Corps de brume
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À propos de ce livre électronique
« Romain s’imagina un instant revenu au temps de sa prime jeunesse, à cette époque hélas révolue où le fer des chevaux claquait sur les pavés, où la frêle bougie dardait son intime lumière sur un monde naissant, porteur d’espoirs et de promesses. Une jeune femme aux longs cheveux bruns cheminait, silencieuse, entre deux rangées de bouleaux. L’herbe, soumise, se couchait sous ses pieds puis relevait un à un ses brins comme pour suivre sa progression. Ce n’était pas Hélène. Elle avait pourtant la même silhouette, ce déhanchement souple et élégant, cette façon subtile de poser le pied, léger, léger, à désespérer de la solidité du sol, de sa nécessité. »
Parfois l'amour et la mort se mêlent, se croisent, sans pour autant se reconnaître. Parfois, un autre est là, si proche, si présent, quand, aveugle, on le cherche. Doit-on se résigner quand on n'a plus, des mots, les lèvres pour les dire ? Faut-il tenir sa main pour revivre à ses yeux ? L'amour, lorsqu'il se tait, peut conduire à la mort mais que penseriez vous si la mort, à son tour, conduisait à l'amour ?
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Aperçu du livre
Corps de brume - Christian Cambois
petite-fille
1
Hélène ne parvenait pas à trouver le sommeil. Un malaise étrange pesait sur la chambre, amplifié par l’obscurité. Le vent d’ouest, vieillard alerte, agressait sans cesse les volets dont le bleu délavé tranchait le gris de la façade. Des plaintes vives, suivies de gémissements sinistres, s’échappaient du bois humide au rythme décousu des rafales. Une impression pénible doublée d’une sourde inquiétude s’insinuait, sournoise, dans l’esprit de la jeune femme. Elle avait allumé la lampe de chevet dont la lumière pâle ne parvenait pas à libérer certains recoins de la pénombre qui les dévorait. Bien qu’elle fût seule, horriblement seule, elle ressentait une présence mais le papier fleuri des murs et les boiseries sombres du mobilier répondaient seuls à ses regards inquiets. « Je dois être folle ! » pensait-elle pour se rassurer.
Comme chaque lundi, comme chacun des cinq matins de ses longues semaines, elle avait retrouvé l’étroit bureau qu’elle occupait depuis quatre ans – « quatre ans déjà ! » - au siège de la société « Seineport ». À deux pas de la Seine, sur les quais embrumés, coincée entre deux immeubles banalement modernes, la grande bâtisse exhibait les larges cicatrices ouvertes dans sa façade, souvenirs d’une époque où les oiseaux de fer gueulaient plus fort que les mouettes. Le plafond gris du ciel d’octobre pesait sur Rouen quand, vers huit heures, le bus avait déposé Hélène. Les mouettes, grises aussi, jouaient à raser les fenêtres, comme pour y glaner un peu de chaleur.
La matinée s’était écoulée, morne et routinière, une matinée que l’éponge du temps effacerait bien vite de son tableau géant. Le même papier blême habillait les murs. La même buée léchait la large fenêtre, accrochée aux carreaux comme un voyeur fantôme. Le clavier gris de sa Triumph sermonnait toujours le monotone cantique né de son maigre répertoire. Le café du distributeur adossé au mur du couloir avait conservé son goût amer que le sucre parvenait à grand peine à dissiper un peu. Le cri strident du téléphone, reprenant le refrain abrupt du réveil dont il singeait l’accent, vibrait mélancoliquement aux oreilles d’Hélène, l’arrachant à sa rêverie. Un seul de ses appels avait pourtant bouleversé le strict ordonnancement des habitudes. La journée s’était soudain colorée. Il avait suffi que « sa » voix résonne !
Dès lors, le visage d’ange et la voix douce de Paul ne l’avaient plus quittée, venant seuls égayer le lent bavardage des secondes qui mettaient un temps fou à devenir minute, heure, jour.
Son impression non plus ne l’avait pas quittée. Hélène l’avait vraiment ressentie dès le matin, avec la même force, mais la toilette et le déjeuner, instants privilégiés, avaient accaparé toute son attention. Elle était toujours là, sur le trajet, dans le bus qui se traînait sur l’avenue, escargot parmi les limaces, s’arrêtant sans cesse pour emplir ou vider ses sièges au tissu rêche et déformé. Pourtant, aucun regard n’avait croisé le sien. Chacun se rendait à son travail, perdu dans son quotidien, noyé dans son anonymat.
Depuis quelques jours, le climat triste et gris, la routine de ses occupations, une lassitude morale, nouvelle peste des temps présents, tout s’acharnait à détruire son équilibre. Seule, l’image de Paul l’avait jusqu’alors soutenue.
Comme un vieil africain agiterait son grigri pour éloigner l’esprit mauvais qui troublait sa quiétude, pour chasser son malaise, Hélène laissait défiler devant ses yeux clos le film apaisant des heures tendres de son dimanche.
Paul était venu la chercher vers onze heures. Parcourant lentement les voies piétonnes dont les pavés anciens se plaisaient à tinter au rythme de leurs pas, ils s'étaient un moment posés, debout et silencieux, sur l'immense parvis, levant leurs deux regards sur les échafaudages qui, depuis des années, masquaient sans émoi la Cathédrale. Midi venait de sonner au toit du « Gros horloge » quand Paul l’avait entraînée dans la salle basse et voûtée d’un restaurant du « Vieux Marché ».
Malgré le temps maussade, les halles de la place, protégées des averses, exhibaient les couleurs criantes des étals, amplifiaient les appels lancés par les commerçants à leurs clients, fidèles ou passagers. Hélène et Paul s'étaient installés au fond de la pièce. Les poutres en chêne, centenaires, encadrées de crépi blanc, conféraient à ce lieu la douceur paysanne et la chaleur intime qui faisaient tant défaut au cœur comme au corps d’Hélène. Une fenêtre étroite, sertie de verres vitraux, diffusait ses tendres pastels, jaune et rouge, sur le blanc de la nappe.
Les mots de Paul, le rire de Paul, avaient englouti, comme par magie, la gigantesque lame de mélancolie qui ravageait son esprit. Bercée au flot de ses paroles, elle s’était surprise à murmurer soudain « Paul, je t’aime ». Un aveu si doux, prononcé tout haut au milieu d’une salle bruyante, aurait dû provoquer une gêne amusante, un rire complice, mais Paul n’avait pas entendu.
Épris de lui-même, conscient de son charme et fier de ses discours, Paul n’était pas un romantique. Les rapports qu’il entretenait avec la gent féminine ne visaient qu’à satisfaire son appétit sensuel, toujours insatisfait. Sa devise, s’il avait été capable d’en définir une, se serait limitée à ces quelques mots abrupts : « aimons-nous avant que je n’aime ».
Paul avait beaucoup parlé, de tout et de rien, tandis qu’Hélène, attentive, avait peu mangé. L’amour, une tendresse infinie, nés de trop longues privations, donnaient à son regard une brillance inouïe. La lumière crue de la passion brûlait ses yeux si fort qu’Hélène pensait en devenir aveugle. Même ainsi, elle demeurait persuadée qu’un mot, un geste de Paul aurait suffi pour recouvrer la vue.
Habile tacticien, Paul multipliait les attentions délicates, les mouvements tendres et caressants de ses longues mains nonchalamment posées sur le bras ou l’épaule de sa nouvelle compagne, sans jamais se risquer à une audace trop brusque, susceptible de provoquer une réaction négative. Chasseur d’habitude, il tendait ses filets, soignait ses appâts, prêt à fondre sur la proie dont la résistance ou la méfiance faiblissait chaque jour davantage. Il connaissait ce type de femme, rêveuse, romantique. Devant la promesse d’un plat de qualité, il suffisait de se montrer patient, de juguler ce désir de goûter qui dévorait son corps et mobilisait son esprit.
Il s’était donc contenté, une fois de plus, de raccompagner Hélène au pied de son immeuble, de faire claquer un baiser rapide sur son front tendu et de lui lancer un vibrant au revoir avant de fondre, tel un voleur, dans l’obscurité moite qui, vers dix-huit heures, tapissait déjà les rues de la ville. Marchant, tête basse, sur les pavés humides, il feignait d’ignorer le regard langoureux qu’il savait posé sur sa silhouette. Ne pas se retourner faisait partie du plan.
2
Ils s’étaient rencontrés trois semaines plus tôt. Le premier dimanche d’octobre affichait exceptionnellement un ciel de fête. De rares nuages blancs, moutons sauvages échappés à quelque berger céleste, se baladaient gaiement, libres et sans attache, dans la pâleur bleutée. Un soleil timide plongeait ses doigts tièdes dans les cheveux de la ville. Le patron du bar « La cuvée » avait sorti quelques tables, toutes engourdies, encore imprégnées de l’âcre parfum qui baigne les caves. Paul avait aussitôt remarqué cette jeune femme, assise au fond du bar, dans la semi-pénombre que troublaient difficilement deux vieilles appliques jaunies de poussière.
Son œil exercé avait épié les vingt ans sonnés, le visage blême encadré de mèches brunes et souples, les yeux noisette posés sur la théière et les mains, fines et longues, figées, comme clouées, sur les genoux serrés. L’ombre qui la dissimulait partiellement laissait deviner un corps longiligne aux formes mélodieuses. Son attitude réservée, sa posture indolente, lui faisaient ressembler à ces adolescentes timides dont le corps de femme, parvenu à maturité, recelait encore une âme d’enfant. Il s’était approché d’elle, sans bruit. Hélène avait sursauté lorsqu’il avait parlé.
- Seriez-vous souffrante ? Puis-je vous aider ?
Hélène, sans lever les yeux, n’avait su que répondre :
- Non, je réfléchissais !
La glace était rompue. Un mot suffisait à Paul pour s’immiscer dans le quotidien d’une rencontre. Il ignorait s’il s’agissait d’un don ou du résultat d’une longue pratique. Peu lui importait d’ailleurs.
- Me permettez-vous de m’asseoir ?
La technique, affreusement banale, portait souvent ses fruits et Paul interpréta le silence d’Hélène comme un acquiescement. Il s’installa donc dans le siège qui lui faisait face, le cœur battant du plaisir de livrer un nouveau combat. Souhaitant interrompre le mutisme dans lequel s’était replongée la jeune femme, il s’était laissé aller à quelques allusions conventionnelles sur ce début d’automne prometteur puis s’était présenté.
- Paul, représentant de commerce et citoyen de cette bonne