L' ERE DE L'INDO-PACIFIQUE: Chimère ou réalité durable?
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À propos de ce livre électronique
Qu’est-ce que l’Indo-Pacifique ? S’agit-il d’une construction géopolitique temporaire ou d’une réalité durable façonnant désormais les rapports de pouvoir mondiaux ?
À la croisée des enjeux géopolitiques, économiques et environnementaux, l’Indo-Pacifique est devenu un pivot central des relations internationales contemporaines. À travers une analyse multidimensionnelle, cet ouvrage propose une exploration approfondie de cette région en pleine redéfinition.
Divisé en trois parties, ce livre présente d’abord les visions et les stratégies des puissances majeures – États-Unis, Chine, Inde, Japon, Association des nations de l’Asie du Sud-Est et Union européenne –, chacune cherchant à se positionner face à cette nouvelle scène géopolitique. Il met ensuite en lumière les perceptions de la Chine et les réajustements politiques que celle-ci engendre. Enfin, il aborde les défis économiques cruciaux, tels que les corridors maritimes verts et les enjeux liés aux chaînes d’approvisionnement dans un environnement géopolitique instable.
Un ouvrage indispensable pour les universitaires, les politologues et les décideurs et décideuses désirant comprendre les dynamiques complexes et les rivalités stratégiques qui façonnent l’Indo-Pacifique, aujourd’hui au cœur des grands enjeux mondiaux.
Frédéric Lasserre
Frédéric Lasserre est professeur au Département de géographie de l’Université Laval, titulaire de la Chaire de recherche en études indo- pacifiques (CREIP) et dirige le Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG).
En savoir plus sur Frédéric Lasserre
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Avis sur L' ERE DE L'INDO-PACIFIQUE
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Aperçu du livre
L' ERE DE L'INDO-PACIFIQUE - Frédéric Lasserre
Introduction
Barthélémy COURMONT, Frédéric LASSERRE, Éric MOTTET
L’approche géopolitique de l’Indo-Pacifique s’est imposée au cours des deux dernières décennies, d’abord à l’initiative du Japon, puis d’autres pays de la région, ainsi que de puissances extérieures. Elle a supplanté l’approche économique de l’Asie-Pacifique qui s’était imposée à la fin des années 1980, notamment aux États-Unis et en Australie, ces pays ne voulant pas être écartés d’un ensemble asiatique devenu économiquement dynamique et susceptible de prendre ses distances avec l’Occident. La Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (en anglais Asia-Pacific Economic Cooperation [APEC]), créée en 1989, avait dans ce contexte vocation à contrer des projets, venus notamment de Malaisie à l’inspiration de son premier ministre de l’époque Mohamad Mahathir, chantre des valeurs asiatiques, visant à créer un groupe exclusivement asiatique (Grosser, 2017).En fait, l’Indo-Pacifique marque un glissement sémantique qui voit le passage d’une perception politico-économique de l’Asie à une construction de nature plus stratégique, mais aussi plus vaste, car englobant un ensemble présenté comme solidaire, composé de l’Asie et des océans Indien et Pacifique. On peut y voir un épisode de la mondialisation avec un versant maritime, mais aussi une nouvelle façon de « penser l’Asie », dont la création du Sommet de l’Asie de l’Est en 2005 constitue une étape, en rassemblant des États d’Asie du Sud, de l’Est et d’Asie du Sud-Est, ainsi que des États externes à l’Asie¹. L’Indo-Pacifique se comprendrait ainsi comme une nouvelle dynamique de régionalisation autant que comme une nouvelle grammaire des relations internationales en ce qu’elle est un lieu de rencontre des rivalités des grandes puissances et des enjeux sécuritaires et économiques les plus déterminants pour l’équilibre de la planète.
Pour autant, cette nouvelle grammaire reste mal définie et se traduit différemment selon les intérêts des pays qui se sont positionnés, à la fois dans sa dimension géographique que dans les problématiques qui y sont abordées. Nouvelle réalité géopolitique ou simple slogan, l’Indo-Pacifique n’en demeure pas moins l’une des principales manifestations d’une restructuration à grande échelle dont l’impact est multidimensionnel.
1| Un terme, plusieurs définitions
Si le terme « Indo-Pacifique » s’est progressivement imposé depuis les années 2000 dans le vocabulaire des relations internationales, il est mis en avant à l’occasion d’une visite officielle en Inde en 2007 du premier ministre japonais Shinzo Abe (Abe, 2007), qui effectuait alors son premier mandat (2006-2007).L’Indo-Pacifique a dès lors suscité un intérêt croissant en Inde, notamment auprès des cercles stratégiques, reflété dans les travaux d’un officier de la marine indienne (Khurana, 2019), qui estime que les eaux de l’océan Indien et du Pacifique constituent un même ensemble maritime connecté, au risque de se démarquer de ses principaux partenaires dans la région, notamment l’Australie (Courmont et Geraghty, 2012). L’Inde a adopté ce concept qui se retrouve désormais au cœur des discours de son premier ministre, Narendra Modi (Modi, 2018), en poste depuis 2014. Cette notion de connectivité et d’interdépendance des flux maritimes, et donc l’importance donnée à la sécurité maritime et à la liberté de navigation, est au cœur de la vision indo-pacifique des principaux États qui s’y réfèrent, aussi l’Inde revendique-t-elle, comme le Japon, une certaine paternité du concept d’Indo-Pacifique.
En parallèle aux travaux en Inde et au Japon, l’Indo-Pacifique a reçu un intérêt grandissant en Australie, en marge des réflexions sur l’engagement australien à l’échelle régionale et continentale, et de son rapprochement avec Washington sous l’administration Obama. Le concept a pour sa part été adopté officiellement par Canberra dès 2013, puisqu’il en est fait mention dans le Livre blanc sur la Défense, en particulier à la suite des travaux du chercheur Rory Medcalf (Medcalf, 2013), qui y est revenu dans plusieurs études ultérieures.
De son côté, à l’occasion de son premier voyage en Asie en novembre 2017, le président Donald Trump, nouvellement élu, popularisa le slogan d’un « Indo-Pacifique libre et ouvert » (Free and Open Indo-Pacific, FOIP) que Shinzo Abe – revenu aux affaires en 2012 – avait contribué à forger. Les États-Unis publièrent leur première stratégie indo-pacifique en 2018 (Maison-Blanche, 2022) et procédèrent à la réforme du grand commandement du Pacifique US PACOM, créé en 1947, qui est devenu US INDOPACOM. Dans les faits, le terme « Indo-Pacifique » était progressivement entré dans le lexique américain de politique étrangère dans les années 2010. Il a notamment accompagné les publications développées autour du « pivot vers l’Asie » de l’administration Obama. Il y était déjà question à cette époque d’un rapprochement américain avec l’Inde et l’Australie, mais aussi le Vietnam (Courmont, 2010). La dimension stratégique y est par ailleurs dominante et, en dépit de la mise en place de partenariats économiques et commerciaux qui s’y sont ajoutés, elle l’est encore aujourd’hui.
Après sa prise de fonction en janvier 2021, l’administration Biden a fait de l’Indo-Pacifique un concept phare de sa politique étrangère, concrétisant ainsi la primauté accordée à l’Asie. La mise en avant de deux mécanismes de coopération stratégique, le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad), un forum d’échanges regroupant les États-Unis, l’Australie, l’Inde et le Japon², ainsi que la signature du partenariat AUKUS³ avec l’Australie et le Royaume-Uni en septembre 2021, indique l’effort américain de moderniser son système d’alliances traditionnelles afin de le rendre plus efficace. Le Quad, créé en 2007, a vocation à s’élargir à de nombreuses problématiques parastratégiques, comme la production de vaccins contre la COVID-19 et la construction d’infrastructures de qualité, tout en s’ouvrant à de nouveaux partenaires, comme Singapour, la Corée du Sud ou l’Indonésie. Enfin, l’AUKUS ne se limite pas à la construction de sous-marins à propulsion nucléaire destinés à renforcer la balance des forces dans le Pacifique en faveur des États-Unis, mais vise à développer des coopérations sur des technologies à haute valeur ajoutée – comme l’intelligence artificielle, le cyber ou les semi-conducteurs – afin de conserver l’avantage sur les capacités d’innovation de la Chine.
Plusieurs États européens, incluant la France, l’Allemagne, le Portugal, la République tchèque ou encore les Pays-Bas, ont également publié des travaux sur l’Indo-Pacifique, reconnaissant en cela l’importance du concept à leurs yeux et l’intérêt pour l’Europe de s’impliquer davantage dans une région que Bruxelles identifie désormais comme prioritaire. Ce processus, entamé à la suite de la France, puissance riveraine qui avait déjà conceptualisé en 2018 son approche avec l’élaboration de documents d’orientation politique émanant tant du ministère des Armées que de celui des Affaires européennes et étrangères, a conduit l’Union européenne (UE) à publier sa Stratégie pour la coopération dans l’Indo-Pacifique (Commission européenne, 2021). L’idée a aussi conquis les cercles politico-militaires britanniques qui, dans la foulée du Brexit, voient dans l’Indo-Pacifique un nouvel espace à conquérir et une opportunité pour y renforcer des liens diplomatiques et commerciaux préexistants, à la faveur du concept de Grande-Bretagne dans le monde (Global Britain).
En Asie du Sud-Est, certains pays se sont approprié l’expression« Indo-Pacifique », comme l’Indonésie, qui la comprend depuis 2013 comme un concept inclusif pouvant faciliter une coopération maritime, allant même jusqu’à suggérer l’idée d’un traité de l’Indo-Pacifique (Georgieff, 2013). Une telle proposition, ambitieuse, n’a pas reçu l’adhésion des acteurs régionaux à l’époque, et les conditions ne semblent pas plus réunies à l’heure actuelle. Elle n’en demeure pas moins significative de la volonté de Jakarta de jouer un rôle et de privilégier la coopération. L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (en anglais Association of Southeast Asian Nations (ASEAN⁴) elle-même, sous l’impulsion de Jakarta, a élaboré un document détaillant sa « vision » pour l’Indo-Pacifique (ASEAN, 2019) et l’a rendu public à l’issue du 34e Sommet des dirigeants de l’organisation à Bangkok en 2019.
Le Canada a défini, assez tardivement, sa politique indo-pacifique en novembre 2022 (Gouvernement du Canada, 2022). La politique vise à approfondir les partenariats régionaux pour promouvoir la paix, le développement durable, les échanges commerciaux et les investissements. Le Canada « entretient des relations étroites avec ses partenaires et amis», mais « il y a aussi des pays dans la région avec lesquels le Canada est fondamentalement en désaccord le Canada doit être lucide quant aux menaces et aux risques que ces pays représentent ». Certes, il faut « maintenir le dialogue » (p. 6), « il est nécessaire de coopérer » (p. 8), mais la stratégie énonce clairement que certains pays constituent des menaces. La Chine est clairement visée, selon des termes qui, diplomatiquement, vont bien au-delà du qualificatif de « partenaire, concurrent économique et rival systémique » formulé par la Commission européenne en 2019 (p. 7) : elle est une « puissance mondiale de plus en plus perturbatrice », qui peut faire preuve d’« arrogance» et déployer une « diplomatie coercitive ». Le Canada se trace donc une route ardue : parvenir à maintenir son autonomie politique par rapport aux États-Unis et à maintenir ouvert un dialogue réel dans la région, tout en identifiant clairement la Chine comme facteur déstabilisant. On est loin des discours lénifiants des cadres généraux de politique du Canada qui prévalaient dans le passé, dans lesquels la confiance en l’attrait du modèle occidental et la perception de la maîtrise des enjeux de sécurité ne conduisaient pas le Canada, comme les États-Unis ou l’Australie ou le Japon, à nourrir cette anxiété géopolitique qui les conduit maintenant à incriminer directement le gouvernement chinois (Lasserre, 2024).
2| Une multipolarité, mais quel multilatéralisme ?
Si elles se distinguent très nettement dans leurs contours géographiques et leurs priorités ainsi que dans les moyens pouvant être mis à contribution, les différentes puissances qui ont formulé des stratégies indo-pacifiques se sont organisées autour de quelques principes qui se retrouvent dans la grande majorité des documents, comme le respect de l’ordre international et notamment du droit de la mer (liberté de navigation et de survol). Les acteurs impliqués dans cette région entendent construire un nouvel espace stratégique et économique à dominante maritime, car reliant deux océans immenses, l’océan Indien et le Pacifique. À leurs yeux, l’Indo-Pacifique constitue un vaste ensemble multipolaire dont la signification n’est pas uniquement réduite à son dynamisme économique et humain et à ses perspectives de croissance, mais plus fondamentalement à sa signification géostratégique liée à la montée en puissance de la Chine et aux réponses à y apporter. L’idée d’y adosser deux océans, notamment en y soulignant l’importance de l’océan Indien, répond au souci japonais d’y marquer l’importance de l’Inde avec l’idée que l’expansion maritime chinoise, pour perceptible qu’elle soit dans la première chaîne d’îles, serait plus diluée dans l’océan Indien et s’en trouverait plus facile à contrebalancer avec l’appui politico-militaire de New Delhi. Les stratégies indo-pacifiques convergent également dans la centralité de l’ASEAN, qui y est très présente, ce qui impose de porter un regard sur la réception de ce concept dans les pays d’Asie du Sud-Est.
On peut donc dire que l’Indo-Pacifique serait le nouveau concept des stratèges gouvernementaux et des praticiens des relations internationales qui s’intéressent à l’Asie, mais aussi à l’importance de la mer comme principal vecteur dans les échanges entre États en Asie. On remarquera que seule la Chine échappe à cet engouement pour l’Indo-Pacifique et en dénonce même l’intitulé. Cela se comprend, pour elle, il s’agit d’un concept qui la vise et cherche à contenir son expansion et sa diplomatie dans la zone. Mais cela limite également la portée de l’Indo-Pacifique dès lors qu’un des principaux acteurs de la région en dénonce le principe. Cependant, Pékin joue également la carte de la multipolarité, à travers ses investissements massifs contenus dans l’initiative Nouvelles routes de la soie (en anglais Belt and Road Initiative), le Partenariat économique régional global (PERG), l’Organisation de Coopération de Shanghai ou encore la mise en avant de l’idée d’un « Sud global ». Deux visions de la multipolarité et même plus, compte tenu des intérêts parfois très éloignés de pays pourtant partenaires, se juxtaposant ainsi.
Derrière un principe de multipolarité, les différentes approches et définitions du concept d’Indo-Pacifique sont en effet basées sur des visions politiques et des intérêts différents. Le terme n’est donc jamais simplement descriptif ni utilisé sans connotation. L’Indo-Pacifique n’est certainement pas une région du monde cohérente, qui peut être clairement délimitée. Il est révélateur que les cartes existantes de ce vaste espace divergent quant à l’étendue géographique exacte de la région, et sont même susceptibles d’évoluer à la faveur d’ajustements stratégiques ou de moyens permettant d’affirmer ces stratégies. La façon dont les cercles politico-militaires définissent et imaginent les régions peut affecter, entre autres, le niveau des ressources et l’attention qui leur sont accordés. Il en découle également une priorisation des partenaires de sécurité parmi l’échelle des pays possibles, la définition des alliances ainsi que l’organisation des agendas des institutions régionales et internationales.
Les priorités stratégiques varient également très fortement selon les acteurs étatiques et régionaux. Le Japon a donné la priorité aux accords multilatéraux de libre-échange (ALE), tandis que les États-Unis se sont montrés plus ambivalents à cet égard. L’UE a fait le pari de construire son approche indo-pacifique sur les notions d’inclusivité et de connectivité. La France a mis en avant l’importance du changement climatique et de la bonne gouvernance maritime. Mais, de façon générale, ces acteurs mettent tous en évidence des liens économiques et sécuritaires importants et croissants entre les régions et sous-régions de l’océan Indien et du Pacifique. Au-delà, ce qu’ils ont tous en commun, c’est l’idée que l’Indo-Pacifique ne doit pas être dominé par la Chine, mais doit plutôt constituer un espace diversifié et multipolaire dont les différentes composantes – États, organisations régionales et espaces géographiques – sont respectées. Ainsi, bien que l’ensemble des acteurs et entités régionales qui emploient le terme « Indo-Pacifique » ne s’accordent pas sur une même définition, leur objectif principal est de « contenir », si ce n’est de« contrebalancer » l’expansion de la puissance chinoise au sein d’une« Nouvelle Asie» aux frontières floues.
3| La relation avec Pékin au cœur des stratégies
Rivalités de grandes puissances, alliances stratégiques, enjeux économiques, sociaux et environnementaux : l’Indo-Pacifique cristallise les tensions internationales, avec la compétition Pékin-Washington comme principal catalyseur. Mais faut-il pour autant y voir le théâtre d’une nouvelle bipolarité ? On relève que l’Indo-Pacifique est souvent pensé, aux États-Unis, comme la manifestation de ce qui s’apparente à une nouvelle guerre froide, au même titre que la guerre en Ukraine, mais cette perspective ne reçoit pas un écho important ailleurs en Asie et ne se traduira donc pas par un renforcement de l’influence américaine dans la région, tant que cette dernière sera associée à une forte opposition à Pékin. Ainsi, si la « guerre froide » entre la Chine et les États-Unis peut être décrétée, elle ne se constate pas dans le regard que lui portent les sociétés asiatiques, qui lui préfèrent un pragmatisme articulé autour d’un équilibre permettant de maintenir leur souveraineté et d’assurer leur développement. Elle se traduit cependant par une volonté de répondre à une « hégémonie contestée » (Badie, 2019) qui se retrouve dans la stratégie indo-pacifique de plusieurs États, notamment à Washington.
En raison de cette obsession liée à l’affirmation de puissance de la Chine, le positionnement des différents acteurs dans l’Indo-Pacifique est hasardeux et, souvent, maladroit. Le 15 septembre 2021, Joe Biden, Boris Johnson et Scott Morrison, alors premier ministre australien, annonçaient conjointement un ambitieux contrat d’acquisition de sousmarins à propulsion nucléaire entre Canberra et Washington, annulant le « contrat du siècle » avec le groupe français Naval Group, et, dans le même temps, la création de l’AUKUS, construit, de manière non avouée mais délibérée, pour contrer les avancées chinoises. L’AUKUS fut un choc pour Paris compte tenu des avancées dans la relation avec Canberra, mais fut également accueilli avec inquiétude en Asie du Sud-Est, au vu des risques d’escalade avec Pékin et de la manifestation d’un regroupement des alliés anglophones écartant les autres partenaires de la région. Les pays de l’ASEAN se montrent par ailleurs sensibles à des accords économiques et commerciaux, mais refusent une logique de bipolarité. La Nouvelle-Zélande a, de son côté, vivement réagi, en critiquant l’acquisition de sous-marins nucléaires par son voisin et allié de longue date. Sous prétexte de renforcer la sécurité en Asie-Pacifique, l’AUKUS la fragilise en réalité. La défaite de Scott Morrison aux élections législatives australiennes de mai 2022 et le retour au pouvoir des travaillistes après neuf ans de cabinets conservateurs posent désormais la question de la pérennité de cet accord, vivement dénoncé par l’ancien premier ministre Kevin Rudd (Rudd, 2021), d’autant qu’aucune avancée n’est à noter sur le terrain des sous-marins que doit livrer Washington, ni sur la place de l’AUKUS face au Quad ou aux accords bilatéraux. En d’autres termes, c’est la crédibilité d’une architecture de défense de ce type, mais aussi de l’engagement réel de Washington dans l’Indo-Pacifique, qui est ici contestée.
Cet ouvrage s’efforce d’appréhender les multiples facettes d’un concept aux contours mouvants, imprécis et souvent conditionnés par les représentations et objectifs de chaque acteur. Il propose donc une lecture des dynamiques politiques en œuvre dans la région que plusieurs États, surtout occidentaux, ont nommée « Indo-Pacifique ». Un premier chapitre retrace la genèse du concept. Plusieurs chapitres analysent par la suite les approches développées par certains États pour se positionner sur cette nouvelle scène des relations internationales, qu’ils aient adopté ce nouveau prisme indo-pacifique – États-Unis, Japon, Inde, mais aussi ASEAN et UE – ou, au contraire, qu’ils le rejettent, comme la Chine ou la Russie. La place de la Chine dans ces représentations est abordée, puisque c’est largement en réaction à l’ascension de la Chine qu’a émergé le concept d’Indo-Pacifique. Deux chapitres interrogent donc l’avantage symbolique de la Chine dans cette région et la façon dont les États intègrent la dimension de la Chine dans la formulation de leur stratégie indo-pacifique. D’autres textes analysent finalement la dynamique des relations commerciales dans le cadre de cette reconfiguration régionale, la structuration des corridors maritimes avec une préoccupation environnementale ou de la division du travail entre États asiatiques.
Références
Abe, S. (2007, 22 août). Confluence of the Two Seas, Address at the Parliament of the Republic of India. Ministère des Affaires étrangères du Japon, https://www.mofa.go.jp/region/asia-paci/pmv0708/speech-2.html
Asean Outlook on the Indo-Pacific (2019). Asean Outlook on the Indo-Pacific. https://asean.org/asean-outlook-on-the-indo-pacific/?msclkid=6fe2b8ddbe6c11ec8fb77334e2104817
Badie, B. (2019). L’hégémonie contestée : les nouvelles formes de domination internationale. Odile Jacob.
Commission européenne (2019, 11 mars). L’UE fait le point sur ses relations avec la Chine et propose 10 mesures [Communiqué de presse], Commission européenne. https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_19_1605
Commission européenne (2021, 16 septembre). The EU Strategy for Cooperation in the Indo-Pacific. Commission européenne. https://www.eeas.europa.eu/sites/default/files/jointcommunication_2021_24_1_en.pdf?msclkid=6d62c953bf2d11ec90339d2c7f47ca0e
Courmont, B. (2010). La tentation de l’Orient : une nouvelle politique américaine en Asie-Pacifique. Septentrion.
Courmont, B. et Geraghty, C. (2012). « L’Inde et l’Australie: partenaires stratégiques dans l’Océan Indien», Hérodote, (145), 69-82.
Georgieff, J. (2013, 17 mai). « An Indo-Pacific Treaty: An Idea Whose Time Has Come? ». The Diplomat. https://thediplomat.com/2013/05/an-indo-pacific-treaty-an-idea-whose-time-has-come/
Gouvernement du Canada (2022). La Stratégie du Canada pour l’Indo-Pacifique. Gouvernement du Canada. https://www.international.gc.ca/transparency-transparence/indo-pacific-indo-pacifique/index.aspx?lang=fra
Grosser, P. (2017). L’histoire du monde commence en Asie. Odile Jacob.
Lasserre, F. (2024). « Les politiques indo-pacifiques du Canada et du Québec ». On Track, 34, 14-21. https://cdainstitute.ca/wp-content/uploads/2024/10/On-Track-Issue-34.pdf, consulté le 5 avril 2025.
Khurana, G. S. (2019). « Maritime Security and Geopolitics in the Indo-Pacific Region ». Artha – Journal of Social Sciences, 18(4), 71-86.
Maison-Blanche (2022). U.S. Indo-Pacific Strategy. https://bidenwhitehouse. http://archives.gov/wp-content/uploads/2022/02/U.S.-Indo-Pacific-Strategy.pdf
Medcalf, R. (2013). The Indo-Pacific: What’s in a Name?. Lowy Institute. https://www.lowyinstitute.org/publications/indo-pacific-what-s-name
Rudd, K. (2021, 21 septembre). « La décision de Canberra sur les sous-marins aggrave les tensions stratégiques en Asie du Sud-Est ». Le Monde. https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/09/21/la-decision-de-canberra-sur-les-sous-marins-aggrave-les-tensions-strategiques-en-asie-du-sud-est-l-avertisse-ment-de-kevin-rudd-ancien-premier-ministre-australien_6095476_3232.html
1Ce dernier était à l’origine un forum de dialogue sur la sécurité, rassemblant des dirigeants de 16 pays d’Asie de l’Est, du Sud-Est et du Sud. Le mécanisme rassemble 18 pays : les 10 membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), 6 partenaires de dialogue (Chine, Japon, Corée du Sud, Inde, Australie et Nouvelle-Zélande), les États-Unis et la Russie. Il englobe désormais de multiples questions, dont la lutte contre la pandémie et le développement durable. 2Il s’agit d’une initiative stratégique regroupant les États-Unis, le Japon, l’Inde et l’Australie qui vise à contrer les ambitions chinoises, mais qui peine toutefois à mettre en place des mécanismes opérationnels concrets. 3Partenariat créé en 2021 pour promouvoir la coopération en matière de défense et de sécurité dans la zone indo-pacifique 4L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est est une organisation régionale créée en 1967 dans un contexte de guerre froide et de lutte contre les insurrections communistes. Sa vocation économique s’est précisée plusieurs années plus tard.
1
Partie
Regards croisés sur la construction du concept d’Indo-Pacifique
1
Chapitre
Le concept d’Indo-Pacifique
Instrument conjoncturel ou réalité ancrée ?
Frédéric LASSERRE
Depuis quelques années, on assiste à une inflation de débats et de réflexions sur le concept d’Indo-Pacifique. Cette région cristalliserait les ambitions contradictoires des États-Unis et de ses alliés face à une Chine en rapide ascension économique, politique et militaire.
Espace aux contours assez mal définis et sujets à interprétations multiples de la part des acteurs, l’Indo-Pacifique s’est imposé au cours de la dernière décennie comme un enjeu majeur des relations internationales. Après le Japon, l’Australie et l’Inde, les États-Unis se sont exprimés pour la première fois en 2017 sur une stratégie indo-pacifique, avant d’être suivis par la France et plusieurs États européens, et d’autres pays, comme la Corée du Sud ou le Canada (Courmont, Mottet et Péron-Doise, 2023).
Or, ces évolutions ne sont pas neutres, car ces noms reflètent des choix stratégiques. Les noms de lieux et de régions (régionymes) sont des lectures subjectives et peuvent être des enjeux de pouvoir. Leur origine et les limites des régions ainsi façonnées reflètent les représentations des acteurs qui les nomment, comme les limites de l’Europe avec ou sans la Russie, avec ou sans la Turquie, ou encore la position du Royaume-Uni à côté de l’Europe dans les discours britanniques… On peut également penser à l’annonce par le président élu Donald Trump, en janvier 2025, de son intention de renommer le golfe du Mexique en « golfe d’Amérique », en sus d’autres lieux à renommer pour souligner l’héritage occidental des États-Unis (Giraut, 2025). Nommer un continent, une région, constitue un enjeu de pouvoir et le régionyme qui s’impose traduit les représentations de ses promoteurs (Giraut et al., 2008 Grataloup, 2009, 2011). De fait, que signifie l’avènement rapide du concept d’Indo-Pacifique, et comment expliquer son succès face au vocable plus ancien d’Asie-Pacifique ?
1| Ascension et chute du régionyme d’Asie-Pacifique
Les noms des régions en Asie ont eux aussi connu une histoire, une évolution. Le concept d’Asie du Sud-Est est relativement récent : il s’agit d’une création américaine pendant la Seconde Guerre mondiale avec le South East Asia Command, la structure de commandement mise en place pour superviser les opérations alliées dans la région à partir de 1942. Ce nom a par la suite été investi d’un sens fort par l’ASEAN, l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est, l’organisation régionale créée en 1967 dans un contexte de guerre froide et de lutte contre les insurrections communistes, et qui n’a connu de vocation économique que bien des années plus tard.
Le régionyme d’Asie-Pacifique s’ancre dans le paysage politique dans la seconde moitié des années 1980, à l’initiative de l’Australie et du Japon, pour être rapidement repris par les États-Unis. Le concept a été étroitement lié d’une part aux idées de la mondialisation, de l’ascension de l’Asie comme grand marché et locomotive économique, et d’autre part à l’idée d’un libre-échange qui viendrait conforter la croissance selon des normes économiques libérales (Köllner et al., 2022). À travers la construction de la solidarité régionale, le discours était que se développeraient l’interdépendance des États et une paix régionale durable, bien entendu selon les normes libérales occidentales (Connery, 1994 Poon et al., 2024). À cette époque fleurissent les lectures de l’histoire du monde reprenant la théorie hégélienne du déplacement du centre du monde, lequel se serait établi à la fin du XXe siècle sur le Pacifique, dans le cadre de la fin de l’Histoire et du triomphe de la démocratie et du libéralisme économique que traduit la chute de l’URSS en 1991. À travers cette lecture euphorique de la domination des normes occidentales désormais présentées comme universelles, il s’agissait, pour le Japon comme pour l’Australie, de s’assurer de la présence et de l’ouverture des États-Unis, partenaire commercial majeur et garant d’une architecture de sécurité, dans ce contexte de la fin de la guerre froide et de la tentation possible du repli sur soi américain. Pour Washington comme pour Canberra, l’objectif était d’ancrer leur État dans la dynamique économique et commerciale de l’Asie de l’Est, et de ne pas laisser se développer d’accord commercial dont ils ne feraient pas partie. Le concept d’une région d’Asie-Pacifique est donc relativement récent et totalement construit par quelques acteurs à des fins politiques (Lasserre, 1998 Brewster, 2021). L’Asie-Pacifique était une région d’étendue très variable selon le narrateur, un concept flou porté par une instance (l’Asia-Pacific Economic Cooperation [APEC]) au rôle politique comme économique très modeste. Ce régionyme est largement associé au mythe de l’Asie nouveau centre du monde du XXIe siècle, à l’essor de grandes négociations commerciales ainsi qu’au triomphe de l’idée de libre-échange et d’une mondialisation libérale d’inspiration occidentale (Lasserre, 1998).
Dans les articles du quotidien français Le Monde¹, la fréquence du concept d’Asie-Pacifique était, jusqu’à tout récemment, largement supérieure à celle d’Indo-Pacifique, insignifiante jusqu’en 2018 environ. La fréquence du nom d’Asie-Pacifique avait pris son essor vers 1985 et s’était vue multipliée par plus de six jusqu’en 1995, avant de connaître un déclin relatif. La fréquence du concept d’Indo-Pacifique explose en 2019, est multipliée par 20 de 2017 à 2020 et domine désormais largement celle du concept d’Asie-Pacifique.
2| Émergence du concept d’Indo-Pacifique
Le concept d’Indo-Pacifique a d’abord été utilisé par des biologistes à partir des années 1920 pour désigner une région biogéographique comprenant le nord de l’océan Indien, les eaux de l’Asie du Sud-Est et l’ouest du Pacifique, sans aucune connotation politique. Karl Haushofer, théoricien allemand de l’école matérialiste en géopolitique pendant l’entre-deuxguerres, a repris le terme peu après, précisément sur la base de son unité biogéographique, mais aussi de la présence de langues austronésiennes à Madagascar, en Asie du Sud-Est (avec le malais et sa version indonésienne notamment) et jusqu’en Nouvelle-Zélande, pour lui consacrer un ouvrage en 1939 (Haushofer, 1939). Haushofer envisageait une région indo-pacifique comprenant des forces anticoloniales en Inde et en Chine, en tant qu’alliées de l’Allemagne contre la domination maritime de la Grande-Bretagne, des États-Unis et de la Chine (Li, 2021). Cette version de l’Indo-Pacifique n’a pas survécu au nazisme et au rejet de la géopolitique matérialiste auquel elle s’était trop associée, à la suite de la Seconde Guerre mondiale.
Dans son acception politique, les analystes estiment que le concept apparaît indirectement en 2007 dans un discours du premier ministre japonais Shinzo Abe, qui évoque en Inde la « confluence des deux mers » rassemblant les océans Indien et Pacifique, l’idée d’une Asie plus large que l’Asie-Pacifique (broader Asia) (Yamahata et Sudo, 2023). Attachée au concept d’Asie-Pacifique qu’elle avait porté dès le début (Saint-Mézard, 2022), la diplomatie japonaise se rallie aux arguments politiques d’Abe pour nommer explicitement cet espace indo-pacifique à partir de 2016 dans l’expression « Indo-Pacifique libre et ouvert ». Köllner et al. (2022) estiment cependant que, dès 2005 environ, les planificateurs stratégiques en Inde et en Australie avaient déjà commencé à employer ce terme. Il a ensuite été repris dans le discours officiel indien en 2012 lors d’une allocution du premier ministre Manmohan Singh (Saint-Mézard, 2022). Parallèlement à l’ascension économique et politique de la Chine, qui suscite des craintes de la part de ses voisins, la crise financière mondiale de 2008-2009 vient fracasser les mythes de l’omnipotence économique des États-Unis, mais aussi l’idée que la mondialisation, le libre-échange et les normes occidentales étaient porteuses de bien-être matériel pour l’ensemble du monde (Köllner et al., 2022). Ce paradigme de la mondialisation heureuse centrée sur l’Asie-Pacifique ne suscitait plus d’attrait et ne permettait pas non plus de rassurer les voisins de la Chine quant à sa trajectoire régionale.
En 2010, la Secrétaire d’État américaine Hillary Clinton évoque le concept d’Indo-Pacifique dans un discours à Honolulu (Département d’État, 2010), repris en 2012 par l’Australie dans des documents stratégiques (Köllner et al., 2022). On observe alors pendant quelques années un flou conceptuel avec la concurrence entre le nouveau terme « Indo-Pacifique » et le vocable « Asie indo-pacifique ». En 2017, le concept d’Indo-Pacifique est intégré à la politique américaine sous l’administration Trump, puis l’ASEAN l’adopte en 2019 pour sauvegarder les apparences de sa centralité politique revendiquée. Le concept est désormais bien établi dans les discours pour autant, il ne faut pas oublier son caractère très récent et la diversité de ses acceptions et perceptions. Des différences importantes se font jour quant à l’extension géographique de la région selon les acteurs, et dans la signification et les politiques qu’il recouvre. Cependant, dans les trois pays qui ont présidé à l’émergence politique du concept, l’Australie, l’Inde et le Japon, on observe l’idée d’un vaste espace de grande importance économique certes, mais dont le ciment stratégique s’articule autour de l’ascension de la Chine, une différence majeure avec le concept d’Asie-Pacifique à ses origines. Le concept d’Indo-Pacifique est né de la convergence d’inquiétudes liées
