résultat qui vaut, certes, la peine qu’on brave, pour un instant, le reproche d’esprit faible.
Là-dessus, j’entre en matière : Sur la fin d’un jour de congé que j’avais je ne sais plus comment employé, je fus rencontré par un de mes oncles qui me pria de lui rendre un important service. Il s’agissait de partir immédiatement pour Segré, sous-préfecture célèbre, située à neuf lieues d’Angers, et de le représenter à un rendez-vous qu’il avait donné pour le lendemain. L’affaire était de telle importance (telle, dans le sens de si petite) qu’elle pouvait être examinée, discutée et résolue sans danger par un rhétoricien. J’acceptai avec empressement, autant pour obliger un excellent oncle que pour le plaisir de changer de place. Je consentis donc à partir sans délai ; mais il était cinq heures du soir, et le courrier ne m’attendait plus ; il était nécessaire de noliser un tilbury, et pour le reste de s’en rapporter à mes talents. L’assentiment de ma famille ne me fit pas défaut. Je courus chez M. Sacabrides, loueur connu de chevaux et de voitures, et ne trouvai plus qu’un seul cheval au fond de ses écuries. Assurément, si j’avais eu la liberté de choisir, ce n’est point sur celui-là que mon choix serait tombé, car le dédain, dont son isolement était la preuve, semblait très justifié par sa triste apparence et admirablement proportionné à ses frappants mérites. Mais, d’un côté, l’affaire était pressante ; d’un autre, je tenais beaucoup à entreprendre ce petit voyage : je me décidai donc à l’accepter pour compagnon. « Qu’on l’attèle, » dis-je, pourvu qu’il fasse deux lieues à l’heure. On m’assura qu’il était capable de plus, que ses moyens étaient supérieurs à sa mine, et qu’il était une application vivante de cette vérité : Les apparences sont trompeuses. M. Sacabrides alla jusqu’à me dire que c’était un cheval qui cachait son jeu. Comme il joue, dans mon histoire, un rôle fort important en qualité de cause occasionnelle, je suis tenté de croire, d’ailleurs, que la destinée avait pris soin exprès de le mettre sur ma route, et je suis aujourd’hui persuadé que je le tins des mains mêmes des puissances avec lesquelles j’entrai en lutte.
À cinq heures et demie le cheval était prêt, je sautai sur mon siège et nous partîmes. Nous traversâmes les faubourgs sous une allure très convenable, et je regardai le plaisir de diriger un cheval comme une des plus grandes jouissances que l’homme puisse se donner. Au sortir de la ville, n’étant plus distrait par les embarras de la rue et ne sachant à quoi penser, mes idées se portèrent naturellement sur ce que j’avais sous les yeux, c’est-à-dire sur mon cheval.
« Ô le cheval de louage, pensai-je, ô le plus infortuné des quadrupèdes, livré en plein désert, et loin du bras protecteur de la loi Grammont, à la brutalité et à la folie du premier étourdi, qui peut, sans payer plus cher et sans crainte d’amende, le surmener ou le maltraiter ! Ô Sacabrides, le plus à plaindre des propriétaires de chevaux, qui est forcé, par état, de confier tes pensionnaires à des imprudents, des gens féroces, peut-être à des voleurs ! Ô le triste commerce qui expose à perdre cent cinquante francs pour en gagner dix autres ! Qui peut pousser dans une carrière pareille si ce n’est un grand désespoir, une peine d’amour par exemple ? Que dis-je ! Je cherche des motifs ! Le dévouement en a-t-il ? Un semblable métier s’explique seulement par l’abnégation. Ceux qui l’exercent l’ont volontairement embrassé, et pas un, que je sache, n’y a été contraint. Laissons-leur donc intact le mérite de cette belle conduite, et ajoutons seulement une victime de plus à celles qui étaient déjà comptées comme nécessaires au maintien d’une société : le cheval de louage est une conséquence déplorable de la civilisation, et le louage des chevaux une