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Même les cactus fleurissent
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Livre électronique353 pages5 heures

Même les cactus fleurissent

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À propos de ce livre électronique

Dès l’âge de quatre ans, Béatrice pressent que la vie a plus à lui offrir que cette pauvreté dans laquelle elle baigne. Ses yeux scrutent tout ce qui l’entoure avec avidité: elle observe, elle écoute, elle absorbe tout, contrairement à sa mère qui ne sait pas lire mais qui a tant d’amour à donner.

Misant sur la connaissance et le savoir, Béatrice rêve de beauté, de passion et de fierté. Elle fera tout pour s’élever au-dessus de ce qu’elle a connu jusqu’alors. Plusieurs anges l’accompagneront sur son parcours semé d’embûches: Flavie la travailleuse sociale, Angèle l’enseignante et Kim l’employée de la bibliothèque où Béatrice se réfugie souvent pour «apprendre la vie». Puis, il y aura Jérôme…

À la suite d’un événement dramatique, Béatrice découvrira des indices sur les origines de sa mère qui l’inciteront à tenter de mieux comprendre son passé. Sa détermination suffira-t-elle à créer le bonheur auquel elle aspire?
Inspiré d’un personnage réel, ce roman est tissé de tendresse, de courage, de résilience et d’authenticité.

Retraitée d’une carrière en travail social, Carmen Belzile aime mettre en scène de beaux personnages attachants, en pleine reconstruction après une épreuve. Originaire du Bas-Saint-Laurent, elle a passé 25 ans sur la Côte Nord et vit maintenant en Estrie. Elle a également publié, chez Guy Saint-Jean Éditeur, Le secret des vagues, Comme l’envol des oies et La maison aux lilas.
LangueFrançais
Date de sortie19 sept. 2018
ISBN9782897584986
Même les cactus fleurissent
Auteur

Carmen Belzile

Carmen Belzile est née à Trois-Pistoles et a grandi au bord du Saint-Laurent, à Baie-Comeau. Vingt-cinq ans sur la Côte-Nord et une carrière bien remplie dans le Réseau de la santé et des services sociaux en Montérégie plus tard, elle décide de s’installer à Granby afin d’être près de sa famille. Elle a publié La Maison aux lilas (Éditions JCL), en 2012; ses romans sont imprégnés de réalisme et d’humanité.

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    Aperçu du livre

    Même les cactus fleurissent - Carmen Belzile

    REMERCIEMENTS

    CHAPITRE 1

    Mes premiers souvenirs remontent à l’âge de quatre ans, je m’imagine que ma mère a dû se sentir heureuse de me voir arriver après trois garçons, parce que les mères doivent nécessairement se réjouir d’avoir une fille. À cette époque, je me retrouvais seule avec elle toute la journée parce que mes frères allaient tous à l’école. Martin, mon frère aîné, était en sixième année. J’aimais ce grand frère doux et timide. Grand pour son âge, maigre, d’une pâleur accentuée par sa blondeur qui faisait ressortir ses grands yeux bleus délavés, il parlait peu et marchait en rentrant les épaules. Très tôt, il avait appris à ramasser les dégâts des plus jeunes, il nous donnait à manger si ma mère était occupée ou il jouait avec nous. À l’école comme à la maison, Martin faisait tout pour passer inaperçu, être invisible. C’était devenu sa force. En fait, il a appris à tracer sa route en traversant les obstacles épineux de notre milieu.

    Il est de trois ans plus âgé que Yann. Celui-là, c’était une boule d’énergie toujours en mouvement. Sa tête brune toute bouclée, ses joues rondes et son corps trapu lui donnaient une bonne mine malgré les microbes qui lui couraient après. Yann aimait l’école pour la compagnie des autres enfants. Apprendre, c’était une autre histoire. Il parlait vite, bougeait vite et cette attitude, pensait notre mère, était la cause de ses difficultés à dire les mots, à s’habiller correctement et expliquait sans doute ses nombreuses maladresses. Yann ressemblait à un petit caniche qui sautille toujours pour attirer l’attention.

    Léo, mon plus jeune frère, fréquentait la maternelle. Il était maigrichon et la saleté se confondait avec son teint foncé, ses cheveux noirs étaient toujours raides et ses prunelles presque noires ne s’attardaient jamais dans le regard des autres. Il ne parlait pas. Ma mère ne l’aidait pas à s’habiller, elle devait carrément le faire pour lui. Il s’amusait à défaire les jouets, il grimpait partout, surtout sur le comptoir pour aller prendre des biscuits. Il détestait l’eau et adorait les dessins animés. Ma mère le trouvait plus lent, elle croyait qu’il finirait par «débourrer». Comme un petit furet, Léo était toujours aux aguets et un brin fouineur.

    C’était ma famille, mais à cette époque-là, j’ignorais tout de la vraie «vie de famille». La complicité, les jeux et les repas partagés, l’entraide ou même les petites chicanes, je n’ai pas connu ça, sauf avec Martin. Souvent, je le surveillais de la fenêtre au retour de l’école le midi et je m’élançais vers lui dès qu’il franchissait la porte. Il connaissait ma curiosité d’apprendre et m’expliquait les choses patiemment, même s’il s’agissait d’un sujet apparemment au-dessus de mon âge.

    — Allô Martin, t’as appris quoi aujourd’hui? lui avais-je demandé un midi, excitée de le voir.

    — Le système solaire, c’est un monde de grands savants, m’avait-il répondu, enlevant son manteau avant de l’abandonner sur une chaise.

    — Toi aussi, t’es un savant alors! Raconte-moi, je veux devenir savante, moi aussi.

    — Les bines sont prêtes, a lancé ma mère qui remuait une cuiller de bois dans une casserole.

    Yann et Léo ont pris leur bol à soupe rempli de fèves au lard en conserve, Yann y a ajouté une montagne de ketchup et tous les deux se sont installés sur le vieux divan pour regarder les dessins animés. Comme il le faisait souvent, Martin s’est assis près de moi à la table. Ma mère mangeait en silence, debout, appuyée sur le comptoir en écoutant Martin. Entre deux bouchées, mon frère dessinait à l’endos d’une lettre reçue de l’école avec un stylo qu’il traînait dans ses poches.

    — Ça, c’est le soleil, a-t-il dit en me montrant une grosse boule. Nous, on est là, a-t-il ajouté en pointant un autre rond.

    — C’est vrai? C’est trop petit. Je ne comprends pas.

    — Attends!

    Ma mère s’est déplacée pour aller essuyer le divan, Léo ayant renversé le reste de son plat parce qu’il n’en voulait plus. Elle lui a donné un sac de biscuits avant de continuer à manger. Je ne quittais pas des yeux la main de Martin qui dessinait un minuscule bonhomme dans le coin de sa feuille.

    — Ça, c’est toi! Avec un dessin, on peut dessiner les choses en beaucoup plus petit.

    — Ah!

    Puis, il a ajouté d’autres cercles et tracé une ligne entre le bonhomme et le premier rond qu’il avait dessiné en expliquant:

    — Toi, et tous les gens, on vit ici, c’est la Terre, notre planète.

    — Sur les autres ronds, il y a des personnes? Ou des animaux?

    — Les savants pensent que non.

    Son assiette vidée, il a ramassé la mienne et celle de notre mère pour les apporter dans l’évier. Il a mouillé un linge, ou peut-être était-ce une débarbouillette, pour essuyer le visage de Léo et celui de Yann pendant que notre mère nettoyait la casserole. Puis, Martin a surveillé l’émission que nos deux frères écoutaient. Dès que le générique est apparu, il a pris la main de Léo pour reprendre le chemin de l’école. Yann le suivait toujours sans dire un mot. Je savais que si Léo avait aperçu le début de l’émission qui suivait, celle des Pierrafeu, c’est ma mère qui aurait dû le raccompagner à l’école: Léo aurait voulu voir l’émission et refusé de partir à ce moment-là. À mesure que je vieillissais, ces moments avec Martin tissaient la trame d’une complicité qui grandissait avec nous.

    Contrairement à moi, ma mère n’avait pas eu la chance de vivre de semblables moments ni de rencontrer des «anges». Ou peut-être ne les avait-elle pas reconnus quand elle en avait croisé? Elle avait fréquenté l’école, elle avait appris les chiffres, un peu. Elle avait retenu les lettres et les mots, mais elle n’avait pas réussi à relier ces mots entre eux pour comprendre une histoire. Elle disait souvent qu’elle était satisfaite de sa vie parce qu’elle avait mieux réussi. Mieux réussi que qui? Ça m’a pris du temps à l’apprendre.

    Très jeune, même si je n’en étais pas consciente, je souhaitais aller plus loin, voir mieux, faire davantage que ma mère. Avec les années, j’ai acquis la croyance qu’au fond de chaque être humain dort un embryon qui a soif de grandeur, une petite graine qui, lorsqu’elle arrive à germer, vous propulse vers l’avant. Chez ma mère, ce grain était resté en dormance parce que rien n’avait pu le nourrir. Cependant, pour moi, l’arrivée de Flavie a contribué à déployer de petites ailes; en effet, cette travailleuse sociale a été le premier ange apparu dans mon existence.

    On ne donne pas ce qu’on n’a pas. On ne transmet pas l’ignorance, on la perpétue. Ma mère nous a évité une enfance comme la sienne. Elle nous a aimés et protégés comme elle a cru bon de le faire. Elle a choisi de vivre seule, c’était moins compliqué parce que ça lui permettait de devenir une mère plus présente, elle nous gardait à proximité dès qu’on n’était pas à l’école, jusqu’à ce qu’on soit assez grands pour aller où on voulait. Elle a essayé d’être une bonne mère; une bonne mère ne punit pas ses enfants, elle s’occupe d’eux et leur donne à manger. Nos repas se composaient de céréales, de Pop-Tarts, de barres tendres, de gâteaux Vachon ou de conserves de ragoût de boulettes, d’Alphagetti et parfois de Kraft Dinner. C’était simple, mais il n’en manquait jamais. Les garçons surtout adoraient les spaghettis blancs, le baloné froid et les pizzas surgelées. Il y en avait toutes les semaines.

    Au cours de ma douzième année, j’achevais ma première année du secondaire et je me suis retrouvée à vivre seule avec ma mère dans un minable quatre et demi. Même si notre logement restait propre et bien tenu depuis que Yann et Léo étaient partis dans une famille d’accueil, l’immeuble était crasseux, bruyant et attirait des gens à l’avenir rétréci. C’est tout ce que ma mère pouvait payer avec les critères qu’elle recherchait: la proximité d’une épicerie, d’une pharmacie, d’un Dollarama et d’un arrêt d’autobus. Elle n’a jamais connu autre chose que l’aide sociale. À la mi-trentaine, la vie l’avait usée prématurément. Je ramais à contre-courant pour tenter d’adoucir un peu notre quotidien, ou plutôt pour essayer de mettre du mieux dans sa vie. Je travaillais pour récolter de bonnes notes, je tenais l’appartement en ordre et je préparais le souper pour la soulager. Peine perdue! Il y avait de bonnes journées, mais hélas, ça ne durait pas. En observant ma mère à son insu, j’avais la certitude que je ne prendrais pas la route qu’elle avait empruntée. Étant l’unique fille, je me sentais l’obligation de veiller sur elle.

    Depuis que mes frères étaient tous partis, Martin nous ayant quittées à son tour quelques mois après le départ de Yann et Léo, elle errait dans l’appartement comme un fantôme. Le départ de Yann, surtout, l’avait anéantie. En le retirant de la famille, on avait amputé ma mère d’un morceau de son cœur. Je me demandais parfois ce qu’elle serait devenue si elle s’était retrouvée seule, sans personne à qui s’accrocher.

    Alors que nous étions juste toutes les deux, ce que nous mangions ressemblait davantage à un vrai repas parce qu’elle achetait ce que je lui demandais. J’adorais les légumes et le poisson, et c’est moi qui les faisais cuire, parce que j’avais appris comment.

    L’école primaire s’est avérée une planche de salut: j’ai aimé tout de suite et ça m’a aidée à devenir une bonne élève. Ça s’est poursuivi au secondaire. J’avais la certitude que je pourrais travailler, exercer un métier. Comme Martin qui menait bien sa vie en construisant de beaux meubles. Pour ma part, je souhaitais travailler avec les livres depuis que j’avais rencontré Kim à la bibliothèque municipale. C’est le métier que je voulais apprendre. Cette femme est devenue comme une marraine pour moi. Je la voyais presque chaque jour quand j’allais faire mes devoirs à la bibliothèque. Tout au long du secondaire, notre lien s’est transformé en amitié. Quand il y avait des journées pédagogiques, j’allais travailler dans sa bibliothèque, plus près de notre appartement que celle de la polyvalente. J’adorais ces journées parce qu’elle apportait un lunch pour deux que nous partagions tout en parlant. Je me sentais son égale. La vie au secondaire m’offrait une plus grande liberté qu’à l’école primaire et j’ai voulu en user intelligemment. Comme Martin l’avait fait, mais pas à la manière de Yann… Je savais qu’un diplôme représentait une clé importante pour réussir sa vie, mon frère aîné l’avait compris et je voulais suivre sa voie: j’avoue que la présence amicale, bienveillante et encourageante de Kim a été un puissant carburant.

    Déjà au primaire, j’avais vu des jeunes qui fumaient en cachette et on m’a offert du pot quelques fois. Des garçons m’ont dit aussi que je pourrais gagner beaucoup d’argent si je les laissais faire certaines choses. J’ai connu des filles qui avaient tout le maquillage qu’elles voulaient sans jamais payer, en échange de certains «services» qu’elles rendaient: c’est un chemin qui mène directement à la délinquance. Yann avait emprunté cette route et je constatais que ça ne lui apportait que des ennuis. Dès que j’avais commencé à tracer mes premières lettres, un but avait pris forme dans ma tête. L’école, apprendre, ça devenait mon seul moyen pour «ouvrir les portes du savoir». Je n’avais pas saisi le sens de ces mots quand l’enseignante avait prononcé cette phrase au cours de ma deuxième année, mais je sentais que c’était important. Plus tard, j’ai compris que les portes peuvent se trouver ailleurs que dans les bâtisses ou les voitures. Je souhaitais accéder à ce savoir et je progressais vers les meilleures notes possible. Pas le temps pour les bêtises. Ainsi ai-je évité la route tortueuse qu’avait empruntée mon frère Yann.

    J’ai commencé le secondaire avec le sentiment de franchir une étape importante de mon existence, et avoir de bonnes notes était une source de fierté. J’ai grandi plus vite en maturité que bien des enfants. Je me concentrais sur les études en oubliant que se développer comportait aussi des changements dans mon corps. On était au début de novembre quand j’ai commencé à saigner. Surprise, je suis allée trouver ma mère. Elle a baissé le son de la télé, signe que c’était sérieux.

    — C’est normal, cette chose, ça veut dire que tu deviens une femme, ma Béa.

    — Comme ça, tout d’un coup?

    — Ben, ça se préparait depuis qu’que temps, pis ça va couler trois quatre jours comme ça tous les mois.

    — Tous les mois! avais-je dit, découragée.

    Cette perspective ne m’enchantait guère. Ma mère tentait de me rassurer en me disant qu’un jour ça s’arrêterait. Cette fois-là, elle ne m’avait jamais parlé autant. Elle n’utilisait pas les termes «règles» ni «menstruations». Je me suis rendu compte qu’elle ignorait ces mots, ou bien qu’elle était trop gênée pour les utiliser. Moi je les avais appris à l’école sans saisir tous les changements que ces mots impliquaient. La discussion terminée, elle est allée chercher son porte-monnaie et m’a donné de l’argent.

    — Tiens Béa, j’vas t’en donner un peu plus à chaque mois, t’es assez responsable pour t’occuper de «tes besoins».

    Je ne l’avais jamais questionnée sur notre père. À l’école, je voyais bien que d’autres enfants vivaient avec un seul parent. Je connaissais le sens du mot «divorce». J’en avais déduit que notre mère avait divorcé d’avec notre père. C’est cette fois-là, à travers le discours confus de notre conversation que j’ai pris conscience tout à coup que je devenais femme et que je devais me méfier de tous les hommes. Maladroitement, elle m’a dit de les empêcher d’entrer dans ma grotte. Ce sont ces paroles qui ont aiguisé ma curiosité, mon besoin d’en savoir davantage. Alors, pourquoi laissait-elle Adam Guité, une espèce d’ami, venir chez nous comme ça? Elle ne voyait donc pas qu’il rôdait autour de moi comme un vautour? La méfiance, je la pratiquais déjà depuis un moment.

    Je prenais petit à petit conscience que, de nous quatre, j’étais la mieux équipée pour affronter la vie. Enfin, Martin aussi, il se débrouillait bien. Je n’en voulais pas à cette femme qui m’avait mise au monde, elle n’avait malheureusement pas rencontré d’ange, alors qu’adolescente, j’en avais rencontré trois. De toutes les travailleuses sociales qui ont défilé chez nous, Flavie est sans doute celle qui avait vraiment la préoccupation d’aider ma mère; pour moi, elle a été celle qui a semé des graines dans mon cœur d’enfant. Mon professeur de troisième année, Angèle, et Kim, la bibliothécaire, m’ont aidée à les faire germer. Je travaillais à construire ma vie pendant que celle de ma mère se disloquait.

    CHAPITRE 2

    Je devenais une adolescente, Martin se transformait progressivement en adulte. Je le voyais régulièrement même s’il ne faisait plus partie de mon quotidien. Grand et toujours mince, il avait conservé son teint très pâle comme si une maladie le poursuivait. Il avait traversé le primaire en marchant sur un fil de fer suspendu avec ses notes à la limite de l’échec. Je n’avais aucun souvenir de l’avoir vu travailler dans un livre de classe; d’ailleurs, aussi longtemps qu’on y a vécu tous les quatre, je n’ai jamais vu personne effectuer de travaux scolaires à l’appartement.

    Durant son secondaire, le directeur avait suggéré à Martin de se diriger vers un cours professionnel. Conseil qu’il a suivi. Parce que, à mesure que sa scolarisation avançait, sa moyenne reculait. Apprendre un métier lui a permis de quitter la petite misère de l’aide sociale de notre enfance. Un tour de force quand on a été un enfant qui n’a pas connu autre chose. Cette misère qui tue la fierté, qui envoie une pichenette sur les rêves dès qu’ils se pointent et qui fixe des œillères autour des possibles. Je terminais ma troisième année du primaire quand Martin a réussi à décrocher un premier diplôme, un DEP, mais il détenait aussi un papier officiel pour exercer un métier. «C’est pas rien!» lui avais-je dit, toute fière. Il avait commencé par suivre une formation en «briqueterie-maçonnerie». Cependant, même s’il mangeait avec appétit, il demeurait fluet malgré sa grande résistance face à la maladie. Les germes, on a tous tellement baigné dedans qu’une carapace a dû se former autour de nous deux et nous a protégés.

    — Ce que j’aurais aimé le plus, c’est de devenir maçon, m’avait-il dit pendant qu’on pique-niquait tous les deux au parc près de la bibliothèque.

    — Pourquoi tu ne peux pas?

    — Je n’ai pas le dos assez solide. Mon professeur m’a dit que mon travail était impeccable, mais je n’arrive pas à suivre le rythme des autres.

    — À cause de ton dos? avais-je demandé, un peu inquiète.

    — Je me disais qu’avec le temps j’allais m’habituer et me renforcir. Avec mon professeur, j’ai rencontré l’infirmière de l’école. Elle m’a dit que ma «petite constitution» ne m’aidait pas pour travailler sur les «grosses jobs» de la construction.

    — Qu’est-ce que tu vas faire?

    — Je tiens à pratiquer un métier qui sert à construire quelque chose, Béatrice, avait-il répondu avec une affirmation que je lui connaissais peu, en croquant dans une grosse pomme.

    — Tu es bon là-dedans, je suis certaine que tu vas réussir. Il n’y a pas juste la grosse job de construction, il y a d’autres métiers, non?

    — Merci de m’encourager, p’tite sœur.

    Il est retourné suivre un nouveau cours, en ébénisterie cette fois, et il a rapidement décroché un emploi dans la construction résidentielle. Pendant six mois, il a travaillé pour un entrepreneur. Il passait ses journées à poser des cadrages, à installer des fenêtres, des armoires, des portes et des rampes. À la fin de la journée, il ramassait des bouts de bois bons à jeter et les rapportait dans la vieille remise derrière les immeubles d’habitation. J’aimais aller le regarder travailler.

    — T’es chanceux d’avoir cet endroit pour fabriquer de jolis objets, lui avais-je dit du haut de mes neuf ans.

    — De toute façon, c’est vide. Dans notre quartier, personne n’a de pneus à remiser, ni de tondeuse, ni d’outils de jardinage.

    — C’est vrai, et ceux qui ont un bicycle le montent sur leur balcon pour qu’on ne le leur vole pas.

    Même rouillé et avec une roue un peu de travers, un vélo demeurait un trésor sans prix pour les enfants du quartier.

    — Je fabrique quelque chose pour maman, tu gardes le secret, hein?

    — Promis! Et toi Martin, tu viendras me voir travailler quand je serai plus grande?

    — Promis, si c’est possible.

    — Pourquoi ça ne serait pas possible? l’avais-je questionné, surprise.

    — Tu vois, là ce n’est pas mon vrai travail, c’est un passe-temps. Tu ne pourrais pas venir à mon vrai travail. Il y a des règles de sécurité, beaucoup d’outils et plusieurs travailleurs. Tu serais dans les jambes.

    — Et si je travaille là où les gens peuvent venir?

    — Comme dans un magasin?

    — Non! Je veux travailler dans une bibliothèque.

    Martin avait déposé son papier sablé et m’avait regardée comme si je lui annonçais qu’un jour je pourrais voler comme un oiseau. Il souriait en hochant la tête.

    — C’est un beau rêve, Béatrice, avait-il fini par dire. Je suis sûr que tu y arriveras.

    — Mademoiselle Angèle, mon professeur de l’année passée, elle disait que quand on a un rêve, on peut aller où on veut. On a juste à pas le perdre de vue.

    Depuis qu’il travaillait, Martin payait une pension à notre mère, même si au début il devait encore partager sa chambre avec Yann et Léo. Il a dû s’acheter un nombre incalculable de marteaux parce qu’ils disparaissaient. Quand il s’est procuré un vrai coffre à outils en métal avec un gros cadenas, j’ai compris qu’il soupçonnait Yann.

    Au début de l’hiver qui a suivi, il a rencontré le chômage. Alors, en janvier, il est retourné à l’école et a récolté un troisième diplôme, en «finition de meubles». Cette fois, l’un de ses professeurs l’a dirigé vers une usine de fabrication de meubles. Il pouvait laisser ses outils au travail, mais il devait se farcir presque une heure par jour de trajet en autobus pour se rendre à l’usine. J’admirais tant ce grand frère qui avait de la suite dans les idées. Il travaillait avec minutie et son caractère facile, pour ne pas dire bonasse, faisait de lui un travailleur apprécié.

    Martin travaillait de longues journées, il se présentait rarement aux repas et il rentrait souvent très tard pour repartir avant que la vie ne s’éveille dans l’appartement. Les fins de semaine, il s’enfermait dans la remise derrière l’immeuble, et je ne cessais de m’émerveiller de voir de vieilles retailles prendre forme sous ses mains habiles.

    — Tu as des mains de magicien!

    Il avait réalisé une patère pour y suspendre nos manteaux, mais malheureusement, ni Yann ni Léo n’ont appris à quoi servait ce bel objet. Martin a aussi fabriqué des supports pour les serviettes de la salle de bain et d’autres dans la cuisine pour accrocher les linges à vaisselle, tous des objets de fierté pour ma mère.

    L’année de mes onze ans, pour mon anniversaire, ma mère avait acheté un gâteau à l’épicerie. J’ai réussi à éteindre toutes les bougies en un souffle. Léo est allé manger son morceau devant ses comics. Yann a rempli nos verres de Pepsi pendant que ma mère coupait les autres pointes. Tout au bout du comptoir, il y avait trois paquets enveloppés du même papier. Yann m’a remis le plus petit.

    — Bonne fête, Béa, cé tes préférés.

    Une petite bonbonnière de réglisse se cachait sous le papier. J’adorais la réglisse. Il était difficile de la partager puisque j’étais la seule à apprécier cette friandise. Ma mère m’a remis les deux autres boîtes. L’une contenait une corde à danser neuve qui se trouvait encore dans son emballage. J’étais ravie, car j’adorais sauter à la corde. À l’école, certains disaient que c’était «bébé» de sauter à la corde à mon âge. Je leur répondais avec assurance que je m’entraînais pour la boxe. J’avais vu ça dans un film. Dans la seconde, j’ai découvert un jeu de perles à enfiler pour fabriquer des bijoux et, tout au fond, une peinture à numéros.

    — Bonne fête, ma Béa, tu vas pouvoir l’accrocher au mur quand t’auras fini.

    — Et je ferai un coin dans la remise pour t’installer, on pourra travailler ensemble, avait rajouté Martin.

    Il savait bien que dans l’appartement, c’était quasi impossible avec Léo qui se serait amusé à faire de la peinture aux doigts. Il est sorti de table quelques instants pour revenir en tenant dans ses mains une jolie boîte au couvercle ciselé représentant un oiseau en vol.

    — Bonne fête, petite sœur, a dit Martin en me remettant mon cadeau. Je sais que tu as des rêves, ça, c’est pour les ranger. Et voici pour bien les garder.

    — Oh! Merci Martin, ai-je répondu, tout émue. Tu travailles tellement bien! Elle est de la même couleur que la petite armoire que tu m’avais fabriquée quand tu as commencé tes cours.

    Il m’a remis une petite clé. Le coffre comportait une serrure que je n’avais pas aperçue au premier coup d’œil. Où avait-il pêché pareille idée? Mon grand frère n’avait pas l’habitude de se montrer démonstratif. Cet oiseau en vol représentait, pour l’adolescente que je devenais, un symbole de liberté. Cette liberté passait obligatoirement par la route du savoir, de la réussite de mes études et de l’apprentissage d’une profession. J’y voyais la seule façon de prendre mon envol vers l’autonomie et la liberté. De même que Martin, je pratiquerais un métier et ne vivrais jamais dans la dépendance de l’argent du gouvernement comme notre mère.

    Au cours de cette même année, ça commençait à brasser là où on habitait. Ceux que ma mère appelait «les chasseurs» venaient très souvent dans le quartier. Chez nous, c’est Yann qui les avait attirés. Martin fuyait ce chaos et j’y faisais face pour tenter de soulager notre mère. Elle se trouvait maintenant confrontée à ceux qu’elle avait toujours essayé d’éviter, ceux qui traquent les jeunes qui ont une mauvaise conduite et leurs parents, incapables de circonscrire ce qui leur cause du tort. Ma mère les craignait tellement qu’elle avait la certitude qu’ils ne cherchaient qu’à placer les enfants.

    Yann a pris une tout autre direction que notre frère aîné. Enfant, même s’il parlait plus que Léo, il en avait fallu du temps avant que je comprenne vraiment ce que Yann me racontait quand il parlait. Contrairement à lui, j’avais maîtrisé très tôt l’art de nouer mes boucles de chaussure et de m’habiller en mettant les vêtements de la bonne manière. Même si j’avais commencé l’école trois ans après lui, je connaissais les lettres, les chiffres et notre adresse mieux que lui. Yann avait souvent manqué l’école parce qu’il était malade, Léo et lui étant affligés régulièrement de ces maladies qui parsèment l’enfance: gastroentérite, otite, mauvaise grippe, infection urinaire, crise d’urticaire. Petite, je pensais qu’ils apprenaient plus lentement à cause de ces nombreuses absences. J’ai compris que c’était plutôt en raison de notre «genre de milieu». En troisième année, mon enseignante mademoiselle Angèle a pris le temps de m’expliquer:

    — Tu sais Béatrice, il est difficile pour ta maman de vous aider pour les devoirs.

    — Oui, je sais maintenant qu’elle n’a pas réussi à apprendre à lire comme il faut.

    — Et puis, ça lui en fait beaucoup, quatre enfants dont elle doit s’occuper, sans papa pour l’aider. Toi, tu es travaillante, tu es intelligente et tu arrives à bien apprendre. Très bien même.

    — Et vous avez dit que l’école, c’est très important. Je ne l’oublierai pas.

    Mademoiselle Angèle l’avait dit et je m’y accrochais, je voulais réussir.

    Les années passaient, je terminais le primaire et je voulais mériter de fréquenter la polyvalente. Pas comme Yann qui avait été promu au secondaire à cause de son âge, même s’il n’avait pas les notes requises. Apprendre un métier comme Martin, ça ne l’intéressait pas. Cependant, contrairement à Martin, il avait des amis. Dès qu’il a eu l’âge de revenir tout seul de l’école, après les cours, il allait au parc avec eux. Je n’aimais pas ses amis, le plus grand du groupe surtout. Il s’amusait à effrayer les petits, il les pinçait, leur donnait des jambettes ou tirait les couettes des filles. Une fois, je l’ai surpris qui coinçait une petite de mon âge à l’arrière des poubelles en fouillant dans ses petites culottes. Je lui ai crié très fort: «Hey là, le baveux!» Il l’a laissée partir, sans me déranger ni chercher à se venger. J’ai cru qu’il me laissait tranquille parce que j’étais la sœur de Yann. Plus tard, j’ai compris qu’il n’avait pas lu la peur dans mes yeux. Yann m’a rapporté que son ami avait trouvé sa sœur bien brave pour une fille.

    Les mauvais coups de Yann et de sa bande ont grandi avec eux. Au secondaire, ma mère a dû rencontrer le directeur plusieurs fois à cause de lui. Il se trouvait toujours là quand des professeurs découvraient des graffitis sur les murs d’un corridor, ou des restes de lunch abandonnés derrière des calorifères juste avant un long congé, et aussi des vitres brisées, supposément par accident. Puis, sont apparus les méfaits plus graves: vols dans la salle des professeurs, matériel sportif disparu du gymnase et plusieurs larcins au dépanneur près de la

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